L’historiographie sur les empires est pour le moins confuse. Cet article cherchera à identifier certains des axes autour desquels les débats entre historiens se concentrent, afin de contribuer à mieux organiser les fertiles réflexions d’histoire connectée et comparée que le sujet engendre.
Brouillard autour d’un mot
L’historien qui désire mesurer un « empire » par rapport à un autre – admettant pour l’instant que ce concept nous soit utile, ce qui ne va pas de soi – devra avoir une définition de travail qui dépasse son utilisation (ou son omission) dans les espaces-temps étudiés. En d’autres termes, on pourra refuser l’étiquette d’« empire » là où les contemporains l’utilisaient allègrement, ou à l’inverse, qualifier d’« empire » des entités qui ne l’avaient jamais été auparavant. Au terme de cet exercice, il se pourrait bien, et c’est ce que nous tenterons de démontrer, qu’un tel concept ne puisse pas être retenu dans notre vocabulaire théorique, puisque soit il n’englobe pas la totalité du phénomène étudié – et est donc trop étroit – ; soit au contraire il inclut des éléments qui ne relèvent pas des mêmes phénomènes – et est donc trop large.
Nous savons utiliser, avec plus ou moins de précision, le mot « empire ». Ainsi, lorsque Maurice Duverger invita des chercheurs à un colloque en 1980 autour des empires, les organisateurs prévoyaient d’emblée d’autres rencontres portant sur « les dictatures, les monarchies, les féodalités, les cités-États, etc. » (1). Seulement, sans remettre en question leur démarche, il est facile d’anticiper des questions embêtantes concernant ce découpage thématique : les empires ne sont-ils pas souvent des dictatures ? Les cités-États ne peuvent-elles pas être impérialistes ? etc. Pour aller plus loin, il faut refuser de baisser les bras devant l’éternel casse-tête des définitions et s’efforcer de construire un langage théorique qui ne présente pas de tels problèmes, parce que créé dans le seul but de se conformer aux faits observés. Cette démarche n’est pas futile ni hypothétique : selon la réponse donnée, il est à prévoir que de nouvelles comparaisons pourront être faites et d’anciennes rejetées, parce qu’on aura mieux appris à comparer des comparables.
Avant d’entrer au cœur du sujet, il est important de souligner quelques préjugés présentistes qui entourent ce que l’on appelle la « nouvelle » histoire des empires, laquelle trouve ses origines dans les années 1990 avec la fin de la guerre froide et la montée des nationalismes, de Sarajevo à Kigali. Ainsi, Frederick Cooper et Jane Burbank se tournent vers les empires afin de chercher une alternative aux violences ethniques récentes « au nom de l’homogénéité communautaire » (2). Outre la forte normativité sous-tendant de telles orientations, on doit soumettre la notion de « nationalisme » aux mêmes exigences que celle d’« empire », comme le fait Dominic Lieven, qui doute « s’il y a une chose qu’on peut désigner “nationalisme” : [… les nationalismes] sont similaires dans la mesure où ce sont des doctrines et des émotions qui sont capables de consolider des communautés politiques, mais leur contenu, leurs origines et leurs sources […] sont infiniment différents » (3). Autre fait à noter : on peut discerner dans cette « nouvelle » histoire une certaine réticence à aborder la vaste littérature qui porte sur l’expansionnisme économique, et plus largement sur la nature du capitalisme mondial et qui était pourtant prolifique avant la chute du mur de Berlin (4).
Généalogies d’un concept
Ayant esquissé quelques écueils attendant quiconque adopte sans précautions la démarche dominante dans l’étude du concept d’empire, une analyse philologique s’impose. Celle que fait Romain Descendre est éclairante. Faisant « [l]e constat de la fixation très tardive du sens “moderne” de l’empire – ensemble vaste et varié de populations et de territoires soumis à une autorité centrale » – et préoccupé par l’anachronisme de la notion moderne d’empire, il affirme que le lexique de l’Italie entre la fin du 15e siècle et le début du 17e siècle « témoigne de l’appartenance à un seul et même ensemble sémantique, dans la langue politique de l’époque, de notions que nous avons tendance à distinguer » (5) : « [N]on seulement on n’y trouve pas un concept d’État ni une idée d’empire, mais les distinctions entre plusieurs formes de domination territoriale n’ont à cette époque rien de binaire. L’empire n’y est pas opposé à l’État, mais traverse de l’intérieur, au contraire, toute la réflexion sur le stato […, avec] une gamme variée d’assises territoriales ne correspondant pas à ce qui serait une division tranchée entre États et empires (6). » Ainsi, il s’agirait « moins d’opposer ce que l’on doit aux empires à ce que l’on a longtemps cru être le bénéfice exclusif des États que de penser l’articulation bien plus étroite entre les uns et les autres » (7). De son côté, après avoir consacré deux chapitres entiers et une bonne partie de sa conclusion à l’exploration des divers sens et connotations du concept d’empire à travers les époques, Lieven estime essentielle une analyse de certains « États actuels qui, sans être vraiment impériaux, font néanmoins face à certains des dilemmes des empires et partagent certaines de leurs caractéristiques » (8).
Axes de recherche renouvelés
Tout cela étant, le concept d’empire, même mal défini et peut-être fondamentalement inadéquat, incite manifestement à des recherches fertiles. Partant, il serait temps de tenter de classifier ces recherches selon des catégories mieux définies, toujours afin d’en arriver à mieux comparer des comparables. Dans sa conclusion, Lieven cite Michael Mann sur les sources du pouvoir, que ce dernier différencie selon qu’elles soient militaires, politiques, économiques ou idéologiques ; Lieven y ajoute les facteurs démographiques et géographiques (9). Afin de mieux délimiter le champ d’étude, on serait tenté d’ajouter un élément de contrôle extérieur – c’est peut-être le seul thème transversal dans toutes les études sur l’empire – mais même cet élément pose problème : tout pouvoir est nécessairement du pouvoir sur un autre, et donc, dans un certain sens, extérieur.
Commençons cet exercice avec l’État-nation, qui préoccupe bien des chercheurs, puisqu’il paraît être, pour plusieurs, l’« ennemi juré » de l’empire (10). De ce point de vue, l’État-nation délimiterait l’étude des empires en s’y opposant. Le problème avec cette catégorisation réside dans le fait que le nationalisme n’est finalement que la manifestation du pouvoir idéologique dérivé de l’altérité. En effet, recadrée ainsi, la question de recherche deviendrait : Comment le pouvoir a-t-il puisé dans l’altérité afin de s’agrandir ? Les conséquences sur le terrain sont multiples. Par exemple, le nationalisme n’apparaît plus comme un phénomène exclusivement moderne, mais peut être classifié parmi d’autres phénomènes semblables et très anciens comme la xénophobie et la religion. Ainsi, en Égypte antique, les Égyptiens « faisaient une forte distinction entre eux-mêmes et les étrangers – c.-à-d. les non-Égyptiens » (11).
De quelques pistes de recherche
Le champ de recherche que ce recadrage ouvre est peut-être aussi large que celui qui englobe la question du pouvoir tout court, mais on ne devrait pas en avoir peur pour autant (12). Nous n’avons touché qu’à quelques questions utiles auxquelles il s’ouvre et avons vu qu’il permettrait d’éviter bien des confusions créées par le concept d’empire. À ces questions, ajoutons tout de suite quelques autres pistes disparates :
- Des recherches comme celles d’Ann Laura Stoler sur les descendants métis dans un contexte colonial racialisé (13) pourraient être comparées à d’autres études sur le métissage dans des contextes spatio-temporels différents, par exemple avec le statut historique des bâtards dans le monde chrétien ou plus largement avec celui des descendants de parents dont la religion, voire la classe sociale, ne sont pas les mêmes.
- On pourrait par ailleurs s’interroger sur les facteurs qui mènent à l’assimilation ou non d’une population, en comparant par exemple les tentatives échouées d’imposition de la common law au Québec entre 1763 et 1774 (14) avec celles visant la russification accrue en Finlande à la fin du 19e siècle (15).
- La réflexion concernant l’expansionnisme devrait pouvoir s’appliquer tant aux colonies qu’à des situations à première vue moins coloniales, par exemple à la France (16), ou à d’autres dont on a oublié qu’elles l’étaient, par exemple à l’Irlande (17).
- Plus largement, on se demanderait utilement ce que la perte de pouvoir effectif des États membres des États-Unis, au tournant du 19e siècle, à réglementer les immenses corporations qui étaient pourtant de leur ressort, peut nous enseigner sur ce qui est en train de se passer avec la supranationalisation dans certaines régions, voire avec la mondialisation (18).
Cette liste est loin d’être exhaustive, mais elle illustre les fertiles exercices d’histoire comparée et connectée qui pourraient émaner des études actuelles sur les empires, une fois recadrées.
Conclusion et horizons
L’histoire des « empires », qu’elle soit « nouvelle » ou non, permet un décentrage des histoires nationales et une remise en question des idées reçues. Ainsi, un cadrage sur le continent euroasiatique, par exemple, permet de prendre conscience du fait que l’Empire romain et ses descendants ne formaient que l’« Extrême-Occident » d’une vaste étendue territoriale peuplée d’« empires », avec la Chine dominante dans l’Extrême-Orient et les peuples des steppes au centre. Elle permet aussi de penser de façon thématique et comparée, voire connectée, et ainsi dynamiser l’étude de l’État. En même temps, un certain fonctionnalisme permet de se débarrasser de notions peu scientifiques, telles que celle du « déclin », afin de mieux comprendre ce qui se passe lors de périodes moins glamoureuses que les historiens tendent à ignorer. Enfin, en raison de sa prédilection pour l’étude de grands États, la question de l’effectivité du pouvoir – et donc du fonctionnement de celui-ci – y occupe une place importante, ce qui est tout à son honneur. Mais il ne suffit pas de faire une liste des bienfaits d’un champ d’études pour justifier son existence : encore faut-il qu’il soit cohérent, qu’il ne nous empêche pas de voir des similitudes là où elles se trouvent, mais surtout, qu’il nous mène à comparer des comparables.
(1) Maurice Duverger, Le Concept d’empire, Paris, Presses Universitaires de France, 1980, p. 7.
(2) Jane Burbank & Frederick Cooper, Empires : De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot, 2011, p. 42.
(3) Dominic Lieven, Empire: The Russian Empire and Its Rivals, New Haven, Yale University Press, 2002, p. 449 (notre traduction).
(4) On trouvera une nomenclature utile des approches marxistes et non-marxistes de cette époque dans Philippe Braillard & Pierre de Senarclens, L’impérialisme, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 1980.
(5) Romain Descendre, « Stato, imperio, dominio : Sur l’unité des notions d’État et d’empire au XVIe siècle », Astérion : Philosophie, histoire des idées, pensée politique, n° 10, 2012, para. 3.
(6) Ibid., para. 2 (notes omises).
(7) Ibid., para. 16.
(8) Lieven, op. cit., p. 417 (notre traduction).
(9) Ibid., pp. 414–415 (notre traduction).
(10) Ibid., p. 448 (traduction de « nemesis » dans l’original).
(11) David O’Connor, « Egypt’s View of “Others” », in John Tait (éd.), Never Had the Like Occurred: Egypt’s View of Its Past, Londres, University College London Press, 2003, 155–185, p. 155.
(12) Pierre Bourdieu, dans ses réflexions sur la manière d’aborder l’étude de la genèse de l’État, a tracé un chemin qu’elles pourraient prendre : P. Bourdieu, Sur l’État, Cours au Collège de France (1989–1992), éd. P. Champagne et al., Paris, Seuil, « Raisons d’agir », 2012.
(13) Ann Laura Stoler et al., La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, Institut Emilie du Châtelet, 2013.
(14) Voir Michel Morin, « Les revendications des nouveaux sujets, francophones et catholiques, de la Province de Québec, 1764–1774 », in G. Blaine Baker et Donald Fyson (éds), Essays in the History of Canadian Law: Quebec and the Canadas, Toronto, University of Toronto Press, 2013, 131–186.
(15) Voir Lieven, op. cit., p. 215.
(16) Voir Eugen Weber, « France, One and Indivisible », Peasants Into Frenchmen: The Modernization of Rural France, 1870–1914, Palo Alto, CA, Stanford University Press, 1976, 95–114.
(17) Voir David Fitzpatrick, « Ireland and the Empire », The Oxford History of the British Empire, vol. 3, 1999, 494–521.
(18) Sur ce sujet, voir par exemple Charles W. McCurdy, « The Knight Sugar Decision of 1895 and the Modernization of American Corporation Law, 1869–1903 », Business History Review, vol. 53, n° 3, 1979, 304–342. Cet exemple devrait être mis en lien avec le débat entourant l’article phare de John Gallagher & Ronald Robinson, « The Imperialism of Free Trade », The Economic History Review, vol. 6, n° 1, 1953, 1–15.
Bibliographie
Bourdieu, Pierre, Sur l’État, Cours au Collège de France (1989–1992), éd. P. Champagne et al., Paris, Seuil, « Raisons d’agir », 2012.
Braillard, Philippe & Pierre de Senarclens, L’impérialisme, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 1980.
Burbank, Jane & Cooper, Frederick, Empires : De la Chine ancienne à nos jours, Paris, Payot, 2011.
Descendre, Romain, « Stato, imperio, dominio : Sur l’unité des notions d’État et d’empire au XVIe siècle », Astérion : Philosophie, histoire des idées, pensée politique, n° 10, 2012.
Duverger, Maurice, Le Concept d’empire, Paris, Presses Universitaires de France, 1980.
Fitzpatrick, David, « Ireland and the Empire », The Oxford History of the British Empire, vol. 3, 1999, 494–521.
Gallagher, John & Ronald Robinson, « The Imperialism of Free Trade », The Economic History Review, vol. 6, n° 1, 1953, 1–15.
Lieven, Dominic, Empire: The Russian Empire and Its Rivals, New Haven, Yale University Press, 2002.
McCurdy, Charles W., « The Knight Sugar Decision of 1895 and the Modernization of American Corporation Law, 1869–1903 », Business History Review, vol. 53, n° 3, 1979, 304-342.
Morin, Michel, « Les revendications des nouveaux sujets, francophones et catholiques, de la Province de Québec, 1764–1774 », in G. Blaine Baker et Donald Fyson (éds), Essays in the History of Canadian Law: Quebec and the Canadas, Toronto, University of Toronto Press, 2013
O’Connor, David, « Egypt’s View of “Others” », in John Tait (ed.), Never Had the Like Occurred: Egypt’s View of Its Past, Londres, University College London Press, 2003, 155–185.
Stoler, Ann L. et al., La Chair de l’empire. Savoirs intimes et pouvoirs raciaux en régime colonial, Paris, La Découverte, Institut Emilie du Châtelet, 2013.
Weber, Eugen, Peasants Into Frenchmen: The Modernization of Rural France, 1870–1914, Palo Alto, CA, Stanford University Press, 1976.