Des mondialisations froides ?

On connaît la distinction classique introduite par Claude Lévi-Strauss entre les « sociétés froides » et les « sociétés chaudes », cette mesure de température indiquant leur plus ou moins grande vitesse de transformation historique. Plutôt que d’une dichotomie, il s’agit plutôt de deux extrêmes, entre lesquelles viendrait se classer l’ensemble des sociétés humaines. La mondialisation ou globalisation que nous connaissons actuellement dégage assurément une très grande chaleur, puisqu’elle s’est mise en place et se poursuit en quelques décennies, même si elle a été préparée par les siècles précédents, lesquels ont donc été un peu moins « chauds ». C’est surtout à partir des sociétés européennes de la Renaissance, en interaction avec celles de l’Asie, de l’Afrique comme de l’Amérique, que l’on commence à parler d’histoire globale ou de « world history ». Néanmoins on convient que l’Empire romain, contemporain et en interaction avec celui, comparable, des Parthes et, dans une moindre mesure, de celui des Han en Chine, permet aussi une approche globale. Mais si l’on remonte encore dans le temps ?

En prenant cette fois l’histoire humaine à rebours, à partir des premières formes humaines biologiquement distinctes des autres primates, il y a quelque huit millions d’années, la très lente dispersion des humains à partir du berceau africain (qui reste aujourd’hui le seul identifié comme tel) constitue un phénomène global, unitaire et homogène à l’échelle de tout l’Ancien Monde. Simplement, son échelle n’est plus de l’ordre des décennies, mais des millions d’années et cette globalisation nous apparaît comme dans un extrême ralenti. On pourrait même reculer d’un cran supplémentaire puisque les récits sur l’hominisation prennent aussi en compte ce que nous dit l’éthologie des primates, en particulier des chimpanzés et des bonobos, sur leurs comportements sociaux et ce qu’on peut en inférer quant aux sociétés des plus anciens hominidés.

Puis, lorsque l’homme anatomiquement moderne (ou Homo sapiens) émerge, à nouveau en Afrique et il y a environ 100 000 ans, sa diffusion mais aussi son très probable mélange (ce qu’on appelle le « modèle multirégional ») avec les descendants des migrations précédentes (dont l’Homme de Neandertal en Europe et au Proche-Orient) est aussi une histoire globale mais plus rapide, puisqu’elle n’est plus que de l’ordre de quelques dizaines de milliers d’années. Elle met néanmoins en correspondance, de proche en proche et par brassages et éliminations en permanentes interactions, l’ensemble des humains de la planète, Amériques cette fois comprises, à très peu d’exceptions près. Ces brassages se doublent d’adaptations physiologiques aux différents environnements naturels ce qui, conjointement avec les processus endogamiques, rend compte des différences d’aspect physique observables à l’échelle de l’humanité toute entière. On observe en particulier des différences du nord au sud, sur les différents continents, dans le taux de mélanine de la peau, adaptations en particulier aux effets du rayonnement solaire. En ce sens il y a aussi une histoire globale de la physiologie humaine sur le long terme, de même qu’il y aura plus tard des pandémies globales (dont le sida n’est que l’une des plus récentes) et d’autres pathologies actuelles, comme la croissance mondiale de l’obésité et des cancers.

L’invention de la domestication d’animaux et de plantes, au néolithique, est un nouveau phénomène global, plus rapide encore puisqu’il se déroule cette fois en quelques millénaires seulement. Elle est cependant originale, car homogène dans le temps mais hétérogène dans l’espace. Plusieurs foyers discontinus d’invention de l’agriculture et de l’élevage peuvent être en effet identifiés, comme au Proche-Orient, au Mexique, dans les Andes, le bassin du fleuve Jaune et celui du Yang-Tse-Kiang, la Nouvelle-Guinée et sous doute le nord de l’Afrique. Ils concernent à chaque fois des espèces animales et végétales différentes et n’ont à l’origine pas de liens les uns avec les autres. En revanche, à quelques millénaires près, ils sont concomitants et coïncident avec cette fenêtre de temps où pour la première fois l’homme moderne vit dans un climat plus favorable, celui de l’actuel interglaciaire, qui remonte à une douzaine de milliers d’années.

Cette contemporanéité globale est très intéressante, car s’y entremêlent aptitudes cognitives, conditions environnementales naturelles et enfin choix culturels, sachant qu’il n’y a pas actuellement de consensus quant aux raisons de l’apparition du néolithique, si ce n’est qu’il n’y a certainement pas eu de cause unique. La néolithisation illustre aussi un trait de l’approche globale, qui conduit « à rechercher plus des relations de sens et des logiques d’action que des relations de causalité », selon les termes d’Olivier Pétré-Grenouilleau dans son récent texte programmatique. Ensuite ces foyers vont s’étendre (du Proche-Orient vers l’Europe et l’Afrique du Nord, ou de la Chine vers l’Asie du Sud-Est) puis interagir, soit à date ancienne, l’Inde semblant subir à la fois des influences du Proche-Orient et de la Chine, soit à date récente, avec la « découverte » des Amériques.

Les effets à moyen et long termes du néolithique sont bien connus, puisque cette transformation économique a été qualifiée de « révolution » : croissance incontrôlable de la démographie, nouvelles maladies (notamment au contact prolongé des animaux domestiques), changements nutritionnels (nourriture plus molle et plus sucrée), effets sur l’environnement (érosions, ravinements, déboisements, diminution de la biodiversité, etc), augmentation des violences intra- et intercommunautaires, émergences de hiérarchies sociales de plus en plus fortes, concentrations humaines exponentielles, apparition de la ville et de l’État, etc. Les transformations alimentaires tout comme la sédentarité vont provoquer également de nouvelles transformations physiologiques chez les humains, qui se poursuivent encore, voire s’accélèrent. Les transformations techniques, sociales et économiques induites par le néolithique ont conduit directement au monde global actuel.

Ce rappel des trajectoires successives du paléolithique et du néolithique (soit plus de 99 % de la durée totale de l’histoire humaine) est-il pertinent par rapport au débat sur l’histoire globale ? On pourrait considérer que l’évocation de ces grandes périodes chronologiques bien connues, identifiées depuis près d’un siècle et demi, n’apporte pas grand-chose de plus. Toutefois ce recul temporel permet de poser la question de la vitesse des interactions globales, vitesse qui va peu à peu, bien qu’infiniment lentement au regard de la période actuelle, s’accélérer comme on vient de le voir. Il met aussi en évidence les différentes formes d’interactions qui peuvent être observées, y compris les effets de convergence sans interaction directe, comme pour l’émergence des diverses sociétés néolithiques, ou encore des interactions de proche en proche sur des milliers de kilomètres et des milliers d’années. On voit aussi que sur une très longue échelle de temps, les questions génétiques et physiologiques peuvent également être abordées.

Ce sont quelques-unes des pistes de réflexion qu’apporte une préhistoire globale des sociétés « froides ».

Un témoin de la culture globale des élites, dans l’espace musulman, au 14e siècle

Dans la narration de ses voyages, entre 1325 et 1356, le marocain Ibn Battuta fournit de très précieuses informations sur la culture des notables et de la haute société, dans un espace qui s’étend alors de l’Espagne jusqu’à l’Inde et inclut la côte orientale de l’Afrique. Familier des rois, colporteur des mœurs régnant dans les différentes cours du continent afro-asiatique, mais avant tout juriste musulman, ce voyageur infatigable nous a légué des récits particulièrement vivants sur la société des élites « internationalisées » de son temps. Son témoignage dépasse cependant la simple étude d’une quelconque « jet-set » avant l’heure : par la richesse et la précision de ses observations, il nous renseigne sur les types de biens échangés et les grandes influences culturelles de son siècle.

Ibn Battuta est né à Fez, en 1304, dans la famille d’un juge. C’est en 1325, à l’âge de 21 ans, qu’il décide d’effectuer le pèlerinage de La Mecque. Il se joint à Tunis à une caravane de pèlerins dont il devient le qazi, c’est-à-dire le juge et le « consultant » en loi islamique. Il semble qu’il se soit marié à deux reprises au sein de ce groupe de pèlerins, illustrant ainsi une pratique de mariage à court terme dont il sera coutumier presque toute sa vie. Il est très impressionné par Le Caire dont il décrit la richesse et l’activité commerciale. Après avoir remonté le Nil sur plus d’un millier de kilomètres, il est contraint de revenir sur le nord, non sans avoir au passage appris auprès de clercs musulmans de renom. C’était là une habitude des voyageurs instruits que de continuer leur formation religieuse au contact des personnalités locales : Ibn Battuta l’érigera en méthode de collecte d’informations et la pratiquera aussi auprès des rois, dans le but de diffuser ensuite (parfois de monnayer) ces précieux savoirs auprès de notables et de souverains susceptibles d’en faire un usage stratégique.

Dans son remarquable livre sur l’Asie entre 6e et 16e siècle, plus précisément dans son chapitre sur Ibn Battuta, Gordon [2008, p.97-115] étudie le réseau des hôtels et collèges religieux (madrasas) sponsorisés par de riches notables, au sein duquel notre homme voyage, et fait l’hypothèse qu’il aurait été influencé par l’institution du monastère bouddhiste. De fait, le système consistant à aider, en les hébergeant, les voyageurs en quête de connaissances religieuses, trouve son origine en Asie centrale. Par ailleurs l’islam, à la suite du bouddhisme, faisait du voyage de « développement spirituel » une quasi-obligation complétant le pèlerinage à La Mecque. Mais le jeune Ibn Battuta ne fait pas qu’étudier : il se marie une troisième fois à Damas puis laisse son épouse enceinte pour se rendre à Médine et La Mecque. Au milieu de la description du pèlerinage, notre voyageur trouve le temps de remarquer que le plafond et la bordure dorée de la grande mosquée de Médine sont en bois de teck venant de la côte de Malabar, au sud-ouest de l’Inde. Tout au long de son voyage il multipliera les notations concernant les biens commercialisés. Il nous renseignera également sur les marchandises les plus prisées à l’époque, au point d’entrer systématiquement dans les cadeaux à présenter quand un souverain local vous recevait : habits de soie, or, chevaux, armes serties de pierres précieuses, esclaves et concubines…

Ibn Battuta découvre rapidement qu’il appartient à une classe d’hommes éduqués qui circulent librement dans l’ensemble du monde musulman et vendent leurs services de juge, de clerc, d’enseignant ou d’administrateur dans les multiples villes qui s’échelonnent de Grenade à Delhi. Si leur nombre se compte peut-être en centaines de milliers [Gordon, 2008, p.106], leur origine géographique est particulièrement diversifiée et reflète l’omniprésence de la culture des élites urbaines. Mais notre voyageur sait tout particulièrement faire valoir ses services auprès des nobles et des rois. Une fois admis dans une cour donnée, il observe, se fait expliquer les usages et cérémonies, voire les stratégies politiques, pour mieux s’en servir ensuite auprès d’un autre souverain. Le prix à payer est parfois élevé : Ibn Battuta se serait endetté de 55 000 dirhams d’argent pour payer les cadeau destinés au puissant sultan de Delhi. Investissement rentable puisque ce dernier l’emploiera à son service et en fera l’un des plus puissants juges de la ville.

Parmi les destinations visitées, mention particulière doit être faite de la côte orientale de l’Afrique. Notre homme est le premier à montrer combien cette dernière est reliée alors à l’Asie par la religion et le commerce. Entre Mogadiscio et Kilwa, il décrit les exportations africaines : esclaves, or, ivoire et chevaux en contrepartie de coton indien. Sur la côte sud-ouest de l’Inde, il réside parmi les communautés soufies et étudie les réseaux commerciaux qu’elles constituent. Il nous entretient de poivre et de gingembre et de toutes ces épices que, bientôt, les Portugais rechercheront au risque d’y perdre leur âme… Il visite aussi l’île de Ceylan et les Maldives. En revanche il est beaucoup moins sûr qu’il ait visité la Chine et l’Asie du Sud-Est tant les informations de cette partie de son récit sont peu précises, moins personnalisées, au sein d’une géographie assez embrouillée… Néanmoins il semble possible qu’il ait été réellement dépouillé par des pirates sur la côte de Malabar et qu’il y perdit une grande part de ses richesses accumulées en vingt ans de périples.

Les odyssées ont toujours une fin… C’est en 1348 qu’il revient à Damas où il observe le début de l’épidémie de peste. Un an plus tard il découvre, de retour à Fez, que cette même épidémie a emporté sa mère. Se plaçant alors au service du roi, il lui est demandé de rédiger ses mémoires de voyageur, lesquelles l’occuperont une bonne part du reste de sa vie. Il mourra en 1369, non sans avoir effectué deux autres plus courts voyages, en Andalousie et en Afrique subsaharienne. Ce sont sans doute des hommes comme lui qui ont, par les informations qu’ils transmettaient au cours de leur nomadisme professionnel, homogénéisé la culture des élites en Afrique du Nord-Est et en Asie. Mais en plus, Ibn Battuta est aujourd’hui un témoin privilégié de la connexion des sociétés et de la constitution d’une histoire globale.

DUNN R. [2004], The Adventures of Ibn Battuta, University of California Press.

GORDON S. [2008], When Asia Was the World, Philadelphia, Da Capo Press.

IBN BATTUTA [2001], Voyages, 3 tomes, Paris, La Découverte.

WAINES [2010], The Odyssei of Ibn Battuta: Uncommon tales of a medieval adventurer, University of Chicago Press.

Les historiens français et les mondialisations

Vous avez dit « mondialisations » ?

Rendre compte de la manière dont les historiens français ont, depuis 1995, abordé la question des mondialisations n’est guère aisé. D’une part car le champ est extrêmement vaste, recoupant la quasi-totalité des entrées thématiques possibles (histoire culturelle, économique, sociale, politique, militaire…). D’autre part car il est relativement récent en ce qui concerne son émergence publique, et demeure assez largement indéfini et marginal, lorsqu’il n’est pas contesté. Comment, néanmoins, tenter d’établir ce bilan ? Peut-être, tout d’abord, en tentant de définir ce que l’on peut entendre par « mondialisations », au pluriel. Un pluriel pouvant laisser entendre deux choses, pas forcément contradictoires : la première est qu’il y aurait eu dans le passé plusieurs phases ou phénomènes de mondialisation. Et la seconde que des mondialisations diverses seraient aujourd’hui, en cours. Dans les deux cas, cela revient à prendre quelque distance par rapport au terme de globalisation, usité dans le monde anglophone (globalization). Lequel renvoie souvent, de fait, à l’idée d’un processus relativement récent (qu’on le fasse remonter au tournant du 15e siècle, à celui de la fin du 19e siècle, ou bien aux trente dernières années), caractérisé d’un point de vue principalement économique, et considéré comme plus ou moins inéluctable. Parler de mondialisations au pluriel ouvre donc le spectre des possibles, tout en permettant de prendre la distance nécessaire à l’analyse.

Le phénomène de mondialisation correspond en effet, à mon sens, à un processus d’interconnections extrêmement ancien, avec des phases d’intensité et de nature variées, plus ou moins enchevêtrées, et façonnées par de multiples facteurs (économiques, mais aussi militaires, épidémiologiques, migratoires ou encore politiques et culturels). Un processus apparu avec la progressive occupation de la planète par les premiers hominidés et ayant eu affaire à des forces contraires. Dans l’affaire, la présente globalisation économique ne constitue donc que la dernière en date de ces phases et phénomènes divers de mondialisation. Ajoutons (c’est une évidence, mais rappelons la pour ne pas tomber dans une vision téléologique, voire messianique), que ces courants de convection mondialisés ne sauraient à eux seuls résumer l’histoire d’une humanité ayant longtemps (et continuant encore en partie de le faire) vécu en des ensembles éclatés et plus ou moins isolés. Il en résulte que l’histoire des mondialisations dépasse le champ de la seule globalisation, mais qu’elle est beaucoup plus limitée dans ses dimensions que les histoires du monde et de la terre dans l’univers, respectivement qualifiées de world et de big history dans le monde anglo-saxon.

S’agissant de recenser les travaux relatifs aux mondialisations ainsi définies, trois types d’études peuvent être distingués. Le premier concerne les recherches pouvant contribuer à éclairer l’histoire des mondialisations sans forcément avoir été conçus pour cela. Un travail sur la propagation de la peste noire dans l’Europe médiévale (ou une partie du continent), pourra ainsi servir à un historien comparatiste désireux de comprendre la place des épidémies dans les mondialisations. Le deuxième type de travaux correspond à ceux tentant clairement d’aborder les mondialisations, soit dans leur globalité, soit en s’intéressant à certains de leurs aspects. Il y a, enfin, des travaux portant moins sur les mondialisations comme phénomènes historiques que sur les enjeux, idéologiques, méthodologiques ou encore heuristiques, soulevés par l’objet mondialisations.

Du premier type, je ne dirai ici pratiquement rien. Pour d’évidentes raisons, à la fois pratiques (lister l’ensemble des travaux pouvant indirectement éclairer tel ou tel aspect des mondialisations est quasiment impossible étant donné l’énormité de la production potentiellement concernée) et méthodologiques (l’ensemble susceptible d’être ainsi reconstitué ne pouvant être que complètement hétéroclite). Que le chercheur s’intéressant aux mondialisations puisse faire son miel de travaux extrêmement variés, réalisés en fonction d’autres objectifs, est une chose. Les inclure dans une analyse du regard porté par les historiens français sur les mondialisations en est une autre. La question de ce que l’on appellera ici les travaux ou « sources secondaires » de l’histoire des mondialisations étant évacuée, restent deux approches : celle relative aux enjeux, et celle portant véritablement sur l’histoire des « mondialisations ».

L’enjeu mondialisations, ou les dessous d’un débat historiographique

Une prise en compte scientifique tardive…

La France a longtemps, on le sait, été à l’une des pointes de la réflexion en matière d’histoire universelle, mondiale ou de l’humanité (1). Avec, dès 1900, la fondation de la fameuse Revue de synthèse historique par Henri Berr, avec de grandes collections d’histoire générale (comme l’« Histoire générale des civilisations » éditée aux Presses universitaires de France, ou bien l’« Histoire économique et sociale du monde » dirigée par Pierre Léon), avec ces études consacrées à des aires culturelles non occidentales (notamment chez un Denys Lombard (2)) et, bien sûr, avec tous ces travaux ayant conduit à renouveler l’histoire du passage entre le système monde méditerranéen, le monde atlantique et le monde tout court ; travaux qui furent principalement l’œuvre d’historiens modernistes, comme – dans l’ordre alphabétique – Fernand Braudel, Pierre Chaunu ou encore François Mauro. Sans oublier le rôle des historiens français, comme Charles Morazé, dans la tentative, initiée par l’Unesco, d’écrire une histoire de l’humanité, laquelle conduisit au lancement, en 1953, des Cahiers d’histoire mondiale (devenus trois revues différentes, en français, anglais et espagnol, en 1972).

Ces études souvent pionnières et cette avance véritable n’empêchent pas un constat un peu paradoxal. À savoir le fait que l’histoire du monde et celle des mondialisations apparaissent aujourd’hui, en France même, comme le résultat de recherches relativement récentes et surtout anglo-saxonnes. Plusieurs raisons permettent de l’expliquer : 1) la longue période de quarantaine ayant suivi le retrait puis la disparition de Braudel ; 2) un retour de balancier assez classique (tenant autant à la dynamique des rapports d’influence au sein de la corporation historienne qu’à de véritables débats de fond) ayant conduit, au sein de l’école des Annales, à la vogue d’une microstoria dont elle ne sait toujours pas vraiment, non pas se défaire (car la micostoria est évidemment utile, nécessaire et complémentaire à d’autres types d’approches), du moins s’extraire en partie pour oser prendre d’autres pistes en considération ; 3) les réticences classiques d’un monde universitaire fonctionnant toujours sur une stricte compartimentation entre les quatre grandes périodes de l’histoire, les thématiques et les disciplines  ; 4) le déclin très sensible, voire le discrédit de domaines qui, jusque-là, avaient largement favorisé une approche plus large de l’histoire du monde (comme l’histoire économique et sociale ou celle de la colonisation, laquelle est aujourd’hui, nous le verrons, en phase de renouveau), au profit d’une histoire culturelle et sociale s’attachant plus aux discours et aux pratiques qu’aux objets et à leurs évolutions.

Ainsi, peu à peu, les chantiers ouverts par de nombreux grands historiens français ont été laissés en jachère (3). C’est uniquement très récemment que l’histoire des mondialisations a retrouvé une certaine visibilité sur la scène française. Moins du fait des historiens français eux-mêmes, il faut le dire, que de l’influence exercée par toute une série de phénomènes en relations avec l’évolution de notre société. Je veux parler de la crise et plus encore des effets sociaux de la présente phase de mondialisation économique (4), ainsi que de polémiques franco-centrées, comme celles sur l’esclavage, la colonisation et la décolonisation, sur lesquelles il n’y a pas lieu de s’étendre ici. Ainsi, la question des mondialisations est redevenue d’actualité. D’où un regain d’intérêt pour leur histoire et, finalement, l’émergence publique de ces recherches que nous avions abandonnées mais qui, depuis les années 1930, s’étaient diversifiées ailleurs, notamment dans le monde anglo-saxon (5). Soudainement, nous découvrions en France (ou feignions de découvrir) l’existence de ce que j’ai nommé par ailleurs la « galaxie histoire monde » (6).

Preuve en sont les différents numéros spéciaux, dossiers de revues ou (plus rarement) ouvrages collectifs, souvent d’excellente facture, mais plus destinés à un public éclairé qu’au monde des véritables spécialistes (7). On notera aussi la traduction rapide et/ou la publication remarquée d’analyses anglo-saxonnes consacrées au sujet (8), ainsi que le succès d’ouvrages (français ou non) d’autant plus diffusés qu’ils conduisent à poser de vastes questions, destinées à un large public, comme ceux, quasiment tous traduits, de Jared Diamond (9). Cet écho public grandissant de questions relatives soit à l’histoire proprement dite des mondialisations, soit à celle de l’histoire du monde, a finalement conduit un petit milieu d’historiens à débattre des enjeux soulevés par cette vogue apparemment nouvelle, à la radio, dans la presse, ainsi qu’au détour de quelques articles dans des revues spécialisées. On peut donc dire que c’est sous l’effet de facteurs très largement externes au monde de la recherche française que l’histoire des mondialisations est revenue sur le devant de la scène, poussant dès lors des historiens à entrer dans le débat. Ils le firent essentiellement de manière théorique.

… ayant surtout conduit à des débats théoriques

Pourquoi ? La première hypothèse est que, puisque rares sont ceux ayant réellement consacré leurs travaux à l’histoire des mondialisations, l’entrée par l’historiographie et le débat théorique était peut-être la plus facile, même si parler théoriquement d’objets sur lesquels on n’a pas eu vraiment l’occasion de travailler peut paraître à certains égards surprenant. Quoi qu’il en soit, il y aurait eu là une sorte de solution de facilité, de stratégie d’évitement. La seconde hypothèse est que cet évitement n’est pas seulement mécanique et en quelque sorte imposé, mais au contraire volontaire et assumé. Ce qui revient à dire que, pour la majorité du petit nombre (guère plus d’une dizaine) d’historiens français ayant pris part au débat,  l’histoire concrète et à écrire des mondialisations compte moins que la question des enjeux soulevés par l’objet mondialisations. Des enjeux qui par ailleurs intéressent apparemment d’autant plus qu’ils dépassent cet objet. Comme si le débat sur les mondialisations ne constituait qu’un moyen de d’aborder d’autres questions et parfois, tout simplement, de se positionner par rapport à des modes et à des stratégies de carrière ne recoupant que d’assez loin de véritables clivages intellectuels.

L’analyse des quelques articles – souvent historiographiques – ayant alimenté les débats (10) montre en effet qu’ils font surtout ressurgir d’anciennes lignes de faille au sein de la corporation historienne. L’ensemble s’organise autour d’une série d’oppositions s’emboîtant les unes dans les autres, à la manière des poupées russes. Avec, au final, des approches de l’objet mondialisations perçues comme légitimes ou non en fonction de la manière plus générale dont on se positionne dans le paysage académique et institutionnel français.

À quelques exceptions près (parmi lesquelles je me placerais, ne me situant dans aucun des « camps » ainsi désignés), le petit noyau d’historiens commentant l’objet mondialisations se caractérise par la critique (voire le rejet) d’une histoire surtout économique, préoccupée de flux de marchandises et de capitaux, d’innovations technologiques, mais aussi de hiérarchies et de « niveaux » de développement. Vilipendées sont également les approches dites globales ou synthétiques. La possibilité d’écrire des histoires mondialisées étant parfois même carrément refusée, du fait de la multiplicité des sources et des langues qu’il faudrait maîtriser – ce qui revient à dire, in fine, qu’il ne saurait y avoir d’histoire fondée en partie sur l’utilisation de sources secondaires. À cette histoire perçue comme ringarde, non fondée d’un point de vue méthodologique, et que l’on suspecte de servir à la légitimation de l’ordre capitaliste en phase de globalisation, s’oppose une histoire au contraire fortement valorisée. Centrée sur la notion – il est vrai marchande – d’échange, elle se distingue par une approche plus culturelle. Il est là aussi question de flux, mais plus de flux humains que de marchandises. À la notion de « niveaux » de développement se substituent celles de transferts techniques et culturels, de réseaux de sociabilité ou encore de migrations. Le paradigme dominant est celui du métissage. L’idée étant que le monde d’aujourd’hui n’est pas uniquement façonné par des forces économiques (ce qui est une évidence), mais qu’il est aussi une construction commune, redevable au jeu des acteurs et à celui de leurs représentations du monde. C’est le domaine de l’histoire dite « connectée » et de l’histoire appelée « transnationale », toutes deux largement articulées autour d’approches de type microhistoriques. Selon certains de leurs défenseurs cela ne serait qu’ainsi, par la connexion d’éléments relevant de la microstoria, que le global pourrait être abordé. Avec, en sus, la critique, influencée par le courant postcolonial, d’une histoire « dominante » décrite comme étant principalement occidentalocentrée.

À ce niveau de l’analyse, on peut dire que le débat sur l’objet mondialisations n’est le plus souvent qu’un masque, un artifice ou un moyen de poursuivre autrement de vieilles luttes (passage du tiers-mondisme au postcolonial) et de vieilles querelles, entre histoire économique et histoire culturelle, macro et micro. Avec ce tour de force consistant à faire croire que seuls des microhistoriens (qui, jusqu’à une date très récente, s’étaient opposés à toute histoire un peu plus vaste), seraient à même de redresser le défi (que personne ne conteste désormais) de l’écriture d’une histoire plus générale de l’humanité (11).

De quelques avancées

Ce constat ne doit pas pour autant conduire à un pessimisme excessif. Car si certaines zones d’ombre persistent, de vraies forces et avancées peuvent être notées.

Une visibilité faible…

Du côté des faiblesses, on notera que, à la différence de ce qui se passe dans le monde anglo-saxon et dans d’autres pays européens, le paysage institutionnel français demeure encore rétif au champ de l’histoire des mondialisations. Il n’y a pas, à l’université, de laboratoires, groupes de recherches ou cursus dédiés à cette étude. À Sciences Po, le départ de Marc Flandreau a pour l’instant sonné le glas d’un possible rapprochement entre histoire et économie. Et il semble peu probable que l’on continue, après le mien, à nourrir ce qui aurait pu y devenir une formation spécifique consacrée à l’histoire monde. L’EHESS demeure assez largement réfractaire à ce qui n’est pas « connecté », « transnational » et micro. Dans le monde francophone, c’est de fait en Suisse, à Genève et à Lausanne (avec Marc Flandreau, Bouda Etemad, Thomas David ou Pierre-François Souyri) que la greffe histoire du monde/histoire des mondialisations paraît aujourd’hui être la plus proche de prendre. En France, il n’y a pas de rubriques régulières, et encore moins de revues consacrées à l’histoire des mondialisations, et pas vraiment d’histoire mondiales écrites par des historiens français. La seule vraie initiative en la matière vient d’un éditeur s’adressant à un grand public éclairé, à savoir les éditions Sciences Humaines, avec un site web en construction. La visibilité de la recherche française en la matière demeure donc extrêmement faible.

… mais la mise en avant de la nécessité de mieux définir les concepts…

D’un autre côté, même relativement ignorées dans le monde anglo-saxon, certaines évolutions sont prometteuses. La première est que la nécessité d’une définition semble désormais faire l’objet d’un certain consensus. Que l’on soit adepte du micro ou du macro, ou que l’on reconnaisse que tous les deux ont légitimement leur mot à dire, que l’on soit postcolonial ou non, on se rend bien compte de la nécessité de définir précisément le champ d’exercice de tous ces concepts plus ou moins exotiques qui fleurissent, qu’il s’agisse de world, de global, de connected ou encore de big history. Tout en étant assez critique à l’encontre de certaines postures, je suis ainsi tout à fait d’accord avec Philippe Minard lorsqu’il écrit que l’histoire globale serait en fait plus une méthode d’approche qu’un champ d’étude historique (12). Même en partie détourné, le débat sur l’objet mondialisations a donc eu cet effet positif de mettre en avant la nécessité de définir les composantes de la galaxie histoire monde ; problème essentiel quelque peu délaissé dans le monde des études anglo-saxonnes où les qualificatifs de global et de world sont souvent interchangeables, et où, parfois, tout ce qui est un peu international tend à être rattaché à la world history.

… et de multiples mais dispersées avancées

Second motif de satisfaction, même éclatée, la recherche française est loin d’être absente. Les historiens, il est vrai, n’ont pas vraiment investi l’étude de la dernière et présente phase des mondialisations, à l’exception de deux types de travaux. Les premiers sont relatifs à une histoire du temps tellement présent et écrite tellement rapidement qu’ils renvoient plus au discours journalistique que scientifique. Les seconds, parfois de grande qualité – je pense notamment à ceux de Pierre Grosser (13) – sont rares, et relativement isolés. Il en va de même d’analyses de chercheurs empruntant indéniablement à l’histoire même s’ils ne s’en réclament pas toujours, comme Jean-François Bayart (14), Zaki Laïdi et Marc Flandreau (15). La mondialisation économique et les réactions qu’elle suscite (16) ne demeurent pas étrangères à la recherche française. Simplement, assez largement investies par les économistes, les juristes (notamment Mireille Delmas-Marty et Emmanuelle Jouannet), les politistes spécialistes des relations internationales (ainsi que les historiens des grands conflits mondiaux) (17), les géographes (18), ainsi que, à un degré moindre, par les sociologues, les philosophes (19), elles demeurent relativement boudées par les historiens. D’une part parce que l’histoire économique, bancaire et financière contemporaine est peu fréquentée par les historiens français (20) et, d’autre part, comme on l’a vu, parce qu’elle est souvent perçue (à tort) comme  un phénomène d’importation, sans compter le fait que s’intéresser aux mutations du monde de l’entreprise apparaît encore très largement suspect, comme le signe d’une inféodation à un ordre capitaliste décrié.

Les phases plus anciennes de la mondialisation ont, par contre, parfois suscité un vrai intérêt chez certains historiens français. Notamment ses épisodes « modernes » (15e-19e siècle). On retrouve là une tradition qui remonte à la première école des Annales et qui est représentée de plusieurs manières. Une première, illustrée par les travaux d’un Serge Gruzinski (21), correspond (avec le récent ouvrage dirigé par Patrick Boucheron (22) ainsi que les recherches d’un Romain Bertrand (23)) à cette microapproche « croisée » (24) et « connectée » des métissages présentée plus haut. Une autre, inspirée par le concept braudélien de système-monde, a poussé Philippe Beaujard à s’intéresser aux mondes de l’océan Indien (25) ; démarche non exempte de rapprochements avec l’œuvre du géohistorien Christian Grataloup (26) et le beau travail de Xavier de Planhol sur la mondialisation des boissons (27). Une autre, encore, se réclame de cette histoire globale par items prônée par Paul Veyne (28), à savoir celle d’objets historiques traqués dans leur entièreté, depuis leurs origines jusqu’à leur fin, et donc à travers le temps, mais aussi à travers l’espace. Ce que, par exemple, j’ai tenté de faire avec l’histoire globale des traites négrières (29). N’oublions pas également cette autre tradition française, celle de vastes fresques empruntant à la sociologie historique ou à la philosophie de l’histoire et qui, ainsi, s’insèrent parfaitement dans une histoire du monde et des mondialisations en cours de réécriture, comme ceux de Marc Ferro (30) ou de Jean Baechler (31). Enfin, avant la vogue de l’histoire de l’environnement, Emmanuel Le Roy Ladurie avait su populariser celle du climat (32).

Enfin, plusieurs champs, séparés, se sont ouverts ou s’ouvrent à l’histoire des mondialisations. Du côté des premiers, on notera l’école d’histoire des techniques et de l’entreprise impulsée à Paris-4 par François Caron puis développée par des historiens comme Dominique Barjot (33). Une mention particulière doit être délivrée au Girea qui, à partir de Besançon (avec notamment aujourd’hui Antonio Gonzales et Jacques Annequin), a réussi, depuis plus d’une trentaine d’années, à rassembler plusieurs centaines de chercheurs européens, essentiellement des antiquistes (mais aussi des médiévistes et des modernistes) autour de la question des formes de dépendance, du travail, des réseaux commerciaux et de l’esclavage, évidemment liée aux mondialisations passées (34). Rappelons, à ce sujet, que l’espace des mondialisations évolue évidemment avec le temps, et que la Méditerranée (avec ses excroissances africaines et proche-orientales) pouvait, à l’époque des Grecs et des Romains de l’Antiquité, constituer un véritable espace-monde. Un livre comme celui d’Alain Bresson entre donc ici pleinement dans notre propos (35), de même que les travaux de certains protohistoriens (36). Ajoutons qu’un champ ancien, celui de l’histoire de la colonisation, est en passe d’être renouvelé avec des travaux plus clairement orientés vers une direction comparatiste, à travers le temps et l’espace, et donc mondialisés (37). L’histoire du sport (38) et celle des organisations internationales s’ouvrent aussi aux mondialisations. Il en va de même d’un domaine isolé en France, mais d’un très grand intérêt, celui de l’anthropologie sociale des sociétés préhistoriques et historiques modernes (39).

Au total, et pour conclure, le rapport des historiens français à l’histoire des mondialisations est relativement ambigu. En partie poussés par la conjoncture à débattre de l’enjeu « mondialisations », les historiens français l’ont surtout abordé afin de poursuivre de vieilles querelles. D’un autre côté, en quête de formes institutionnelles, et manquant de visibilité à l’extérieur, la recherche française sait progresser concrètement, en marge de débats en partie détournés. Particulièrement féconde dans certains secteurs, elle gagnerait beaucoup à dépasser ses lignes de fracture internes.

Article initialement publié dans SIRINELLI Jean-François, CAUCHY Pascal, GAUVARD Claude (dir.), Les Historiens français à l’œuvre. 1995-2010, Puf, 2010, et reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur.

(1) Sur cette question des diverses approches possibles d’une histoire-monde, voir notre « La galaxie histoire-monde », Le Débat, mars-avril 2009, pp. 41-52.

(2) LOMBARD Denys [1990], Le Carrefour javanais. Essai d’histoire globale, Paris, EHESS.

(3) Alors qu’ils demeuraient parfois ouverts à l’extérieur. Citons, par exemple, dans la lignée d’un Fernand Braudel, les travaux d’Immanuel Wallerstein, aux États-Unis.

(4) L’énorme succès public du livre de FORRESTER Viviane [1996], L’Horreur économique (Paris, Fayard), a très vite montré l’importance de l’impact exercé, sur l’opinion française, par les effets de la crise attribuée à la mondialisation économique. Cependant, contribuant à attirer son attention, la crise économique a aussi eu pour conséquence de brouiller les choses, du fait de l’amalgame désormais classique, pour l’opinion, entre histoire de la ou des mondialisations (telles que nous les avons définies en introduction) et les tribulations de la présente globalisation économique.

(5) POMIAN Krzysztof, « World history : histoire mondiale, histoire universelle », Le Débat, mars-avril 2009, pp. 14-40.

(6) Voir notre article « La galaxie histoire-monde », op. cit.

(7) Parmi d’autres, mais principalement : LÉVY Jacques, « Six moments de l’invention du monde », Les grands dossiers des Sciences Humaines, juillet-août 2008 ; « L’autre histoire du monde », Sciences Humaines, n° 185, août-septembre 2007 ; TESTOT Laurent (dir.) [2008], Histoire globale. Un autre regard sur le monde (Auxerre, éditions Sciences Humaines ; « Écrire l’histoire du monde », Le Débat, mars-avril 2009.

(8) BAYLY Christopher [2007], La Naissance du monde moderne, Paris, éditions de l’Atelier ; Jack Goody [2006], The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press, dont la traduction en français doit paraître en octobre 2010 : Le Vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, Gallimard.

(9) Citons BOIA Lucian [2008], L’Occident. Une interprétation historique, Paris, Les Belles Lettres (paru initialement en français) ; DIAMOND Jared [2006], Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, Gallimard ; COSANDEY David [2007], Le secret de l’Occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Paris, Flammarion (paru en français).

(10) « Une histoire à l’échelle globale » (Annales H.S.S., 2001-1) n’est qu’un court dossier destiné, en partant très vite de Braudel, de questionner le monde asiatique sous l’angle de l’histoire connectée. Chloé Maurel (« La world/global history. Questions et débats », Vingtième Siècle, 2009-4, pp. 153-166), qui ne semble avoir qu’une connaissance approximative du sujet, oppose de manière totalement caricaturale les présupposés « idéologiques » et le caractère « peu rigoureux » de l’histoire globale aux avantages apparemment exceptionnels de l’histoire connectée des transferts culturels et des subaltern studies. Tout aussi orienté, un autre dossier, coordonné par Caroline Douki et Philippe Minard (« Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007) tend à souligner que seul un retour à la microstoria pourrait permettre un changement d’échelle.

(11) Or que valent des trajectoires singulières si l’on ne dispose pas du tableau d’ensemble dans lequel les insérer, afin de mesurer leur véritable degré de représentativité ? D’un autre côté, la microstoria permet, entre autres avantages, d’incarner plus sûrement la réalité historique. Macro et micro sont donc tout à fait nécessaires et complémentaires (c’est particulièrement clair en matière d’histoire urbaine – voir les travaux du regretté Bernard Lepetit et notamment Les Villes dans la France moderne, 1740-1840, Paris, Albin Michel, 1988). Il en va de même en matière de prosopographie, où la mise en série d’itinéraires individuels permet de reconstituer un portrait de groupe – SIRINELLI Jean-François [1988], Génération intellectuelle. Khâgneux et Normaliens dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard – voire d’arriver à un modèle, comme dans notre thèse, consacrée à la genèse et à l’évolution des familles du milieu négrier nantais du 17e siècle à 1914 – L’Argent de la traite. Milieu négrier, capitalisme et développement, Paris, Aubier, 1996, réédition 2009). Voilà qui n’est guère compris dans certains bureaux du boulevard Raspail où l’on pense – comme on a pu l’entendre lors de la présentation orale de ce texte – que les jeux d’échelles (entendons ceux de la microstoria – mais quels jeux lorsque l’on passe d’un micro à un autre micro ?) feraient à eux seuls l’originalité de l’« École » historique française, comme si celle-ci était totalement incluse dans les limites dudit boulevard.

(12) À mon sens, l’histoire globale ne concerne pas uniquement la mondialisation. Se caractérisant plus par un type d’approche que par l’étude d’objets particuliers, elle peut concerner également le local, voire la biographie, même si elle est évidemment opératoire pour des thématiques, des espaces et/ou des temporalités assez vastes. Elle consiste à favoriser les liens, à jouer véritablement (et non pas de manière incantatoire) sur les échelles, à étudier un phénomène dans toutes ses dimensions (depuis ses origines jusqu’à son dénouement), à mettre l’accent sur la comparaison, à appréhender la complexité en sondant la valeur heuristique de l’analyse systémique, à sortir des cadres thématiques, géographiques, culturels et temporels classiques, à préférer une posture plus « compréhensive » (à la Weber) qu’« explicative ». Sur cette question, voir nos « La question de la globalité et de la complexité en histoire. Quelques réflexions » (in WIEVIORKA Michel (dir.) [2007], Les Sciences sociales en mutations, Auxerre, éditions Sciences humaines, pp. 529-547) et « Il faut décentrer l’histoire » (Sciences Humaines, août 2007, pp. 38-40). « Is a Global History Possible? » est également le thème d’un atelier que l’on m’a demandé de mettre en place pour le Congrès mondial des sciences historiques (Amsterdam, 2010).

(13) GROSSER Pierre [2009], 1989. L’année ou le monde a basculé, Paris, Perrin.

(14) BAYART Jean-François [2004], Le Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard. Travaillant sur l’État et le capitalisme, Bayart met en avant l’importance des facteurs internes (L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 2006 ; La Greffe de l’État, Paris, Karthala, 1996 ; La Réinvention du capitalisme, Paris, Karthala, 1994).

(15) FLANDREAU Marc et ZUMER Frédéric [2004], Les Origines de la mondialisation financière, 1880-1913, Paris, Publications de l’OCDE ; NOREL Philippe [2004], L’Invention du marché. Une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil ; LAÏDI Zaki [2006], La Grande Perturbation, Paris, Flammarion.

(16) FOUGIER Eddy [2004], Altermondialisme. Le nouveau mouvement d’émancipation ?, Paris, Lignes de repère.

(17) COUTAU-BÉGARIE Hervé [2008], 2030. La fin de la mondialisation ?, Perpignan, Tempora. On notera quelques numéros spéciaux de revues (« Les Mondialisations », Relations internationales, n° 122-123, 2005-2006 ; « Mafias, banques, paradis fiscaux : la mondialisation du crime », L’Économie politique, 3e trimestre 2002 ; « Les coulisses de la mondialisation : économie informelle transnationale et construction internationale des normes », Cahiers de la sécurité intérieure, 2003, n° 52), ainsi que l’école dite aujourd’hui transnationaliste des relations internationales, autour de Marie-Claude Smouts, de Bertrand Badie et de l’un de ses anciens élèves, Ariel Colonomos. Voir également CHALIAND Gérard [2005], Guerres et Civilisations, Paris, Odile Jacob.

(18) CARROUÉ Laurent [2007], Géographie de la mondialisation, Paris, Armand Colin ; ARRAULT Jean-Baptiste [2008], Penser à l’échelle du monde. Histoire conceptuelle de la mondialisation en géographie (fin du 19e siècle / entre-deux-guerres), Lille, Atelier de reproduction des thèses. Il faut surtout noter l’impulsion donnée par Roger Brunet et son groupe, à l’origine de la publication (Paris, Belin, 1990-1996) d’une énorme Géographie universelle en dix volumes. Il faut dire que, à la différence de l’histoire, les programmes scolaires ont, en géographie, assez vite avalisé le tournant avec, en 1989, le choix de « La connaissance de l’espace mondial » comme thématique centrale. Thème aussitôt décliné selon une optique systémique, dans un manuel de classe terminale des éditions Magnard, dirigé par Michel Hagnerelle et intitulé « Le système-monde en question ».

(19) BOLTANSKI Luc et CHIAPELLO Ève [2007], Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard ; GAUCHET Marcel [2007], L’Avènement de la démocratie, Paris, Gallimard ; ABÉLÈS Marc [2008], Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot.

(20) Guillaume Daudin et Béatrice Dédinger, au Centre d’histoire de Sciences Po, poursuivent néanmoins une grande enquête initialement lancée par Marc Flandreau, en vue de la constitution d’une banque de données sur le commerce international depuis les années 1830, laquelle viendra avantageusement compléter celles (établies sur un mode différent) de chercheurs anglo-saxons.

(21) GRUZINSKI Serge [2004], Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière.

(22) BOUCHERON Patrick (dir.) [2009], Histoire du monde au XVe siècle, Paris, Fayard (œuvre collective d’une soixantaine d’auteurs). Sur ce tournant, voir aussi CROUZET Denis [2006], Christophe Colomb, héraut de l’apocalypse, Paris, Payot. L’histoire des relations sud/sud, dans l’Atlantique, autour du commerce négrier (17e-19e siècles), est depuis plusieurs années revisitée par Luis Felipe de Alencastro.

(23) BERTRAND Romain [2005], État colonial, noblesse et nationalisme à Java : la tradition parfaite, Paris, Karthala.

(24) WERNER Michael et ZIMMERMANN Bénédicte (dir.) [2004], De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil.

(25) BEAUJARD Philippe, « The Indian Ocean in Eurasian and African World-Systems Before the Sixteenth Century », Journal of World History, 2005, n° 4, p.p 411-465. Voir aussi l’ouvrage collectif qu’il a dirigé avec Laurent Berger et Philippe Norel, intitulé Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte, 2009.

(26) GRATALOUP Christian [2009], L’Invention des continents. Comment l’Europe a découpé le monde, Paris, Larousse ; [2007], Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Paris, Armand Colin ; avec BEAUD Michel et DOLFUSS Olivier [1999], Mondialisatio. Les mots et les choses, Paris, Karthala ; [1996], Lieux d’histoire. Essai de géohistoire systématique, Paris, La Documentation française.

(27) PLANHOL Xavier de [1995], L’Eau de neige : le tiède et le frais. Histoire et géographie des boissons fraîches, Paris, Fayard.

(28) Dans Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil [1971, 1996], pp. 374-382, Veyne associe cette histoire par items à l’analyse comparée. Voie que l’histoire des religions a depuis longtemps emprunté avec succès, comme nous le rappelle, dans ce même volume, le bel article de Dominique Iogna-Prat.

(29) PÉTRÉ-GRENOUILLEAU Olivier [2004], Les Traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard,rééd. coll. « Folio » 2006. Parmi d’autres travaux d’histoire comparée intéressant les mondialisations : « Processes of exiting the slave systems: A typology », in DAL LOGO Enrico et KATSARI Constantina (éd.) [2008], Slave Systems: Ancient and Modern, Cambridge, Cambridge University Press, pp. 233-264 ; [2010], Dictionnaire des esclavages, Paris, Larousse.

(30) Notamment son dernier : FERRO Marc [2008], Le Ressentiment dans l’histoire, Paris, Odile Jacob.

(31) BAECHLER Jean [2002], Esquisse d’une histoire universelle, Paris, Fayard. Notons aussi le colloque sur « Les philosophies de l’histoire » organisé en 2008, à Cerisy, par Alexandre Escudier et Laurent Martin.

(32) LE ROY LADURIE Emmanuel [2007], Abrégé d’histoire du climat. Du Moyen Âge à nos jours. Entretiens avec Anouchka Vasak, Paris, Fayard.

(33) Voir le dossier qu’il a dirigé, consacré à la globalisation (Entreprise et Histoire, 2003, n° 1).

(34) La démarche initiée par le Girea était d’ailleurs doublement globalisante : en reliant les recherches d’une Europe initialement divisée de part et d’autre du rideau de fer, et en pensant l’esclavage comme un « fait social » ne pouvant être appréhendé hors de l’étude des autres formes de dépendance et d’autres sciences sociales, comme l’anthropologie et la sociologie.

(35) BRESSON Alain [2007-2008], L’Économie de la Grèce des cités (fin 4e s. av. J.-C., 1er s. ap. J.-C.), 2 vol., Paris, Armand Colin. Les antiquistes oscillent aujourd’hui entre plusieurs directions. L’une, illustrée principalement en France par Bresson, consiste à penser à l’échelle de vastes ensembles géohistoriques. Une autre (pas vraiment représentée en France), toute aussi marginale, tend, à partir de macrofacteurs, à promouvoir l’élaboration de modèles susceptibles de permettre une analyse inductive ouvrant à la comparaison. Enfin, dominante, une dernière approche consiste à étudier des phénomènes beaucoup plus réduits dans l’espace et le temps. Les médiévistes ne semblent pas s’intéresser davantage à notre sujet, hormis la question du tournant du 15e siècle, avec les « Grandes Découvertes ». Parmi les thèses soutenues ces dernières années, seule celle de Gil Bartholeyns s’attaque à un espace géographique et temporel relativement ample (Naissance d’une culture des apparences. Le vêtement en Occident, 12e-14e siècles, Paris, 2008).

(36) Préhistoriens et protohistoriens travaillent notamment à la modélisation des échanges (par types de produits et associations de types), en particulier dans les espaces orientaux et méditerranéens. Côté français, voir BRUN Patrice (Paris-1), « La place du Jura franco-suisse dans l’économie-monde au premier âge du fer. Essai de modélisation », in KAENEL Gilbert et CURDY Philippe (dir.) [1992], L’Âge du fer dans le Jura, Lausanne, Bibliothèque historique vaudoise, pp. 163-180.

(37) HURLET Frédéric (dir.) [2008], Les Empires. Antiquité et Moyen Âge : analyse comparée, Rennes, Presses Universitaires de Rennes ; FRÉMEAUX Jacques [2002], Les Empires coloniaux dans le processus de mondialisation, Paris, Maisonneuve et Larose ; JOLY Vincent [2009], Guerres d’Afrique : 130 ans de guerres coloniales, l’expérience française, Rennes, Presses universitaires de Rennes ; DOCKÈS Pierre [2009], Le Sucre et les Larmes. Bref essai d’histoire et de mondialisation, Paris, Descartes.

(38) CLASTRES Patrick et MÉADEL Cécile (dir.) [2008], La Fabrique des sports, Paris, Nouveau Monde Éditions.

(39) Mouvement représenté en France par Alain Testart. Son Les Morts d’accompagnement (Paris, Errance, 2004) est une passionnante enquête sur un phénomène qui concerna de larges parties de l’humanité. Voir aussi son « L’histoire globale peut-elle ignorer les Nambikwara ? », Le Débat, mars-avril 2009, pp. 109-118, et Eléments de classification des sociétés, Paris, Errance, 2005.

Liaisons dangereuses : ésotérisme et histoire globale

Un des premiers articles publiés sur ce blog [https://blogs.histoireglobale.com/?p=56] portait sur le travail de Gavin Menzies [2004]. Ce sous-marinier britannique, retraité de la Royal Navy, défend qu’en 1421, les flottes chinoises ont fait le tour du monde. Elles auraient exploré et cartographié les Amériques et l’Antarctique en détail, exploité des mines en Australie, réalisé une multitude d’exploits nautiques abracadabrants, contournant par exemple dans des jonques de bois le continent eurasiatique par les mers septentrionales…

Un de nos lecteurs nous avait alors dit qu’il ne voulait plus entendre parler de Menzies, sauf si nous étions en mesure de lui expliquer pourquoi cette personne arrivait à écouler tant d’exemplaires de ses livres de pseudohistoire, quand les historiens sérieux n’atteignent pas le millième de ses ventes. Mentionnons que Menzies a d’ailleurs publié un autre ouvrage, non encore traduit en français [2008]. Titre : 1434. Le sous-titre résume la thèse : « The year a magnificent Chinese fleet sailed to Italy and ignited the Renaissance ».

Il est bien sûr possible de contester les hypothèses de Menzies selon les usages des controverses académiques. Le jeu consiste alors à disséquer son travail, à prouver que les cartes sur lesquelles il s’appuie sont des faux, que sa méconnaissance des sources le pousse à des conclusions erronées, et que ses procédés sont antiscientifiques : il ne remet jamais en cause son hypothèse, et fait obsessionnellement feu de tout bois pour la nourrir. C’est ignorer le fond du problème : sa démarche, si elle se pare des atours de la recherche scientifique, n’est historique que superficiellement. Il ne rédige pas des livres d’histoire, mais d’ésotérisme.

Un mythe moderne

Un des meilleurs ouvrages à ce jour consacré à l’ésotérisme savant a été publié par l’ethnologue Wiktor Stoczkowski [1999]. Au terme d’une enquête de quatre ans passés à étudier la thématique des anciens astronautes, il a produit une analyse de la façon dont se bâtit un mythe moderne. En l’espèce, une croyance partagée, qui fait d’extraterrestres, ces « anciens astronautes », les créateurs de l’humanité, et/ou les démiurges des anciennes civilisations. Andines, mésoaméricaines, indiennes, égyptiennes ou pascuane…, elles n’auraient, devrait-on croire, jamais été à même d’élever de monuments conséquents, pyramides ou mégalithes, sans l’aide des visiteurs de l’espace.

Cette croyance trouve ses racines dans des livres. Un des premiers jalons est posé par Louis Pauwels et Jacques Bergier dans Le Matin des magiciens [1960]. Passionnés d’ésotérisme, les deux compères vulgarisent un grand nombre de thématiques occultistes, présentées comme des découvertes « scientifiques » annonçant l’avènement d’une nouvelle Renaissance, nourrie de la redécouverte de vérités spirituelles issues de l’aube des temps. Cet ouvrage préfigure ce que l’on appellera le New Age, qui vise à réenchanter un monde perçu comme étouffé par le scientisme. Entre autres thèmes, Pauwels et Bergier abordent l’hypothèse des anciens astronautes ; idée reprise, et enrichie, par un employé des PTT du nom de Robert Charroux peu après [1963]. Mais c’est un Suisse, Erich Von Däniken, qui donne à cette croyance un essor mondial, avec Souvenirs du futur [1968]. En deux décennies, ce livre se vendra sur toute la planète à plus de 50 millions d’exemplaires, sans compter les éditions pirates diffusées dans le monde communiste.

Une épidémie de notre temps

Depuis, la thématique a poursuivi son chemin. Pourtant, les archéologues se sont employés à démolir le fatras d’arguments avancés par ces auteurs à l’appui de leurs thèses : on sait bien que les gigantesques dessins de Nazca (Pérou), visibles seulement du ciel, ne sont pas des pistes d’atterrissage pour soucoupes volantes ; ou que le bas-relief de Palenque (Mexique) représente un prêtre et non un cosmonaute ; on a pu expérimenter que l’on peut déplacer une statue de l’île de Pâques avec quelques dizaines de personnes rudimentairement outillées… Sans compter tous ces mythes indigènes, apparus opportunément dans ces ouvrages pour valider la thèse, dont on a prouvé qu’ils sont de pures inventions des auteurs… Rien n’y fait. La « dänikenite » (dixit Stoczkowski), cette épidémie de notre temps, persiste. Elle contamine même le cinéma : 2001 l’odyssée de l’espace, Stargate, Le Cinquième Élément, Indiana Jones et le royaume des crânes de cristal… Les sondages sur les croyances restent constants depuis les années 1980 : 20 % des Français et 35 % des États-Uniens adhèrent à la théorie des anciens astronautes.

Donnons quelques indices permettant d’identifier une démarche ésotérique : d’abord, l’auteur est souvent un « amateur éclairé », se présentant comme ostracisé par l’institution académique et porteur d’une vérité qui s’est imposée à lui comme une évidence. Ladite vérité est susceptible de bouleverser toutes nos connaissances. Il va énumérer de multiples « preuves », essentiellement piochées dans des lectures antérieures. Il n’hésitera pas à citer ses « sources », ce qui donnera à sa démarche un vernis scientifique. Et son livre rejoindra sur les étagères des librairies un flot d’ouvrages du même tonneau. Que l’on parle des anciens astronautes, du « sang réal » (qui fait des rois mérovingiens les descendants de Jésus-Christ, thème qui inspira à Dan Brown son Da Vinci Code), des protocoles des sages de Sion ou des pérégrinations de flottes chinoises au 15e siècle, l’hypothèse va se transformer en subculture, lue, assimilée, toujours dénoncée, mais aussi enrichie par des millions de lecteurs enthousiastes sur toute la planète.

Des secrets cachés de l’histoire

Ces subcultures peuvent se diffuser par le biais d’ouvrages classés d’emblée comme ésotériques. Parmi une foule de publications récentes, prenons par exemple un ouvrage du Suédois Carl Johan Calleman [2004] récemment traduit en français. Calendrier maya. La transformation de la conscience… Vous changez le titre, le faites diffuser par un autre éditeur, et ça se transforme aisément en l’équivalent du 1421 de Menzies. Le déroulé est similaire à un livre traitant de l’histoire du monde, on y voit une analyse érudite des transformations civilisationnelles, de l’effondrement de l’Empire romain à l’expansion européenne dans le monde… Ici, ce ne sont pas les flottes chinoises qui agissent comme deus ex machina, mais le calendrier maya – qui prédit incidemment la fin de notre monde pour 2012. Cet ouvrage n’est pas isolé, on en recense plus d’une centaine publiés ces dernières années en français sur le même thème.

Un livre arborant un titre tel que Calendrier maya…, signé par un vague « expert sur le cancer ayant travaillé pour l’Organisation mondiale de la Santé » et publié chez un éditeur spécialisé dans les médecines parallèles… On sait à peu près dans quel rayon de la bibliothèque le ranger. Les choses se corsent avec, par exemple, la publication en français de L’Histoire secrète de l’espèce humaine [2002]. Un éditeur qui nous a habitués à plus de sérieux, des auteurs présentés respectivement comme « chercheur en histoire » et « mathématicien » – même si lesdits auteurs travaillent pour le mouvement religieux « International Society for Krishna Consciousness »… Pour une thèse classique : il a été découvert des centaines de preuves démontrant que l’être humain est beaucoup plus ancien qu’on veut bien le reconnaître, il semblerait même qu’il aurait pu côtoyer les dinosaures, ce qui prouverait que l’évolutionnisme est un dogme absolument faux. Et le danger, c’est qu’on se rapproche ici de champs de pensée institués, comme l’Intelligent Design – qui postule que l’évolution est dirigée par une intention sous-jacente. D’autres ouvrages, parfois publiés par des sommités scientifiques, proposent souvent des explications uniques à des problèmes immensément complexes. Certains universitaires, paléoanthropologues ou biologistes, font ainsi de divers os, sphénoïde ou iliaque, le seul moteur de l’évolution humaine… À tort ou à raison, ils se voient dénoncés avec véhémence par leurs collègues.

Universités : le flirt ésotérique

Rapprochons-nous de certaines disciplines académiques : ainsi l’afrocentrisme, dont certains partisans, universitaires reconnus, relaient des thèses discutables. À la base, l’afrocentrisme est un courant intellectuel militant pour une réforme radicale de l’histoire de l’Afrique [FAUVELLE-AYMAR et al., 2002]. Certains de ses membres ont poussé la démarche jusqu’à faire des actes de l’homme noir le seul moteur d’une histoire universelle, à rebours d’une histoire communément admise, eurocentrée, qui postulait que l’Afrique était restée en marge de l’histoire. Le tout s’appuie sur une subculture largement diffusée dans la communauté noire états-unienne. Si certains pans de l’afrocentrisme, relayés par des organisations radicales comme Nation of Islam, ont pu postuler des hypothèses risibles (l’homme blanc aurait été créé par l’homme noir il y a 6 000 ans, suite à une expérience de laboratoire qui aurait mal tourné), d’autres semblent se situer aux limites du soutenable : certains chercheurs ont élaboré des théories visant à démontrer que la Grèce antique n’aurait pas connu son rayonnement sans l’héritage égyptien, présenté lui-même comme exclusivement élaboré dans la matrice civilisationnelle subsaharienne [BERNAL, 1987] ; ou que les civilisations précolombiennes des Amériques n’ont pu se développer que grâce à l’apport de navigateurs africains [VAN SERTIMA, 1976]… On est là à la frontière de l’ésotérisme et de la science, ce qui explique le malaise ressenti autour de certains ouvrages, cités par les uns comme sources potentielles, méprisés ouvertement par les autres.

Quant aux travaux de Menzies, ils s’inscrivent dans un contexte similaire, celui du sinocentrisme… Si l’histoire globale entend redonner toute sa place aux histoires des autres civilisations, les nations qui sont longtemps restées exclues du grand récit de l’Occident font aussi entendre leur voix. Les sources de Menzies sont à chercher dans les travaux d’historiens nationalistes chinois. Ceux-ci auraient pu se contenter de rester dans la vérité historique, à savoir que dans les années 1420, un amiral chinois du nom de Zheng He dirigea plusieurs expéditions jusqu’en Inde, en Afrique et en Arabie, à bord de vaisseaux technologiquement sans rivaux à l’époque : plus de 100 m de long, utilisant des caissons étanches, de l’artillerie embarquée, des boussoles… Ce seul fait suffit à souligner la place qu’occupait la Chine dans le concert des nations d’alors, et peut nourrir de beaux ouvrages.

Nul besoin d’enrichir l’histoire de fiction, elle est déjà souvent incroyable… Et le flirt avec l’ésotérisme se poursuivra toujours, car sur la carte des disciplines, certaines lignes de partage sont destinées à rester floues.

BERNAL Martin [1987]. Black Athena: Afroasiatic Roots of Classical Civilization, Volume I: The Fabrication of Ancient Greece, 1785-1985, Rutgers University Press (New Jersey) ; Volume II: The Archaeological and Documentary Evidence, Rutgers University Press ; traduit en français [1996 et 1999], Black Athena, Tome 1 : L’invention de la Grèce antique, 1785-1985, Puf ; Black Athena, Tome 2 : Les Racines afro-saiatqiues de al civilisation classique, Puf.

CALLEMAN Carl Johan [2004], The Mayan Calendar and the Transformation of Consciousness, Bear and Company (New York), publié en français [2010], Calendrier maya. La transformation de la conscience, Testez… Éditions (Embourg, Belgique).

CHARROUX Robert [1963], Histoire inconnue des hommes depuis 100 000 ans, Robert Laffont.

CREMO Michael et THOMPSON Richard [1996], The Hidden History of the Human Race, Bhaktivedanta Book Publishing (Los Angeles), traduction française par Emmanuel Scavée [2002, rééd. 2010], L’Histoire secrète de l’espèce humaine, Éditions du Rocher.

FAUVELLE-AYMAR François-Xavier, CHRÉTIEN Jean-Pierre et PERROT Claude-Hélène [2000], Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Karthala.

MENZIES Gavin [2004], 1421: The year China discovered the world, Bantam (London), traduit en français par Julie Sauvage [2006], 1421. L’année où la Chine a découvert l’Amérique, Intervalles.

MENZIES Gavin [2008], 1434: The year a magnificent Chinese fleet sailed to Italy and ignited the Renaissance, Harper Collins (London).

PAUWELS Louis et BERGIER Jacques [1960], Le Matin des magiciens, Gallimard.

STOCZKOWSKI Wiktor [1999], Des hommes, des dieux et des extraterrestres. Ethnologie d’une croyance moderne, Flammarion.

VAN SERTIMA Ivan [1976], They Came before Columbus. The African presence in Ancient America, Random House (New York).

VON DÄNIKEN Erich [1968], Erinnerungen an die Zukunft, Econ (Düsseldorf), traduit en français par Bernard Kreiss [1969], Présence des extraterrestres, Robert Laffont.

Les villes à la conquête du monde

Depuis que les villes existent, elles sont les nœuds essentiels de la puissance. Capitales impériales, cités-États, carrefour marchands ou centres de savoir et de création artistique, souvent plusieurs choses à la fois, les villes concentrent les pouvoirs et les richesses, tracent les routes de l’échange, scandent les rythmes de la production et de l’échange, lancent les offensives et signent les traités. On avait fini par l’oublier, tant la géopolitique et l’économie internationale nous avaient habitués à nous représenter les affaires planétaires comme des relations entre ces blocs bariolés que sont, dans nos vieux atlas, les États-nation. Dans le monde global qui s’édifie sous nos yeux, pourtant, de nouvelles géographies se dessinent, tissées par des réseaux de financiers, de managers, de fonctionnaires, de militants ou d’immigrés qui transcendent les espaces nationaux. Pratiquement à chaque nœud de ces filets planétaires, on trouve une métropole : Londres, New York, Tôkyô, mais aussi Mumbaï, Shanghaï, Buenos Aires… La mondialisation prend appui sur un vaste archipel de villes [1].

Ce grand retour des villes invite à revenir sur leurs pas, se remémorer leur histoire, afin de mettre en perspective leur rôle contemporain. Il convient de revenir en premier lieu à l’Europe médiévale et à la relation particulière qui s’y noue entre les cités marchandes et les pouvoirs politiques. Car les premières à étendre leurs ramifications commerciales à l’échelle planétaire ont été des villes européennes et non indiennes ou chinoises.

La plupart des villes européennes que nous connaissons aujourd’hui sont nées entre l’an 1000 et 1250. Pendant cette période, l’Europe se déforeste, une myriade de petites villes fortifiées apparaît, centres de commerce et d’artisanat. Les échanges se développent entre les villes industrieuses du Nord et les villes marchandes du Sud, « deux pôles géographiquement et électriquement différents qui s’attirent » [2]. Une vaste région d’ateliers textiles qui s’étend d’Amsterdam aux rives de la Seine propose ses draps contre le blé, mais aussi les épices et les soieries précieuses ramenées par les négociants italiens d’Amalfi, de Gênes ou de Venise. Au début du 13e siècle, les transactions s’effectuent sur les foires de Champagne qui se tiennent tout au long de l’année, tantôt à Troyes, Provins, Bar-sur-Aube ou Lagny. Bientôt cependant, en voulant contrôler ces foires, les rois de France repoussent les routes commerciales vers l’Est, jetant les bases d’un arc européen constitué d’une nuée de cités marchandes entre lesquelles circulent incessamment des marchandises, des pièces de monnaie, des lettres de change.  Cet ensemble urbain part de Londres, englobe Bruges et Anvers, s’épaissit au niveau des villes germaniques de la Hanse et file jusqu’aux cités-État italiennes, Milan, Gênes ou Venise. Ses ramifications s’étendent le long des routes commerciales que les cités italiennes ont ouvertes à travers la Méditerranée.

L’expérience européenne n’est cependant pas un cas isolé. Au début du deuxième millénaire, l’Inde comporte un nombre comparable (environ 6) de villes de plus de 100 000 habitants, les grandes villes d’alors. Quant à la Chine, elle possède des métropoles de plus de 400 000 habitants et est nettement plus urbanisée que l’Europe, puisque selon les estimations de Paul Bairoch, entre 10 et 13 % de la population vivent alors dans des villes de plus de 5 000 habitants, contre 6 à 7 % en Europe [3]. Si l’essor des villes traduit toujours un progrès des techniques agricoles (les paysans peuvent nourrir une population urbaine en plus d’eux-mêmes), les Occidentaux devront attendre le 17e ou le 18e siècle pour posséder les savoirs-faire que la Chine détenait au 11e : rotation des terres, sélection des semences, irrigation… Quant au commerce, les échanges et la monétarisation sont incomparablement plus avancés en Chine qu’en Europe. Jusqu’au 18e siècle, la Chine demeure LA grande puissance du monde. Ses diasporas marchandes s’activent de la mer de Chine à l’océan Indien et contrôlent une intense circulation de marchandises. Mais, plutôt que depuis des villes, elles opèrent depuis des comptoirs commerciaux : Malacca, Patani, Hoi Anh, Banten, puis plus tard, Nagasaki, Macao et Manille [4].

De fait, dès ces prémices, les villes européennes possèdent une particularité : leur autonomie politique. « L’air de la ville rend libre », proclame un proverbe médiéval allemand. Les cités-États du Vieux Continent protègent la propriété privée de la mainmise des pouvoirs féodaux, elles permettent à leurs sujets d’échapper à des impôts trop élevés et il suffit même parfois pour un serf de franchir leurs murs pour se trouver affranchi. Plus encore, ces villes sont gouvernées par les bourgeois, soit par les marchands eux-mêmes. Ce qui explique qu’elles accompagneront bientôt leurs expéditions commerciales aux quatre coins du monde [5]. Cette caractéristique est sans équivalent. Les cités marchandes chinoises verront leur essor longtemps entravé par les autorités de la capitale de l’empire du Milieu. Il en sera de même avec leurs sœurs indiennes, brimées par Agra, siège de l’Empire moghol.

Les villes européennes bénéficient quant à elles de la fragmentation politique du continent. Et elles ne se privent pas d’exploiter cet avantage pour échapper au pouvoir des empires et des royaumes [6]. L’épisode des foires de Champagne est symptomatique : menacées d’une captation par les monarques français, les routes commerciales contournent l’obstacle, et ce sans tomber dans l’escarcelle d’un autre pouvoir. Les villes européennes n’ont de cesse de préserver leur autonomie, se gagnant le soutien des rois contre les seigneurs féodaux, jouant les princes contre les monarques. Elles jouent à plein le polycentrisme politique qui prévaut sur le continent.

Selon Christian Grataloup, cet avantage explique en bonne part pourquoi ce seront des caravelles européennes qui se lanceront à la conquête des océans, alors même que les jonques chinoises emmenées par le navigateur Zheng He semblaient avoir un tour d’avance [7]. Puissance menacée par des invasions continentales, l’Empire du Milieu renonce à sa capitale maritime, Nankin, pour installer son siège à Pékin, et met fin à son aventure océanique. Si les monarques de Lisbonne refusent d’accompagner Christophe Colomb dans son entreprise atlantique, ce dernier peut se tourner vers ceux de Madrid pour financer son expédition et découvrir les Amériques.

Les villes européennes se mondialisent

Les villes européennes se livrent une intense concurrence pour le contrôle des mers. Suprématie maritime rime souvent avec hégémonie économique, même si la maîtrise des techniques de l’argent et la puissance industrielle sont toujours des arguments de poids. Venise, Lisbonne, Amsterdam et Londres seront aux commandes de l’économie européenne en bonne partie grâce au rayonnement de leurs flottes. Alors que les villes se passent le relais de la puissance économique, les limites du monde européen reculent pour englober des fractions croissantes de la planète.

Édifiée sur 60 îlots, dépourvue d’arrière-pays, Venise a fait de sa pauvreté une chance en se projetant entièrement vers la mer. La cité-État met à profit les conquêtes des croisés (Chypre) ainsi que les comptoirs qu’ils ont ouverts en Terre sainte pour ramener les épices et les soieries convoitées dans toute l’Europe. Les marchands vénitiens transitent également sur la route de la Soie, ce long couloir qui va de la mer Noire à la Chine et que l’avancée mongole a pacifié au cours du 13e siècle. Ces connexions esquissent ce que Fernand Braudel appelle « l’économie-monde méditerranéenne » : « un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à soi-même ». Cet espace est délimité par le polygone Bruges, Londres, Lisbonne, Fez, Damas, Azof, Venise et comprend 300 places marchandes à la fin du 14e siècle.

Lorsque les Turcs prennent Constantinople, en 1453, ils contrôlent déjà les routes caravanières qui acheminent les épices vers la Méditerranée et contestent la supériorité maritime des Vénitiens. Le déclin de la cité-État est annoncé. Mais Lisbonne est déjà là qui se prépare à prendre le relais. Les caravelles portugaises s’élancent bientôt dans l’Atlantique, explorent les côtes africaines. Le Cap-vert est atteint en 1444, le cap de Bonne-espérance franchi en 1488. En 1499, Vasco de Gama rejoint pour la première fois les Indes en contournant l’Afrique et ouvre dans la foulée le premier comptoir portugais sur la péninsule. Lisbonne contrôle la nouvelle route des épices. En 1500, Pedro Alvares Cabral atteint le Brésil. Tout est désormais en place pour le commerce triangulaire : avant la fin du 16e siècle, des navires partent de Lisbonne vers les côtes africaines, y chargent des esclaves qui sont acheminés vers les plantations du Nordeste brésilien, et reviennent gorgés de sucre ou de café. Alors que le Portugal passe sous l’autorité de la couronne d’Espagne, le monde vit sa première mondialisation, sillonné en tout sens par les caravelles et les galions ibériques [8]. L’Europe, l’Amérique, l’Asie et l’Afrique, les « quatre parties du monde » approvisionnent l’assiette des élites du Vieux Continent.

Au début du 17e, tissant lentement sa toile, une autre puissance maritime s’impose, infiltrant puis reprenant, par la ruse ou par la force, les négoces portugais : la cité-État d’Amsterdam. Dans les années 1590, des espions néerlandais s’embarquent sur des navires portugais. Une décennie ne s’est pas encore écoulée que des dizaines de vaisseaux quittent les côtes des Provinces Unies hollandaises en direction des Indes. Reprenant la main en Méditerranée, multipliant les comptoirs commerciaux autour de l’océan Indien, tentant sa chance sur les rives américaines, Amsterdam la magnifique règne sur les mers, le commerce et la finance. Bientôt les navires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, l’entreprise capitaliste la plus puissante de son époque, contrôle le commerce des épices. Prenant sa part au commerce triangulaire, colonisant des territoires épars pour organiser ses réseaux marchands, Amsterdam n’a cependant fait qu’approfondir la mondialisation portugaise.

Alors que la révolution industrielle est amorcée, une autre mondialisation s’ébauche autour du Londres du 18e siècle. À la domination des mers, aux ressources que confère le contrôle des routes commerciales, la capitale britannique ajoute la force de frappe d’un marché national entièrement organisé autour d’elle. Celui-ci offre des débouchés à une industrie en plein essor, aiguillonne le progrès des techniques, entraîne les coûts à la baisse. La révolution industrielle bouleverse les transports terrestres et maritimes, raccourcit les distances. Elle décuple aussi les capacités militaires. La colonisation change de forme, ou plutôt de profondeur. Des comptoirs côtiers, on passe à l’exploration des terres et des fleuves, puis aux conquêtes territoriales. Pendant la seconde moitié du 19e siècle, les Britanniques annexent de larges fractions de l’Afrique, renforcent leur domination de l’Inde, étendent leur contrôle à la Malaisie et à la Birmanie, imposent à la Chine d’ouvrir son marché. Les produits manufacturés et les capitaux britanniques se déversent dans le monde entier. Dominant le système de change de l’étalon-or, la banque d’Angleterre gouverne les taux d’intérêt de la planète.

Londres n’est pas la seule capitale impériale. Paris lui dispute la prééminence en Afrique et en Asie. Berlin veut sa part du gâteau. Avec la colonisation du monde, la « course au drapeau » lance l’Europe à la conquête de nouveaux territoires et aiguise les tensions. Le Vieux Continent entraîne la planète dans deux guerres mondiales. Pendant ce temps, une nouvelle puissance ronge son frein : les États-Unis. Allié décisif et bailleurs de fonds des Européens, le pays possède en fait une supériorité industrielle depuis la fin du 19e siècle. La domination américaine éclate au grand jour après 1945. Lors des accords de Bretton-Woods, les Britanniques ne peuvent empêcher l’érection du dollar en monnaie internationale. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale sont installés à Washington. New York devient la première place financière au monde. Les villes européennes semblent définitivement avoir passé la main.

Vers des villes en réseau

Les désordres monétaires des années 1970 remettent les choses à plat. L’abandon de la convertibilité-or du dollar sanctionne les premiers déficits commerciaux américains depuis l’après-guerre. Les États-Unis se réveillent avec de nouveaux concurrents : l’Europe a comblé son retard et, surtout, l’Asie se profile comme un nouveau foyer du capitalisme. Dans les années 1980, l’économiste japonais Kenichi Ohmae parle de la « triade » qui gouverne l’économie mondiale : les trois quarts du commerce international et des transferts de capitaux se font entre la mégalopole américaine (de Boston à Baltimore), le réseau des villes européennes et la mégalopole japonaise (Tôkyô-Ôsaka).

Au début des années 1990, la sociologue américaine Saskia Sassen prend acte de la naissance de villes d’un nouveau genre [9]. Alors que le nouvel âge de la mondialisation se caractérise par la dispersion planétaire des activités de production, les fonctions de pilotage de l’économie globale demeurent localisées dans de grands centres urbains, observe-t-elle. La sociologue identifie trois « villes globales », New York, Londres et Tôkyô, où se concentrent les services spécialisés aux entreprises, qu’elle considère comme les véritables agents de la décision économique. Les trois métropoles sont notamment des centres financiers qui fonctionnent en réseau. Alors que la place japonaise se charge de recycler les excédents commerciaux du pays en épargne, la City londonienne propose des produits financiers attractifs et les liquidités viennent s’investir à Wall Street. Le temps des capitales impériales semble révolu. Le monde n’a plus un seul centre mais plusieurs. Amsterdam et Londres qui, chacune à son tour, avait organisé autour d’elle les flux de marchandises et de capitaux, ont cédé la place à une pluralité de pôles de poids équivalents, liés autant par des relations de coopération que de concurrence. Tant les affaires économiques, que les relations politiques planétaires se décident désormais dans les échanges permanents qui se nouent au sein des réseaux de villes.

Celles-ci sont plus que jamais aux commandes de la mondialisation. Elles tendent à se détacher des nations, jouant leur propre partition, mettant à profit leurs connexions globales avec d’autres métropoles de la planète. Sassen définit Londres comme une « ville en apesanteur », à tel point qu’elle semble désolidarisée du reste de l’économie britannique. On peut en dire autant de New York ou de Buenos Aires et, bien sûr, de Hongkong, que la République populaire de Chine veille à laisser libre de ses mouvements, malgré le retour de la ville dans son giron. On voit même des cités-États jouer à nouveau les premiers rôles dans la mondialisation, s’imposer comme des carrefours économiques et financiers planétaires, comme Singapour ou, à un niveau plus régional, Dubaï. Parallèle à l’affirmation des puissances émergentes dans le jeu politique mondial, des villes globales poussent sur tous les continents, bouleversant parfois les hiérarchies établies, jouant des coudes dans l’arène économique mondiale.


[1] Olivier Dollfus a forgé le terme d’ « archipel mégapolitain mondial », cf. O. Dollfus, La Mondialisation, Presses de Sciences Po, 2007 [1997].

[2] cf. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie, capitalisme, tome 3, Flammarion, 2000 (1979)

[3] P. Bairoch, De Jericho à Mexico, Gallimard, 1996, 2e édition [1985]

[4] F. Gipouloux, La Méditerranée asiatique, CNRS éditions, 2009.

[5] E. Mielants, The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Temple University Press, 2008.

[6] J. Lévy, L’Europe, une géographie, Hachette, 1997.

[7] C. Grataloup, Géohistoire de la mondialisation, Armand Colin, 2007.

[8] S. Gruzinski, Les Quatre Parties du monde, La Martinière, 2004.

[9] S. Sassen, La Ville globale, Descartes et Cie, 1998 (1991 pour la première édition anglaise).