Promenades dans les siècles d’or africains

À propos de :

François-Xavier Fauvelle-Aymard [2013], Le Rhinocéros d’or. Histoires du Moyen Âge africain, Alma Éd.

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Il scintille en couverture, fragile bibelot de métal précieux. Le rhinocéros d’or a été découvert à Mapungubwe, au nord-est de l’Afrique du Sud, en 1932. C’est l’un des sites d’Afrique où l’on trouve trace du grand commerce dans lequel baignèrent les côtes orientales et le nord sahélien, du 8e au 15e siècle. Durant le Moyen Âge européen, l’Afrique connut en effet un âge d’or. S’épanouirent de brillantes civilisations, dont il ne reste aujourd’hui que des traces fugaces : des mentions dans les écrits des marchands de l’époque, des puits de mines, des ruines qui, pour être ponctuellement classées, comme Mapungubwe, sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, souffrent fréquemment d’un manque de suivi dans les fouilles.

Le rhinocéros d’or, ainsi, est peut-être le témoin d’un commerce sur très longue distance. À Mapungubwe comme ailleurs ont été découverts des artefacts attestant d’échanges avec l’intérieur des terres africaines (or et ivoire), le monde musulman (céramiques persanes), l’océan Indien (cauris, coquillages servant de monnaie), l’Inde (perles de verre) et même la Chine (porcelaines). Et l’animal possède une particularité. Il est unicorne, comme les rhinocéros que l’on trouve en Asie, et non bicorne, comme les espèces africaines. Comme il a été élaboré à partir d’une âme en bois sur laquelle on a martelé des feuilles d’or, de ce précieux métal que l’on extrayait du Zimbabwe, les hypothèses sont ouvertes : le support de bois a peut-être été fabriqué en Inde et enrichi sur place ; ou sa corne unique ne serait que détail symbolique… À l’instar de nombreux objets déterrés en Afrique, les conditions de la découverte du rhinocéros d’or, sans relevé stratigraphique ni recueil des éléments contextuels, excluent que l’on approfondisse son histoire.

Ce rhinocéros est emblématique de l’histoire précoloniale de l’Afrique : il fait partie de ces quelques traces fragmentaires, éblouissantes, que l’on peine à contextualiser tant sont épaisses les obscurités alentour. Une histoire que François-Xavier Fauvelle-Aymar explore, au fil de 34 essais, tous articulés autour d’un document commenté. Les sources écrites, ou cartographiques, sont arabes, ou juives, pour l’essentiel, plus tardivement européennes. Elles se focalisent bien évidemment sur le commerce, s’efforcent obstinément de deviner ce qu’il y a au-delà : d’où vient cet or, au-delà des sables et des montagnes, auquel s’alimente le commerce mondial, et dont les intermédiaires noirs et touaregs dissimulent l’origine pour conserver leur précieux rôle d’interface commerciale ? La propagation des religions balise les axes de l’échange. Ainsi l’« adhésion nouvelle du roi du Ghana à la foi musulmane (…) est une caution pour les marchands (arabes), la garantie de l’application, dans ces contrées lointaines, d’un droit commercial reconnu comme équitable ». Les confusions, telle celle de Marco Polo qui croit que Mogadiscio et Madagascar sont un seul et même lieu, brouillent parfois les pistes que l’archéologie peine à compléter. Les légendes, comme celle qui postule que l’or pousse à la manière des carottes, brouillent en sus les témoignages.

Les historiettes, par ce qu’elles montrent, sont captivantes : il y est question d’une très hypothétique expédition maritime envoyée en Amérique par un roi malien du début du 14e siècle, de l’inflation attestée que provoqua au Caire son successeur alors qu’il prodiguait généreusement son or à tous ceux qu’il rencontrait lors de son pèlerinage à La Mecque. On y voit circuler, au milieu du 10e siècle, en Mauritanie, un chèque (ou plutôt une lettre de change) du montant astronomique de 42 000 dinars – témoignant de l’importance des richesses négociées alors aux confins du Sahara. Le sel achète l’or, qui se négociera en tissus ou en esclaves. On voit les naïfs se faire plumer, les imprudents s’égarer dans le désert, ne laissant pour seule trace qu’une cargaison d’une tonne de laiton retrouvée par les guides de Théodore Monod un petit millénaire plus tard – et depuis reperdue. Et surtout, on devine dans les ombres épaisses laissées par ces documents fragmentaires des royaumes prospères, aux politiques complexes. En Abyssinie, la diplomatie permet à des entités chrétiennes et musulmanes de cohabiter en gérant leurs hostilités, voire en s’arrangeant avec leur conscience : les deux sociétés réprouvent la castration, mais les esclaves eunuques sont de grande valeur commerciale… Qu’importe, on ferme les yeux de part et d’autre sur ce qui se passe.

D’un continent que certains se plaisent à imaginer sans passé, héritiers de ces colons blancs qui s’acharnaient à attribuer au roi Salomon les mines qu’ils découvraient abandonnées, ou à penser que ce port en ruine se devait d’être phénicien ou égyptien, bref se refusaient à envisager que les indigènes aient jamais produit quoi que ce soit d’historique, ce livre présente une tout autre image : celle d’une Afrique glorieuse et quelque peu interlope, dont les civilisations ont longtemps prospéré, tissant de fragiles ramifications jusqu’en Chine. Avant de succomber à la saignée démographique massive que lui infligèrent les traites négrières, et d’entrer dans les ténèbres le temps d’une parenthèse de quelques siècles. Une Afrique en émergence, qui a besoin de reconstituer une histoire rompant avec la vulgate de sociétés trop souvent représentées comme pétrifiées dans les traditions.

Article également publié ce mois-ci dans Sciences Humaines, n° 246, mars 2013.

Échanges de géographies

En travaillant sur Pocahontas, plusieurs textes ont attiré mon attention sur une problématique différente. Ils méritaient un traitement à part, d’où le petit billet que voici. La rencontre de deux mondes est celle d’une ignorance réciproque qui conduit à un partage de savoirs, à commencer par la description de ces mondes respectifs. Le témoignage de John Smith sur la Virginie prête à suspicion, ne serait-ce que parce qu’une critique croisée entre ces textes publiés à plusieurs années d’intervalle révèle maints détails dissemblables, de façon contradictoire ou complémentaire. Ces ouvrages n’en demeurent pas moins très riches et révèlent une réelle attention à ces sociétés, ce qui en fait une source ethnographique précieuse. On trouve ainsi la relation d’un échange géographique entre Smith et le chef Powhatan, au cours duquel chacun d’entre eux décrit son territoire.

 « Il me demanda pourquoi nous venions à nouveau avec notre bateau. Je lui dis – ce qui me donna l’occasion de parler de la mer derrière, de l’autre côté, la principale, où était l’eau salée –, que mon père avait un enfant tué, que nous supposions par Monocan, son ennemi, et dont nous entendions venger la mort.

Après un long débat, il commença à me décrire les pays derrière les chutes, avec une grande partie du reste, confirmant ce que Opechancanoyes et un Indien qui avait été fait prisonnier à Pewhatan m’avaient dit avant. Mais l’un dit que c’est à cinq jours, l’un à six, l’autre à huit, que ladite eau jaillit parmi beaucoup de rochers et de rocs, lors de chaque tempête, ce qui rend souvent la tête de la rivière saumâtre.

Il décrivit les Anchanachuck, le peuple qui avait tué mon frère, dont il vengerait la mort. Il décrivit également au-dessus de la même mer, une puissante nation appelée les Pocoughtronack, une fière nation qui mangeait des hommes et faisait la guerre avec le peuple des Moyaoncer et des Pataromerke, nations qui habitaient le haut de la baie, sous ses territoires. Là, l’année précédente, ils en avaient tué une centaine. Il me fit comprendre que le haut de leurs têtes était rasé, avec de longs cheveux dans la nuque, attachés en un nœud, et des épées comme des hallebardes.

Derrière eux, il décrivit un peuple avec des manteaux courts, des manches jusqu’aux coudes, qui cheminaient dans des bateaux comme les nôtres. Il me décrivit beaucoup de royaumes vers le haut de la baie, qui semblait être une puissante rivière sortant de puissantes montagnes entre les deux mers. Il me confirma également le peuple vêtu à Ocamahowan, ; et les pays méridionaux aussi, comme le reste qu’il nous décrivit être à un jour et demi de Mangoge, deux jours de Chawwonock, 6 de Roonock, jusqu’à la partie Sud de la mer derrière. Il décrivit un pays appelé Anone, où il y a beaucoup d’objets en cuivre, et des maisons comme les nôtres.

Je récompensai son discours (voyant à quel prix il accordait les grands et spacieux empires, voyant que tout ce qu’il connaissait était dans ses territoires), en lui décrivant les territoires de l’Europe, qui étaient sujet de notre grand roi dont j’étais le sujet, la multitude innombrable de ses navires, je lui donnai à entendre le bruit des trompettes, et montrai la terrible manière de combattre sous les ordres du capitaine Newport, mon père, que j’intitulai le meworames, terme par lequel ils désignent le roi, des eaux. Il l’admira pour sa grandeur ; et ne fut pas le moins effrayé. Il désira que j’abandonne Paspahegh et que j’habite près de lui sur la rivière, dans un pays appelé Capa Howasicke. Il promit de me donner du grain, des venaisons, ou tout ce que je voulais pour nous nourrir. En échange, nous lui ferions des hachettes et des objets en cuivre, et personne ne nous dérangerait. »[1]

La description du chef Powhatan obéit à quelques principes assez classiques : des points de repères géographiques (montagnes, rivières, mer…), des peuples, et des distances exprimées en temps. Celle faite par John Smith en retour la décalque, ce qu’il souligne lui-même, et ce que révèle également l’usage de termes indiens, comme celui de meworames, mais aussi la formulation des relations sociales en termes familiaux (père, frère, enfant). On regrettera le caractère elliptique de la réponse de Smith, qu’il n’a probablement pas jugée intéressante pour un lectorat anglais. Il passe vite en particulier sur un point, pourtant d’importance : l’outre-mer. Il indique juste en passant qu’il a dû parler de la « grande mer », celle qui est de l’autre côté, c’est-à-dire probablement de l’autre côté de la côte qui ferme la baie de la Chesapeake, semble-t-il considérée comme une petite mer.

Dans l’ouvrage paru en 1624, qui constitue un prolongement du livre de 1608, mais aussi une réécriture de celui-ci, il est question d’une autre rencontre entre John Smith et le chef Powhatan au cours de laquelle ce dernier commence à dessiner des points à même le sol, signes d’une pratique qu’on pourra qualifier de cartographique.

 « Le jour suivant, arriva Powhatan. Smith délivra son message à propos des présents qui lui avaient été envoyés, et libéra Namontack qu’il [Powhatan] avait envoyé en Angleterre, désirant que celui-ci rencontre Newport, pour accepter ces présents et conclure leur revanche contre les Monacans. Sur ce, ce subtile sauvage répliqua :

“Si ton roi m’a envoyé des présents, je suis aussi un roi, et ceci est ma terre. Je resterai encore huit jours pour les recevoir. Ton père doit venir à moi, et non moi à lui, ni encore à votre fort. Pour les Monacans, je peux venger mes propres injures, et pour le pays des Atquanachuk, où tu dis que ton frère a été tué, c’est dans une direction contraire à celle que vous supposez. Il n’y pas d’eau salée derrière les montagnes, les relations que tu as eues de mon peuple sont fausses.” Sur ce, il commença à dessiner des points sur le sol (suivant son discours) de toutes ces régions. »[2]

Le problème qui est évoqué ici est celui de l’éventuelle présence d’une mer au-delà des montagnes et c’est le rivage de celle-ci qui semble être esquissé sur la carte dressée par John Smith en 1616 (dans l’angle supérieur droit). Ce qui permet de souligner le rôle de ce savoir géographique indigène dans l’élaboration des cartes du Nouveau Monde. La toponymie amérindienne est très omniprésente sur la carte, à l’exception du littoral où on trouve quelques noms anglais : Cape Henry, Cape Charle, Smyth Iles, etc.

Carte de Virginie

Figure 1. Carte de la Virginie (Smith 1616) – Cliquez sur les images pour agrandir

Les descriptions évoquées ci-avant sont d’ordre géographique, ou chorographique comme on disait à l’époque, mais ils s’inscrivent dans des conceptions cosmographiques. Ainsi, dans un autre passage, John Smith évoque rapidement le fait que peu après sa capture, lorsqu’il a été mené devant le chef Powhatan, il a montré sa boussole et qu’il a dû en expliquer l’usage, ce qui a donné lieu, à la demande expresse du chef, à une petite leçon sur le globe terrestre et le mouvement des astres.

 « S’étant saisis de moi, ils me sortirent et me conduisirent au roi. Je lui présentai une boussole, lui montrant au mieux comme l’utiliser. Là, il l’admira avant tant d’étonnement, qu’il me pressa de lui faire un discours sur la rotondité de la terre, la course du soleil, de la lune, des étoiles et des planètes. »[3]

Aussi bref qu’il soit, ce passage est intéressant car il révèle la prégnance du discours métagéographique qui sous-tend la mainmise européenne sur le Monde. Un des éléments cruciaux de la mondialisation tient dans cette saisie théorique du globe, et ce n’est pas un hasard si, sur le portrait de John Smith qui est intégré dans un angle de la carte qu’il réalisa en 1616, on trouve un globe terrestre. Le message iconographique est simple : le savoir géographique, autant que la puissance militaire et la maîtrise des mers, contribue à l’expansion européenne, et en l’occurrence anglaise.

Captaine John Smith

Figure 2. Portrait de John Smith

Par ailleurs, dans le texte de 1624, John Smith raconte une cérémonie organisée peu après sa capture.

 « Peu après, tôt le matin, un grand feu fut allumé dans une longue maison ; une natte fut étendue sur un côté, et de même de l’autre côté. Sur l’une, ils lui dirent de s’asseoir, et tous les gardes sortirent de la maison. Sur le champ entra en bondissant un homme entièrement peint avec du charbon mélangé à de l’huile. Il portait de nombreuses peaux de serpents et de belettes rembourrées avec de la mousse, toutes les queues liées ensemble, de manière à ce qu’elles se rassemblent sur le dessus de la tête en un pompon. Autour de ce pompon était une couronne de plumes, les peaux pendant autour de sa tête, son dos et ses épaules, et couvrant en partie son visage. D’une voix infernale, un hochet à la main, dans de très étranges gestes, il commença avec passion son invocation ; il entoura le feu d’un cercle de farine. Ceci fait, trois, encore plus démons que lui, entrèrent précipitamment avec les mêmes trucs, peints à moitié en noir, à moitié en rouge. Mais tous leurs yeux étaient peints en blanc, avec quelques traits rouges comme des moustaches le long de leurs joues. Tout autour de lui, ces démons dansèrent un petit moment, puis entrèrent trois autres encore plus horribles que les précédents, avec des yeux rouges, et des traits blancs sur leurs visages noirs. À la fin, tous s’assirent en face de lui, trois d’un côté du prêtre en chef, trois de l’autre côté. Alors tous avec leurs hochets, ils commencèrent à chanter. Ceci terminé, le prêtre en chef laissa tomber cinq grains blancs. Puis battant ses bras et ses mains avec une telle violence qu’il transpira et que ses veines se gonflèrent, il commença une courte oraison. À la fin, tous ils émirent une courte plainte, puis ils laissèrent tomber trois graines de plus. Après quoi, ils commencèrent à nouveau leur chant, puis une nouvelle oraison, laissant tomber autant de grains qu’auparavant, jusqu’à ce qu’ils aient fait deux cercles autour feu. Ceci fait, ils prirent une poignée de petits bâtons préparés à cette fin, continuant leur dévotion, et à la fin de chaque chanson et oraison, ils laissaient tomber un bâton entre les grains. Jusqu’à la nuit, ni lui ni eux ne mangèrent ou burent, et alors ils festoyèrent simplement avec les meilleurs provisions qu’ils purent. Pendant trois jours, ils firent cette cérémonie ; dont la signification, lui dirent-ils, était de savoir s’il était bien intentionné ou non. Le cercle de farine signifiait leur pays, les cercles de grains les limites de la mer, et les bâtons son pays. Ils imaginaient le monde plat et rond, et eux au milieu. »[4]

Cérémonie cosmographique

Figure 3. Cérémonie « cosmographique » (Smith 1624)

Ce témoignage est rare. On ne connaît en effet qu’une dizaine d’évocations de « cartes éphémères » réalisée par des Amérindiens d’Amérique du Nord (Lewis, 1998). Généralement, ce sont des cartes dessinées pour appuyer une description faite à des Européens, comme c’est le cas dans le premier exemple cité. Dans le dernier cas, la carte est réalisée lors d’une cérémonie, il s’agit bien d’un usage interne et son sens n’est expliqué à John Smith que dans un deuxième temps. C’est d’ailleurs moins une carte à proprement parler qu’un schéma cosmographique. La logique en est très simple : une représentation ethnocentrée, avec une terre entourée par la mer. Il est difficile de ne pas penser aux schémas cosmographiques mésopotamien et grec, et de ne pas y voir une certaine structure universelle.

Carte éphémère

Figure 4. Schéma interprétatif (d’après Smith 1624)

Cependant, si on se replace dans l’horizon de lecture de l’époque, ce qu’il faut percevoir en creux, c’est bien la dénonciation de l’erreur et la mise en valeur de la connaissance « vraie » des Européens, car eux savent bien que le monde n’est pas plat. On peut ainsi considérer, pour jouer aux histoires parallèles à la Gruzinski, que la leçon de globalité donnée par John Smith dans ce village algonquin de Virginie ressemble, mutatis mutandis, à celle de Matteo Ricci en Chine.

Bibliographie

Lewis G.M., 1998, « Maps, Mapmaking, and Map Use by Native North Americans », in : David Woodward et G. Malcolm Lewis (dir.), The History of Cartography, Vol. 2, Livre 3, Cartography in the Traditional African, American, Arctic, Australian, and Pacific Societies, Chicago, The Chicago University Press, pp. 51-182.

Smith J., 1608, A True Relation of Such Occurrences and Accidents of Note as Hath Hapned in Virginia Since the First Planting of that Colony, which is now resident in the South part thereof, till the last returne from thence, Londres, John Tappe, éd. de 1856, avec introduction et notes de Charles Deane, Boston, Wiggin and Lunt.

Smith J., 1624, The Generall Historie of Virginia, New England, and the Summer Isles with the name of the Aventurers, Planters, and Governours, from their first beginning An: 1584 to this present 1626, Londres, Michael Sparkes.


Notes

[1] John Smith, 1608, A True Relation of Such Occurrences and Accidents of Note as Hath Hapned in Virginia Since the First Planting of that Colony, which is now resident in the South part thereof, till the last returne from thence, Londres, John Tappe, éd. de 1856, avec introduction et notes de Charles Deane, Boston, Wiggin and Lunt, pp. 35-36.]

[2] John Smith, 1624, The Generall Historie of Virginia, New England, and the Summer Isles with the name of the Aventurers, Planters, and Governours, from their first beginning An: 1584 to this present, Londres, Michael Sparkes, p. 68.

[3] John Smith, 1608, op. cit., p. 26.

[4] John Smith, 1624, op. cit. p. 48.

Pocahontas, femme de l’entre-deux

Dans Le chapeau de Vermeer, Timothy Brook prend appui sur plusieurs toiles de Johannes Vermeer (1632-1675) pour peindre à son tour un tableau plus grand, à l’échelle du globe, de cette mondialisation que sont en train de tisser les Européens. Dans ces peintures, les femmes occupent une place importante, mais à en contempler certaines, on pourrait également y trouver prétexte à une interrogation : les femmes ont-elles été condamnées à attendre les hommes partis aux quatre coins du Monde ?

La Liseuse à la fenêtre

Figure 1. La Liseuse à la fenêtre (ca.1657, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde)

La Femme en bleu lisant une lettre

Figure 2. La Femme en bleu lisant une lettre (ca.1662-1665, Rijksmuseum, Amsterdam)

L’astreinte de la maternité fermerait la fenêtre de l’ailleurs et des vastes horizons. La dissymétrie des situations sociales est réelle et on pourrait citer l’exemple de Jeanne Baret (1740-1807), qui dut se faire passer pour le valet du botaniste Philibert Commerson afin d’embarquer sur l’Étoile, second navire de l’expédition menée par Bougainville (1766-1769). Mais si les Européennes ne participent pas directement aux Grandes Découvertes, cela laisse de la place, oserai-je dire, aux autres femmes.

John Smith (1580-1631), aventurier anglais qui combattit les Turcs avant de s’embarquer pour l’Amérique et de participer à la création de Jamestown par les colons de la Virginia Compagny, publia en 1624 une Histoire générale de Virginie grâce au soutien de Lady Frances, duchesse de Richmond et Lennox (1578-1639). Orpheline, celle-ci avait été mariée très jeune à Henry Pranell, fils d’un riche marchand engagé dans la Virginia Company. Malgré la mort précoce de ce dernier, qui la laissa veuve dès l’âge de 21 ans, il faut peut-être trouver là son intérêt à un tel ouvrage.

Lady Frances

Figure 3. Portrait de Lady Frances (Marcus Gheeraerts le Jeune, ca.1621)

Or, dans la lettre dédicatoire qui lui était adressée, John Smith soulignait le rôle de toutes ces femmes à qui il devait la vie :

 « Cependant, mon confort tient à ce que jusqu’à aujourd’hui des dames honorables et vertueuses, comparables mais seulement entre elles, m’ont apporté secours et protection au plus fort des dangers. Même dans les régions étrangères, j’ai trouvé assistance auprès de ce sexe. La belle dame Tragabigzanda, quand j’étais esclave chez les Turcs, fit tout ce qu’elle put pour me protéger. Quand je vainquis le pacha de Nalbrits en Tartarie, la charitable dame Callamata subvint à mes besoins. Dans la plus grande des extrémités, la bienheureuse Pocahontas, la fille du grand roi de Virginie, m’a souvent sauvé la vie. Quand j’échappai à la cruauté des pirates et aux tempêtes les plus furieuses, longtemps seul en mer dans un petit bateau, et que j’échouai en France, la bonne Madame Chanoyes m’assista généreusement. »[1]

C’est donc à l’une d’entre elles que ce billet est consacré : Rebecca Rolfe (ca.1595-1617), alias Matoaka, fille de Wahunsenacawh, chef de la tribu Powhatan ; je veux parler de Pocahontas, bien connue de tous depuis le dessin animé de Walt Disney (1995) – ce qui pourra par ailleurs constituer un acquis pour qui souhaiterait faire un peu d’histoire globale en classe de seconde…

 Pocahontas

Figure 4. Pocahontas (Walt Disney Picture)

On pourra évidemment préférer au dessin animé, le film de Terrence Malick, The New World (2005), mais celui-ci n’en demeure pas moins une fiction. Soulignons d’emblée que toutes les sources concernant directement Pocahontas sont anglaises (cf. le site Virtual Jamestown). Le biais est irrémédiable, et l’histoire de cette femme algonquine qui a traversé l’Atlantique ne peut s’écrire à parts égales. Le principal témoignage, mais non le seul, est donc celui de John Smith.

Captaine John Smith

Figure 5. Portrait de John Smith (Description of New England, 1616)

Mais oubliez la romance ! Lorsqu’il rencontra Pocahontas pour la première fois, en 1608, elle n’avait qu’une dizaine d’années (« a child of tenne years old »), ou un peu plus (« a child of twelve or thirteen years of age »), mais ce vieillissement tient sans doute à une réécriture ; et lorsqu’il la croisa à nouveau, en 1617, à Brentford, près de Londres, elle l’appela « père » :

 « Après un modeste salut, sans un mot, elle se retourna, son visage caché, ne semblant pas bien contente. Et dans cette humeur, son mari, avec divers autres, nous l’avons laissée deux ou trois heures, me repentant d’avoir moi-même écrit qu’elle ne pouvait parler anglais. Mais peu de temps après, elle a commencé à parler et à me rappeler bien ces politesses qu’elle avait eues, disant : “Vous aviez promis à Powhatan que ce qui était la vôtre devrait être le sien, et de même pour lui envers vous. Vous l’avez appelé père étant dans ce pays un étranger, et par la même raison je me dois de le faire”, ce que, même si je l’aurais excusée d’utiliser un tel titre, je n’aurais pas permis, car elle était la fille d’un roi. Avec une belle contenance, elle dit : “Vous n’aviez pas peur de venir dans le pays de mon père, et de provoquer la peur en lui et tout son peuple (sauf moi), et vous craignez ici que je doive vous appeler père ? Je vous le dis alors je le ferai, et vous m’appellerez enfant, et ainsi je serai pour toujours et à jamais votre compatriote. Ils nous disaient toujours que vous étiez mort, et je ne savais rien d’autre jusqu’à ce que je vienne à Plymouth, même si Powhatan avait donné l’ordre à Uttamatomakkin de vous chercher, et de connaître la vérité, parce que vos compatriotes mentent tant.” »[2]

Ce rare passage où on « entend » Pocahontas est sans doute tourné à l’avantage de John Smith, qui suggère que cette bouderie cacherait une amour déçue. Cependant, on peut aussi y saisir toute la déception de la tromperie, d’une symétrie bafouée. Dans cette rencontre entre Anglais et Indiens, la guerre a bien été seconde. Ce qui nous renvoie à la première scène.

En 1607, John Smith, alors qu’il explorait le cours supérieur de la rivière Chickahominy, fut fait prisonnier par un groupe d’Indiens, tandis que ses compagnons étaient tués.

 « À la fin, ils le conduisirent à Meronocowo, où était Powhatan leur empereur. Là, plus de deux cents de ces sinistres courtisans se tenaient pour l’interroger, comme s’il avait été un monstre ; puis Powhatan et sa suite s’installèrent eux-mêmes dans leur plus grande bravoure. Devant un feu, sur un siège qui ressemblait à un châlit, il s’assit couvert d’une grande robe faite de peaux de Rarowcun, avec toutes les queues pendantes. D’un autre côté, s’assit une jeune femme de 16 ou 18 ans, et le long de chaque côté de la maison, deux rangs d’hommes, et derrière eux autant de femmes, tous ayant la tête et les épaules peintes en rouge. Beaucoup de leurs têtes ornées du duvet blanc d’oiseaux, mais toutes avec quelque chose, et un grand collier de perles blanches autour de leurs cous. À l’entrée devant le roi, tout le monde poussa un grand cri. La reine d’Appamatuck fut désignée pour lui apporter de l’eau pour laver ses mains, et une autre lui apporta une touffe de plumes en guise de serviette pour les sécher. Après l’avoir fêté avec les meilleurs manières barbares qu’ils pouvaient, une longue consultation eut lieu, mais la conclusion fut que deux grandes pierres furent apportées devant Powhatan. Alors autant qu’ils pouvaient, ils posèrent leurs mains sur lui, le tirèrent à eux, et là, posèrent sa tête. Alors qu’ils se tenaient prêts avec leurs massues à lui éclater la cervelle, la fille préférée du roi, quand aucune supplique n’eût prévalu, prit sa tête dans ses bras, et posa sa propre tête sur la sienne pour le sauver de la mort. Sur quoi, l’empereur fut satisfait que Smith dusse vivre pour faire, à lui, des hachettes, et à elle, des cloches, des colliers, et du cuivre. Car ils pensaient qu’il était également capable de toutes les tâches comme eux-mêmes. Car le roi lui-même fait ses propres robes, chaussures, arcs, flèches, pots ; cultive, chasse et fait tout aussi bien comme les autres.

Deux jours après, Powhatan s’étant déguisé lui-même de la façon la plus effrayante qu’il put, fit emmener le capitaine Smith loin dans une grande maison dans les bois, et laisser seul là sur une natte près du feu. Peu après, de derrière une cloison qui divisait la maison, fut fait le bruit le plus lugubre qu’il n’avait jamais entendu. Alors, Powhatan, plus démon que homme, avec près de deux cents hommes encore plus noirs que lui, vint jusqu’à lui et lui dit que désormais ils étaient amis, et qu’il devait sur le champ aller à Jamestown pour lui envoyer deux grands fusils et une pierre à aiguiser, pour lesquels il lui donnerait le pays de Capahowosick, et qu’à jamais il l’estimerait comme son fils Nantaquoud. »[3]

On peut imaginer la scène grâce à la miniature qui illustre la carte dressée par John Smith. Quant à l’interprétation des événements, elle prête à discussion. John Smith laisse accroire à un mouvement spontané de la part de Pocahontas ; a posteriori, on a pu penser qu’il s’agissait là en fait d’un rituel d’adoption. La stratégie de Wahunsenacawh (Powhatan) semble assez claire : il entend profiter des savoir-faire des Anglais en matière de métallurgie et d’armement pour renforcer les Powhatan dans la lutte qui les oppose aux tribus voisines. C’est ce qui explique qu’il les incite à se rapprocher, afin de mieux les surveiller. Les Anglais ne sont pas perçus immédiatement comme une menace. Le premier récit de cette scène par John Smith est beaucoup moins dramatique (Smith, 1608). Seule la discussion avec le chef des Powhatans est retranscrite, notamment la description faite par chacun de son pays ; et nulle mention, là, de Pocahontas. Il raconte également une visite qu’il lui rend quelques jours après au cours de laquelle John Smith s’engage à l’aider à chasser ses ennemis, les Manacam et les Pocoughtaonack.

Grande maison

Figure 6. La grande maison où se tint le conseil (John Smith, 1916)

Mais en 1609, John Smith fut blessé et dut s’en retourner à Londres. Les relations entre Anglais et Powhatan se dégradèrent en une guerre qui traîna plusieurs années. En 1614, Pocahontas fut capturée par les Anglais, qui cherchèrent à l’utiliser dans les négociations pour l’échanger contre des hommes retenus par les Powhatan ainsi que des armes et des outils.

L'enlèvement de Pocahontas

Figure 7. L’enlèvement de Pocahontas et, en arrière-plan, l’attaque d’un village indien quelques mois plus tard (Jean-Théodore de Bry, 1618, d’après une gravure de Georg Keller, lui-même inspiré par le récit de Ralph Hamor)

Mais si les prisonniers anglais furent bien relâchés, une partie des armes et des outils ne fut pas restituée. Le père de Pocahontas semblait préférer ceux-ci à sa fille, et c’est la raison avancée par Pocahontas elle-même, selon Ralph Hamor, pour justifier son installation parmi les Anglais.

 « La fille du roi alla à terre, mais ne voulut à aucun d’entre eux, effrayés par eux de la meilleure façon, et par eux seulement, car si son père l’avait aimée, il ne l’aurait pas évaluée moins que des vieilles épées, des pièces, ou des haches. C’est pourquoi elle s’installerait chez les Anglais, qui l’aimaient. »[4]

Pocahontas resta donc chez les Anglais et se maria en avril 1614 avec John Rolfe, colon anglais dont la femme venait de mourir lors de la traversée.

 « Le bruit de ce prétendu mariage vint rapidement à la connaissance de Powhatan, une chose acceptable pour lui, comme il apparut de son soudain consentement, lui qui quelques dix jours après envoya un vieil oncle à lui, appelé Opachisco, pour lui donner un représentant dans l’église, et deux de ses fils pour voir le mariage proclamé, ce qui fut fait vers le 5 avril. Et depuis nous avons toujours pu commercer et échanger en paix, non seulement avec Powhatan lui-même, mais aussi avec ses sujets autour de lui. Aussi, jusqu’à présent, je ne vois pas de raison pour laquelle la colonie ne devrait pas faire prospérer une paix. »[5]

Elle reçut alors une éducation religieuse, puis après un progrès notable, « renonça publiquement à l’idolâtrie de son pays, confessa publiquement sa foi chrétienne, et, comme elle le désirait, fut baptisée »[6]. Elle prit le nom de Rebecca. En 1616, la famille Rolfe traversa l’océan Atlantique. Mais son acculturation rendait son identité ambivalente et on continuait à la présenter sous ses deux noms. La gravure réalisée à ce moment-là est révélatrice de cette ambiguïté entretenue : « Matoaka, alias Rebecca, fille du puissant prince Powhatan, empereur de Virgnie ». L’intérêt pour la Virginia Compagny était bien là, dans la possibilité de montrer, sinon d’exhiber, un exemple de conversion, montrant que la colonisation était possible. Le propos de Ralph Hamor dans les toutes premières pages de son récit est clair, l’œuvre des colons a pour fin « la gloire de Dieu dans la conversion de ces infidèles, et l’honneur de notre Roi et de notre pays »[7].

Pocahontas

Figure 8. Pocahontas (portrait gravé par Simon van de Passe, 1616, The British Museum)

John Chamberlain dans une lettre à son ami Dudley Carleton, en date du 18 janvier 1617, signale sa présence quelques jours auparavant à une représentation théâtrale, en compagnie du roi Jacques Ier :

« La femme de Virginie Poca-huntas, avec le conseiller de son père, a été avec le Roi et a été gracieusement traitée, elle et son compagnon étant bien placés au masque. Elle est sur le retour […]. »[8]

C’est quelques semaines après que doit être replacée l’entrevue avec John Smith évoquée ci-avant ; mais de retour il n’y eut jamais. En mars 1617, déjà à bord du navire qui devait la ramener en Amérique, Pocahontas tomba malade et fut enterrée à Gravesend, dans le Kent.

Statue de Pocahontas

Figure 9. Statue de Pocahontas dans le cimetière de l’église Saint-George, Gravesend (Wikipédia)

Pour conclure, j’en reviendrai au livre de Timothy Brook. Lui aussi finit par évoquer le rôle clé qu’ont pu jouer les femmes dans les échanges, et de rappeler les propos de Champlain rapportés par le jésuite Paul Le Jeune :

« La conclusion fut que le sieur de Champlain leur dit [aux Hurons], quand cette grande maison sera faite, alors nos garçons se marieront à vos filles, & nous ne serons plus qu’un peuple. Ils se mirent à rire ; répartissant : Tu nous dis toujours quelque chose de gaillard pour nous réjouir, si cela arrivait nous serions bienheureux. Ceux qui croient que les sauvages ont un esprit de plomb & de terre, connaîtraient par ce discours qu’ils ne sont pas si massifs qu’on les pourrait dépeindre. »[9]

Ces unions garantissaient un accès préférentiel aux marchandises et ce sont ces Amérindiennes que Sylvia Van Kirk a qualifiées de women in between, de « femmes de l’entre-deux ».

Carte de Virginie

Figure 10. Carte de Virginie (John Smith, 1616)

Bibliographie

Ralph Hamor, 1615, A True Discourse of the Present Estate of Virginia, Londres, John Beale.

Paul Le Jeune, 1634, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1633, Paris, Sébastien Cramoisy.

Karen Robertson, 1996, « Pocahontas at the Masque », Signs, Vol. 21, No. 3, pp. 551-583.

John Smith, 1608, A True Relation of Such Occurrences and Accidents of Note as Hath Hapned in Virginia Since the First Planting of that Colony, which is now resident in the South part thereof, till the last returne from thence, Londres, John Tappe.

John Smith, 1624, The Generall Historie of Virginia, New England, and the Summer Isles with the name of the Aventurers, Planters, and Governours, from their first beginning An: 1584 to this present 1626, Londres, Michael Sparkes.

Sylvia Van Kirk, « “Women in Between”: Indian Women in Fur Trade Society in Western Canada », Historical Papers / Communications historiques, vol. 12, n° 1, 1977, p. 30-46.


Notes

[1] John Smith, 1624, The Generall Historie of Virginia, New England, and the Summer Isles with the name of the Aventurers, Planters, and Governours, from their first beginning An: 1584 to this present 1626, Londres, Michael Sparkes, n.p.
[2] John Smith, 1624, op. cit., p. 122.
[3] John Smith, 1624, op. cit., pp. 48-49.
[4] Ralph Hamor, 1615, A True Discourse of the Present Estate of Virginia, Londres, John Beale, pp. 53-54.
[5] Ralph Hamor, 1615, op. cit., p. 11.
[6] Ralph Hamor, 1615, op. cit., p. 54.
[7] Ralph Hamor, 1615, op. cit., p. 2.
[8] 1939, The Letters of John Chamberlain, The American Philosophical Society, éditées par Norman Egber, Vol. II, p. 50.
[9] Paul Le Jeune, 1634, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1633, Paris, Sébastien Cramoisy, p. 235.