Jean Guilaine, professeur honoraire d’archéologie au Collège de France, est l’auteur notamment de Les Racines de la Méditerranée et de l’Europe, Fayard, 2008 ; Pourquoi j’ai construit une maison carrée, Actes Sud, 2006 ; La Mer partagée. La Méditerranée avant l’écriture, 7000-2000 avant Jésus-Christ, Hachette, 2005 ; De la vague à la tombe. La conquête néolithique de la Méditerranée, 8000-2000 avant J.-C., Seuil, 2003. Rencontre avec un grand nom de la préhistoire, à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage : Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique, Gallimard, 2011.
Votre dernier livre : Caïn, Abel, Ötzi. L’héritage néolithique, expose magistralement l’état des recherches sur le Néolithique. Pourtant vous ne faites, sauf lecture inattentive de ma part, qu’une mention anecdotique de chacun de ces noms. Pourquoi ce titre ?
Jean Guilaine : Mon intention première était d’intituler ce livre « Caïn, Abel, Ötzi et les autres », c’est-à-dire de désigner l’ensemble de l’humanité néolithique et pas seulement trois figures emblématiques (dont deux imaginaires). Poussé par mon éditeur, je m’en suis finalement tenu aux trois personnages-symboles pouvant représenter un condensé de la période : d’un côté le premier cultivateur et le premier pasteur de la planète (tels que les nomme le mythe biblique), de l’autre Ötzi, déjà usager de la métallurgie et contemporain d’une époque où tensions et inégalités signent plutôt le stade terminal du processus.
Nous connaissons grâce à l’anthropologie des milliers de sujets néolithiques mais ils sont terriblement anonymes, d’où le recours à l’artifice du titre. Sur la rivalité des deux frères, l’Ancien Testament est peu loquace. Caïn, agriculteur sédentaire, présente sans succès au Seigneur les fruits de la terre. Abel, le pasteur, lui offre les bêtes de son troupeau. Ses présents sont appréciés peut-être parce qu’Abel est un sacrificateur, qu’il va jusqu’à faire couler le sang de ses brebis. Jaloux, Caïn tue son frère et est condamné à l’errance. Il ne m’appartenait pas de faire l’exégèse de cet événement sinon dire que très tôt, au Proche-Orient, les premières communautés sédentaires ont donné naissance, sur les terres peu aptes à l’agriculture, à un nomadisme pastoral pour tirer également parti d’un environnement réfractaire. Le mythe peut refléter la compétition pour certains espaces frontaliers entre les tenants des deux économies.
Si Caïn et Abel sont deux figures mythiques, Ötzi est un personnage historique, ou plutôt archéologique. Que savons-nous de lui aujourd’hui ?
J.G. : On fête cette année les vingt ans de la découverte d’Ötzi dont la momie congelée a été retrouvée à plus de 3 000 m d’altitude sur la frontière austro-italienne. Ce sujet, qui a vécu à la fin du 4e millénaire avant notre ère, est devenu depuis un authentique « personnage » archéologique dont on peut voir la dépouille au musée de Bolzano. On l’a beaucoup étudié au plan anthropologique (taille, morphologie, état sanitaire, tatouages, ADN, etc.). On a analysé par le détail ses vêtements et son équipement (armes, outils, contenants). Mais au-delà de ces recherches anatomiques et archéologiques, la curiosité des chercheurs et du public s’est beaucoup focalisée sur les circonstances de sa mort, fait social.
On l’a cru d’abord mort de froid mais l’on s’est ensuite rendu compte qu’il avait reçu dans l’épaule un projectile mortel. Il semble aussi qu’il se soit battu avec plusieurs personnes. Autant de données signant une atmosphère de violence. La dernière hypothèse proposée fait état d’une sépulture en deux temps : Ötzi aurait pu être tué à basse altitude et sa dépouille placée dans une sépulture provisoire. Plus tard, son corps aurait été transporté sur un sommet alpin (peut-être sur un territoire revendiqué par les siens) et mis en terre avec tout son équipement, celui-ci étant pour partie un simulacre (son arc et la plupart de ses flèches n’étaient pas fonctionnels). Sépulture rituelle d’un défunt, devenu un ancêtre, inhumé avec une évidente mise en scène, nanti des attributs dus à son rang ?
À vos yeux, que reste-t-il du Néolithique aujourd’hui ?
J.G. : Il y a deux aspects dans le legs du Néolithique : matériel et idéel. Au plan matériel, notre alimentation végétale est aujourd’hui fondée sur les trois principales céréales (blé, riz, maïs) issues de la néolithisation, tandis que notre nourriture carnée provient pour beaucoup d’animaux domestiques. Cette « révolution » fut aussi le moment où apparut toute une série d’innovations techniques : systèmes hydrauliques (puits, barrages, irrigation), exploitations minières (silex puis minerais), outils de déforestation, instruments agricoles (araire, fléau, planche à dépiquer), attelage, véhicules à roues (chars, chariots), sceaux et premiers indices de comptabilité, etc.
D’autres traits culturels ont carrément conditionné la trajectoire humaine jusqu’à aujourd’hui : la maison pérenne (lieu impliquant une histoire familiale et une généalogie), le village à vocation agricole (la ville introduira ensuite un nouveau seuil dans le regroupement des populations), le territoire exploité pour la production de nourriture et symbole de l’appropriation d’un espace.
SH : À vous lire, la néolithisation est corrélée à nombre de processus dont nous sommes les héritiers. Nous assisterions alors il y a dix millénaires à l’émergence de nouveaux rapports symboliques, qu’ils aient trait à la perception de l’espace et du temps, aux rapports avec les morts et les divinités… Pouvez-vous nous en dire plus sur les conséquences induites par ces changements ?
J.G. : Mais c’est peut-être, par-delà ce cadre matériel, toute une série de comportements sociaux et symboliques que le Néolithique a favorisés. Au niveau de la maison d’abord se détermine la place physique et mentale de chaque occupant. Les aménagements domestiques renvoient à des gestes, à des idées, à des codes qui s’incrustent dans l’inconscient.
Le village est aussi un espace dans lequel se construisent le respect de certaines règles de sociabilité, le sentiment identitaire, la notion de racines et d’appartenance à une même entité. Cet esprit communautaire n’empêche pas l’expression de comportements plus individuels : le besoin de se distinguer par des marqueurs personnels (armes, parures) ; celui de briller, de se mesurer à autrui, d’acquérir du prestige. Le village néolithique est très vite devenu un laboratoire de fabrication du pouvoir et le siège d’inégalités. En Europe du Sud-Est, vers – 4 500/- 4 000), deux millénaires seulement après l’arrivée des premiers cultivateurs, des privilégiés sont enterrés à Varna avec une profusion de richesses. À la même époque d’autres dominants se font inhumer en Armorique sous de vastes tertres avec des pièces exotiques de haute valeur (roches alpines d’apparat, variscite ibérique).
Un nouveau sentiment lie désormais les morts aux vivants. Les défunts sont revendiqués comme les fondateurs du territoire, ils sont la légitimation des origines de la communauté et le ciment de celle-ci dans le temps. Ils acquièrent le statut d’ancêtres et sont vénérés pour cela (le mégalithisme en est l’expression). Les ancêtres des groupes dominants finiront par devenir des divinités veillant sur l’ensemble de la population.
Le Néolithique inaugure donc, à travers des localités désormais stables, des notions qui sont demeurées en nous : sens de l’identité, règles de sociabilité, goût de la distinction, quête du prestige, sens de la compétition et du pouvoir, constitution de clientèles et d’obligés, contestation des élites, etc. Les néolithiques sont « modernes ».
Une autre rupture du Néolithique, dont les effets sont allés s’amplifiant, serait une modification de notre rapport au milieu. Je me rappelle avoir entendu votre collègue Pascal Depaepe dire que si le paléolithique était l’environnement subi, le néolithique était l’environnement agi…
JG : Évidemment c’est peut-être le legs du Néolithique qui, aujourd’hui fait le plus problème. Tout au long des temps paléolithiques, l’homme restait soumis aux rythmes climatiques et se moulait dans les environnements que la nature lui proposait. Avec le Néolithique, le voici désormais acteur de son propre milieu puisqu’il a désormais la possibilité de modeler celui-ci à sa guise et de l’artificialiser.
Pour bâtir leurs villages, cultiver, faire paître leurs troupeaux, les néolithiques ont eu besoin d’espace. Par le feu et la hache à lame de pierre, ils ont troué les forêts. En favorisant l’ouverture du paysage, ils ont généré les premiers phénomènes érosifs : transferts de sédiments, appauvrissement des sols. En Eurasie, la destruction du couvert végétal aurait entraîné, dès – 6 000, une première augmentation du gaz carbonique. Ces agressions sont toutefois demeurées modestes, la nature pouvant un temps contrer les effets négatifs de ces blessures.
Pour autant, un pas décisif était franchi. Poussées démographiques, moyens techniques mais surtout absence de régulation des capacités biologiques, stratégies économiques et soif de profits ont, par la suite, fait de l’homme un manipulateur sans scrupules de son environnement. Le message prometteur du Néolithique – une nourriture assurée pour tous – s’est perdu sur les chemins de l’Histoire.
Note
Ce texte est la version longue de l’entretien publié dans le n° 227 de Sciences Humaines sous le même titre.