La Chine a-t-elle inventé le haut-fourneau ?

Les hauts-fourneaux constituent une image véritablement emblématique de la révolution industrielle britannique, puis de sa diffusion dans les pays européens voisins. Pourtant, on sait que de véritables hauts-fourneaux existaient déjà en France, dès les 14e et 15e siècles, un certain nombre de vestiges en attestant encore aujourd’hui, notamment en Périgord. Moins connue peut-être, leur présence semble attestée, pour la Chine, dès le 11e siècle, durant le règne de la très dynamique dynastie Song. C’est notamment Hartwell qui, dès 1966, nous expliquait que ces hauts-fourneaux produisaient quelque 125 000 tonnes de fonte pour l’année 1078, contre seulement 76 000 pour la Grande-Bretagne en 1788. La production de fonte liquide est aussi attestée par Pacey (1996) qui précise également que celle-ci était, au moins dans la province du Shanxi, soit dirigée vers des moules où elle se solidifiait pour donner un produit fini, sans doute trop riche en sulfure mais néanmoins vendu, soit dirigée vers des réceptacles de forme carrée qui alimentaient un traitement de forge classique. Il ajoute que l’emploi de calcaire (limestone) était probable (mais il ne donne pas ses preuves), sans doute pour limiter la teneur en sulfure, peut-être aussi pour corriger le problème d’une éventuelle prise en masse des scories, laquelle bloquerait inéluctablement l’écoulement de la fonte.

Le débat a été relancé, plus récemment, par la publication d’un épais volume de la collection « Science and Civilisation in China », consacré à la métallurgie ferreuse, sous la plume de Donald Wagner. Ce chercheur de l’équipe de Joseph Needham confirme en partie cette précocité, sans pour autant complètement adhérer aux chiffres donnés par Hartwell, ni à l’image quelque peu idyllique fournie par Pacey.

C’est ainsi que la présence de hauts-fourneaux d’origine Song, de 3 à 10 mètres de hauteur, est aujourd’hui archéologiquement et historiquement attestée dans sept provinces chinoises (Anhui, Jiangxi, Fujian, Heilongjiang, Hebei, Henan, Guangdong). Plusieurs auraient été enterrés (sans doute pour mieux garder la chaleur) mais le modèle standard est de forme oblongue, construit en argile et parfois entouré d’une palissade. L’un d’eux est encore sur pieds au Hebei. Leur capacité à produire de la fonte en grandes quantités a été attestée par deux sortes de documents écrits bien étudiés (précisément par Hartwell et Wagner), rapports de production faits au gouvernement central d’une part, mémoires statistiques sans doute réalisés à l’occasion d’inspections officielles d’autre part. Sur la base de ces documents très partiels mais semble-t-il convergents (alors que les intérêts de leurs auteurs étaient sans doute antagonistes) Wagner conclut qu’un ordre d’idée de 100 000 tonnes de fonte par an est une estimation raisonnable pour l’ensemble de la Chine à la fin du 11e siècle. Il signale également qu’un examen très détaillé du haut-fourneau de Cizhou, au Hebei, est actuellement en cours, lequel devrait pouvoir répondre à nombre de questions. Ceci dit on reste un peu étonné de son chiffre dans la mesure où, sur les sept provinces étudiées, la production totale ne représenterait que 3 300 tonnes : on est loin des 100 00 tonnes, et les arguments donnés pour réaliser l’extrapolation ne sont pas vraiment convaincants.

Savoir si ces hauts-fourneaux ont véritablement produit passe, aussi et surtout, par l’existence de produits en fonte durant la dynastie Song… Et de fait, il existe des témoignages précis de fonte moulée datant de cette époque, notamment les socs de charrue mais aussi des pièces de monnaie. En revanche, la plupart des outils utilisés en cuisine ou dans l’artisanat étaient des instruments en fer forgé à l’époque Song. Il existe par ailleurs un certain nombre de monuments construits en fonte, en particulier le lion de Canzhou (5 m x 5 m x 3 m environ). Il ne semble pas faire de doute que ces témoignages sont d’époque. La qualité de la fonte produite empêche a priori de penser que celle-ci soit le produit de petits hauts-fourneaux traditionnels (où la chaleur se développe beaucoup moins, ce qui nuit à leur efficacité).

Concernant le problème des scories qui pourraient obstruer la descente du métal fondu, Wagner en parle, mais rapidement. Pourquoi ne traite-t-il qu’à peine cette question cruciale dans tout procédé de fabrication de la fonte ? Évidemment, si on ajoute foi aux déclarations de production de l’époque contenues dans les rapports cités plus haut, le problème semble avoir été de fait résolu. Quelle est alors l’explication de l’absence apparente de difficulté ? Il semble d’abord que le minerai local, utilisé dans trois des provinces citées précédemment, ne contenait que peu de silice (moins de 6 %) et encore moins d’aluminium. Par ailleurs Wagner évoque la possibilité que la silice réagisse avec de l’oxyde de fer pour abaisser le point de fusion des scories restantes. Dès lors il n’y avait pas nécessairement besoin d’ajouter un élément particulier (calcaire, ou autre), ce que les témoignages historiques confirmeraient à une époque plus récente (19e siècle) en Chine populaire. Par ailleurs il ajoute que des scories visqueuses resteraient de toute façon tolérables lors de la récupération de la fonte, dans les opérations prémodernes. On peut donc penser que, au moins dans ces régions, la qualité du minerai expliquerait une situation particulièrement, voire anormalement, favorable. Et si donc, les Chinois étaient les premiers à avoir fabriqué de la fonte dans des hauts-fourneaux très semblables à ceux qu’utilisera l’Europe, ce serait grâce à la chance d’avoir pu traiter un minerai d’une particulièrement bonne qualité…

Cependant, Wagner porte le débat sur un autre problème. Il semble qu’à l’époque Song le combustible de ces hauts-fourneaux ne soit plus seulement du bois ou du charbon de bois mais aussi du charbon, voire parfois du coke, et ce notamment pour des raisons liées à la déforestation. La possibilité que ce soit surtout du charbon paraît plus plausible car on détient des preuves écrites de l’odeur de sulfure qui entourait ces hauts-fourneaux. Mais dans ce cas, on sait qu’il doit normalement y avoir une encrassement important dans la colonne d’une part, qu’il faut désormais mettre du calcaire pour diminuer le sulfure (ce qui requiert une hausse de température pour assurer la fusion) d’autre part. Avec ce second point, on tiendrait peut-être une explication de l’enterrement de certains hauts-fourneaux, alors mieux protégés en température. Mais si cela est estimé insuffisant, on n’a plus d’explication de la façon d’augmenter la température sauf à consommer plus de combustible ou à assurer une ventilation plus efficace… Wagner estime que les Chinois ont dû résoudre ces problèmes mais se déclare ignorant du procédé suivi. Peut-être ont-ils gardé un pourcentage assez élevé de sulfure dans leur fonte jusqu’à la limite qui aurait hypothéqué la qualité du matériau à l’usage…

Le débat sur ces hauts-fourneaux n’est sans doute pas clos et la démarche comparatiste en histoire globale trouvera ici aussi, sans doute, un champ d’application intéressant. L’enjeu n’est pas mince puisque, comme pour l’industrie textile, il s’agit de vérifier si l’Europe a été réellement autonome dans sa progression technique et sa révolution industrielle, hypothèse qui apparaît aujourd’hui de plus en plus eurocentrique et inexacte…

HARTWELL R. [1966], “Markets, Technology and the Structure of Enterprise in the Development of the Eleventh Century Chinese Iron and Steel Industries”, Journal of Economic History, 26, pp. 29-58.

PACEY A. [1996], Technology in World Civilization, Cambridge, Mass., MIT Press.

TEMPLER. [2007], The Genius of China, London, Andre Deutsch.

WAGNER D. [2008], Science and Civilisation in China, vol. 5, part. 11, Ferrous Metallurgy, Cambridge, Cambridge University Press.

 

 

Promenades dans les siècles d’or africains

À propos de :

François-Xavier Fauvelle-Aymard [2013], Le Rhinocéros d’or. Histoires du Moyen Âge africain, Alma Éd.

rhinoceros-d-or

Il scintille en couverture, fragile bibelot de métal précieux. Le rhinocéros d’or a été découvert à Mapungubwe, au nord-est de l’Afrique du Sud, en 1932. C’est l’un des sites d’Afrique où l’on trouve trace du grand commerce dans lequel baignèrent les côtes orientales et le nord sahélien, du 8e au 15e siècle. Durant le Moyen Âge européen, l’Afrique connut en effet un âge d’or. S’épanouirent de brillantes civilisations, dont il ne reste aujourd’hui que des traces fugaces : des mentions dans les écrits des marchands de l’époque, des puits de mines, des ruines qui, pour être ponctuellement classées, comme Mapungubwe, sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, souffrent fréquemment d’un manque de suivi dans les fouilles.

Le rhinocéros d’or, ainsi, est peut-être le témoin d’un commerce sur très longue distance. À Mapungubwe comme ailleurs ont été découverts des artefacts attestant d’échanges avec l’intérieur des terres africaines (or et ivoire), le monde musulman (céramiques persanes), l’océan Indien (cauris, coquillages servant de monnaie), l’Inde (perles de verre) et même la Chine (porcelaines). Et l’animal possède une particularité. Il est unicorne, comme les rhinocéros que l’on trouve en Asie, et non bicorne, comme les espèces africaines. Comme il a été élaboré à partir d’une âme en bois sur laquelle on a martelé des feuilles d’or, de ce précieux métal que l’on extrayait du Zimbabwe, les hypothèses sont ouvertes : le support de bois a peut-être été fabriqué en Inde et enrichi sur place ; ou sa corne unique ne serait que détail symbolique… À l’instar de nombreux objets déterrés en Afrique, les conditions de la découverte du rhinocéros d’or, sans relevé stratigraphique ni recueil des éléments contextuels, excluent que l’on approfondisse son histoire.

Ce rhinocéros est emblématique de l’histoire précoloniale de l’Afrique : il fait partie de ces quelques traces fragmentaires, éblouissantes, que l’on peine à contextualiser tant sont épaisses les obscurités alentour. Une histoire que François-Xavier Fauvelle-Aymar explore, au fil de 34 essais, tous articulés autour d’un document commenté. Les sources écrites, ou cartographiques, sont arabes, ou juives, pour l’essentiel, plus tardivement européennes. Elles se focalisent bien évidemment sur le commerce, s’efforcent obstinément de deviner ce qu’il y a au-delà : d’où vient cet or, au-delà des sables et des montagnes, auquel s’alimente le commerce mondial, et dont les intermédiaires noirs et touaregs dissimulent l’origine pour conserver leur précieux rôle d’interface commerciale ? La propagation des religions balise les axes de l’échange. Ainsi l’« adhésion nouvelle du roi du Ghana à la foi musulmane (…) est une caution pour les marchands (arabes), la garantie de l’application, dans ces contrées lointaines, d’un droit commercial reconnu comme équitable ». Les confusions, telle celle de Marco Polo qui croit que Mogadiscio et Madagascar sont un seul et même lieu, brouillent parfois les pistes que l’archéologie peine à compléter. Les légendes, comme celle qui postule que l’or pousse à la manière des carottes, brouillent en sus les témoignages.

Les historiettes, par ce qu’elles montrent, sont captivantes : il y est question d’une très hypothétique expédition maritime envoyée en Amérique par un roi malien du début du 14e siècle, de l’inflation attestée que provoqua au Caire son successeur alors qu’il prodiguait généreusement son or à tous ceux qu’il rencontrait lors de son pèlerinage à La Mecque. On y voit circuler, au milieu du 10e siècle, en Mauritanie, un chèque (ou plutôt une lettre de change) du montant astronomique de 42 000 dinars – témoignant de l’importance des richesses négociées alors aux confins du Sahara. Le sel achète l’or, qui se négociera en tissus ou en esclaves. On voit les naïfs se faire plumer, les imprudents s’égarer dans le désert, ne laissant pour seule trace qu’une cargaison d’une tonne de laiton retrouvée par les guides de Théodore Monod un petit millénaire plus tard – et depuis reperdue. Et surtout, on devine dans les ombres épaisses laissées par ces documents fragmentaires des royaumes prospères, aux politiques complexes. En Abyssinie, la diplomatie permet à des entités chrétiennes et musulmanes de cohabiter en gérant leurs hostilités, voire en s’arrangeant avec leur conscience : les deux sociétés réprouvent la castration, mais les esclaves eunuques sont de grande valeur commerciale… Qu’importe, on ferme les yeux de part et d’autre sur ce qui se passe.

D’un continent que certains se plaisent à imaginer sans passé, héritiers de ces colons blancs qui s’acharnaient à attribuer au roi Salomon les mines qu’ils découvraient abandonnées, ou à penser que ce port en ruine se devait d’être phénicien ou égyptien, bref se refusaient à envisager que les indigènes aient jamais produit quoi que ce soit d’historique, ce livre présente une tout autre image : celle d’une Afrique glorieuse et quelque peu interlope, dont les civilisations ont longtemps prospéré, tissant de fragiles ramifications jusqu’en Chine. Avant de succomber à la saignée démographique massive que lui infligèrent les traites négrières, et d’entrer dans les ténèbres le temps d’une parenthèse de quelques siècles. Une Afrique en émergence, qui a besoin de reconstituer une histoire rompant avec la vulgate de sociétés trop souvent représentées comme pétrifiées dans les traditions.

Article également publié ce mois-ci dans Sciences Humaines, n° 246, mars 2013.

L’océan Indien de Philippe Beaujard

Il y a près de quarante ans, dans un magnifique texte qui cherchait à identifier les racines idéologiques du projet de développement occidental, Castoriadis écrivait que « pour se rendre compte que l’Himalaya existe, il faut s’arrêter de respirer toutes les petites fleurs qui parsèment le chemin ». Plaidant ainsi pour un tableau à grands traits des sens successifs du concept de développement,  un survol discriminant du phénomène pour n’en retenir que les grandes inflexions, Castoriadis critiquait du même coup une partie de l’approche historienne traditionnelle, éprise de précision factuelle et viscéralement attachée au détail. J’ai longtemps cru qu’il avait totalement raison… Et je viens de réaliser qu’il avait tort. Ou plutôt que l’on pouvait, avec une véritable efficacité, articuler les deux approches… À condition de s’en donner les moyens, ce qui est plutôt rare, voire exceptionnel.

Ces moyens sont clairement mobilisés dans le grand œuvre de Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien, attendu depuis des années, enfin publié chez Armand Colin, et dont les lecteurs de ce blog ont pu déjà avoir plusieurs avant-goûts. Voilà d’abord un livre qui se situe dans la catégorie des « monstres » éditoriaux : deux tomes format 21 x 29,7, de respectivement 624 et 799 pages, écrits relativement petits, pourvus d’un appareil de notes frisant l’invraisemblable et surtout d’une iconographie d’une très grande richesse. Mais au-delà de l’aspect « beaux livres », au-delà de la parenté évidente avec l’œuvre en trois tomes de Fernand Braudel, en 1979, sur Civilisation matérielle, économie, capitalisme, également éditée par Armand Colin, la force du texte de Beaujard tient dans l’existence de deux niveaux de lecture d’une part, d’une construction pas à pas des systèmes-monde à travers découvertes factuelles et cartes géographiques d’autre part.

On ne parlera ici que du seul premier tome qui couvre une période allant du Néolithique jusqu’au 6e siècle de notre ère, réservant l’analyse du second tome pour… dans quelques semaines. Mais de fait, il s’agit ici d’un livre qui traite de tous les pays limitrophes de l’océan Indien, donc de l’essentiel de l’Afrique de l’Est et de l’Asie, y compris de l’Asie centrale très liée à ses côtes. C’est aussi un livre qui traite de la Méditerranée orientale et centrale, dans la mesure où elle a des relations avec des pays connectés au golfe Persique et à la mer Rouge, extrême-Ouest de l’océan Indien… Et qui parle aussi beaucoup de la Chine, la mer du même nom constituant un prolongement oriental naturel de cet océan Indien et l’empire du Milieu y exerçant de longue date une influence significative. C’est donc une partie très significative de l’Ancien Monde qui est concernée ici dans l’ensemble de ses échanges et, à ce titre, le livre de Beaujard est peut-être la première « histoire globale factuelle et encyclopédique » à être publiée, même si elle reste géographiquement incomplète et s’arrête au 15e siècle.

Deux lectures possibles donc. La première pourra s’appesantir sur le prologue et les données géographiques (pp. 13-40) puis n’attaquer de la première partie (période du 6e au 2e millénaire avant notre ère) que l’introduction (pp. 43-65) et la conclusion (pp. 250-269). Et faire de même avec la seconde partie (période du 1er millénaire avant notre ère jusqu’au 6e siècle ap. J.-C.) grâce à une introduction de 60 pages. En 128 pages donc, le lecteur pressé (ou effrayé par la richesse documentaire du cœur de l’ouvrage) aura une synthèse très claire des thèses de Beaujard sur la construction de plusieurs systèmes-monde régionaux successifs, parfois simultanés et concurrents, élaborés chacun sur des siècles et dégénérant en partie sous l’effet de refroidissements et aridifications cycliques, avant qu’un vaste système-monde afro-eurasien vienne les rassembler au tournant de notre ère. Au passage il consultera les cartes très précises de l’auteur qui visualisent ces systèmes-monde et permettent surtout d’en saisir les mouvements tectoniques.

Cette première lecture, à la Castoriadis en quelque sorte, nous permet déjà de comprendre l’originalité du concept de système-monde utilisé par Beaujard et de le voir au travail. L’auteur n’est pas du genre à se poser en disciple timide ou en zélateur militant d’une pensée préalablement constituée, éventuellement enfermée dans des présupposés intenables. S’inspirant librement de Morin, il retient du concept posé par Wallerstein l’idée que le système-monde moderne n’est pas une énième reproduction de systèmes anciens, mais bien une synergie profondément originale entre expansion des échanges et construction capitaliste ; il s’en écarte en montrant abondamment que des pratiques capitalistes ont préexisté à l’ascension de l’Occident au 15e siècle, que des produits pondéreux (et pas seulement de luxe) ont circulé dès l’Antiquité, que la circulation de produits de luxe est elle-même non négligeable et a profondément structuré les rapports entre centre, semi-périphéries et périphéries, que les systèmes-monde sont autant des lieux de co-évolution que d’exploitation figée. De Frank, il retient l’hypothèse de systèmes-monde très anciens, de cyclicité des hégémonies, de pratiques marchandes et tournées vers le profit depuis peut-être cinq mille ans, mais refuse une vision par trop « continuiste » et qui ne parvient plus à distinguer pratiques capitalistes et mode de production du même nom, qui définit mal ce qu’elle entend par transfert de surplus, ou encore qui va nier l’existence de seuils d’intégration pour faire système. Au final la vision beaujardienne des systèmes-monde apparaît originale et tient sa personnalité, non d’une prise de position abstraite a priori, mais d’une connaissance impressionnante des faits historiques dans le cadre d’une conceptualisation ouverte…

Cette première lecture nous initie alors à une fascinante galerie de réseaux commerciaux, peu ou très polarisés, déterminant parfois des systèmes-monde clairement identifiables, sans doute dès Uruk en Mésopotamie vers – 3600, mais de portée géographique encore limitée, même si une division précise du travail s’y fait jour. Elle nous montre aussi combien la révolution néolithique constitue, avec le temps,  une machine à créer de la différenciation sociale (un produit agricole accru permet de nourrir des populations exerçant des fonctions artisanales, religieuses, politiques). Cette différenciation à son tour appelle la constitution d’États, au minimum un pouvoir institutionnalisé d’élites capables d’organiser les flux économiques supports de leur puissance (importations de cuivre et d’étain pour faire le bronze nécessaire à la fabrication des armes – voire des outils agricoles – ou approvisionnement lointain en objets de prestige conjurant les événements négatifs comme le lapis-lazuli). Beaujard nous montre ainsi combien l’échange lointain devient une condition nécessaire (quoique non suffisante) de l’existence de l’État, plus généralement des transformations économiques et sociales lourdes qui commencent dès le 6e millénaire, notamment l’apparition de marchés.

Mais c’est à travers la seconde lecture que se révèle véritablement la richesse du travail de Beaujard. Il faut absolument entrer dans le dédale des quelques 500 pages restantes, se laisser porter par le souci du détail de l’auteur, la recension des débats d’experts sur des points qui paraîtraient mineurs. Il faut accepter de dévorer des pages entières sur les sources d’approvisionnement en or, argent, cuivre, étain, cornaline, de l’empire d’Akkad au milieu du 3e millénaire. Il faut suivre l’évolution de ces approvisionnements qui reflète parfois les basculements géographiques des systèmes-monde régionaux. Il faut prendre le temps de sentir combien les relations entre Asie occidentale et Asie orientale sont laborieuses, indirectes, irrégulières avant le 1er millénaire av. J.-C. pour réaliser la nouveauté radicale que constitue le système « global » afro-eurasien qui se construit ensuite. Autrement dit, c’est ici en respirant posément les « petites fleurs » que brutalement la pertinence des thèses de l’auteur fait son chemin dans l’esprit du lecteur… Ceci dit, il faut reconnaître que la fréquentation de ces innombrables « curiosités florales » est parfois techniquement exigeante et que l’ennui du détail guette tout lecteur qui perdrait le fil conducteur et ne saurait pas ce qu’il vient chercher dans des pages souvent arides. La connaissance et la compréhension ont un prix.

Mais plus fondamentalement encore, cette seconde lecture est d’un apport décisif sur des problématiques qui restent débattues mais très indécises dans la littérature. Par exemple celle d’un système-monde unique, au moins en tendance,  dès les origines. À la différence des travaux de Frank et Gills qui postulaient d’entrée un même système-monde dès le 4e millénaire et cherchaient ensuite quelques arguments forts et résumables en quelques pages pour étayer cette « position », Beaujard semble sans préjugé et construit avec nous des systèmes-monde de plus en plus élaborés mais qui restent d’abord régionaux. Dans un second temps, ils en viennent à relier deux « cœurs », comme par exemple Sumer et l’Indus, entre 2500 et 1700. Puis, avec la chute de cette civilisation harappéenne, l’ensemble bascule brutalement vers la Méditerranée orientale, jusqu’alors marginale… Ici donc, la complexité du réel reprend ses droits et ce n’est que peu à peu, après cinquante pages de description détaillée des réseaux commerciaux, au détour d’une carte, par l’amoncellement de témoignages archéologiques, que la conviction se forge. Chez Beaujard, les systèmes-monde  se forment peut-être tendanciellement, peut-être inexorablement (vaste débat) mais ne sont jamais donnés d’emblée, par hypothèse et dans leur stade achevé, puis voués à être étayés ou illustrés… Ainsi il nous fait vivre une construction, une véritable histoire.

Il en va de même du débat modernistes-primitivistes qui apparaît, à la lecture de Beaujard, largement  dépassé et finalement surtout « ringardisé ». Car l’auteur nous montre combien il serait vain aujourd’hui de vouloir, pour l’Antiquité, figer les structures économiques, soit dans un « tout marché déjà prêt à l’emploi », soit dans une logique polanyienne pure et dure de redistribution  généralisée. Beaujard nous décrit avec une certaine gourmandise la complexité des situations, la co-existence et souvent l’imbrication de structures publiques et privées de production/distribution, surtout leur évolution et plus particulièrement les retours en arrière inattendus. Rompant totalement ici avec une démarche « essentialiste » qui voudrait que durant trois millénaires la Mésopotamie ou l’égypte soient « dans un camp ou dans un autre », Beaujard nous apprend l’humilité devant les faits. Cependant on pourra regretter dans son travail une théorisation limitée des économies de Marché. Une prise en compte plus complète des caractéristiques structurelles d’une telle économie (synergies effectives entre marchés de biens et de facteurs, dans le cadre d’une monnaie fiable et avec primat de l’effet prix sur l’effet revenu, autorisant in fine une allocation supposée rationnelle des ressources) lui permettrait sans doute d’aller plus loin dans la caractérisation de plusieurs périodes étudiées… Et de faire vraiment parler beaucoup de faits pertinents (comme l’existence de sacs de métaux précieux scellés) qui sont déjà recensés…

Bien d’autres éléments seraient à citer, rien que pour la première partie de ce premier tome. Beaujard est par exemple très habile à nous démontrer la densité et surtout l’ancienneté des échanges lointains. Sous sa plume, les couches archéologiques de tout l’espace afro-eurasien prennent soudainement vie et nous parlent, nous disent le sens du commerce depuis le 6e millénaire. En particulier, la fameuse division du travail entre centres vendant des artefacts (voire des produits manufacturés) et périphéries exportant surtout des produits primaires, prend tout son sens ici à travers les développements littéraires et la succession des cartes. Et ce qui pouvait apparaître comme un dogme abstrait devient une réalité factuelle structurante.

La seconde partie (- 1000 ; +600) est sans doute plus linéaire, plus facile d’approche, avec des systèmes-monde moins enchevêtrés. Après avoir montré qu’un système-monde occidental se forme, entre Asie occidentale, Égypte et Méditerranée orientale, entre 1600 et 1200, parallèlement avec un premier système-monde centré sur la Chine, il nous entraîne vers l’étonnante dynamique du 1er millénaire av. J.-C. Durant cet « âge de Fer », Beaujard distingue d’abord, entre 8e et 5e siècles, trois systèmes largement autonomes centrés sur l’Asie occidentale – la Méditerranée (animé notamment par les Phéniciens puis les Grecs) d’une part, l’espace indien d’autre part, l’espace chinois  de la période des Printemps et Automnes enfin. Après la période charnière des 6e-5e siècles qui voit l’essor de la Perse, de l’inde, de la Chine et de Carthage, un réel changement d’échelle dans les interconnexions et surtout les innovations philosophiques de la période axiale, on débouche au 5e sur une relation beaucoup plus forte entre Occident et Inde, l’espace chinois gardant une relative autonomie. Mais de toutes parts, de nouvelles routes surgissent : proto-route de la Soie dominée par les Scythes en Asie centrale, liaisons de l’Inde avec Babylone et l’ensemble du golfe du Bengale, influence de la Perse achéménide sur le continent indien, routes maritimes et terrestres entre Chine et Asie du Sud-Est. L’unification des trois systèmes-monde en un seul se fera progressivement, d’abord avec les conquêtes d’Alexandre, puis la naissance des empires Maurya (en Inde) et Qin, enfin l’apparition du pouvoir parthe en Iran. Au début de notre ère, c’est l’expansion simultanée des Han orientaux (25-220) en Chine et de l’Empire romain qui fait adhérer les deux blocs systémiques parallèles. La Chine s’étend tout autant sur la route de la Soie (à travers les dons réciproques) que vers l’Asie du Sud-Est. Rome commerce directement jusqu’en Inde et sur la côte Est de l’Afrique. Entre ces deux empires, le royaume kushan qui occupe une partie de l’Asie centrale et le Nord de l’Inde favorise les échanges vers l’Occident mais aussi entre l’Inde et la Chine : « Son appui au bouddhisme exprime l’insertion de l’empire dans un vaste espace d’échanges asiatique ». Dans le même esprit, l’État du Funan dans le delta du Mékong fonctionne comme interface entre mer de Chine et océan Indien, articulant rapidement les commerces indien, chinois et indonésien. Et dans ce premier système-monde afro-eurasien, les flux de métaux précieux sont au détriment de Rome, la Chine et l’Inde engrangeant or et argent : si l’on excepte ces métaux, aucune demande asiatique de produits européens ne vient contrebalancer la demande romaine de soie, de jade, d’aromates et de parfums…

On l’aura compris, lire Les Mondes de l’océan Indien est une expérience à la fois rude et profondément gratifiante. On a parfois l’impression de se retrouver enfermé dans une pièce pleine d’archives qui s’amoncelleraient à l’infini, sans recours possible contre l’envahissement… À ce détail près que l’auteur ne nous lâche jamais et nous fournit un fil directeur qui nous permet de tout ordonner, de structurer un réel foisonnant qui semblait devoir nous étouffer. Pourtant on est loin ici des « grands récits» un peu faciles et téléologiques que, précisément, l’histoire globale se doit de réfuter : l’analyse précise des systèmes-monde successifs que mène l’auteur montre à l’envi toutes les bifurcations qui restaient possibles et ce n’est pas là son moindre mérite… Une fois ce premier tome refermé, on a peine à croire que cet immense travail, tout à la fois profondément érudit et résolument synthétique, puisse exister à l’époque des messages en moins de 140 signes et de l’obsolescence programmée des choses. Une grande partie du matériau de base de l’histoire globale est désormais entre nos mains et le travail de bénédictin de Philippe Beaujard constitue un véritable encouragement à poursuivre l’effort d’analyse.

NB. Philippe Beaujard est un contributeur régulier de ce blog. Il a co-dirigé, avec Laurent Berger et Philippe Norel, l’ouvrage « Histoire globale, mondialisations et capitalisme » [La découverte, 2009].

Une histoire globale à l’âge du Bronze

J’avais proposé ici même le terme de « mondialisations froides » pour les phénomènes globaux de la préhistoire humaine la plus lointaine,  avec à l’origine l’apparition et la diffusion des premières formes humaines à l’intérieur de l’Afrique, phénomène dont la temporalité a été de l’ordre de plusieurs millions d’années ; puis la « sortie d’Afrique » et la diffusion dans toute l’Eurasie d’homo erectus et de ses semblables, il y a au moins deux millions d’années, dans une temporalité de l’ordre de plusieurs centaines de milliers d’années ; puis de l’ordre des dizaines de milliers d’années avec l’émergence en Afrique du nord-est d’homo sapiens, et sa diffusion sur l’ensemble de la planète ; puis de l’ordre des milliers d’années avec l’invention de l’agriculture et de l’élevage (le néolithique) dans une demi-douzaine de foyers originels indépendants, et leur diffusion progressive sur une grande partie du globe.

Les sociétés agricoles à leur tour ont généré un nouveau phénomène historique global issu en grande partie de l’essor démographique provoqué par le nouveau mode de production : l’émergence de sociétés hiérarchisées de plus en plus complexes, lesquelles débouchent à plus ou moins brève échéance sur des formations étatiques et urbaines à partir du IVe millénaire avant notre ère, d’abord aux mêmes endroits que les foyers néolithiques initiaux. La trajectoire qui mène de sociétés agropastorales néolithiques faiblement différenciées à des royaumes centralisés est cependant variable, selon les régions du monde. Dans les « nasses » géographiques de l’Égypte et de la Mésopotamie (l’actuel Irak), cernées par des déserts, des mers et des montagnes élevées, cette trajectoire est rapide et irréversible. En Europe en revanche, où l’espace est peu compté et l’environnement plutôt favorable, les sociétés à chefferies qui émergent au cours du Ve millénaire vont suivre un chemin plus fluctuant, avec des moments de forte hiérarchie sociale visible selon les régions (les mégalithes du Ve millénaire, le monde minoen-mycénien du IIe millénaire, les « résidences princières » de l’âge du Fer au milieu du Ier millénaire, etc), et des moments où au contraire les inégalités sociales deviennent ténues à observer, dans les vestiges funéraires comme dans les habitats. Des formations étatiques ne s’y établiront définitivement que dans la première moitié du Ier millénaire avant notre ère, avec les cités-États grecques et italiques, lesquelles diffuseront progressivement le nouveau mode de vie à l’ensemble de l’Europe – dont la partie la plus au nord ne sera néanmoins touchée qu’au début du IIe millénaire de notre ère.

La plus ancienne métallurgie

Mais si le néolithique, à partir de son foyer initial proche-oriental, ne se diffuse dans toute l’Europe qu’en deux millénaires et selon un mode plutôt « froid », l’histoire se « réchauffe » à la fin du IIIe millénaire avec la période dite de « l’âge du Bronze ». La plus ancienne métallurgie du cuivre était attestée depuis le début du Ve millénaire au moins, notamment dans les Balkans – sachant que le martelage de cuivre natif est pratiqué au Proche-Orient au moins dès le IXe millénaire. Toutefois, une véritable réduction du minerai de cuivre dans des bas fourneaux, après extraction dans des mines, et à distinguer de la simple fonte dans des creusets, n’est actuellement bien connue qu’à partir du Ve millénaire dans le Levant, d’où elle s’étendra progressivement dans les différentes directions géographiques (Pigott 1999, Amzallag 2009). Cette première métallurgie n’est pas une révolution radicale dans le domaine des techniques : le cuivre est en effet trop mou pour produire des outils efficaces, et l’on utilisera encore longtemps la pierre et l’os dans la vie quotidienne. En revanche, parures et objets en cuivre (et en or, car la métallurgie de l’or apparaît au même moment) sont de puissants marqueurs des pouvoirs émergents. On les trouve dans les tombes les plus riches, mais aussi dans certains habitats particuliers. Le site croate de Vučedol, sur les bords du Danube près de Vukovar, en est un exemple emblématique datant du IIIe millénaire : sur une acropole naturelle dominant le reste du village et isolée par des fossés et un talus, se trouvaient deux grands bâtiments accompagnés d’installations de métallurgie et des tombes d’un couple et d’enfants.

Le cuivre par ailleurs n’est pas répandu uniformément dans la nature. Certaines régions en sont dépourvues, comme la Mésopotamie ou la Scandinavie. L’émergence d’élites tirant en particulier leur prestige de la possession d’objets en cuivre les oblige donc à constituer de vastes réseaux d’échange à longue distance pour s’en procurer. On appelle souvent « chalcolithique » (du grec chalkos, cuivre ou airain) cette seconde moitié du néolithique qui voit apparaître de conserve en Europe, à partir de 4500 avant notre ère, la métallurgie du cuivre et les premières hiérarchies sociales visibles. Mais lorsque l’on eut l’idée vers la fin du IIIe millénaire – sans doute au vu de la plus grande résistance qu’apportaient au cuivre certaines impuretés naturelles comme l’arsenic ou l’étain – d’ajouter au cuivre un dixième environ d’étain, on obtint un nouvel alliage, le bronze, beaucoup plus résistant. Il permettait de créer, non plus de simples copies en métal d’objets de pierre ou d’os, mais de nouvelles formes, aussi spectaculaires qu’efficaces, comme l’épée longue, qui permet de tuer de plus loin, le casque, les jambières, la cuirasse, la lance, sans compter des parures beaucoup plus variées. L’étain, cependant, est encore plus rare que le cuivre, et ses gîtes ne sont pas situés dans les mêmes régions. On le trouve, à l’époque, dans le sud des îles britanniques (que les Grecs appelleront « Cassitérides », du nom grec de l’étain, peut-être dû lui-même au peuple antique des Cassites), le Portugal, l’Espagne, la Bretagne, les Monts Métallifères (Erzgebirge, à la frontière germano-tchèque), et sinon en Asie du Sud-Est, dans la province chinoise du Yunnan et en Malaisie, encore aujourd’hui importantes régions de production (Muhly 1985, Amzallag 2009). Les textes proche-orientaux retrouvés notamment à Alalakh, Ebla, Mari ou encore Ougarit, attestent de l’importance de ces échanges d’étain dans toute l’Asie occidentale, et jusqu’à la vallée de l’Indus d’une part, et la péninsule ibérique de l’autre.

A partir de la généralisation du bronze, au cours du IIe millénaire avant notre ère, vont donc se mettre en place de vastes réseaux d’échange de cuivre et d’étain à l’état de lingots, mais aussi d’objets finis en bronze, à l’échelle de l’ensemble de l’Eurasie et dans le cadre d’un véritable « âge du Bronze » (Kristiansen et Larson 2005, Kohl 2007). Les besoins propres aux royaumes et empires du Proche-Orient, mais aussi les principautés minoennes et mycéniennes, tout comme les puissantes chefferies d’Europe du nord, généralisent ces échanges, associés à d’autres biens de prestige qui les accompagnent ou circulent en contrepartie, comme l’ambre de la Baltique, le sel, les produits animaux et sans doute les esclaves. La métallurgie du bronze atteint jusqu’à la Chine, qui recèle par ailleurs des ressources en étain, à l’époque de la dynastie Shang, celle où l’on considère que se mettent en place les premiers royaumes centralisés, avec les cultures successives d’Erlitou et d’Erligang, ainsi que les tout débuts de l’écriture (Bagley 1999, Mei 2000). Ainsi, une chaine continue d’échanges et d’interactions s’étend sur toute l’Eurasie, reliant de proche en proche les rives de l’Atlantique à celles du Pacifique.

Techniques, savoirs et mythes

Dans la première moitié du IIe millénaire, une nouvelle invention guerrière et de prestige, le char à roues à rayon, fait son apparition, peut-être d’abord en Asie centrale. Le cheval avait été domestiqué dans les steppes ukrainiennes à partir du Ve ou du IVe millénaire, d’abord pour sa viande, avant que le mors ne soit mis au point pour la traction et la monte. Au fil du temps la taille des chevaux grandit, et ils semblent être impliqués également dans des échanges en tant que biens de prestige. La roue, de même, est bien attestée en Europe et en Orient à partir du IVe millénaire, mais il s’agit d’abord de lourdes roues pleines. L’invention de la roue à rayons autorise des véhicules beaucoup plus maniables et rapides, qui se généralisent dans les batailles rangées des grands empires orientaux (l’indécise bataille de Qadesh, entre les Hittites et les Egyptiens de Ramsès II vers 1274 avant notre ère, est l’une des plus célèbres), et que l’on retrouve aussi dans les tombes des élites européennes. Le char et la lance, tout comme l’épée, apportent de nouvelles techniques de combat, mais aussi un très grand prestige à leurs possesseurs.

La fabrication comme le maniement de ces nouvelles panoplies guerrières des élites nécessitent des apprentissages et des savoirs nouveaux et très spécialisés. Les mythologies antiques, tout comme les enquêtes ethnologiques dans diverses parties du monde, notamment en Afrique, nous montrent le prestige dont bénéficient les métallurgistes, souvent aussi magiciens, détenteurs de connaissances secrètes, prestige qu’ils partagent évidemment avec les guerriers. De fait l’archéologie nous révèle à cette époque, partout en Eurasie, des transformations idéologiques essentielles. Les représentations féminines, typiques du paléolithique et du néolithique, disparaissent au profit de la représentation de guerriers en armes, de chars, d’armes, de roues, de navires ou encore d’astres (Briard 1991, Brun 1996, Kaul 1998, Demoule 2007). Le disque de bronze et d’or trouvé récemment à Nebra dans le nord de l’Allemagne et accompagné d’épées, dans ce qui a dû être un sanctuaire, en est typique avec ses figurations solaires et stellaires. De telles représentations sont communes à la même époque dans l’art rupestre européen, des Alpes à la Scandinavie. Un style décoratif mobilier dit « aristocratique », avec ses motifs curvilignes de spirales enlacées, se retrouve sur beaucoup d’objets de prestige, dont des manches de fouet en ivoire, des Carpates jusqu’au monde mycénien et à la Turquie (Kristiansen 2009).

Ces élites nouvelles échangent donc entre elles, circulent certainement à une grande échelle, et nouent aussi des alliances matrimoniales à longue distance, comme le montrent des objets de parures personnelles similaires retrouvés dans des régions éloignées.

L’apport de la mythologie comparée

Ces transformations idéologiques sont donc bien documentées par l’archéologie. Mais nous pouvons aussi utiliser les ressources de la mythologie comparée, telle que les historiens des religions la pratiquent depuis longtemps (Dumézil 1968-1973, Calame & Lincoln 2012, Olmsted 1994, entre autres). Le plus connu en France est évidemment Georges Dumézil, disparu en 1986, dont l’impressionnante érudition nous a laissé une soixantaine de volumes. Il avait montré des ressemblances structurelles frappantes entre les plus anciennes mythologies, mais aussi les épopées et les récits historiques légendaires (telle l’histoire des débuts de Rome), respectivement de l’Inde ancienne, de la Perse, de Rome, mais aussi, pour des périodes plus récentes, de l’Irlande, de la Scandinavie, et même de l’Ossétie dans le Caucase. Sa thèse la plus connue est celle de la « trifonctionnalité », les dieux les plus importants de ces panthéons (mais aussi les héros des épopées) se répartissant de manière tripartite entre la souveraineté magico-religieuse (première fonction), la guerre (deuxième fonction), et enfin le travail et la reproduction (troisième fonction). Des thèmes mythiques particuliers se retrouvent d’un bout à l’autre du continent, comme le couple sauveur associant un borgne et un manchot, respectivement Horatius Cocles et Mucius Scaevola dans l’histoire légendaire de Rome, Odin et Tyr dans la mythologie germanique.

L’interprétation traditionnelle de ces ressemblances indéniables est qu’on aurait là le résultat des migrations des Indo-Européens qui, partis d’un point originel circonscrit de l’Eurasie, auraient progressivement submergé l’Europe et l’Asie occidentale et donné naissance à la douzaine de familles actuelles de langues indo-européennes apparentées (familles germanique, celtique, romane, slave, balte, indo-iranienne, etc). Il s’agit là d’une question très controversée, cette migration originelle coïncidant pour les uns avec la colonisation néolithique de l’Europe à partir du Proche-Orient et du VIIe millénaire (Renfrew 1987), ou au contraire serait issue des steppes pontiques à la faveur de raids guerriers à partir du Ve millénaire (Mallory 1989), sans exclure la possibilité de modèles beaucoup plus complexes (Demoule 1991). Là n’est pas le lieu de discuter de cette question très technique, notamment sur le plan linguistique.

Mais pour se cantonner au domaine de l’idéologie, l’archéologie apporte une solution relativement élégante à cette homogénéité mythologique que constatent les historiens des religions sur une étendue aussi vaste, depuis les îles britanniques jusqu’à l’Inde, au moins. Cette société « trifonctionnelle », hiérarchisée et guerrière, de nature aristocratique et pratiquant le culte du héros guerrier, ne peut guère correspondre à celle, peu hiérarchisée et plutôt pacifique, des débuts du néolithique, à l’époque de la dernière « mondialisation froide ». En revanche, comme nous venons de le voir, il y a bien un vaste réseau aristocratique d’échanges de biens de prestige, de techniques, de savoirs et d’idéologies, qui se met en place à l’âge du Bronze, au cours du second millénaire avant notre ère, dans tout le vaste espace eurasiatique. Au premier millénaire, les liens sont moins forts, les thèmes iconographiques changent, les sociétés divergent. Les élites guerrières auraient donc partagé, au IIe millénaire avant notre ère, une idéologie aristocratique commune, qui se serait formée et transmise à travers le monde global de l’Eurasie, tandis que les récits mythiques et les épopées circulaient en tous sens. Un modèle synchronique en réseau, plutôt qu’un modèle diachronique en arbre généalogique, expliquerait ces ressemblances.

De ce point de vue, il n’est pas nécessaire de faire coïncider mythes et langues. De fait, il n’y a pas de coïncidence stricte, dans l’état actuel de nos connaissances, entre langues indo-européennes et mythologies guerrières aristocratiques « trifonctionnelles ». Certaines mythologies rentrent mal ou très peu dans le schéma dumézilien classique, comme celles des Grecs ou des Hittites, tandis que l’on retrouve au contraire ce schéma chez des peuples qui ne parlent pas des langues indo-européennes, comme dans le Caucase (Charachidzé 1987), et jusqu’en Corée et au Japon (Obayashi 1977, Yoshida 1977). Ce dernier exemple avait reçu l’assentiment de Dumézil lui-même, qui avait évoqué l’idée d’une diffusion de la structure trifonctionnelle de steppes en steppes (Dumézil 1978, p. 13). La coïncidence entre cette diffusion éventuelle et celle de la métallurgie du bronze vers la Chine et la Corée, puis finalement, au cours du Ier millénaire avant notre ère, jusqu’au Japon, est frappante.

On constate ainsi le caractère heuristique d’une histoire globale, y compris pour des périodes aussi anciennes. Observer à l’échelle de l’Eurasie toute entière (pour ne pas évoquer le cas de l’Afrique) la mise en place d’un nouvel ordre social, économique, technique, militaire, et finalement idéologique, celui de l’âge du Bronze, permet de désenclaver chaque histoire locale (le plus souvent nationale), de lui donner un sens historique beaucoup plus large, et d’interpréter au passage de manière moins restrictive et plus fructueuse les coïncidences indéniables que l’on observe entre les mythologies antiques qui sont parvenues jusqu’à nous.

Bibliographie

Amzallag N. 2009. From Metallurgy to Bronze Age Civilizations : the Synthetic Theory, American Journal of Archaeology, 113 (4), p. 497-519 [en ligne : http://www.ajaonline.org/article/300].

Bagley R. 1999. Shang Archaeology. In : Loewe M. & Shaughnessy E. L. (dir.), The Cambridge History of Ancient China, from the Origins of Civilization to 221 BC, Cambridge University Press, Cambridge, p. 125-231.

Briard J. 1991. Mythes et symboles de l’Europe préceltique : les religions de l’âge du Bronze, 2500-800 av. J.-C. Editions Errance, Paris.

Brune P. 1996. Représentations symboliques, lieux de culte et dépôts votifs dans l’est de la France au Bronze final et au 1er âge du Fer. In Archäologische Forschungen zum Kultgeschehen in der jungeren Bronzezeit und frühen Eisenzeit Alteuropas, Habelt, Bonn, p. 183-201.

Calame Cl. & Lincoln B. (eds) 2012. Comparer en histoire des religions antiques, Controverses et propositions. Presses Universitaires de Liège.

Charachidzé G. 1987. La mémoire indo-européenne du Caucase, Hachette, Paris.

Demoule J.-P. 1991. Réalité des Indo-Européens : les diverses apories du modèle arborescent. Revue d’Histoire des Religions, 208, 2, p. 169-202 [en ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1991_num_208_2_1680].

Demoule J.-P. 2007. Naissance de la Figure. L’art du paléolithique à l’âge du Fer. Hazan, Paris.

Dumézil G. 1968-1973. Mythe et épopée. Paris, Gallimard, 3 vol.

Dumézil G.  1978. Romans de Scythie et d’alentours. Payot, Paris.

Kaul F. 1998, Ships on bronzes. A study in Bronze Age religion and iconography. Copenhague, Publications from the National Museum Studies in Archaeology and History, vol. 3, 1-2.

Kohl Ph. 2007. The Making of Bronze Age Eurasia. Cambridge University Press, Cambridge.

Kristiansen K. 2009. Premières aristocraties – Pouvoir et métal à l’âge du Bronze. In : J.-P. Demoule (dir.), L’Europe, un continent redécouvert par l’archéologie. Gallimard, Paris, p. p. 73-84.

Kristiansen K. & Larson Th. 2005. The rise of Bronze Age society. Travels, transmissions and transformations. Cambridge, Cambridge University Press.

Mallory J. P. 1989 : In Search of the Indo-Europeans. Language, Archaeology and Myth, Thames and Hudson, London ; traduction française : A la recherche des Indoeuropéens. Langue, archéologie, mythe, Le Seuil, 1997.

Mei J. 2000. Copper and Bronze Metallurgy in Late Prehistoric Xinjiang : Its Cultural Context and Relationship with Neighbouring Regions. 187 pages,  Archaeopress, British Archaeological Reports (BAR) International.

Muhly J. D. 1985 : Sources of Tin and the Beginning of Metallurgy, American Journal of Archaeology 89, 2, p. 275-291 [en ligne : http://www.jstor.org/stable/504330].

Obayashi T.  1977 : La structure du panthéon nippon et le concept de péché dans le Japon ancien, Diogène, p. 125-142.

Olmsted G. S. 1994. The gods of the Celts and the Indo-Europeans. Budapest, Innsbrucker Beiträge zur Kulturwissenschaft.

Pigott V. C. (ed.) 1999. Archaeometallurgy of the Asian Old World. University of Pennsylvania Press.

Renfrew C.  1987 : Archaeology and Language. The Puzzle of Indo-European Origins,  Jonathan Cape, London ; traduction française : L’énigme indo-européenne : Archéologie et langage, Flammarion, 1993.

Yoshida A.  1977 : Mythes japonais et idéologie tripartite des Indo-Européens, Diogène, 98, p. 101-124.

Les Phéniciens ont-ils inventé le modèle commercial européen ?

Les Phéniciens sont connus comme les grands navigateurs et commerçants de l’Antiquité méditerranéenne. Pline l’Ancien allait même jusqu’à les créditer de l’invention du commerce. Ils nous ont par ailleurs transmis une innovation fondamentale, l’alphabet, via son usage en Grèce. Les Phéniciens levantins et leurs descendants puniques de Méditerranée occidentale firent la fortune de villes comme Tyr ou Carthage, essentiellement grâce au commerce maritime. Qui étaient-ils et en quoi leur modèle de commerce de longue distance peut-il encore nous intéresser ? Géographiquement, ce sont d’exacts précurseurs des Génois et Vénitiens médiévaux en Méditerranée… Ils y ont imposé une forme de commerce en bien des points apparentée à celles pratiquées par les diasporas orientales… Mais ils auraient finalement construit un type de commerce de longue distance surtout fondé sur une imbrication étroite entre marchands et pouvoir politique. C’est une forte interaction privé/public qui marquera aussi, quinze siècles plus tard, la spécificité des marchands italiens au 13e siècle, puis néerlandais ou britanniques à partir du 17e. Alors les Phéniciens, commerçants orientaux classiques ou précurseurs du modèle commercial européen ?

L’origine des Phéniciens reste incertaine. Ils semblent issus du peuple cananéen qui, dès le 3e millénaire avant notre ère, peuplait la côte orientale de la méditerranée. Au carrefour des influences maritimes (Crète, Chypre) et terrestres (Égypte, Mésopotamie), ce peuple pratiquait déjà un commerce important. Un peu après 1200 av. J.-C., la région aurait été envahie par des peuples non sémites, dits « Peuples de la Mer », parmi lesquels les Philistins se seraient établi au sud de la côte, donnant ainsi son nom à la Palestine. Les villes côtières cananéennes auraient été touchées par cette invasion. Prises alors entre Philistins et Israélites au Sud, Araméens au Nord-Est, établies sur une bande de côte étroite allongée entre littoral et montagne libanaise, quelques cités côtières auraient cependant conservé leur indépendance. Communiquant peu entre elles (car installées sur des plaines séparées par des falaises), peu incitées à former un État puissant, ces cités se seraient naturellement tournées vers la mer pour assurer leur prospérité, essentiellement à partir du 9e siècle.

Cette chronologie traditionnelle est cependant aujourd’hui contestée (Moore et Lewis, 1999). Il n’en reste pas moins que la vocation commerçante des Cananéens est attestée. Dans la région où ils habitaient, la ville d’Ougarit, située un peu plus haut que la côte libanaise, serait peut-être déjà active au 14e siècle, à coup sûr au début du 12e, comme intersection des trafics mésopotamiens et anatoliens avec l’Égypte, comme centre de construction navale profitant des bois de la montagne libanaise, comme cité artisanale voué aux textiles teints. Elle serait à l’origine de la future organisation commerciale phénicienne, partiellement inspirée du karum (confrérie marchande) mésopotamien. Un agent de la couronne, rémunéré de ses services par l’octroi d’un domaine, y serait associé à d’autres commerçants dans une guilde aux ramifications multiples à l’étranger. Le financement des expéditions commerciales serait à la fois public et privé mais plusieurs produits stratégiques comme le cuivre et le grain feraient l’objet d’un monopole royal. Enfin les grands commerçants d’Ougarit entraîneraient dans leur dépendance une foule de petits commerçants vassalisés : véritables chefs d’entreprise, ils se seraient aussi vu confier par la couronne des fonctions d’administration locale et de collecte des impôts.

C’est avec Hiram, vers 950, que l’essor commercial de la première grande cité phénicienne, Tyr, devient réalité. Désireux de « contrôler les routes commerciales du continent asiatique » (Aubet, 1993, p. 35) ce souverain engage un premier partenariat avec Israël, les Phéniciens exportant des biens de luxe mais aussi leurs techniques de construction (de bateaux notamment) contre blé, cuivre et argent. Cette alliance lui donne accès aux routes caravanières joignant l’Arabie, la Syrie-Palestine et la Mésopotamie. Ultérieurement les commerçants d’Israël et de Tyr auraient travaillé ensemble en mer Rouge et dans l’océan Indien tandis qu’un karum phénicien s’installe en Samarie et de plus petits établissements sont créés en Galilée. Ce premier partenariat reste cependant par trop terrestre alors que l’avenir des Phéniciens est d’abord maritime.

Cette orientation maritime des Phéniciens est de fait visible dans la topographie de leurs cités : bâties sur des îles, presqu’îles, longs promontoires, criques protégées, les villes phéniciennes sont d’abord des mouillages propices à la navigation, bien protégés mais aussi susceptibles d’être rapidement évacués (Gras, Rouillard et Teixidor, 1995). Si la forme des bateaux est imparfaitement connue, la technique phénicienne de navigation ne fait aucun doute : capacité à voguer de nuit en s’aidant de la Petite Ourse, établissement de mouillages relais sur les côtes, navigation en haute mer… Auteurs de perfectionnements techniques pour la construction des navires (notamment l’usage du bitume pour assurer l’étanchéité des coques), les Phéniciens auraient même réalisé, d’après Hérodote, un premier tour complet de la côte africaine (utilisant le canal égyptien du Nil à la mer Rouge), à la demande du roi Nechao d’Égypte, vers l’an 600 avant notre ère. Moins légendaire, la reconnaissance de la côte africaine atlantique par le carthaginois Hannon vers 425 montre une audace de naviguer nouvelle pour l’époque.

Mais le but de cette navigation n’est jamais la conquête militaire. Dotés d’une faible armée, n’établissant pas de colonie étendue mais plutôt des entrepôts commerciaux liés aux temples qu’ils construisent auprès de leurs mouillages, les Phéniciens orientaux créent rapidement des relais à Chypre et dans les îles grecques, mais aussi en Méditerranée occidentale : Utique sur la côte tunisienne serait du 12e siècle avant notre ère tout comme Gadès (Cadix) sur la côte atlantique espagnole et Lixus sur la côte atlantique marocaine. Les Phéniciens apportent dans ces régions leurs produits artisanaux (pacotille mais aussi tissus teints de pourpre), leur huile (mais ils transportent aussi du bois du Liban et d’autres produits moyen-orientaux) et ils en tirent d’abord les métaux précieux (or, argent, fer, cuivre, étain et plomb) utiles aux échanges ultérieurs, à leur orfèvrerie et à la fabrique d’armes. Point capital, ils ne font pas eux-mêmes la conquête des mines et semblent plutôt offrir un débouché nouveau et régulier aux activités locales autochtones d’extraction et transformation des métaux. Ainsi en Andalousie ils obtiennent facilement l’argent de la région de Huelva en offrant à la fois des biens manufacturés en échange mais aussi en contribuant à l’amélioration des techniques locales. Ils transforment souvent sur place les métaux obtenus. Ils se greffent donc intelligemment sur les proto-économies locales qu’ils abordent, inaugurant ainsi une pratique commerciale vouée à un grand avenir en Méditerranée, avec notamment Gênes et Venise au Moyen Âge.

Chronologiquement le commerce phénicien est d’abord contrôlé par le souverain de la ville d’origine des navires. Homère mentionne ces échanges qui s’assimilent clairement à la logique de la réciprocité, du « don » et du « contre-don » scellant une alliance entre souverains. Mais à partir du 10e siècle, le commerce semble échapper au pouvoir politique, dépassé par l’intensité des trafics et l’émergence d’une classe de marchands agissant pour leur propre compte. Si l’on en croit les sources grecques (de fait partiales), le commerce phénicien traditionnel s’accompagnerait d’opérations beaucoup plus contestables telles que le rapt de femmes ou le trafic d’esclaves, pratiquées par des commerçants en marge de la cité.

Le rôle des temples et de la religion dans les implantations commerciales phéniciennes ne saurait être sous-estimé. L’apparente confusion entre temples et entrepôts vient du fait que les dieux des populations proche-orientales de l’antiquité sont souvent personnifiés comme marchands (Enlil en Mésopotamie) ou comme artisans (Melqart en Phénicie). Par ailleurs les marchands réunis en guildes déifient leurs patrons mythiques, auxquels ils pensent devoir leurs techniques de travail et qu’ils décrivent souvent comme des divinités punissant ceux qui s’écartent du droit chemin. En ce sens la crainte des dieux garantirait des pratiques commerciales régulières. Mais l’impact économique du religieux ne s’arrête pas là. Pour Silver (1995), les restrictions religieuses et les consignes de comportement, non seulement rendraient solidaires les marchands mais encore les pousseraient à des stratégies de monopole. L’appartenance à une « confrérie » protégée par un dieu assurerait également que certaines techniques ne se diffusent pas à l’extérieur par crainte de représailles divines (stimulant donc l’innovation). Enfin il est possible que la diffusion des cultes phéniciens dans les régions d’implantation ait constitué la pierre de touche des alliances commerciales recherchées en soudant les différents partenaires autour d’un même dieu, à l’instar de pratiques caractéristiques de maintes diasporas asiatiques. Dans le même esprit, Moore et Lewis n’hésitent pas à assimiler les temples, avec leurs branches locales, aux multinationales modernes, dans la mesure où les relations commerciales et financières avec le temple fondateur restent toujours importantes et régulières (1999, pp. 98-99).

Mais l’essor commercial phénicien n’est pas seulement dû à des causes internes. C’est la conquête assyrienne du 9e siècle qui va lui donner l’impulsion décisive. Conscients du potentiel que représente Tyr, les souverains de Ninive décident de ne pas la soumettre militairement et de lui confier leur approvisionnement en métaux précieux. Moyennant un contrôle par des inspecteurs assyriens implantés sur place, les ports phéniciens sont alors encouragés à développer leur commerce. Tyr doit aller chercher de plus en plus loin les métaux précieux nécessaires à l’effort de guerre de son puissant suzerain. La ville phénicienne développe ainsi ses implantations à Chypre (riche en cuivre). Israël ne lui fournissant plus les céréales nécessaires, Tyr s’implante aussi en Afrique du nord et commence à en faire le grenier à blé qu’elle deviendra pour les Romains quelques siècles plus tard… Ces nouveaux circuits commerciaux doivent être sécurisés, entraînant des implantations en Sicile, puis en Sardaigne (par ailleurs riche en plomb et en argent). De proche en proche Tyr développe ses ramifications jusque dans la péninsule ibérique.

Le véritable tournant de l’histoire du peuple phénicien se situe en 814 avant notre ère, date probable de fondation de Carthage par la princesse Elissa. Fuyant le roi de Tyr qui avait fait assassiner son époux, elle échoue sur le rivage qui surplombe aujourd’hui Tunis et y fonde un établissement. Payant tout d’abord un tribut aux autochtones pour le sol, Carthage s’émancipe rapidement et prend la main sur l’ensemble des établissements phéniciens de méditerranée occidentale.  Dès le 7e siècle elle les multiplie : accentuant les liens avec les Étrusques, elle crée Ibiza en 654, elle domine l’ouest de la Sicile et la Sardaigne, vers 540. Ce sont surtout la côte nord-africaine (où Carthage établit un mouillage formel tous les quarante kilomètres environ) et les comptoirs ibériques qui passent sous sa domination. La cité punique va dès lors défendre jalousement à tout navire extérieur la navigation dans cette partie de la méditerranée. Contrôlant les « colonnes d’Hercule » (actuel détroit de Gibraltar) et les îles de Malte et Lampedusa au sud de la Sicile, elle n’hésite pas à couler tout navire étranger surpris dans ses eaux. Carthage multiplie les établissements, y compris fortifiés comme Monte Sirai en Sardaigne. Elle contribue, par ses achats, au développement de la région métallifère de Tartessos en Andalousie. Elle établit ses citoyens, dont la situation économique et sociale était médiocre, dans les comptoirs et villes nouvelles qu’elle crée : l’ « empire de la mer » devient une réalité dès le milieu du 6e siècle.

Contrairement aux Phéniciens orientaux, les Carthaginois pratiquent alors progressivement une politique de puissance. Ils occupent ainsi l’intérieur de l’actuelle Tunisie, influençant grandement les cultures locales et créant une culture mixte qui marquera durablement l’Afrique du Nord. Ils forment une armée qui, quoique le métier des armes soit tenu en suspicion par la culture punique, va rapidement s’imposer comme force à part entière dans la vie publique. Carthage se met à faire étalage de sa force, notamment en Sardaigne où elle échoue cependant dans sa tentative de soumettre les autochtones. Confrontée à la progression du commerce grec en Espagne et en Europe continentale, elle affronte en 540 les Phocéens établis à Marseille. Hamilcar Barca réalise une véritable conquête militaire au cœur de l’Espagne, entre 237 et 228. La suite est connue : face à la puissance romaine montante, Carthage ne pourra faire illusion très longtemps. En se noyant dans les terres, en substituant à l’atout commercial le recours aux armes, le plus spectaculaire réseau marchand de l’Antiquité s’est ainsi en partie auto-détruit… Ignorant finalement la postérité commerciale et maritime qui serait la sienne…

AUBET M.E., 1993, The Phoenicians and the West, Cambridge, Cambridge University Press.

DECRET F., 1977, Carthage ou l’Empire de la mer, Paris, Seuil.

GRAS M., ROUILLARD P., TEIXIDOR J., 1995, L’Univers phénicien, Paris, Hachette.

MOORE K., LEWIS D., 1999, Birth of the Multinational – 2000 years of ancient business history from Ashur to Augustus, Copenhagen, Copenhagen Business School Press.

SILVER M., 1995, Economic Structures of Antiquity, Westport, Greenwood Press.