En 1944, dans Capitalism and Slavery, Williams affirme que la traite des Noirs, « forme la plus avancée du capitalisme marchand », aurait été « une des principales sources de l’accumulation du capital qui, en Angleterre, a financé la révolution industrielle ». Et il semble en effet que des armateurs aient bien avancé de l’argent à James Watt auquel on attribue traditionnellement la paternité de la machine à vapeur. Mais au-delà de l’anecdote, si l’on peut penser que les riches armateurs ou planteurs disposaient de l’argent nécessaire pour financer les inventeurs et entrepreneurs de la Révolution industrielle, l’ont-ils réellement fait?
La question est difficile à trancher tout en restant elle-même ambiguë. En premier lieu, on connaît mal le volume et l’affectation des revenus des armateurs et planteurs : ce qui est consacré à la consommation ostentatoire ou à l’achat de titres laisse peu de traces précises, d’où l’incertitude sur la fraction consacrée à l’industrie. Supposant ensuite que l’on connaisse l’investissement brut dans l’industrie des fortunes concernées, comment déterminer la part qui revient aux profits spécifiques de la traite plutôt qu’à ceux dégagés d’autres activités ? Si enfin ces difficultés sont levées, le point intéressant consiste a priori à évaluer la proportion de l’investissement industriel total imputable aux revenus de la traite… Tout en sachant qu’un tel ratio « mécanique » ne rend compte que d’un effet très localisé des revenus de la traite sur l’économie, via l’investissement. Les effets réels sont beaucoup plus diversifiés et mettent en jeu la dynamique de l’économie : stimulation des exportations pour fournir les marchés américains, donc de l’innovation locale, accroissement de l’emploi européen donc du revenu et de la possibilité d’importer les denrées coloniales, source de plus de pouvoir d’achat transatlantique, etc. Ces remarques faites, analysons néanmoins la contribution directe des revenus de la traite à l’investissement, les autres effets étant étudiés plus loin.
En Angleterre, on estime qu’une part importante des capitaux nécessaires au développement de l’industrie cotonnière du Lancashire a pu provenir de l’activité du port de Liverpool, principal pôle de la traite. Le capital commercial de la région de Glasgow, développé grâce au commerce du tabac, lui-même lié à l’esclavage, trouve un emploi considérable dans l’industrie après 1730 : les négociants du commerce atlantique prennent en Écosse le contrôle des industries du verre, du sucre et du lin. Devine a montré comment le store system des marchands de Glasgow sur le marché de la Chesapeake dépendait de l’échange des biens de consommation et d’équipement nécessaires à la vie des plantations contre la production américaine et exigeait le développement d’étroites relations entre marchands et producteurs industriels [Léon, tome 3, 1978, p. 53]. Dans le même esprit, des familles britanniques exploitant des plantations jamaïcaines investissent dans la métallurgie (cas des Fuller dans le Sussex) ou les carrières d’ardoise (cas des Pennant au pays de Galles). Mais plus globalement les planteurs semblent avoir privilégié la terre, les emprunts d’État ou la consommation à l’investissement industriel [Morgan, 2000, pp. 53-54]. Au niveau des armateurs, toutes les industries, du textile au charbon en passant par la construction navale, le raffinage du sucre ou encore l’industrie du verre ont reçu de leurs capitaux, sans qu’il soit possible de distinguer, dans ces apports, ce qui provient de la traite de ce qui résulte des autres activités de banque, d’assurance ou de transport que pratiquent aussi ces mêmes armateurs…
Si l’on quitte les faits bruts pour s’intéresser aux ratios entre revenus de la traite et investissement, la situation apparaît plus claire. Pour Barbara Solow, reprenant des calculs d’Engerman, les profits de la seule vente d’esclaves représentaient en 1770 environ 0,5% du revenu national britannique, mais 7,8% de l’investissement total et surtout 38,9% de l’investissement industriel et commercial proprement dit [Solow, 1985, p. 105]. La signification de ce ratio (lui-même relativement stable au long du 18ème siècle) est importante dans la mesure où, « aucune industrie n’a pu atteindre un tel ratio dans l’économie américaine moderne » [Morgan, 2000, p. 47]. Il est cependant possible qu’à l’époque, d’autres industries britanniques aient dépassé ce ratio, dans le textile notamment [Eltis et Engerman, 2000, pp. 134-135]. La traite n’en apparaît pas moins comme un moteur potentiel de l’investissement. Il reste alors à évaluer quelle part de ces profits allait réellement à l’investissement industriel et commercial, ce qui n’est pas déterminable aujourd’hui. Mais on peut aussi considérer que, de toute façon, le reste des revenus de la traite contribuait à l’essor productif par le biais d’autres investissements ou de la consommation. Le débat ne semble pas être clos pour autant : le bilan publié par Thomas [2000] tendant à relativiser l’ampleur de l’accumulation de capital à grande échelle par le biais de la traite.
Pour ce qui est de la France, les armateurs ont-ils investi l’argent gagné grâce à la traite ailleurs que dans la terre et dans la pierre ? A Nantes, on trouve beaucoup d’armateurs d’origine bourgeoise, qui ont acheté des charges anoblissantes et des seigneuries pour unir le prestige de la noblesse à celui de la fortune ; les Mautaudoin, Boutellier, Trochon, Luynes, Michel, Grou, Chaurand veulent tous être anoblis. Lemesle estime cependant que même si les négociants consentaient à payer des prix de plus en plus élevés pour obtenir des charges, celles-ci n’ont pas détourné une part importante de leur capital. Pourtant, le même auteur remarque que « les armateurs ne se sentaient pas la vocation de réinvestir leur capital dans l’industrie, même s’ils avaient développé et encouragé la construction navale, l’indiennage, le raffinage du sucre » [Lemesle, 1998, p. 95]. Pétré-Grenouilleau estime quant à lui qu’en ce qui concerne les ports français, les armateurs n’ont pas réalisé d’investissements massifs dans ces secteurs industriels : « Aussi, loin d’être un aboutissement logique, l’industrie est réduite dans la pensée des armateurs nantais (et sans doute également bordelais), à un simple auxiliaire » [1998, p. 129].
Si la participation à la traite fait de certains armateurs des acteurs de la révolution industrielle, on doit donc plutôt trouver ces individus parmi les Anglais que chez leurs homologues français. Par ailleurs, les profits de la traite ont vraisemblablement eu un impact économique significatif sur le volume de l’investissement industriel, comme l’indiquent les chiffres cités par Solow. Il importe maintenant d’étendre l’analyse pour prendre en compte plus globalement l’effet sur le développement européen de l’ensemble de ce commerce transatlantique qui explose dans la deuxième moitié du 18ème siècle…
A un premier niveau, il est clair que l’esclavage au sein des plantations, objectif intentionnel de la traite, a considérablement amélioré le revenu nord-américain. Or précisément, on sait que le débouché américain sera crucial pour l’Angleterre dans l’enchaînement des causes menant à la révolution industrielle. Du point de vue de la demande, en effet, l’industrie textile britannique a d’abord été stimulée par une lente élévation des revenus en Europe puis, entre 1750 et 1780, par le marché nord-américain, plus généralement atlantique [Verley, 1997] croissant qui a poussé à employer plus de travailleurs dans les manufactures britanniques. Cette demande de travail a en retour pesé à la hausse sur les salaires britanniques, justifiant en conséquence la recherche de gains de productivité, notamment par de nouvelles techniques. Par ailleurs cette demande américaine a ensuite permis d’écouler la production anglaise de textiles. En tant que résultat objectif de l’esclavage de plantations, la hausse du revenu américain a donc sensiblement contribué, à la recherche de gains de productivité dans l’industrie anglaise d’une part, à la vente des produits que ces mêmes gains de productivité permettaient d’autre part.
Une deuxième dimension de cette influence, connexe de la précédente, apparaît alors immédiatement. La production de coton, elle-même totalement imbriquée dans l’économie de traite et d’exploitation esclavagiste, a permis à l’Europe de bénéficier d’une matière première textile en abondance. De fait, les terres européennes encore utilisables (hors vivrier) n’auraient jamais suffi à produire, ne serait-ce que 10% de cet apport américain en matières premières. Et l’utilisation de techniques nouvelles et coûteuses ne se justifie que par deux facteurs primordiaux, des marchés et des matières premières. Les machines à filer et tisser qui seront alors mises au point n’étaient donc rentables qu’à condition de traiter une matière première suffisamment abondante, ce qui fut le cas avec les productions de coton nord-américaine et des Caraïbes. Elles exigeaient aussi des débouchés prometteurs, de fait ceux que l’Angleterre maîtrisait, de par sa domination des mers, notamment le débouché nord-américain puis le marché asiatique, autrefois alimenté en cotonnades par l’Inde. Autrement dit, traite et esclavage sont bien au cœur des enchaînements qui mènent, avec d’autres facteurs évidemment, à la vague d’ingénierie britannique qui caractérise le 18e siècle.
A un troisième niveau, on ne peut que relever une multitude d’influences de la traite sur les économies européennes en général, britannique en particulier. C’est d’abord un stimulant très direct à la production d’artefacts : on sait que les négriers échangeaient les esclaves amenés sur la côte africaine contre des armes, du textile, des produits à l’apparence prestigieuse. C’est ensuite une impulsion réelle donnée à la construction navale. A travers l’importation en Europe de sucre, second produit clé produit par les esclaves, c’est aussi la possibilité de fournir des calories bon marché à la classe ouvrière britannique. La traite, c’est aussi une source de revenus pour les États, soit directe quand ils imposent les bateaux négriers, soit indirecte à travers la taxation des importations de coton ou de sucre. Et bien évidemment, même si les armateurs investissent leurs profits dans la terre et non dans l’industrie, cela détermine des flux de revenu en chaîne dans les économies européennes…
Il est largement admis aujourd’hui que la révolution industrielle marque l’achèvement du mode d’organisation que l’on appelle « capitalisme ». Cette thèse est du reste commune, pour des raisons différentes, à Marx et à Weber. Pour le premier, la révolution industrielle, non seulement élargit le salariat (qui constitue le pivot du rapport de production capitaliste), mais encore transforme radicalement les forces productives. Pour le second, c’est la période de rationalisation des techniques et de libération définitive de la main d’œuvre de ses attaches traditionnelles. Dès lors, en tant qu’ils se situent au cœur de la révolution industrielle, par le capital fourni, les matières premières produites, la demande américaine stimulée, la rentabilisation de nouvelles techniques de fabrication, traite négrière et esclavagisme constituent bien une pièce maîtresse de la longue construction du capitalisme.
L’ensemble des deux textes de cet article constitue une version modifiée d’une partie de chapitre consacrée à ces thématiques, parue dans Norel (dir.) « L’invention du Marché », Paris, Seuil, 2004, pp. 317-328. Cet ensemble doit donc beaucoup aux pages rédigées initialement par Claire Aslangul.
ELTIS D., ENGERMAN S., 2000, « The Importance of Slavery and the Slave Trade to Industrializing Britain », Journal of Economic History, vol. 60, n°1, march.
LEMESLE, R.-M., 1998, Le commerce colonial triangulaire 18ème – 19ème siècles, Paris, PUF.
LEON, P. (Dir.), 1978, Histoire économique et sociale du Monde, vol. 3 : « Inerties et révolutions », Paris, Armand Colin.
MORGAN K., 2000, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, 1660-1800, Cambridge, Cambridge University Press.
PETRE-GRENOUILLEAU, O., 1998, Nantes au temps de la traite des Noirs, Paris, Hachette.
SOLOW B., 1985, « Caribbean Slavery and British Growth : the Eric Williams Hypothesis », Journal of Development Economics, n°17, 99-115.
THOMAS, H., 2000, The Slave Trade. The Story of the Atlantic Slave Trade : 1440-1870, New York, Simon and Schuster.
VERLEY, P., 1997, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard. Réédition Tel 2013
WILLIAMS, E., 1944, Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press (rééd. Capricorn Books, 1966).