Traite négrière et formation du capitalisme (1)

Au-delà de la réprobation morale que suscite le développement du trafic d’êtres humains, il existe un certain nombre de débats spécifiquement économiques autour du phénomène de la traite négrière. Peut-on en calculer la rentabilité au niveau de ses acteurs immédiats ? Quels ont été plus globalement les profits de cette activité ? Ont-ils servi à financer la révolution industrielle et furent-ils finalement nécessaires au capitalisme ? Quel effet sur les exportations et la dynamique industrielle européennes ont eu les revenus de la traite ? L’enjeu est de taille pour l’histoire globale puisqu’il s’agit de préciser le rôle de cette traite dans la formation du mode de développement occidental. Dans ce premier papier, nous allons nous interroger sur les seuls profits des acteurs directement impliqués (armateurs, planteurs, États), laissant les effets macroéconomiques pour un second article.

Il est d’abord difficile d’évaluer les profits créés grâce à l’utilisation de l’esclavage car ils sont réalisés en plusieurs étapes, notamment aux niveaux des armateurs européens et des planteurs. Si les acteurs privés semblent au cœur du système, les États européens, par le biais des taxes sur les produits tropicaux et de la stimulation générale des économies nationales consécutive à l’essor du circuit triangulaire, ont aussi profité de la traite. Il semble que ce soit dans les métropoles européennes que les profits de la traite aient été les plus importants. Considérons donc d’abord les profits des armateurs. Ils sont a priori calculables en évaluant la valeur de la cargaison de retour, en ajoutant les éventuels gains monétaires directs sur la vente d’esclaves, en déduisant le prix de la cargaison initiale et l’ensemble des frais de l’expédition [Morgan, 2000, p. 39]. Mais la cargaison du négrier à son retour dans le port européen ne fait souvent que couvrir les frais du voyage et les profits apparaissent donc bien maigres sur le papier… Ce sont en réalité les cargaisons des navires en droiture (trajet direct aller-retour entre l’Europe et l’Amérique), contreparties de ventes antérieures d’esclaves, qui rapportent souvent les bénéfices réels, sous la forme de produits tropicaux qui seront en partie consommés dans le pays, en partie réexportés. Ainsi le profit total sur un transport d’esclaves ne devient souvent effectif que deux ou trois ans après la vente de ces esclaves. Villiers et Duteil [1997, p. 185] remarquent que le commerce négrier est l’un des premiers où l’on pratique la comptabilité en partie double, laquelle permet de faire apparaître la rentabilité réelle du commerce négrier à l’issue du cycle complet, soit après la vente des produits coloniaux. L’analyse de cette comptabilité prouverait que la vente des Africains représente la première source de profit.

Cependant, avec la dissociation des cargaisons et la marge énorme de fraude, les bénéfices réels sont difficiles à évaluer. On sait cependant comment les capitaines se servaient de la réglementation française pour frauder : afin d’encourager le trafic négrier, cette dernière stipulait que toute marchandise antillaise ramenée par des négriers en échange d’esclaves était exemptée de moitié des droits de douane ; les négriers pouvaient alors négocier avec les planteurs pour obtenir de ceux-ci (contre une remise sur ce qu’il leur restait à payer) des reconnaissances de dette en blanc, ce qui permettait ensuite à ces armateurs de ramener en France des marchandises dispensées de droit de douane qu’ils certifiaient avoir reçues contre fourniture d’esclaves [Pluchon, 1985, p. 246]. Malgré les difficultés d’évaluation, on estime globalement que, sauf désastres exceptionnels, la traite négrière a été rentable (et ce d’autant plus que la boucle était réalisée rapidement, et que le capitaine était assez habile pour inclure une grande marge de fraude). La richesse des familles d’armateurs en témoigne et les architectures de Bordeaux, Nantes ou la Rochelle l’ont inscrit dans la pierre. Les taux de profit ont parfois été estimés autour de 50 % de l’investissement initial. Étudiant le cas anglais, Williams [1944], qui retenait un taux de profit moyen de 33% pour le 18e siècle, estime que le commerce triangulaire rapportait de l’ordre de 300 000 livres sterling par an pour Liverpool grâce aux seuls esclaves à la fin du 18e siècle, et 4 millions de livres de revenus annuels pour les plantations britanniques des Antilles en 1798.

Butel appelle cependant à nuancer les estimations de taux de profit tournant autour de 30 à 40% [in Léon, tome 3, 1978, p. 61]. En réalité, ainsi que le conclut Saugéra dans son ouvrage sur Bordeaux, « il est aussi essentiel de poser la question des profits que difficile d’y répondre » et « excepté pour quelques cas, comme Marchais ou Nairac, la traite ne représentait pour la majorité [des armateurs] qu’une partie souvent accessoire de leur activité maritime et commerciale. Comment déterminer l’argent spécifiquement négrier, c’est-à-dire gagné grâce à la vente des Noirs ? » [Saugéra, 1995, p. 272]. Pétré-Grenouilleau conclut que, « popularisée par de mauvais ouvrages de vulgarisation, née sans doute des efforts déployés par les armateurs eux-mêmes afin d’attirer des investisseurs », l’idée selon laquelle les bénéfices négriers étaient considérables doit être abandonnée [Pétré-Grenouilleau, 1998, p. 105].

Morgan [2000, p. 39-44] a réalisé pour sa part un recensement des études sur le sujet et note que la tendance majoritaire situerait les taux de profit entre 6 et 10% pour les armateurs britanniques. Il montre que les taux de profit supérieurs à 15 % reflètent le plus souvent une surestimation du prix de vente comme du volume des captifs. Il opte pour les résultats donnés par Anstey [1975] qui, calculant sur un échantillon assez large de comptabilités d’armateurs, aboutit à un taux de profit moyen de 8,1% dans les années 1760, 9,1% dans les années 1770, 13,4% pour la décennie suivante, 13% pour la dernière du siècle et seulement 3,3% entre 1801 et 1807. Ces ordres de grandeur sont par ailleurs confirmés par le travail de Behrendt [1993] qui situe ces taux autour de 7,3% entre 1785 et 1807. Mais il est bien évident que ces calculs, aussi précis soient-ils, ne peuvent estimer correctement la fraude et il y a fort à penser que les taux de profit effectifs furent de ce fait sensiblement plus élevés. Ceci dit, dans une économie où la mobilité du capital devient forte, il n’y a pas lieu de penser que les taux de profit du commerce négrier dussent être beaucoup plus élevés que sur toute autre activité capitaliste (soit de l’ordre de 6 à 8%), sauf à considérer un risque d’entreprise a priori plus fort.

Au niveau des planteurs des îles et colonies américaines, les profits réalisés grâce à l’emploi d’une main-d’œuvre servile sont eux aussi difficiles à estimer. Il faudrait pour ce faire prendre en compte non seulement l’exploitation des esclaves au sens monétaire, mais aussi les conséquences que le système pouvait avoir sur le prix des terres locales et celui des denrées [Engerman, in Mintz, 1981, p. 228]. Les recherches récentes montrent que le travail servile offrait des rendements intrinsèques intéressants. La productivité des esclaves était plus faible que celle des ouvriers libres, mais les captifs étaient bien meilleur marché : selon Gemery et Hogendorn, en cumulant ces deux facteurs, « les esclaves coûtaient environ trois fois moins cher que les ouvriers libres ou contractuels » [in  Mintz, 1981, p. 20]. De plus, les esclaves constituaient un capital et pouvaient offrir des avantages non monétaires, tels que prestige ou concubinage, qui rehaussaient leur valeur subjective par rapport aux autres types de main-d’œuvre. Les mêmes auteurs remarquent que « l’achat de labeur servile ou contractuel s’apparente plus à l’acquisition de capitaux qu’à celle de main-d’œuvre » et citent des cas où les deux tiers de l’investissement (l’esclave) étaient récupérés dans la première année.

Pourtant, au niveau des colonies, les profits semblent moins importants que dans les métropoles : selon Garden, étant donnés les frais considérables d’investissement et de fonctionnement ainsi que les variations des prix sur le marché européen, le profit retiré par le planteur lui-même est assez faible, de l’ordre de 3 à 4% du capital investi [in Léon, t. 3, 1978, p. 254]. Par ailleurs, la vente n’a lieu qu’une fois par an, après la récolte. En conséquence, les cargaisons de sucre sont souvent utilisées pour payer les intérêts des avances faites par les négriers. Les planteurs brésiliens survivent grâce au commerce d’esclaves lui-même, alternativement de l’artisanat fabriqué dans les ateliers de leurs domaines ou en se faisant prêteurs d’argent. Comme les véritables profits sont réalisés dans les métropoles où la vente de denrées coloniales se fait au prix fort, les planteurs qui ont des liens corrects avec les grandes maisons de commerce européennes sont favorisés. Aux Antilles, on peut distinguer les méthodes du commerce français et celles du commerce anglais. Le négoce britannique a réussi à créer des liens permanents avec les planteurs par le système de la commission d’achat des produits d’Europe et de vente des denrées coloniales, sous l’égide des puissantes maisons de « facteurs » de Londres : ce système aboutit souvent à l’endettement des planteurs vivant des avances du négociant consignataire des produits. Aux Antilles françaises, il existe des liens directs entre capitaines de navires jouant le rôle de négociants et planteurs ; les négociants armateurs sont plus souvent acheteurs des cargaisons de retour [Léon, t. 3, 1978, p. 88]. Quoi qu’il en soit, dès le début, les marchands jouent un rôle essentiel dans la plantation sucrière en raison des exigences financières de ces cultures : ils fournissent les équipements, partagent les profits, accordent des avances sur récoltes.

Il n’en reste pas moins que les revenus des plantations britanniques aux Caraïbes sont considérables en valeur brute. Citant Burnard, Morgan [2000, p. 57] retient des revenus tirés de la Jamaïque à hauteur de 6 millions de livres par an (pour une valeur des plantations de l’île à 28 millions environ) en 1774. Le total des possessions britanniques vaudrait de l’ordre de 50 millions de livres et rapporterait à ses propriétaires (souvent absentéistes et résidant en Angleterre) quelque 10 millions de livres par an, soit de l’ordre de 15% du revenu national britannique à la veille de l’indépendance américaine. Il faut sans doute déduire de ces revenus le prix de la défense des territoires exploités, encore qu’elle réponde aussi à des intérêts stratégiques indépendants des planteurs. Toujours est-il que ces revenus considérables sont privatisés, utilisant ici la dépense militaire britannique et permettant un réinvestissement éventuel en métropole…

La question de la rentabilité globale de la traite reste donc, sinon indécise, du moins délicate à quantifier en raison de la multiplicité des niveaux où sont réalisés les profits, de la diversité des acteurs, de l’importance des « ententes verbales » entre ces derniers ou encore de l’imbrication entre profits privés et coûts publics. On retrouve ici un point central des débats d’aujourd’hui autour de la mondialisation, à savoir le lien complexe entre États et acteurs privés. Cependant le vrai problème, pour la formation du capitalisme européen, est évidemment ailleurs : en quoi la traite a-t-elle contribué à la révolution industrielle ? Ce sera l’objet de notre prochain article.

ANSTEY, R., [1975], The Atlantic Slave Trade and British Abolition 1760-1810, Londres, Mcmillan.

BEHRENDT S. D., [1993], The British Slave Trade, 1785-1807 : Volume, Profitability and Mortality, University of Wisconsin Ph.D., cité par MORGAN [2000].

BUTEL, P., [1978], « L’apogée du grand commerce maritime » et « La révolution américaine » in Léon, op. cit.

ENGERMAN, S. L., [1981], « L’esclavage aux États-Unis et aux Antilles : quelques comparaisons économiques et démographiques », in Mintz, op. cit. 223-246.

GARDEN M., [1978], « Le monde extra-européen » in Léon, op. cit.

GEMERY, H. S, HOGENDORN, J. S, [1981], « La traite des esclaves sur l’Atlantique : essai de modèle économique », in Mintz, op. cit. 18-45.

LEON, P. (dir.), [1978], Histoire économique et sociale du Monde, vol. 3 : « Inerties et révolutions », Paris, Armand Colin.

MINTZ, W. S. (Dir.), [1981], Esclave = facteur de production. L’économie politique de l’esclavage, Paris, Dunod.

MORGAN K., [2000], Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, 1660-1800, Cambridge, Cambridge University Press.

PETRE-GRENOUILLEAU, O., [1998], Nantes au temps de la traite des Noirs, Paris, Hachette.

PLUCHON, P., [1980], La route des esclaves. Négriers et bois d’ébène au 18e siècle, Paris, Hachette.

SAUGERA, E., [1995], Bordeaux, port négrier. Chronologie, économie, idéologie, 17e-1me siècles, Paris, Karthala.

VILLIERS, P., DUTEIL , J.-P., [1997], L’Europe, la mer et les colonies, Paris, Hachette.

WILLIAMS, E., [1944], Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press (rééd. Capricorn Books, 1966).

 

 

 

Vers une histoire globale de l’aventure industrielle

A propos de l’ouvrage de Patrick Verley, L’échelle du Monde – Essai sur l’industrialisation de l’occident, Paris, Tel Gallimard, réédition 2013.

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Il s’agit là d’un ouvrage sur l’histoire de la « révolution industrielle », constituant une référence depuis sa première parution en 1997 et aujourd’hui réédité en poche, avec une importante postface. Cette dernière a le mérite de situer l’évolution de la réflexion depuis quinze ans et surtout de montrer comment cette discipline relativement jeune qu’est l’histoire globale pourrait aujourd’hui infléchir la réflexion menée. C’est aussi un livre au titre a priori énigmatique et passablement ambigu. Que désigne cette « échelle du monde » ? S’agit-il de montrer que tous les pays du monde ont vocation à faire progresser leur économie grâce à cette « échelle » que constituerait l’industrialisation ? Cette interprétation serait d’autant plus plausible que Patrick Verley précise à maintes reprises que l’histoire de la révolution industrielle ne peut pas être séparée de l’histoire longue des industrialisations, y compris celles qui s’amorcent sous nos yeux depuis trente ans. Mais comme on va le voir, l’une des thèses clés de l’ouvrage est que « l’aventure industrielle » qui s’ouvre en Grande-Bretagne, dans la seconde moitié du 18e siècle, va se trouver largement accélérée par l’espace extérieur, ses débouchés, ses importations possibles, bref le profit qu’il est possible d’en tirer. C’est alors le « monde », le marché global en tant qu’adjuvant de l’industrialisation, plus généralement comme moyen d’ascension et de développement, qui serait en jeu dans ce titre (comme l’auteur l’avoue du reste brièvement dans sa postface). D’où une méprise possible – prendre ce livre pour un pur ouvrage d’histoire globale – qui peut sans doute se produire lorsqu’on le lit un peu vite (voir à ce sujet la surprenante recension parue dans le Monde le 31 octobre dernier). Dans cette œuvre, qui est d’abord une longue et très précise recherche d’histoire économique sur l’industrialisation, il y a évidemment beaucoup à apprendre. Commençons donc par évoquer cette riche analyse avant d’y mêler, à dose homéopathique, l’histoire globale…

La première partie de l’ouvrage, sobrement intitulée « Perspectives », représente une bonne centaine de pages et constitue une tentative de repérage des problématiques et théories liées à la « révolution industrielle », un essai de généalogie des façons successives de la penser (chapitres 1 et 2). On voit ainsi que la question des machines, d’abord étudiée par Ricardo dans les purs termes de l’économie politique (le progrès technique peut supprimer des emplois à court terme mais ses effets de long terme seront positifs), devient dès le début du 19e siècle le problème des conséquences sociales de leur introduction, de leur impact sur le chômage et les conditions de vie. Peu d’interrogation sur les origines de l’aventure industrielle donc, mais soit une étude des mécanismes économiques qui lui sont liés (Mill), soit une approche historique chez Engels et Toynbee, notamment focalisée sur l’évolution des revenus ouvriers. Ce n’est qu’au début du 20e siècle avec Usher qu’est remise en cause l’idée de « rupture » instaurée par la machine et largement étayée l’hypothèse d’une évolution très lente, la grande unité de production (factory system) ne venant détrôner l’artisanat à domicile (putting-out system) que lorsque la rentabilité devient réellement supérieure avec un large usage des machines dans les usines, soit à la fin du 19e seulement. La réflexion sur les origines s’engage alors, écartant vite l’idée d’une cause unique au profit d’un faisceau de facteurs convergents, mais sans que soient véritablement spécifiées les interactions entre ces derniers. Plusieurs auteurs sont alors conduits à privilégier néanmoins une cause principale mais sans démontrer ni qu’elle est exogène à l’ensemble du processus, ni que les causes secondaires seraient endogènes, dans le cadre donc d’un « éclectisme à mauvaise conscience ». Verley montre alors que la réflexion sur le développement des années 1950 vient prendre la suite, notamment avec le tristement célèbre montage de Rostow et ses cinq stades du développement. L’auteur reste ici très poli mais cette construction mal ficelée (les étapes sont peu délimitées) totalement eurocentrique, reprenant les thèses les plus béates de l’évolutionnisme social et conduisant à comparer l’Angleterre du 18e siècle avec l’Inde du milieu du 19e, sans aucun souci des contextes radicalement différents, n’a évidemment plus sa place. Il n’en demeure pas moins que le concept de décollage (take-off) sera beaucoup discuté, approfondi, débouchant parfois sur des constructions intéressantes mais finissant sur des contradictions notoires : si les lois de l’économie sont assez différentes avant et après le décollage, la mise en évidence d’un taux d’investissement minimal pour décoller sembler manquer de logique.

Les approches qui suivront apparaissent plus riches. Ce sont d’abord les marxistes qui, avec Dobb, ont conçu la révolution industrielle comme « étape ultime de structuration des rapports de production capitalistes autour du machinisme et de la grande industrie ». Cette étape ne pouvait être franchie qu’une fois l’accumulation primitive du capital réalisée d’une part (via la montée au Moyen-âge du capital marchand et l’expansion coloniale), qu’une fois consommée l’expropriation des petits producteurs d’autre part (lors des enclosures anglaises du 16e siècle notamment). Dans cette approche, les origines de l’aventure industrielle ne sont plus à étudier de façon immédiate mais en replaçant l’événement dans une logique beaucoup plus large. C’est ensuite Gershenkron qui relie cette accumulation de capital (et de main d’œuvre disponible) à l’idée d’un big spurt permettant une rupture définitive, mais sans véritablement analyser le caractère seulement nécessaire ou déjà suffisant de l’accumulation primitive. Quant aux théories de la croissance qui reportent dans le passé les modèles valables pour le développement auto-entretenu de l’après révolution industrielle, elles ne peuvent logiquement expliquer cette dernière, la difficulté étant clairement de modéliser le changement. L’auteur semble prendre davantage le parti des approches plus empiriques qui se fondent sur les statistiques pour caractériser l’industrialisation : « Au tournant des années 1990, cette position nuancée semble être celle qui concilie le mieux l’acquis des recherches historiques qui confortent toutes l’idée de progressivité, de lenteur et d’inachèvement des mutations économiques et même techniques prises globalement, avec la reconnaissance d’un total redéploiement des ressources qui accéléra, avec un sensible décalage temporel, le développement d’institutions et de formes d’organisation radicalement nouvelles tant dans la production et les transports que sur les marchés des marchandises, de la main-d’œuvre et des capitaux ». Il ne va pas de soi pour autant que l’histoire se reproduise partout et Verley rappelle justement (chapitre 3) les thèses (de Mathias notamment) qui montrent que la situation britannique est unique, les concurrents ne pouvant plus considérer l’industrialisation comme une simple option, mais bien une nécessité pour ne pas rester à la traîne, par ailleurs en copiant ce qui existait déjà de fait. Il consacre aussi de très bonnes pages à la thèse de l’arriération, donc aussi aux avantages que possèdent les late-comers. Cette première partie se termine (chapitre 4) par les thèses de Wrigley selon lequel la révolution industrielle voit se substituer des énergies minérales aux énergies d’origines hydraulique, animale et humaine, mais surtout végétale (bois, matières premières d’origine agricole) libérant ainsi terre la terre et les forêts d’une pression devenue trop lourde. Mais l’auteur corrige aussitôt le propos : cette thèse reste partielle et ne peut par exemple expliquer a contrario l’impossibilité des Pays-Bas de passer à une véritable croissance de type industriel. Il faut donc que quelque autre facteur soit clé dans l’industrialisation et c’est là qu’intervient la disponibilité, ou pas, de marchés extérieurs en forte croissance. C’est elle qui dynamise la croissance dite smithienne et qui peut, dès que les baisses de prix engendrées par la division du travail ont atteint leurs limites, stimuler une croissance schumpeterienne fondée sur les nouvelles technologies et l’organisation du travail qui leur est associée.

C’est là une habile transition vers la seconde partie du livre, « Marchandises, marchés, Etats », longue cette fois de presque 600 pages et comportant un chapitre démesuré qui en comporte, à lui seul, plus de 250… Une telle disproportion est totalement inhabituelle, voire incongrue en regard des normes de construction traditionnelles. Mais il est possible que, chemin faisant, l’auteur ait réalisé concrètement toute la richesse explicative des « débouchés extérieurs et relations internationales » pour comprendre l’aventure industrielle.

Les trois premiers chapitres de cette partie relèvent d’une analyse serrée et, de fait, assez classique. Le chapitre 5 est consacré aux progrès de la consommation, en tant que composante principale de la demande dans les pays européens, c’est-à-dire des marchés internes. Et il apparaît vite que la croissance des achats, sur un rythme lent mais assez régulier, caractérise nettement le siècle qui précède 1780, date par trop officielle du début de la révolution industrielle. De fait, « jusqu’à la césure des années 1860-1870, l’impulsion à la croissance industrielle est donc, même en Grande-Bretagne, le fait d’une demande de biens de consommation qui répondent à des besoins simples (vêtements, aménagement de la maison, alimentation) et dont les premières manifestations dans les couches larges de la population peuvent déjà se percevoir en Angleterre dès la fin du 17e siècle. Elle produit ses effets bien avant que les changements des techniques et des formes d’organisation du travail, auxquelles on attribue habituellement un rôle majeur dans la hausse de la productivité du travail, ne puissent exercer les leurs ». Autrement dit, la consommation stimule l’activité manufacturière et l’industrie naissante bien avant que la hausse des revenus liée aux gains de productivité vienne à jouer à son tour en augmentant la demande. Cette thèse, assez proche du concept de « révolution industrieuse » marque donc le progrès fait préalablement, suggère que la production a suivi cette consommation simple. Ainsi préalablement stimulée, la production sera dès lors au rendez-vous de l’exportation permise par la maîtrise britannique de l’économie atlantique et de l’Asie du sud, après 1750… Et ensuite s’enclencheront croissances smithienne, puis schumpeterienne. Avec un poids de plus en plus grand de l’exportation dans la vente des produits industriels britanniques au cours du 19e siècle. L’auteur nous montre alors que c’est dans le textile que ce stimulant jouera le plus, non pas tant par une influence féminine sur l’évolution de cette consommation que par une influence des modes de consommation urbains et des classes supérieures. Il en résulterait une certaine dégradation de qualité pour obtenir des prix plus bas et parfois une certaine standardisation. L’auteur développe alors le cas spécifique des « indiennes », ces cotonnades imprimées, importées d’abord et très prisées pour leur qualité, puis interdites d’entrée dans les ports occidentaux comme de fabrication locale en France et en Grande-Bretagne. Leur production balaiera ces réglementations et en fera le fer de lance de la révolution industrielle, notamment par la stimulation de la mécanisation du filage et du tissage induite par une forte demande. Là aussi c’est une évolution lente de la consommation comme la transformation des goûts qui sont à la source de la première demande motrice de l’industrialisation. L’amateur de faits historiques significatifs sera comblé par les 24 pages érudites consacrées à ce chatoyant sujet…

Portant sur la circulation des marchandises et de l’information, le chapitre 6 contribue lui aussi à étayer l’idée d’un lent progrès de la consommation, précisément permis par une certaine unification territoriale liée à la construction de routes (surtout en France),  d’infrastructures pour le cabotage (surtout en Angleterre), de canaux (dans les deux pays). En retour, ces voies de communication, améliorées au 18e siècle, seront des stimulants cruciaux pour l’industrie (notamment canaux et cabotage qui acheminent plus facilement charbon et matières premières vers les centres industriels). Il n’en demeure pas moins que les baisses du coût du transport sont plus spectaculaires en matière de navigation maritime : « le fret du coton de La Nouvelle Orléans à Liverpool tombe entre 1818 et 1850 de 4 cents à 0,74 cent la livre », soit donc de plus de 80% de baisse, alors que le coût du transport intérieur de marchandises en France ne décroît que de 25% sur la même période. Et « les négociants en coton de Manchester se plaignent qu’il soit plus long de faire venir leurs achats de Liverpool par le canal que de leur faire traverser l’Atlantique ». Mais la possibilité de vendre plus, dès la seconde moitié du 18e siècle, est aussi à relier aux progrès du grand négoce international comme à l’apparition des grossistes et à la « révolution du commerce de détail » dans les pays les plus avancés.

Laissons de côté le chapitre 7, consacré à l’évolution des structures sociales et des pouvoirs d’achat (notamment pour préciser comment la consommation peut ainsi croître, avant même les débuts de la révolution industrielle puis progresser de façon régulière, mais sans explosion, ensuite) pour nous consacrer au problème qui justifie le titre de l’ouvrage, la question des débouchés extérieurs, objet du chapitre 8. L’auteur commence par y montrer le caractère éminemment conflictuel de la recherche des débouchés pour les trois pays leaders entre 1650 et 1780, dans la mesure où les produis qu’ils offrent sont plus concurrents que complémentaires. Il fournit surtout quelques chiffres clés. Ainsi, pour la Grande-Bretagne, le taux d’ouverture (exportations/PIB) reste faible jusqu’en 1830 et n’atteindrait que 17% en 1870 ; néanmoins le taux d’ouverture industrielle (exportations industrielles / production industrielle) serait plus significatif, 4% en 1700, proche de 9% en 1780 et bondirait ensuite jusqu’à atteindre 67% en 1850. On pourrait alors penser que les exportations de l’industrie, même si elles semblent motrices de ce secteur au milieu du 19e siècle, seraient sans importance avant 1780. Verley nous met en garde contre une telle conclusion : non seulement le taux d’ouverture est d’emblée très élevé pour certaines branches, les plus dynamiques de la révolution industrielle (par exemple 50% dans les cotonnades dès 1760), mais encore, si l’on raisonne en termes de contribution des exportations industrielles à la croissance du PIB, les performances de l’exportation sont beaucoup plus significatives que le taux d’ouverture ne l’indique. Confirmant cette importance, la longue lutte entre la France, les Provinces-Unies et la Grande-Bretagne, tant pour les marchés que pour les sources d’approvisionnement, ne cessera pas avant 1815 aussi bien sur le front nord-américain que pour l’enjeu des métaux précieux ibériques ou encore les débouchés méditerranéens, plus tard sur le marché indien.

Si l’on raisonne ensuite par périodes, il apparaît clair que, de 1720 à 1760, la contribution des exportations à la croissance se ralentit en Grande-Bretagne, laissant ici tout son rôle à la consommation issue de la « révolution industrieuse ». Néanmoins le pays conforte ses débouchés ibériques et méditerranéens (plus de la moitié dans les années 1750) composés à plus de 80% de produits « industriels ». A partir de 1760, ce débouché se contracte relativement mais se trouve relayé par le complexe des marchés américains qui, pour sa part, va faire de l’exportation industrielle britannique un véritable moteur de transformation industrielle. L’exportation de produits manufacturés concerne évidemment les îles des Caraïbes pour la consommation des planteurs (mais aussi l’Afrique, débouché intermédiaire dans la traite des esclaves destinée à ces îles) avec des effets industrialisants en retour (raffineries de sucre entre autres). Elle concerne surtout les treize colonies britanniques d’Amérique du Nord qui vont constituer, à la fin du siècle, un marché semblable à celui des Pays-Bas. Ce marché se verra renforcé par l’indépendance des États-Unis après 1776, les modes de consommation des nord-américains ne se démarquant guère de leur homologue britannique. Verley ajoute deux autres raisons : le faible prix des produits britanniques d’une part, l’inertie des réseaux commerciaux établis d’autre part. Il consacre ensuite la fin du chapitre à l’étude détaillée de chacune des industrialisations européennes entre la révolution française et 1860. Pour la Grande-Bretagne il en ressort une tendance logique à la prépondérance des exportations de filés/tissus de coton, plus généralement de cotonnades, dans la production de la branche, et d’un poids très important de ces mêmes exportations dans l’exportation industrielle totale, notamment grâce au marché nord-américain. De fait, à partir de 1820, l’exportation devient vitale pour la pérennisation de la révolution industrielle britannique, notamment dans la mesure où l’industrie du coton a de multiples effets d’entraînement sur d’autres branches comme la sidérurgie ou la chimie. Enfin, lorsque le débouché continental européen se ferme à ces cotonnades, puis que le débouché nord-américain devient moins attractif, c’est l’Inde qui devient paradoxalement le premier marché des cotonnades britanniques, contribuant dans les années 1856 à 1886 à près de la moitié du taux de croissance de la production cotonnière outre-Manche.

C’est enfin dans sa postface que l’auteur réalise une brève incursion dans ce que l’histoire globale pourrait apporter à son propos. Il mobilise Pomeranz et sa « grande divergence » pour étayer une partie de ses thèses, sans peut-être donner l’importance qu’elle mérite à la thèse des « hectares fantômes » : c’est bien en permettant une culture très abondante de coton, totalement impossible sur le sol européen déjà en proie à des problèmes écologiques, que les territoires conquis ou utilisables commercialement ont stimulé, non seulement l’industrie des cotonnades, mais aussi la recherche afin de mécaniser le filage et le tissage. En ce sens, c’est bien l’un des cœurs techniques de la révolution industrielle qui est mis en place par l’économie globale issue du mercantilisme. Verley est beaucoup plus convaincant dans les pages qu’il consacre à l’analyse de cette révolution comme un mouvement classique de substitution d’importations ou encore d’imitation de la dynamique indienne. Il montre d’abord que les difficultés économiques du 17e siècle en Europe étaient dues très largement au drain d’argent vers la Chine qui alors reconstruisait son système monétaire sur ce métal et obligeait les Européens à payer en argent, issu des Amériques, leurs achats de soie, jade et porcelaine. Les grandes compagnies commerciales européennes auraient réagi en cherchant à acheter ces produits grâce aux gains monétaires réalisés sur le commerce interne à l’océan Indien. Et surtout à importer massivement des produits asiatiques à bon marché (porcelaines standard et tissus imprimés du Bengale) pour rentabiliser leur activité, habituant les consommateurs européens à ces produits et stimulant les entrepreneurs de notre continent à copier les produits asiatiques. Dans le premier quart du 18e siècle, malgré le drain vers l’Asie, l’approvisionnement en argent redevient suffisant pour stimuler la croissance européenne, de plus en plus tournée vers l’industrie, d’autant que la Grande-Bretagne capte désormais l’or brésilien… Mais pour Verley l’essor de cette industrie relève en partie d’une substitution d’importations : on cherche à remplacer par des productions européennes les tissus indiens (et la porcelaine chinoise) jusque là importés; avec l’impact que l’on sait sur l’industrie des cotonnades. En ce sens, l’industrialisation européenne serait le premier développement par la substitution d’importations, stratégie qui deviendra très à la mode, au milieu du 20e siècle, en Amérique latine, en Corée du Sud ou à Taïwan, avant de se convertir en « promotion d’exportations industrielles » dans ces deux dernières économies. Où l’on voit que les stratégies de développement économique ne sont pas des processus d’imitation de la seule Europe : la Grande-Bretagne avait dans un premier temps imité l’Asie avant de réexporter vers cette dernière les produits copiés et à production de plus en plus mécanisée.

Au total, l’échelle du Monde est sans doute l’un des premiers livres sur la révolution industrielle à donner l’importance qu’il mérite au contexte global (aux côtés, il est vrai, du tome 3 du système-monde moderne de Wallerstein, paru en 1987). Et c’est sans doute à ce titre qu’il peut confirmer aujourd’hui son statut de référence incontournable.

L’histoire globale peut-elle aider à penser comme l’autre ?

A propos de François Jullien, Entrer dans une pensée, Paris, Gallimard, 2012.

L’histoire globale est par définition critique à l’égard de l’histoire traditionnelle, jugée eurocentrée, privilégiant les dynamiques européennes sur toutes les autres, également trop imprégnée des catégories occidentales d’analyse. De fait, une composante centrale de cette histoire globale vise à repérer l’eurocentrisme dans toutes ses dimensions, ce dont ce blog s’est souvent fait l’écho. Elle n’en est pas moins elle-même l’objet d’une critique forte : en élaborant la complexité des flux de marchandises, de techniques, d’idées, d’abord sur le continent afro-eurasien, puis à l’échelle planétaire, en définissant les acteurs de ces mouvements, elle continuerait à le faire dans les termes mêmes de la pensée européenne, identifiant des Etats, des marchés, un possible capitalisme, etc. Disons le d’emblée : cette critique paraît largement justifiée et, jusqu’à un certain point, salutaire. Il est ainsi possible que l’histoire globale des flux soit finalement plus utile en tant que pédagogie d’un décentrement très progressif, permettant à ses lecteurs de se débarrasser « en douceur » de leurs préjugés, qu’en tant que discours scientifique, supposé universalisable (qualificatif auquel, à l’évidence, elle ne peut prétendre).

On pourra cependant objecter que l’histoire globale n’est pas seulement élaboration d’interconnexions, à l’échelle de continents ou de la planète. Elle passe aussi par la méthode de la comparaison entre des sociétés supposées différentes, comme l’a brillamment illustré Kenneth Pomeranz dans « Une grande divergence », entre Chine et Grande-Bretagne. Là encore cependant, cette pratique peut facilement laisser l’analyste, surtout s’il  prend une situation européenne comme un des termes de la comparaison, en dehors des significations et représentations propres à la société « comparée ». La tentation sera grande de chercher dans cette dernière, au pire ce qui lui manque en regard de la « référence », au mieux ce qu’elle a de plus, mais sans vraiment décentrer le regard, sans nécessairement cerner les logiques implicites de l’autre société… Et c’est évidemment en ce sens qu’une certaine « histoire connectée » prétend constituer une alternative à l’histoire globale, en se penchant résolument sur les significations vécues par chacune des parties dans la rencontre ou en tentant de cerner comment les structures économiques, politiques, sociales, peuvent être vécues de part et d’autre. Pour ce faire, elle attache à juste titre une grande importance à l’analyse des textes ou témoignages oraux dans la langue même des parties prenantes. Peut-on pour autant penser qu’engager une telle démarche suffise pour en assurer la réussite ? A l’évidence non et c’est toute la difficulté de l’entreprise qui est indirectement démontrée par François Jullien dans cet ouvrage essentiel que constitue « Entrer dans une pensée ». Raison pour laquelle nous allons aujourd’hui nous permettre une exceptionnelle incursion dans la philosophie, ce qu’elle a à dire aux histoires globale, comparée, connectée, étant définitivement incontournable.

Jullien veut nous faire « entrer » dans la « pensée » chinoise… « Pensée » prise, semble-t-il,  à la fois dans son contenu philosophique et dans ses modalités concrètes ou quotidiennes, deux signifiés vraisemblablement non séparables. Et au titre de l’expérimentation il va choisir une phrase clé du corpus littéraire chinois, assertion supposée illustrer correctement un mode de pensée encore prégnant aujourd’hui.  « Entrer », c’est-à-dire en percevoir, sinon en adopter, les « plis », l’implicite, autrement dit ce dont un locuteur a un mal infini à se déprendre, même quand il tente de procéder à l’exercice du doute, tel que la philosophie occidentale l’a pratiqué à partir de Descartes. Tentative à priori impossible pour nous, notamment parce que la pensée chinoise est solidaire d’une écriture très particulière, donc dans un rapport de « dépendance non dénouée avec le pouvoir figurateur du tracé », solidaire aussi d’une langue qui, dans sa variante  classique, est « sans morphologie et quasiment sans syntaxe ». Tentative que ne permet pas non plus la démarche qui consisterait à cerner les écoles de pensée, leurs oppositions et successions, approche trop calquée sur l’histoire conflictuelle de la pensée européenne et peu crédible dans le cas chinois du fait des « connivences sourdement nouées, des évidences inlassablement réchauffées ». Tentative qui est peut-être enfin fondamentalement bloquée par le présupposé que toute pensée procède à partir de « questions », ce qui est de fait le cas dans la pensée grecque, puis européenne, mais peut-être pas dans la pensée chinoise. Bref le risque est immense que, même en pratiquant cette langue, on passe à côté de cette pensée, ce que démontre a plaisir l’auteur dans ses trois premiers chapitres.

Dès lors comment faire ? Jullien nous propose (chapitres 4 à 6) d’étudier, retourner, malaxer, appréhender de plusieurs points de vue différents, une seule phrase chinoise, une phrase qui, comme dans toute autre langue  « secrète un ordre qu’on ne défera plus », obligera à penser dans son sillage et même « pliera du pensable ». Il prend comme exemple d’une telle « pliure » la façon dont la première phrase de Proust, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », engage tout le déploiement de « A la recherche du temps perdu ». Et c’est dans le Yi Jing ou « Classique du Changement » que Jullien trouve sa phrase initiale, voire initiatique, celle qui va nous permettre une furtive incursion dans la pensée chinoise. Mais peut-on parler de phrase ? Il s’agit plutôt d’une succession de caractères que l’on peut considérer comme des « termes » et qu’il traduit par : « commencement – essor – profit – rectitude ». Bousculé par une telle différence, le lecteur occidental peut aisément considérer qu’il s’agit là d’une pensée prélogique, peut-être ésotérique, en tout cas non-structurée. Et déclarer alors qu’elle ne peut lui parler, le laisse indifférent et sans prise. Il peut aussi en être d’autant plus stimulé à suivre les développements que Jullien déploie ensuite et qui nous font commencer à « entrer »…

Cette « phrase » exprimerait d’emblée moins un sens qu’une cohérence. Ce serait « la formule-clé de ce qui fait indéfiniment réalité, dans son incessant procès, et que rien ne peut remettre en question – ne peut ni réduire, ni contredire ». Qu’on l’interprète en termes de succession des saisons à partir du printemps, de germination ou de reproduction, d’histoire des sociétés, il s’agit d’un mouvement englobant toute chose et tout être, ne marquant nulle tension ou opposition (par exemple avec un créateur ou une origine), ne laissant présager ni ailleurs, ni extérieur. L’angle de vue ici posé, pour parler en Européen, est « celui de tout processus déclenché et qui se propage, saisi dans son avènement et son déploiement ». Et si le profit consécutif à l’essor suggère une idée de moisson, pour que le bénéfice obtenu soit durable, encore faut-il « qu’il ne favorise rien de particulier, respecte un juste équilibre, ne dévie ni ne déborde. Aussi maintient-il par sa « rectitude », dernier terme de la phrase, son immanente capacité ; et cette fécondité à l’œuvre ne tarit-elle pas ». L’auteur se plaît ensuite à citer les commentaires faits en Chine sur cette phrase, notamment pour montrer combien elle n’interroge, ni n’explique, et même ôte toute prise au questionnement. En revanche, se présentant comme une évidence, tenant tout lié, cette phrase peut éveiller le soupçon du regard européen : « cet ordre si bien régulé ne servirait-il pas de machine à obéissance ? », de support idéologique à une conformité sociale sans cesse ressassée en Chine.

Arrivé à ce point, l’auteur nous a déjà fait « entrer » en dévoilant plusieurs intérêts d’une formulation aussi énigmatique au premier abord. Il a commencé à nous procurer un point de vue quelque peu chinois. Mais le franchissement du seuil va être réellement consommé en nous faisant confronter ce récit chinois de tout processus à ses équivalents occidentaux, celui de la Bible et celui des Grecs (chapitres 7 et 8). Dans le récit biblique, nulle continuité, mais au contraire un évènement fondateur et un dieu créateur extérieur ; chez Hésiode, un fondement éternel en partie en contradiction du reste avec la dimension temporelle. D’un côté une théologie, de l’autre une mythologie. Mais pour nous l’essentiel n’est pas dans le contenu : il est au contraire dans ce résultat « technique » étonnant qu’obtient François Jullien, à savoir nous permettre de relativiser chacune des trois traditions par les deux autres et même de lire les deux interprétations occidentales des origines avec un regard extérieur… On arrive peu à peu à moins de complaisance vis-à-vis des séparations et conceptualisations qui nous sont familières, on aperçoit plus facilement en quoi l’idée d’un créateur extérieur, par exemple, tout à la fois oriente définitivement et limite drastiquement la pensée européenne ultérieure. Et on en vient finalement à trouver bien des vertus au récit du Yi Jing tout en relevant son ambiguïté politique.

Il est certes impossible de résumer ici le corps d’un texte dense et érudit, dans lequel le simple amateur de réflexion philosophique peut aisément se perdre. Mais la trajectoire suivie par l’auteur ensuite est clairement exposée. Il commence par montrer (chapitres 9 et 10) combien les traditions hébraïque et hellénique sont de fait déjà interdépendantes car métissées en amont, sans doute à Babylone, certainement aussi en relation avec la foisonnante mythologie propre à la pensée indienne des origines. Ne seraient-elles donc qu’une ultime variation dans une infinité de récits des origines, tous soumis à des contradictions internes comme à des incompatibilités mutuelles ? Du coup, le retour à la phrase chinoise (chapitre 11) montre cette dernière comme incroyablement décantée : « on mesure alors à côté de quoi, sans s’en rendre compte, celle-ci est passée ; on la lit (du dehors) dans ce (qu’elle ne sait pas) qu’elle ne dit pas ». Et on réalise qu’elle ne se prête pas « à contestation, à autre chose que de la glose et de l’explicitation ». Se pourrait-il alors qu’elle n’ait rien à nous dire ? Renversant la question au chapitre 12, Jullien montre que c’est tout autant la Chine qui est restée indifférente aux mythes ou théologies, et jusque tard rétive à nos catégories de pensée par trop clivantes. Et de fait, si des vestiges de mythologie subsistent dans la culture chinoise, ils ne se déploient pas, « enfouis ou travestis par une cohérence qui prévaut sur eux et les étiole ». La Chine aurait ainsi privilégié un parti-pris ritualiste « qui n’est pas explicatif, mais tend à déceler la ligne d’évolution des choses pour y lire une propension à laquelle se conformer ». Elle a de ce fait choisi un des « possibles de l’esprit ». Ce qui l’amène à être fort peu concernée par d’autres partis-pris, les nôtres en particulier, de la même façon que son discours propre n’aurait rien à nous dire.

Cette variété des « possibles de l’esprit » est alors étudiée par Jullien dans l’exemple grec (chap. 13). Il voit dans la langue un outil clé de construction dans/de la pensée et montre remarquablement combien le grec « construit un sens » à partir d’une grammaire qui induit le concept de cause, lequel hypothèquerait définitivement la suite de la réflexion (y compris la notion de Dieu). A l’inverse le chinois (classique) « condense des cohérences », sans doute en grande partie du fait de son absence de grammaire, de temps, de distinction entre passif et actif, etc. et se traduirait en « formules » plus qu’en énoncés logiques. Penser selon les Grecs sera alors « trancher successivement dans une série organisée d’alternatives s’impliquant les unes à partir des autres, optant pour une solution et refusant l’autre », ce sera « problématiser ».  Chez les Chinois, ce ne sera pas cette déduction des raisons mais plutôt un dévidement ou enfilement, la phrase étant aussi processive que ce qu’elle cherche à faire entendre, et la problématisation étant superbement ignorée. Sur ces bases, l’auteur consacre le chapitre 14 à réhabiliter le sens de la traduction, à condition que celle-ci fasse précisément entendre ces écarts et permette de faire « entrer », non pas tire tout de suite vers les catégories européennes des textes qui leur sont profondément étrangers, phénomène dont il donne des incarnations certes grotesques mais qui ont malheureusement longtemps fait autorité. Au final il considère que la révélation de ces multiples « possibles de l’esprit » est sans doute le moyen d’un dialogue fructueux entre l’Europe et la Chine, de façon notamment à caractériser ce substrat commun dont les « possibles » auraient dérivé, mais cette conclusion paraît moins étayée et brillante que le reste de sa démonstration.

On ne cherchera pas à construire ici, en conclusion, ce que pourrait être pratiquement l’apport du livre de Jullien à l’histoire globale (ou connectée ou comparée). Cela se fera peut-être, ici ou là, par le travail effectif et l’étude attentive des « écarts ». Il me semble clair néanmoins que cet ouvrage devrait être, pour nous, véritablement fondateur.

La “Chindiafrique”, clé de la globalisation à venir

À propos du livre de Jean-Joseph Boillot et Stanislas Dembinsky, Chindiafrique. La Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain, Paris, Odile Jacob, 2013.

La problématique de l’émergence (ou réémergence) économique des continents autrefois considérés comme « sous-développés » est aujourd’hui amplement débattue : puissance croissante et influence globale de la Chine, atouts surprenants de l’économie indienne dans les nouvelles technologies, ambiguïtés d’un développement de l’Afrique (surtout subsaharienne) encore trop axé sur l’exportation des produits primaires. Et c’est tout le mérite du livre de Jean-Joseph Boillot et de Stanislas Dembinsky que d’aborder ces trois « masses », ces trois sous-continents, comme un véritable ensemble, et ce à deux niveaux. D’un point de vue synchronique d’abord, ils arrivent à dégager les synergies mutuelles qui affectent dans la période actuelle ces trois blocs : apport des technologies chinoises et indiennes au développement africain, caractère indispensable des matières premières de ce continent pour les deux puissances asiatiques, pour ne citer que les plus évidentes. Dans une approche diachronique ensuite, ils montrent des évolutions étrangement parallèles en termes de démographie et de formation du capital humain, quoique à vingt ans de distance, la Chine ouvrant le bal, suivie de l’Inde puis de l’Afrique. Leur livre débouche alors sur une véritable démarche prospective quant à l’influence de cet ensemble dans la mondialisation. Mais cette approche tournée vers l’avenir s’appuie fondamentalement sur une démarche d’histoire récente comparée. Elle utilise aussi les apports de l’histoire globale même si on peut regretter que celle-ci soit souvent réduite aux travaux quantitatifs d’Angus Maddison. Au total une réflexion originale, parfois très subtile, et clairement enracinée dans une connaissance historique structurée.

Le livre s’ouvre sur une première partie consacrée à la démographie. On y découvre de fascinantes similarités dynamiques entre les trois blocs, analysées au moyen du concept de « fenêtre d’opportunité démographique ». Ce dernier traduit l’éventualité qu’un pays dispose, pendant une période limitée, d’un poids plus important, dans la population totale, des tranches d’âge constituant la population active. Exemple, la Chine qui, avec la politique de l’enfant unique, a connu en quelque sorte un « vieillissement par le bas » : après quinze ans de cette politique, elle s’est retrouvée avec une pyramide des âges étrangement gonflée dans les tranches de 20 à 60 ans et plus étroite à la base. Si on suit bien leur raisonnement (parfois elliptique), cela signifie économiquement une potentialité de développement fondée sur une main-d’œuvre non seulement abondante, mais de plus ayant à payer moins de charges pour soutenir les plus jeunes et les plus vieux dont la proportion faiblit. Pour peu que le modèle économique de développement sache utiliser cette main-d’œuvre, par exemple en développant des exportations industrielles « légères », surtout basées sur le travail, cette surabondance provisoire peut constituer une bénédiction pour le pays dans la compétition internationale pour la puissance économique, autrement dit la course au PIB. Si la Chine a gagné à peu près ce pari depuis environ trente ans, c’est cependant au prix d’une menace grave concernant le financement des retraites à partir de la fin de cette fenêtre, c’est-à-dire maintenant.

Curieusement l’Inde, avec une tout autre politique nataliste, connaît la même fenêtre, non plus entre 1980 et 2010, mais depuis 2005 et sans doute jusqu’à 2035. Ici c’est la chute beaucoup plus progressive du taux de fertilité qui en est responsable. Plus étonnant encore, l’Afrique devrait aussi bénéficier d’une telle fenêtre, mais plutôt à partir de 2030, avec cependant des hétérogénéités régionales considérables et une lenteur certaine dans la décroissance du taux de fertilité. La question est alors de savoir si l’Inde, et surtout l’Afrique, pourront utiliser leur fenêtre d’opportunité démographique au moins aussi efficacement que la Chine. Si l’Inde semble bien partie, la question demeure entière pour le continent situé au sud de l’Europe, entraînant évidemment un risque de migration massive (surtout intra-africaine pour l’instant) pouvant déstabiliser notre continent. Par ailleurs tout dépendra de la qualification de la main-d’œuvre afin qu’elle puisse réellement occuper les emplois susceptibles d’être créés. Les trois blocs ont réalisé des avancées importantes en termes d’alphabétisation (90 % en Chine contre 68 % en Inde et 65 % en Afrique en 2010) mais, si l’Inde et l’Afrique ont fait des progrès récents considérables en matière d’enseignement primaire et secondaire, la seconde reste très en retard en matière d’enseignement supérieur (2 % du capital humain).

On s’attendrait à trouver, dans la deuxième partie du livre, portant sur l’économie, une réflexion sur les stratégies de développement à mettre en œuvre pour précisément absorber cette main-d’œuvre temporairement croissante. Cette partie rappelle d’abord l’histoire longue des trois blocs étudiés en montrant que Chine et Inde représentaient, selon Maddison, chacune 25 % du PIB mondial vers 1500, 33 % pour la Chine et 16 % pour l’Inde vers 1820, mais seulement 5% chacune en 1950, après un siècle et demi de révolution industrielle dans le monde occidental. Les auteurs attachent beaucoup d’importance aux choix politiques généraux de l’Inde et de la Chine dans la seconde moitié du 20e siècle pour « socler » le décollage ultérieur. Ils montrent le rattrapage dans l’accumulation du capital (surtout en Chine) mais se contentent d’analyser la question de la productivité à l’aide de l’indicateur quelque peu « magique » de Goldman Sachs. La tendance serait cependant claire : « Chindiafrique passerait d’un peu plus du quart du PIB mondial aujourd’hui à près de la moitié en 2030, pour bondir à 60 % de l’ensemble en 2050 » selon un modèle prévisionnel du CEPII. Basculement planétaire donc, mais qui amènerait les trois blocs « à retrouver finalement un poids économique correspondant à leur poids démographique ». Au final on garde l’impression que cette partie (parfois très descriptive et lourde à suivre) n’a pas répondu vraiment à la question de l’absorption intelligente de la main-d’œuvre indienne et africaine issue de la fenêtre d’opportunité démographique.

Sur un plan plus qualitatif, c’est ce que fait davantage la troisième partie qui démontre avec clarté comment Chine et Inde ont fait leur place dans les technologies de l’information et comment cette transformation permet aujourd’hui à l’Afrique de réaliser un saut technologique crucial. En amenant en Afrique un hardware de faible prix et bien adapté, la Chine a permis une extension considérable des équipements en matière d’informatique et de communication sur ce continent. Plus portés sur le software, les Indiens ne sont pas en reste et, au total, l’Afrique « pourrait sortir de cette bataille des trois prochaines décennies comme une des régions les plus câblées au monde ». Mais de même, dans les biotechnologies, Chine et Inde s’efforcent de concurrencer ou de dépasser les économies occidentales : leur progrès semble directement utilisable par une Afrique confrontée à une pénurie alimentaire grave si elle se contente des moyens agricoles productivistes actuels utilisant trop de produits chimiques et d’équipements. Les auteurs ne se posent pourtant pas ici (seulement deux pages, plus loin et au chapitre 12) la question de la soutenabilité de l’utilisation des OGM, pourtant au cœur du problème comme l’ont montré les déboires des producteurs indiens de coton OGM ces dernières années. Les auteurs sont plus convaincants quand ils décryptent l’intérêt que représentent la Chine et l’Inde pour les entreprises globales soucieuses aujourd’hui de délocaliser leurs activités de recherche et développement. Et ils sont passionnants quand ils détaillent les nouveaux business models et autres « innovations frugales ». « Au lieu de partir d’équipements de haut de gamme et de chercher simplement à en réduire le coût, le processus de production est inversé : on développe des technologies à bas coûts en partant des besoins et des contraintes des populations des pays en développement. » En témoignent la voiture nano de l’Indien Tata, les véhicules deux-roues totalement électriques, les modèles de téléphone mobile adaptés aux coupures de courant ou comportant plusieurs carnets d’adresse pour une utilisation à plusieurs, le smartphone associé à un scanner d’empreintes digitales qui permet à des petits commerçants de fonctionner comme banquiers de leurs clients pauvres, le réfrigérateur solaire à 70 $, etc. Plus théoriquement, les entreprises locales  pratiquent souvent une externalisation inverse en s’adressant pour leurs composants intermédiaires, non à de petits sous-traitants, mais à des multinationales étrangères qui se voient ainsi ouvrir un marché prometteur. Par ailleurs, les produits le plus vendus combinent souvent des biens déjà existants, comme ces mobiles connectés à un poste de télévision de façon à permettre la navigation sur le Web… Bref, une capacité inédite d’innovation frugale régit clairement la consommation dans la Chindiafrique.

Le quatrième temps du livre porte sur les ressources naturelles et agricoles. On y lira un dossier bien documenté et analytique sur la question pétrolière, montrant la part que les sociétés chinoises et indiennes prennent désormais dans l’exploitation, potentiellement en concurrence, peut-être aussi avec des effets délétères sur le développement africain. Quant aux matières premières, si le poids de la Chine dans leur consommation comme dans leur production est devenu très important (avec en particulier le problème des terres rares), les auteurs soulignent surtout la féroce concurrence entre Chine et Inde pour leur obtention, que ce soit en Afghanistan, en Birmanie ou en Afrique. Encore considérées comme des jouets  entre les mains des sociétés chinoises (avec des accords de troc matières premières contre infrastructures souvent léonins), bien des économies africaines doivent cependant pouvoir développer une capacité purement nationale en matière de production minière, notamment parce que leur abondante jeunesse l’exigera sans doute, selon les auteurs. Au-delà se profile évidemment le spectre de l’épuisement possible de certaines matières premières : si Boillot et Dembinsky plaident pour un recyclage important, ils en montrent aussi les limites, comme celle du développement de modes d’usage moins centrés sur la propriété des biens et plus sur leur location, la frugalité ne semble pouvoir être évitée. Le livre aborde aussi la question délicate de l’agriculture, développe notamment l’idée de « révolution doublement verte », mais les accaparements de terres arables en Afrique par des sociétés chinoises et indiennes sont trop rapidement évoqués.

L’ouvrage se clôt avec une cinquième partie consacrée aux problèmes de puissance et aux cartes politiques détenues par la Chindiafrique. On y comprend que l’hégémonie chinoise sur le monde n’est pas pour demain sans pour autant être totalement exclue, le rapport de forces entre néocommunistes (nationalistes et volontiers épris de puissance externe) et internationalistes libéraux (soucieux de promouvoir une « ascension pacifique » de la Chine via le pouvoir économique) l’interdisant pour l’instant. On y apprend que l’Inde est un softpower, au même titre sans doute que l’Union européenne dont on évoque le pouvoir idéologique possible dans l’avenir. Mais cette partie reste finalement assez convenue et apporte peu de réelles nouveautés.

Au total, le livre de Boillot et Dembinsky s’avère riche d’une multitude d’informations et aborde des problèmes importants : on retiendra notamment l’analyse stimulante des fenêtres d’opportunité démographique successives de Chindiafrique tout comme la présentation documentée des ressorts de l’innovation frugale. Mais le livre a aussi les défauts corollaires de ses qualités : en se voulant raisonnablement grand public, avec un style journalistique éventuellement plus impressionniste qu’analytique, avec des digressions parfois peu justifiées et des illustrations pas toujours utiles, il fait souvent perdre le fil du raisonnement et de la problématique initiale. Mais il a clairement posé un nouvel objet de recherche et ce n’est pas son moindre mérite. Gageons qu’il constituera une base importante d’études ultérieures sur un sujet effectivement crucial pour l’avenir de notre mondialisation.

MADDISON A. [2003], L’Économie mondiale. Statistiques historiques, Paris, OCDE.

L’économie de l’offshore, un pan méconnu de la globalisation

À propos de Ronen PALAN, The Offshore World, Sovereign Markets, Virtual Places and Nomad Millionaires, Cornell University Press, 2003.

La question des paradis fiscaux, plus généralement de ce qu’on nomme parfois l’économie de l’offshore, est aujourd’hui à la mode, et les grandes puissances semblent désormais d’accord pour au moins affaiblir considérablement le secret bancaire et traquer les « optimisateurs fiscaux », aimable terme du monde de l’entreprise et qui ne recouvre rien d’autre que la fraude fiscale, plus ou moins tolérée on le sait. C’est du reste cette relative tolérance qui constitue tout le problème de l’économie offshore, de son intégration fonctionnelle au monde économique officiel, de son lien particulier avec les pouvoirs politiques. C’est précisément cette problématique que développait Ronen Palan, il y a déjà dix ans, dans un livre qui constitue une pièce fondamentale de l’histoire de la globalisation économique, The Offshore World, malheureusement non traduit dans notre langue.

Que recouvre l’économie de l’offshore ? Pour Palan, les formes en sont multiples mais elles partagent toutes un point commun : les transactions offshore « se déroulent toujours dans des enclaves juridiques spécialement conçues et séparées de leurs équivalents officiels par la levée de certaines, voire de toutes les régulations ». Si c’est sans doute Radio Luxembourg qui a popularisé cette notion, et peut-être fourni le nom, par sa radio « pirate » en 1959, destinée à capter les audiences britanniques et françaises, c’est la finance qui lui a donné toute son importance. En premier lieu le marché non régulé des eurodollars dès la fin des années 1950. À partir de 1958, des exportateurs européens payés en dollars US se mirent à les déposer sur leurs comptes dans des banques françaises, britannique ou autres hors États-Unis. Ces banques les leur empruntèrent donc à moyen terme et firent ainsi des crédits en dollars, hors de toute régulation, dans leur pays de résidence comme aux États-Unis. Comme les firmes états-uniennes étaient alors gênés sur le marché américain, pour financer leur expansion extérieure, c’est elles qui fournirent le gros contingent des demandeurs sur ce nouveau marché… Deux décennies plus tard, ce marché non régulé imposait son mode de fonctionnement à l’ensemble des marchés financiers, notamment obligataires. Londres, Hong-Kong devinrent des centres offshore « spontanément » selon Palan, tandis que New York créait le sien dans les années 1980, plus tard imité par Tokyo, Singapour et Bangkok. C’est en second lieu, et c’est plus connu, les paradis fiscaux, dont les précurseurs sont d’ailleurs toujours européens et pas d’abord antillais ou latino-américains. Mais Palan ajoute à juste titre à ces deux incarnations bien connues de l’offshore, les pavillons de complaisance, les zones franches d’exportation, plus récemment certaines activités commerciales sur Internet. Au total, il montre dans une énumération particulièrement documentée que la logique de l’économie offshore est bien vivante et en perpétuelle évolution… Le véritable apport de son livre est cependant l’analyse théorique qu’il en fait, parfois avec une certaine lourdeur ou dispersion dans les arguments, mais le plus souvent avec une réelle pertinence.

Première question : le développement d’une économie offshore est-il uniquement le résultat de taxations et de régulations abusives propres aux grands pays développés ? C’est la thèse traditionnelle des théories statiques du changement qui considèrent que l’offshore s’explique en mettant en relation la rationalité des agents économiques (États, entreprises, individus) et les conditions environnementales qui président à leurs choix. Ainsi des agents rationnels et maximisant leur profit réagiront dans un sens univoque à toute transformation de leur environnement vers plus de contraintes et de taxes. À l’inverse, les théories dynamiques du changement postulent que les conditions institutionnelles et structurelles qui peuvent mener à l’offshore sont bien autre chose qu’un simple environnement extérieur. Elles sont elles-mêmes des créations historiques qui possèdent leur propre évolution tout en se transformant sous l’action des agents. C’est par exemple la thèse de Johns [1983] pour qui la structure de compétition économique entre les États, clairement mise en place par la révolution industrielle britannique voire même durant le mercantilisme, est la matrice de l’offshore. Si cette compétition s’est manifestée historiquement par la spécialisation productive, pourquoi refuserait-on aujourd’hui aux petits pays qui n’ont aucune capacité intrinsèque à engendrer du profit au sein de la production, de jouer de leur souveraineté en matière de régulation pour se créer des rentes ? Dans cette approche, le moteur de la création de l’offshore serait tout autant sinon plus à trouver du côté des offreurs que des demandeurs… Mais en finir avec l’offshore signifierait alors, soit retirer leur souveraineté à certains pays, soit amener les États à se coordonner sur une politique unique, ce qui revient au même. Il y a donc ici une contradiction lourde puisque les États ne pourraient résoudre le problème qu’au prix d’une violation des principes de souveraineté et d’autodétermination.

Palan montre alors que la théorie du « public choice » a écarté ce raisonnement en se concentrant sur la logique de la compétition en matière de régulation et de taxation. Si chaque pays fait payer un prix en échange d’un certain nombre (et d’une certaine qualité) de services, alors leur mise en concurrence devrait logiquement déboucher sur l’obtention d’un rapport qualité-prix optimal pour ces services dans chaque pays. Mais un tel raisonnement reconnaît alors implicitement la primauté du marché sur les droits souverains des États. Il admet également que la souveraineté devient un produit susceptible d’être commercialisé. Et il légitime en quelque sorte l’offshore, oubliant par ailleurs que cette compétition en matière de régulation n’est pas un fait de « nature » mais a bel et bien une histoire, un trajectoire dont précisément la théorie doit rendre compte.

L’auteur adopte en conséquence une thèse plus complexe qui va enraciner l’offshore dans l’histoire économique du 19e siècle : « La structure internationale qui apparaît à la fin de ce siècle portait une contradiction entre l’émergence d’États-nations pourvus de souverainetés mutuellement exclusives […] cherchant à imposer une taxation des affaires d’une part, l’engagement à soutenir l’internationalisation du capital d’autre part. » Et pour lui, cette contradiction forte ouvrait une multitude de solutions possibles, celle qui allait sortir étant largement déterminée par des conjonctures spécifiques, des événements particuliers, des acteurs parfois incertains quant aux conséquences de leurs actions. D’où le recours à l’histoire pour éclairer ces différents éléments.

De fait la genèse de l’État souverain européen du 19e siècle fut longue et très progressive. À la fin du Moyen Âge, les États se voient désormais comme souverains et distincts mais néanmoins encore « intégrés dans un ordre chrétien universel fondé sur une loi naturelle ». Trois siècles plus tard, sans doute en lien avec l’épistémologie newtonienne du monde, ces entités ne se voient plus comme relevant d’un ordre naturel mais comme distinctes et surtout identifiées par des espaces géographiques séparés, dès lors en compétition les uns avec les autres. La territorialisation de la souveraineté serait alors devenue centrale et c’est elle qui se cristallise au début du 19e siècle. Les frontières physiques encore incertaines sont alors précisées tandis que les zones de souveraineté maritime sont établies à 12 miles nautiques (avec du reste une extension imaginaire du territoire, tant vers la haute atmosphère – 50 miles – que vers les profondeurs de la Terre…). Mais parallèlement, la montée de la grande entreprise capitaliste détermine une internationalisation du capital à partir des années 1860 qui vient bousculer ce processus d’établissement de la « cage nationale ». Se pose alors le problème de la résolution des différends liés aux comportements de citoyens d’un pays présents sur un autre territoire : comment les régler sans violer les souverainetés respectives tout en favorisant le fonctionnement économique ? C’est notamment par l’instauration de traités bilatéraux que passe cette résolution, notamment après 1860 et le traité de libre-échange franco-britannique. Avec l’attribution d’une série de droits, pour les individus d’un pays, dans le pays partenaire, avec également l’établissement précis des « localisation juridiques », à travers également la délégation aux marchands eux-mêmes de la fixation de certaines règles, les efforts juridiques de l’époque ont résolu certains problèmes. Ils ont tout autant multiplié les failles que l’offshore allait désormais utiliser…

Curieusement, les premiers « paradis fiscaux » apparaissent dans le cadre d’une concurrence entre États… américains. Durant les années 1880, l’État du New-Jersey est le premier à proposer des avantages fiscaux aux entreprises, suivi de près par le Delaware (1898). Mais dans ces deux cas, les États correspondants accueillent physiquement l’entreprise, loin des hébergements virtuels propres à l’offshore. C’est après 1929 que les premiers exemples d’investissement offshore apparaissent réellement à partir de la Grande-Bretagne. Il est alors admis qu’une entreprise enregistrée à Londres mais dont toute l’activité serait à l’étranger ne paierait plus l’impôt britannique… C’était là une faille béante qui devait faire de Londres une véritable place offshore, quoique non déclarée comme telle. Une entreprise londonienne pouvait ainsi investir à l’étranger, s’y montrer totalement britannique pour échapper à l’impôt local, montrer inversement aux autorités anglaises qu’elle n’avait aucune activité en Grande-Bretagne, bref jouer sur les deux tableaux pour n’être plus imposée nulle part. Et ce avec sans doute une réelle tolérance de la part des autorités britanniques, bienveillance qui reflète bien la contradiction matricielle avancée par Palan. C’est aussi dans les années 1920 que, sur la base d’un secret bancaire créé dès la Révolution française pour attirer les fortunes des aristocrates, la Suisse acquit le statut de refuge international préféré des premiers « optimisateurs fiscaux ». Dans la décennie suivante, le pays renforçait son secret bancaire de façon à attirer agressivement les capitaux étrangers. Et dans le cas suisse comme dans le cas britannique, des lois furent établies permettant de séparer individus ou firmes en plusieurs entités distinctes, ce qui rendait évidemment plus facile l’utilisation de l’offshore puisque l’entité y possédant un actif se trouvait séparée de sa « forme dans le pays d’origine ». Ce principe nouveau de division possible des personnes juridiques sous plusieurs juridictions serait le véritable fondement de l’offshore

Par la suite, l’offshore est resté relativement discret jusqu’aux années 1960, à l’exception du cas très particulier du marché des eurodollars. Mais avec la crise qui secoue le monde développé, dès la fin de cette décennie, la recherche de détaxations deviendra cruciale. Mais Palan prend bien soin de montrer que ce mouvement était prévisible dès l’immédiat après-guerre : en effet le fordisme des pays développés avait accru les responsabilités économiques des États, donc aussi leur levée de recettes fiscales. Dans le même temps, les paradis fiscaux les plus en vue à l’époque, tous européens du reste (Suisse, Luxembourg, Liechtenstein, Monaco, Andorre, Gibraltar et les îles anglo-normandes) avaient maintenu les leurs à un niveau faible, notamment parce que, sans industrie ou presque, ils n’avaient pas à suivre le même chemin. Le hiatus entre les deux types de systèmes fiscaux devenait inévitable. Pour les pavillons de complaisance, l’histoire est aussi celle d’une faille ouverte fortuitement dans la législation. Devant recycler des bateaux capturés ou récupérés après la Première Guerre mondiale, les États-Unis décideront de les vendre à des Américains mais, pour ne pas qu’ils soient des concurrents nationaux des navires marchands états-uniens, ils furent obligés de s’enregistrer au Panama. Une fois ceci réalisé, d’autres armateurs comprirent vite les possibilités ouvertes par la législation correspondante. En ce qui concerne les zones franches d’exportation, c’est pareillement Puerto-Rico qui constituera un précédent à la fin des années 1940. Dans tous ces cas, Palan parle d’innovation apparemment accidentelle de ces véhicules de l’économie offshore, tout en soulignant le caractère incontournable de ces derniers, dans le cadre d’un capitalisme de plus en plus soumis, de fait, à des taxations et surtout régulations, de la part des États développés.

Nous n’avons pas la place de développer ici les remarquables ajouts de l’auteur sur la période des quarante dernières années, de même que ses réflexions plus théoriques. Mais au final il apparaît bien que le « monde de l’offshore », pour clandestin et « extérieur » qu’il soit, est profondément intégré au monde économique officiel, largement fonctionnel avec ce dernier. Tout ceci pour dire que le projet de sa disparition reste peut-être un vœu pieux, malgré la multiplicité des déclarations politiques récentes en ce sens. Néanmoins on ne peut s’empêcher de penser que l’état de détresse des finances publiques états-uniennes et européennes aujourd’hui milite quand même en faveur d’un allégement de ses abusives prérogatives. L’avenir est aussi fait d’inédit et on a toujours le droit de rêver…