La grammaire des civilisations

À l’occasion de récents débats radiophoniques, sur France Culture et sur Radio Goliard[s], une référence est revenue : la Grammaire des civilisation de Fernand Braudel, modèle d’un enseignement géohistorique et d’histoire globale.

On le sait, l’ouvrage aujourd’hui connu sous ce titre, est la réédition, après la mort de Braudel, d’un manuel scolaire paru en 1963 ; ou plus exactement, d’une partie de ce manuel. Celui-ci, destiné aux classes terminales, aux propédeutiques et aux classes préparatoires aux Grandes Écoles, était l’œuvre de Suzanne Baille, de Fernand Braudel et de Robert Philippe. Or il s’avère que le titre choisi pour la réédition de 1987 est assez discutable puisqu’il ne s’applique à l’origine qu’aux trois premiers chapitres de la partie rédigée par Braudel, sur les 24 qui la composent. « Une grammaire des civilisations » ne constituait initialement qu’une sorte d’introduction théorique et c’est par synecdoque que ce titre est devenu celui du tout. Le livre aurait dû en réalité s’intituler : Jadis, hier et aujourd’hui, les grandes civilisations du monde actuel.

Le monde actuel

Figure 1. Le monde actuel, 1963

 

1) Une histoire au long cours

D’emblée, le titre originel mettait le point sur une des originalités de ce manuel. Il ne s’agissait pas d’un manuel d’histoire, ou pas d’une histoire comme on continue d’imaginer celle-ci. Ce que souligne l’introduction : « Histoire et temps présent ». L’aujourd’hui est le point de départ et le point d’aboutissement de cette analyse historique. Or le temps présent occupe une place majeure dans la pensée de Braudel, et il ne pouvait qu’être sensible à cette nouvelle temporalité des programmes. Certes, en 1950, il avait exprimé une certaine méfiance à propos de la capacité de l’historien à penser le présent :

« Privilège immense ! Qui saurait, dans les faits mêlés de la vie actuelle, distinguer aussi sûrement le durable et l’éphémère ? Pour les contemporains, les faits se présentent trop souvent, hélas, sur un même plan d’importance, et les très grands événements, constructeurs de l’avenir, font si peu de bruit – ils arrivent sur des pattes de tourterelles, disait Nietzsche – qu’on en devine rarement la présence. » [1]

Mais dès 1955, il précisait sa réflexion :

« vous savez bien que la limite entre le monde des morts et le monde des vivants se déplace à chaque instant, qu’il n’y a pas de limite entre passé et présent, si bien que l’histoire et la sociologie devraient toujours collaborer, alors qu’elles se heurtent quelquefois comme des visions différentes du monde.

[…] Il faut donner sa pleine signification à la très forte remarque de Lucien Febvre : l’histoire n’est pas seulement l’étude du passé, mais aussi l’étude du temps présent. » [2]

Si Fernand Braudel n’est pas l’instigateur des nouveaux programmes adoptés en 1957, contrairement à une affirmation souvent répétée, Lucien Febvre a de toute évidence influencé le mouvement de réforme dont ils sont l’aboutissement (Legris, 2011), et Braudel s’en est littéralement emparé.

À croire les auteurs, ce manuel se découperait en trois explications successives : un premier livre consacré à l’histoire récente, « Le monde de 1914 à nos jours », un deuxième portant sur l’histoire lointaine, « Jadis, hier et aujourd’hui, les grandes civilisations du monde actuel », et un troisième sur les grands problèmes du monde actuel, « Demain. Le monde en devenir ». En réalité, le livre deuxième, plus de 330 pages sur les quelques 530 du livre, occupe une place de poids et brouille cette tripartition. Le titre lui-même le dit, l’analyse de Fernand Braudel porte à la fois sur le présent, sur hier, sur le passé lointain, et sur le futur. C’est une « télé-histoire », comme il l’écrit à plusieurs reprises, et celle-ci transcende le temps, s’enfonçant dans le passé le plus reculé et se tournant, certes avec quelques hésitations, vers l’avenir. Les quelques livres indiqués en fin d’introduction portent tous sur cette dimension :

– Daniel Halévy, Essai sur l’accélération de l’histoire, Paris, Self, 1948 ;

– Émile Callot, Ambiguïtés et antinomies de l’histoire, Paris, Rivière, 1962 (avec un accent mis sur le chapitre vi, « L’histoire anticipée ») ;

– Jean Fourastié, La civilisation de 1975, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1953 ;

– Jean Fourastié et Claude Vimont, Histoire de demain, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 1956.

Pour Braudel, « la civilisation est ainsi la plus longue des histoires » [3]. Toutefois, elle n’est pas toute l’histoire ; et on retrouverait là une mise en garde bien connue des historiens de la globalité :

« Dans ces conditions, n’acceptons pas trop vite que l’histoire des civilisations soit “toute l’histoire”, comme disait le grand historien espagnol Rafaël Altamira (1951) et, bien avant lui, François Guizot (1855). C’est toute l’histoire, sans doute, mais vue dans une certaine perspective, saisie dans ce maximum d’espace chronologique possible, compatible avec une certaine cohésion historique et humaine. » [4]

 

2. Les sciences de l’homme

En introduction, les auteurs de ce manuel avertissent :

« Le nouveau programme d’histoire des Classes Terminales pose des problèmes difficiles. Il se présente comme une explication du monde actuel tel qu’il se révèle, en termes souvent obscurs, tel qu’on ne peut le comprendre aux lumières multiples d’une histoire qui ne fait fi d’aucune des sciences sociales voisines : géographie, démographie, économie, sociologie, anthropologie, psychologie… » [5]

Plus loin, Fernand Braudel le répète :

« On ne peut définir la notion de civilisation qu’aux lumières jointes de toutes les sciences de l’homme, y compris l’histoire. Mais il ne sera pas encore franchement question de celle-ci au cours du présent chapitre.

C’est par rapport aux autres sciences de l’homme que l’on essaiera cette fois de définir le concept de civilisation, en faisant appel tour à tour à la géographie, à la sociologie, à l’économie, à la psychologie collective. » [6]

Là encore, ceci n’est pas le seul fait de Fernand Braudel, mais le résultat d’une réforme discuté depuis une dizaine d’années. En 1952, l’UNESCO crée un comité international d’experts en charge de promouvoir l’enseignement des sciences sociales en France. Parmi eux, Louis François est un acteur actif de cette ouverture de l’histoire-géographie :

« Il est évident qu’aujourd’hui notre enseignement doit donner à l’élève tout ce qui lui permettra de comprendre les conditions de l’existence de l’homme, ce qui nécessitait évidemment des notions de sciences humaines […]. Il ne s’agit pas d’introduire une nouvelle matière de type social studies, mais bien d’intégrer à l’enseignement littéraire, historique, géographique, des notions de sciences sociales qui donneront aux élèves des ouvertures sur le monde contemporain qui les aideront à la comprendre, et qui leur permettront de mieux se situer. » [7]

Ce programme intellectuel est aussi celui qui est défendu par la VIe section de l’EPHE, créée en 1947, et dirigée par Fernand Braudel à partir de 1956. Comme il l’écrivait en 1951 :

« Pour nous, il n’y a pas de sciences humaines limitées. Chacune d’elles est une porte ouverte sur l’ensemble du social et qui conduit dans toutes les pièces et à tous les étages de la maison.

[…]

Tout cloisonnement des sciences sociales est une régression. Il n’y a pas d’histoire une, de géographie une, d’économie politique une ; il y a un groupe de recherches liées et dont il ne faut pas desserrer le faisceau. » [8]

Aux yeux de Braudel, il n’y a pas plus d’homo geographicus que d’homo economicus. La différence entre les sciences sociales n’est qu’une question de point de vue et de méthode. Ce qui aboutit à la « maison des sciences de l’homme », fondation créée en 1963 et dirigée par Fernand Braudel jusqu’à sa mort en 1985.

On comprend ainsi pourquoi une méprise a pu s’insinuer dans les esprits à propos de la paternité de ce nouveau programme de terminale. Il aurait pu être l’œuvre de Braudel.

 

3. Un Monde pavé de civilisations

L’approche des civilisations doit donc être multidimensionnelle. Dans le cadre de ce billet, on s’en tiendra cependant à la seule dimension géographique.

« Les civilisations sont des espaces » [9]

« Les civilisations (quelle que soit leur taille, les grandes comme les médiocres) peuvent toujours se localiser sur une carte. Une part essentielle de leur réalité dépend des contraintes ou des avantages de leur logement géographique. » [10]

Pourtant, si on trouve de nombreuses cartes à l’intérieur de ce manuel, il n’y en a aucune donnant une vision d’ensemble, globale, de ces civilisations. On est obligé de l’imaginer à partir de la classification qui est donnée de chapitre en chapitre.

Liste des civilisations :

1. Les civilisations non-européennes

1.1. L’Islam et le monde musulman

1.2. Le continent noir « l’Afrique Noire, ou mieux les Afrique Noire »

1.3. L’Extrême-Orient

1.3.1. La Chine

1.3.2. L’Inde

1.3.3. Indochine, Indonésie, Philippines, Corée : « un Extrême-Orient maritime »

1.3.4. Japon

2. Les civilisations européennes

2.1. L’Europe

2.2. L’Amérique

2.2.1. L’Amérique latine

2.2.2. Les Etats-Unis

2.2.3. L’univers anglais (Canada, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande)

2.3. L’autre Europe (U.R.S.S.)

Aires de civilisation (Braudel)

Figure 2. « Les civilisations du monde actuel » (d’après Braudel, 1963)

Le choix de ne pas donner de limites à ces civilisations est une manière ici de respecter l’absence de carte, qui est peut-être due à cette difficulté, voire à l’impossibilité, à délimiter les espaces civilisationnels. Il y aurait peut-être un refus braudélien de donner à voir un pavage de civilisations, au contraire de la fameuse carte réalisée dans les années 1990 par Samuel Huntington. Néanmoins, il ne faudrait pas considérer que ces espaces sont flous dans la pensée de Braudel :

« chaque civilisation est liée à un espace aux limites à peu près stables ; d’où, pour chacune d’elles, une géographie particulière, la sienne, qui implique un lot de possibilités, de contraintes données, certaines quasi permanentes, jamais les mêmes d’une civilisation à l’autre. »[11]

La grammaire des relations entre civilisations est assez simple. Soit l’échange et la composition :

« La fixité des espaces solidement occupés et des frontières qui les bornent n’exclut pas la perméabilité de ces mêmes frontières devant les multiples voyages des biens culturels qui ne cessent de les franchir. »[12]

Soit la confrontation, « les chocs de civilisations » :

« Le raisonnement, jusqu’ici, suppose des civilisations en rapport pacifique les unes avec les autres, libres de leurs choix. Or les rapports violents ont souvent été la règle. Toujours tragiques, ils ont été assez souvent inutiles à long terme. »[13]

Le meilleur exemple qu’il donne est celui-ci de la colonisation :

« Le colonialisme, c’est par excellence la submersion d’une civilisation par une autre. Les vaincus cèdent toujours au plus fort, mais leur soumission reste provisoire, dès qu’il y a conflit de civilisations. »[14]

 

4. Civilisations et mondialisation

Le terme de « mondialisation » est encore rare au début des années 1960 et Fernand Braudel ne l’a semble-t-il jamais employé. Pourtant l’idée est là et elle constitue sans doute la problématique centrale de sa réflexion sur le « monde actuel ».

« Au singulier, civilisation ne serait-ce pas aujourd’hui, avant tout, le bien commun que se partagent, inégalement d’ailleurs, toutes les civilisations, “ce que l’homme n’oublie plus” ? Le feu, l’écriture, le calcul, la domestication des plantes et des animaux ne se rattachent plus à aucune origine particulière ; ils sont devenus les biens collectifs de la civilisation.

Or ce phénomène de diffusion de biens culturels communs à l’humanité entière prend dans le monde actuel une ampleur singulière. Une technique industrielle que l’Occident a créée, s’exporte à travers le monde entier qui l’accueille avec frénésie. Va-t-elle, en imposant partout un même visage : buildings de béton, de verre et d’acier, aérodromes, voies ferrées avec leurs gares et leurs haut-parleurs, villes énormes, qui, peu à peu, s’emparent de la majeure partie des hommes, va-t-elle unifier le monde ? “Nous sommes à une phase, écrit Raymond Aron, où nous découvrons à la fois la vérité relative du concept de civilisation et le dépassement nécessaire de ce concept… La phase de civilisation s’achève et… l’humanité est en train, pour son bien ou pour son mal, d’accéder à une phase nouvelle”, celle, en somme, d’une civilisation capable de s’étendre à l’univers entier.

Cependant la “civilisation industrielle” exportée par l’Occident n’est qu’un des traits de la civilisation occidentale. En l’accueillant, le monde n’accepte pas, du même coup, l’ensemble de cette civilisation, au contraire. Le passé des civilisations n’est d’ailleurs que l’histoire d’emprunts continuels qu’elles se sont faits les unes aux autres, au cours des siècles, sans perdre pour autant leurs particularismes, ni leurs originalités. Admettons pourtant que ce soit la première fois qu’un aspect décisif d’une civilisation particulière paraisse un emprunt désirable à toutes les civilisations du monde et que la vitesse des communications modernes en favorise la diffusion rapide et efficace. C’est dire seulement, croyons-nous, que ce que nous appelons civilisation industrielle s’apprête à rejoindre cette civilisation collective de l’univers dont il était question, il y a un instant. Chaque civilisation en a été, en est, ou en sera bouleversé dans ses structures.

Bref, en supposant que toutes les civilisations du monde parviennent, dans un délai plus ou moins court, à uniformiser leurs techniques usuelles et, par ces techniques, certaines de leurs façons de vivre, il n’en reste pas moins que, pour longtemps encore, nous nous retrouverons, en fin de compte, devant des civilisations très différenciées. Pour longtemps encore, le mot de civilisation gardera un singulier et un pluriel. Sur ce point, l’historien n’hésitera pas à être catégorique. »[15]

On ne peut s’empêcher de penser ici à l’œuvre de Paul Vidal de la Blache, dont on sait par ailleurs qu’elle a tant influencé l’école des Annales, et Fernand Braudel en particulier. Vidal de la Blache, dans le Tableau de la géographie de la France, décrit « la France d’autrefois ». L’ouvrage sert d’introduction à L’histoire de la France depuis les origines jusqu’à la Révolution, collection dirigée par Ernest Lavisse. Or les temps ont changé, en ce début du XXe siècle, la France est prise dans deux mouvements majeurs, l’industrialisation et la mondialisation, qui ne peuvent qu’en affecter la physionomie et que Vidal de la Blache n’ignore pas :

« Lorsque se produisent de grandes révolutions économiques, comme celles que les découvertes du XIXe ont amenées dans les moyens de transport, quels habitants du globe pourraient se flatter d’échapper à leurs conséquences ? »[16]

Cependant, cette problématique géographique des permanences et des mutations, posée à l’orée du XXe siècle, Vidal de La Blache tend quelque-peu à l’esquiver en privilégiant les structures du temps long, sans en faire la démonstration puisque son ouvrage ne traite pas de la France contemporaine. Il s’agit seulement d’une sorte de confiance placée dans le territoire national et affirmée avec force dans la conclusion du livre. Les fondements géographiques de la France demeurent les mêmes et garantissent en quelque sorte son adaptation :

« Nous croyons fermement que notre pays tient en réserve assez de ressources pour que de nouvelles forces entrent en jeu et lui permettent de jouer sa partie sur un échiquier indéfiniment agrandi, dans une concurrence de plus en plus nombreuse. Nous pensons aussi que les grands changements dont nous sommes témoins n’atteindront pas foncièrement ce qu’il y a d’essentiel dans notre tempérament national. La robuste constitution rurale que donnent à notre pays le climat et le sol est un fait cimentée par la nature et le temps. »[17]

Si le temps long de la nation est déterminé par les structures fondamentales de son espace, le temps court de l’histoire se réduit alors à n’être qu’un épiphénomène :

« Lorsqu’un coup de vent a violemment agité la surface d’une eau claire, tout vacille et se mêle ; mais, au bout d’un moment, l’image du fond se dessine de nouveau. »[18]

Et Vidal de La Blache de conclure :

« L’étude attentive de ce qui est fixe et permanent dans les conditions géographiques de la France doit être ou devenir plus que jamais notre guide. »[19]

Le temps de la géographie ne serait donc pas celui du présent, mais celui par excellence de l’immobilité, le temps de ce qui échappe au temps. « La mondialisation n’est-elle qu’un coup de vent qui agite la surface du globe ? » Telle serait finalement la question que pose Fernand Braudel à une histoire globale qui s’ignore encore, et à laquelle il apporte une réponse très proche de celle de Paul Vidal de la Blache :

« Le machinisme, avec ses innombrables conséquences, est à coup sûr capable de tordre, détruire et reconstruire mainte structure d’une civilisation. Non pas toutes. Il n’est pas, à lui seul, une civilisation. L’affirmer serait prétendre que l’Europe d’aujourd’hui est née tout à neuf, au temps de sa Révolution Industrielle qui n’a pas manqué, pour elle aussi, d’être un choc brutal. Alors qu’elle plonge bien au delà, par toutes ses racines. C’est en songeant aux nations d’Europe, que l’on peut se permettre de douter fortement du pouvoir du machinisme à unifier ou à uniformiser l’univers. Participant déjà à une civilisation d’ensemble, celle de l’Occident chrétien et humaniste, entraînées presque au même moment, il y a déjà plus d’un siècle, dans la même aventure de l’industrialisation, dotées des mêmes techniques, de la même science, d’institutions analogues, de toutes les formes sociales du machinisme, ces nations auraient dû perdre, il y a belle lurette, ces formes particularités qui permettent de parler d’une civilisation française, allemande, anglaise, méditerranéenne… Or il suffit à un Français de traverser la Manche, à un Anglais d’aborder le continent, à un Allemand de gagner l’Italie, pour qu’ils se persuadent, sans mal, qu’industrialisation n’est pas uniformisation. Incapable de détruire les particularismes régionaux, comment la technique annihilerait-elle les puissantes personnalités que sont les grandes civilisations, fondées sur des religions, des philosophies, des valeurs humaines et morales foncièrement différentes ? »[20]

On comprend mieux ainsi en quoi le dernier livre de Fernand Braudel, dont Christian Grataloup écrivait qu’il avait « le charme d’un grenier ancien », n’est pas en contradiction avec tout le reste de son œuvre. L’attachement à la longue durée de l’identité nationale et de l’identité civilisationnelle n’était pas pour lui contradictoire avec la nécessité épistémologique et historiographique d’« ouvrir les fenêtres ». Sans forcément partager toutes les analyses de Braudel, on peut s’entendre sur cette leçon que l’histoire nationale et l’histoire globale ne sont pas antithétiques. Ce que certains « historiens de garde » n’ont malheureusement pas compris.

 

Bibliographie

Braudel F., 1950, « Pour une économie historique », Revue économique, Vol. 1, n° 1, p. 37-44.

‑‑‑, 1951, «  a géographie face aux sciences humaines », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 6, n° 4, p. 485-492.

‑‑‑, 1958, « Histoire et Sciences sociales. La longue durée », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 13, n° 4, p. 725-753.

‑‑‑, 1963, « Une grammaire des civilisations », in Baille S., Braudel F. & Philippe R., Le monde actuel. Histoire et civilisations, Paris : Belin, pp. 143-475 ; 1987, Grammaire des civilisations, Paris : Arthaud/Flammarion.

‑‑‑, 1997, Les ambitions de l’Histoire, Paris : Éditions de Fallois.

Legris P., 2010, L’écriture des programmes d’histoire en France (1944-2010), thèse de doctorat, Paris Panthéon-Sorbonne : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00579269/

Vidal de La Blache Paul, 1994 (1903), Tableau géographique de la France, Paris : La Table Ronde.

 

Notes

[1] Fernand Braudel, « Pour une économie historique », Revue économique, Vol. 1, n° 1, p. 38.

[2] Fernand Braudel, 1997, Les ambitions de l’Histoire, Paris : Éditions de Fallois, p. 167.

[3] Fernand Braudel, 1963, « Jadis, hier et aujourd’hui, les grandes civilisations du monde actuel », in Baille S., Braudel F. & Philippe R., Le monde actuel. Histoire et civilisations, Paris : Belin,p. 166

[4] Ibid., p. 167.

[5] Ibid., p. 3.

[6] Ibid., p. 153.

[7] Louis François, Comité « Éducation », Compte-rendu sommaire de la réunion du 12 janvier 1954, 19 janvier 1954, AN, F1717809, f° 4, cité par Patricia Legris, 2010, p. 109.

[8] Fernand Braudel, 1951, « La géographie face aux sciences humaines », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 6, n° 4, p. 491, 492

[9] Fernand Braudel, « Jadis… », p. 153.

[10] Ibid., p. 153.

[11] Ibid., p. 154.

[12] Ibid., p. 154.

[13] Ibid., p. 166.

[14] Ibid., p. 166.

[15] Ibid., p. 148.

[16] Paul Vidal de La Blache, 1994, Tableau de la géographie française, Paris : La Table Ronde (éd. originale 1903), p. 546.

[17] Ibid., p. 547.

[18] Ibid.

[19] Ibid.

[20] Fernand Braudel, « Jadis… », p. 211.

Les Sleyb, à la marge du monde

« Chemin faisant, parmi les rochers, je remarquai quantité de crottes de gazelles dont plusieurs troupeaux bondissaient dans le lointain. Les excréments de cet animal ont la propriété de sentir le musc, sans doute à cause des herbes aromatiques dont il se nourrit. Les Arabes s’en servent pour composer des parfums, et les fument aussi quelquefois dans leurs pipes.

Je me suis souvent diverti à chasser les gazelles. Les habitants du désert les prennent en vie ou les tuent pendant qu’elles dorment, ou bien, montés sur leurs rapides juments ils les forcent avec leurs lévriers et leurs faucons. Les Seleibes surtout en font un carnage épouvantable, car ils se nourrissent de leur chair et s’habillent de leurs peaux. Ces Seleibes sont le rebut des Bedous, qui les méprisent souverainement et ne communiquent jamais avec eux. Ils sont petits, décharnés, mal faits et d’une physionomie tout à fait sauvage. Leur arme est le fusil à mèche ; ils habitent les replis du désert loin de toute habitation humaine. Ce sont les seuls Arabes chez lesquels on trouve des ânes, ils n’ont point d’autres animaux et ne possèdent ni chevaux ni moutons.

Autrefois, cette peuplade était fort nombreuse, mais il y a quelques années, les Wehabis, irrités de ce qu’elle s’était arrogé le droit de partager le désert entre ses familles, se sont attachés à les détruire, et il n’en reste plus aujourd’hui que quelques restes épars que la défense et la crainte rendent tout à fait inabordables. »[1]

Ce texte est extrait du récit écrit par Jean-Baptiste Rousseau (1780-1831), consul français en poste à Bassora, puis à Alep au début du 19e siècle. La scène se déroule en 1808, sur la route qui mène à Alep. Il évoque sa rencontre avec les Sleyb, ou Solubba – les orthographes sont multiples.

Si l’histoire globale a pour objet central les processus de mondialisation, on peut aussi s’interroger sur les espaces et les populations restées en marge. D’où le billet qui suit, repris pour partie d’un bref chapitre de ma thèse consacré à cette population méconnue vivant dans les steppes d’Arabie et leurs marges désertiques, et souvent méprisée par les Bédouins. Les sources sont cependant rares, et seuls les témoignages européens ont été pris en compte par les quelques études qui leur ont été consacrées.

Un des premiers textes européens que nous ayons sur cette population étrange est dû à Aaron Goodyear et Timothy Lanoy, en 1678, entre Alep et Palmyre, dont ils furent les redécouvreurs :

 « Sur notre chemin, nous tombâmes sur deux Arabes avec deux ânes, l’un portant de l’eau et un peu de pain, l’autre qu’ils montaient par tour ; ils avaient un fusil, avec lequel ils chassaient l’antilope, la balle étant une pierre taillée en boule et recouverte de plomb ; ils avaient sur la paume des mains, les coudes, leurs genoux et leurs pieds, de la peau d’antilope attachée, ce qui leur permettait de mieux ramper sur le sol pour tirer ; un des ânes marchant comme un cheval d’abri, et l’Arabe imitant le cri de la gazelle jusqu’à ce qu’il soit à portée de tir : ces Arabes sont appelés Selebee. »[2]

On trouve un autre témoignage, plus ancien, dans la relation de voyage de Pedro Teixeira, mais le terme de « Sleyb » n’est pas employé. En 1604, alors qu’il a tout juste quitté Bassora, il rencontre dans le désert ce qu’il appelle des Bédouins :

 « Là nous trouvâmes quelques gens qui prirent la fuite à notre vue, et dont on apprit qu’ils étaient de pauvres Bédouins, les plus pauvres des Arabes, qui erraient en familles à travers ces déserts ; nus, ou couverts de la peau des bêtes qu’ils chassaient pour vivre : daims, gazelles, ânes sauvages, loups, renards, lièvres, etc. »[3]

La description correspond assez peu à ce qu’on entend habituellement par Bédouin. Au contraire, les trois caractéristiques données renvoient précisément aux Sleyb : le fait de se déplacer en famille, et non en tribu ; le fait de vivre de la chasse, et non de l’élevage ; enfin, et surtout, le fait de s’habiller de peaux de bête, et non d’habits tissés. Teixeira mentionne ensuite à plusieurs reprises ces Bédouins, toujours décrits comme des marginaux, et jamais sujets de crainte pour les voyageurs, ce qui là encore ne correspond pas aux Bédouins arabes, dont les attaques sont en permanence redoutées.

Ulrich Seetzen, qui a rédigé une des premières synthèses sur les tribus arabes (1809), a consacré quelques paragraphes aux Sleyb, où on retrouve les mêmes éléments que précédemment :

 « Dans la plaine déserte de el Hamad, on trouve des Arabes nommés Szlêb, qui mènent une vie absolument sauvage, et ne se nourrissent que des produits de la chasse. Chaque famille de cette tribu est absolument isolée des autres et occupe un espace de 4 à 5 lieues de circonférence. Les hommes et les femmes se couvrent de peaux de gazelles ou d’autres animaux ; ils ne vivent point sous des tentes comme les autres Arabes nomades, mais dans des cavernes ou fosses qu’ils creusent dans la terre, et n’élèvent ni chevaux, ni chameaux, ni moutons. Chaque famille tient seulement un âne sur lequel on charge le produit de la chasse de l’homme qui, armé d’un fusil, est obligé de pourvoir à la subsistance de toute la famille. »[4]

Par la suite, au fil du 19e siècle, les voyages à l’intérieur de l’Arabie se multiplient et offrent davantage de témoignages concernant cette population éparse. Ainsi, l’aristocrate anglaise Lady Blunt, dans le récit de son voyage à travers le désert de Syrie en 1878, consacre quelques lignes aux Sleybs, qu’elle décrit comme « les vrais enfants du Hamád, ne le quittant jamais, ni en été ni en hiver, mais suivant les troupeaux de gazelles selon qu’ils migrent vers le nord ou vers le sud »[5].

On trouve ainsi une brève présentation des Sleyb dans un rapport anonyme du ministère des Affaires étrangères français sur le Nejd, publié en 1875 dans le Bulletin de la Société de géographie. Dans le décompte démographique des tribus du Nejd, les Sleyb apparaissent comme le groupe le plus minoritaire : 600 tentes sur un ensemble évalué à 47 600 tentes, soit, « à raison de 5 habitants par tente », 3 000 habitants sur un total de 238 000 habitants[6].

Mais la présentation la plus complète est due à Charles M. Doughty, dans Travels in Arabia Deserta, qui est le récit de vingt-et-un mois passés en Arabie, entre novembre 1876 et août 1878.

 « Comme nous nous rendions au mejlis, Zeyd me dit : “Je vais te montrer là-bas des vagabonds qui remontent à l’antiquité.” C’était une famille de pauvres vagabonds qui venaient d’arriver, des Solubba. […] Les Solubba vivent de la chasse et de leurs travaux de bohémiens, car ils rétament les marmites et réparent les armes, dans les menzils bédouins. Ils martèlent les hachereaux, jedūm (avec lesquels les bergers nomades émondent les branches d’acacia tendres, pour nourrir leurs troupeaux), et des faucilles pour couper le fourrage, et des lames d’acier pour faire du feu avec un silex, et bien d’autres outils. Ils menuisent en outre le bois d’acacia du désert, dont ils font de grossiers arceaux de selles pour les chameaux de bât, et des pommeaux de selles pour les thelūl, des roues de poulies (mahal) pour puiser l’eau des puits les plus profonds du désert, ainsi que des pots à lait grossiers, et autres ustensiles domestiques de même nature. Par surcroît ils pratiquent l’art vétérinaire, et dans toutes leurs activités (seulement d’un art plus frustre) on peut les comparer avec la caste des forgerons ou Sunna. Les Solubba obéissent au précepte de leur patriarche, qui leur a fait défense de posséder du bétail et leur a prescrit de vivre du produit de la chasse dans le désert, de descendre devant les abris des Bédouins, pour s’en faire inviter, et de travailler comme forgerons dans les tribus pour gagner leur vie. Ne possédant pas de bêtes laitières, ils demandent, où qu’ils se trouvent, du lait, aux tentes bédouines. La maîtresse de maison versera du leban de sa semīla aux pauvres Solubba, mais dans leurs bols à eux, car les Bédouins, autrement peu pointilleux sur ce chapitre, ne boiront pas volontiers après des Solubbis, qui pourraient avoir mangé de quelque futīs, ou créature morte de mort naturelle. Les Bédouins disent aussi d’eux, “ils mangent des insectes immondes et des serpents”. Ces mauvaises langues de Beduw les qualifient inconsidérément de “kuffār”, parce que peu de Solubbis sont capables de réciter les prières habituelles, mais les Bédouins ne sont guère mieux traités dans les villes. Les Solubba témoignent d’un zèle humble et louable pour la religion du pays dans laquelle ils sont nés et n’en connaissent pas d’autre. Ils sont tolérants et, à leur façon misérable, humains, étant eux-mêmes méprisés et opprimés.

En été, lorsque les Beduw n’ont plus de lait, les Solubba chargent leurs légères tentes et leurs ustensiles de ménage, avec ce qu’ils ont gagné, sur des ânes, qui sont tout leur bétail, et quittant le campement des Arabes, ils entreprennent leur voyage annuel dans la vaste khala. La famille Solubbi va alors s’installer à l’écart, auprès de quelques puits abondants, dans un désert qui n’est pas fréquenté, mais où il y a du gibier. Eux seuls (de tous les hommes) sont libres de voyager dans les déserts d’Arabie, partout où il leur chaut, versant à tous un tribut symbolique, sans que quiconque les maltraite. Bien qu’ils soient natifs du pays, aucune citoyenneté ne leur est reconnue dans la Péninsule. Pas un Bedouwi, dit-on, ne volera un Solubbi, le rencontrerait-il seul, dans la profondeur du désert, et avec une peau d’autruche dans la main, qui vaut le prix d’un thelūl. Mais le voyageur beduwi serait bien aise d’apercevoir l’abri d’un Solubbi, dressé sur quelque point d’eau isolé, et d’escompter y manger du contenu de sa marmite de chasseur. Même lorsqu’ils chassent, ils vont à dos d’âne. C’est aussi sur ces chétives brutes, qu’il faut abreuver de deux jours l’un, (à part cela l’âne est à peine moins une bête du désert que le chameau) qu’ils parcourent avec leur famille de vastes régions sans eau, où le Beduwi monté sur son véloce et puissant thelūl, endurant la soif trois jours, ne passerait pas aisément. Ces petits clans dispersés d’hommes du désert en Arabie, surpassent le Beduw dans tous les arts de la piste, autant que ces derniers devancent les villageois arriérés des oasis. Les Solubba (de misérables ignorants en toute autre chose) se transmettent de père en fils une science du terrain qui leur permet de retrouver les moindres points d’eau. Ils vagabondent sur l’immense face de l’Arabie, des hauteurs de la Syrie jusqu’à el-Yemen, au-delà d’et-Taïf, et Dieu sait combien plus loin encore ! De tout ce qui est dans leur entendement de rats, me disent les Arabes, c’est auprès d’eux qu’un homme peut le mieux s’enquérir.

Il faut qu’ils soient des chasseurs très expérimentés, pour pouvoir se nourrir dans une terre morte, où c’est à peine si les autres hommes seraient capables de voir la trace d’un gibier, alors qu’eux, les pauvres Solubbis, ils font souvent bouillir de la tendre chair de gazelle et de bedūn, et dans certains districts sablonneux, d’antilope. Partout ils connaissent les pistes et le vol de leurs proies. Ce sont les Beduw qui en disent ces merveilles. Ils disent, “Les S’lubba sont comme les bergers du gibier sauvage, car lorsqu’ils en voient une troupe ils peuvent les séparer et choisir parmi eux comme si c’était un troupeau, et disent ‘Ceux-ci seront pour aujourd’hui, quant à ces autres têtes-là, nous les attraperons après-demain’ ” Il est humain de magnifier et de plaisamment s’émerveiller, cette façon empathique de parler appartient à la magnanimité des Arabes, mais il est indéniable que les Solubba sont d’admirables voyageurs et des hommes hardis, zélés, comme de vivre de leurs deux mains, et ceux d’entre eux qui ont la vue la plus perçante sont de très excellents chasseurs. Outre le nom propre de leur nation, les Solubba ou Sleyb, en ont d’autres qui sont des épithètes. À l’ouest de Hāyil, on les appelle plus souvent el-Khlūa ou Kheluīi, “les délaissés”, parce qu’ils vivent séparés des Kabāil, n’ayant ni bétail ni compagnons, mot que les Beduw s’appliquent à eux-mêmes, lorsqu’au cours d’un voyage, ne trouvant pas de menzil aarabe, ils doivent s’allonger pour dormir comme des “solitaires” dans la khala vide. Ils sont appelés aussi bien dans la langue méprisante de ce pays, Kilāb el-Khala, “les chiens du désert”. El-Ghrunemi est le nom d’un autre groupe de Sleyb du Nejd oriental, et on dit qu’ils ne se marient pas avec les précédents. Les Arabes les supposent communément descendre tous de quelque ancienne race. »[7]

Charles Doughty narre également les débats qu’il a eus avec des Bédouins et avec des Solubbas à propos de l’origine de ceux-ci. La question laisse place à diverses réponses dont il ressort que personne n’en sait rien. Le Major Holt, qui explora l’Arabie du Nord au début des années 1920, rapporte un mythe que lui avait raconté son guide, Faraj, à propos de sa tribu. Lorsque dans le passé Allah eut divisé le grand désert parmi les cheikhs, le chef des Sleybs était absent et il n’eut donc rien. Quand il se réveilla et apprit la nouvelle, il vint voir Allah regrettant amèrement sa perte et demanda à avoir une part du monde. Allah lui dit que comme la Terre avait déjà été partagée, les Sleybs ne pouvaient avoir aucune part, mais en consolation ils auraient comme lot de vagabonder dans tout le monde en paix et libre de toute molestation (Holt 1923).

Le mandat français est l’occasion de nombreuses enquêtes ethnographiques. Le capitaine Raynaud et le médecin-major Martinet, officiers du Contrôle bédouin, dans leur étude des populations bédouines de la mouvance de Damas, publiée en 1922, dresse une riche synthèse, et repose notamment le problème de l’origine des Sleybs. Il rappelle ainsi que selon une version, les Sleybs seraient les descendants de musiciens indiens qui auraient fui la cour de Bagdad au moment de l’entrée de Tamerlan, ce qui les apparenterait aux Bohémiens. Une autre version en ferait les descendants des croisés : salib en arabe signifiant « la croix ».

De cette synthèse, je ne retiendrai qu’un passage, sur la danse des femmes, réputée très libérée :

« Alors que chez tous les autres bédouins, les femmes, sans nous fuir, se tiennent à l’écart en permanence, ici, c’est à grande peine que nous pûmes nous frayer un passage à travers les rangs serrés et profonds où les femmes Sleib n’étaient pas les dernières à satisfaire leur curiosité.

Il nous fut donné d’assister à une exhibition chorégraphique dont le souvenir charmant restera longtemps gravé en nous.

Par une belle fin de soirée d’un beau jour de juin, à l’heure où le soleil à moitié disparu derrière la montagne, ne regarde plus que d’un œil mi-clos la plaine qu’il illumine encore et que la brise fraîche qui s’élève alors fait doucement clapoter les cordages le long des tentes, un spectacle s’offrait à nos yeux émerveillés.

[…]

Deux des plus jolies femmes du campement, moulées dans leur sarrau de toile bleue, suivies de deux jouvenceaux Sleib pénétrèrent dans le cercle enchanté. Leur chevelure dénattée et épanouie en fines boucles ondulées, auxquelles un soupçon de henné a donné un ton discret de cuivre rouge, leur tombe jusqu’à la taille.

Les mouvements des hanches, des bras et des jambes, sont pauvres dans cette pantomine du baiser, la tête joue le rôle principal et cela suffit au régal des yeux. Les boucles folles et brunes suivent docilement tous les caprices de la tête qui se dresse tantôt face au ciel, qui s’incline tantôt à droite, tantôt à gauche se pliant elle-même à la cadence du chant que piaillent maintenant toutes les bouches féminines du camp. »[8]

Femme Sleyb

Figure 1. Danse d’une femme Sleyb (Montagne, 1947)

Mais déjà, l’usage du textile notamment révèle l’intégration de cette population et annonce la fin de cette culture.

Plusieurs auteurs ont tenté d’élaborer une réflexion historico-anthropologique sur la base des quelques connaissances que nous avons sur cette population (Betts 1989, Simpson 1994). Il serait notamment très tentant de faire des Sleyb les derniers représentants des chasseurs ayant vécu des millénaires auparavant, une population-témoin d’un genre de vie antérieur à la « grande bifurcation » de la sédentarisation et de la domestication agro-pastorale. Mais l’idée serait immédiatement à nuancer, voire à réfuter. Leur utilisation de l’âne par exemple serait à la fois un signe de leur archaïsme, par rapport aux nomades qui utilisent chevaux et chameaux, et la preuve que celui-ci permettait de se déplacer dans le désert avant la domestication du dromadaire. Rien ne vient étayer l’hypothèse d’une origine très ancienne, rien ne pourrait prouver la généalogie directe entre les Sleyb et une population vivant quelques millénaires plus tôt. On peut simplement faire le constat qu’il y a une parenté dans le genre de vie et considérer qu’il y a une permanence de celui-ci dans les marges du désert syro-arabique, tout en soulignant que cela ne signifie pas l’absence de relations et de modernisation, puisque dès le 17e siècle les Sleyb semblent avoir adopté le fusil pour chasser (cf. supra le texte de Goodyear et Lanoy) et qu’ils viennent parfois en ville comme en témoigne Clément Huart au début du 20e siècle :

 « La tribu des Çolaïbiyyé dont les seuls vêtements sont des peaux de gazelles séchées au soleil, et qui s’en vient de fort loin vendre dans les soùqs de Damas les gazelles qu’elle a tuées à la chasse ; c’est le Bédouin le plus misérable qui se puisse imaginer, et il est facile de se représenter, une fois qu’on a vu ces pauvres êtres, ce que pouvait être l’existence des chasseurs de lézards aux aventures desquels les lettrés de Bagdad se délectaient, au dixième siècle de notre ère. »[9]

L’exemple des Sleyb illlustre la possibilité d’une population extrêmement marginalisée dans l’isthme central de l’Eufrasie, c’est-à-dire dans un espace traversé depuis des millénaires par des processus de mondialisation. Certains lecteurs ne manqueront évidemment pas de trouver ici un écho au livre de James C. Scott, récemment traduit en français, Zomia, là où l’État n’est pas. La steppe syro-arabique, la badia, peut-elle être considérée une région anti-étatique, pour ne pas dire anarchiste ? De fait, l’Arabie Saoudite est sans doute un des derniers États créés ; il est officiellement reconnu en 1932. Mais il faudrait prendre en considération l’ensemble de la culture bédouine. Or, dans l’opposition binaire, un peu schématique, entre population nomade, rétive à l’organisation étatique, et population sédentaire, intégrée dans des États, les Sleyb constituent une véritable population interstitielle qui échappe en grande partie à notre connaissance. Il est étonnant de constater à quel point cette altérité radicale perdure jusqu’au 20e siècle. Ce qui ne signifie pas que ce groupe n’a pas d’histoire, mais pour l’heure, avouons qu’elle nous échappe et nous intrigue, et constatons simplement ce que sa disparition révèle de la force de la mondialisation contemporaine en termes d’intégration et d’uniformisation.

Bibliographie

Betts A., 1989, « The Solubba : Nonpastoral Nomads in Arabia », Bulletin of the American Schools of Oriental Research, N° 274, pp. 61-69.

Blunt A., 1879, Bedouin Tribes of the Euphrates, New York, Harper & Brothers.

Capdepuy V., 2010, Entre Méditerranée et Mésopotamie. Étude géohistorique d’un entre-deux plurimillénaire, mémoire de thèse, Paris Diderot.

Doughty C.M., 2002, Voyages dans l’Arabie déserte, trad. de J.-C. Reverdy (éd. originale 1888), Paris, Karthala.

Goodyear A. & Lanoy T., 1707, « An Extract of the Journals of two several Voyages of the English Merchants of the Factory of Aleppo, to Tadmor, anciently called Palmyra », in Miscellanea Curiosa, Vol. III, Londres.

Holt A.L., 1923, « The Future of the North Arabian Desert », The Geographical Journal, Vol. 62, N°4, pp. 259-268.

Huart C., 1912, Histoire des Arabes, Paris, Geuthner.

Montagne R., 1947, La civilisation du désert. Nomades d’Orient et d’Afrique, Paris, Hachette.

Raynaud & Martinet, 1922, Les bédouins de la mouvance de Damas, Beyrouth, Délégation française de Damas, Contrôle bédouin.

Rousseau J.-B., 1899, Voyage de Bagdad à Alep (1808), éd. par L. Poinsot, Paris, J. André.

Scott J.C., 2013, Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, trad. N. Guilhot, F. Joly, O. Ruchet (éd. originale 2009), Paris, Seuil,.

Seetzen U.J., « Mémoire pour servir à la connaissance des tribus arabes en Syrie et dans l’Arabie déserte et pétrée », Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, 1809, Tome VIII, Cahier 22.

Simpson S.T., 1994, « Gazelle-Hunters and Salt-Collectors: A Further Note on the Solubba », Bulletin of the American Schools of Oriental Research, N° 293, pp. 79-81.

Teixeira P., 1902, The Travels of Pedro Teixeira, trad. de W.F. Sinclair, Londres, Hakluyt Society.


Notes

[1] Jean-Baptiste Rousseau, Voyage de Bagdad à Alep (1808), éd. par L. Poinsot, Paris, 1899, pp. 112-113.

[2] Aaron Goodyear & Timothy Lanoy, « An Extract of the Journals of two several Voyages of the English Merchants of the Factory of Aleppo, to Tadmor, anciently called Palmyra », in Miscellanea Curiosa, Vol. III, Londres, 1707, p. 122.

[3] Pedro Teixeira, The Travels of Pedro Teixeira, trad. de W.F. Sinclair, Londres, 1902, p. 36.

[4] Ulrich J. Seetzen, « Mémoire pour servir à la connaissance des tribus arabes en Syrie et dans l’Arabie déserte et pétrée », Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, 1809, Tome VIII, Cahier 22, p.293.

[5] Anna Blunt, Bedouin Tribes of the Euphrates, New York, 1879, p. 326.

[6] Anonyme [Communication du ministère des Affaires étrangères, direction des Consulats et affaires commerciales], 1875, « Histoire de la fondation, en 1824, de la ville de Riad, capitale actuelle du Nedjd, et description géographique de ce pays », Bulletin de la Société de géographie, 6ème série, Tome 10, p. 76.

[7] Charles M. Doughty, Voyages dans l’Arabie déserte, trad. de J.-C. Reverdy (éd. originale 1888), Paris, 2002, pp. 367-370.

[8] Raynaud & Martinet, 1922, Les bédouins de la mouvance de Damas, Beyrouth, Délégation française de Damas, Contrôle bédouin, pp. 33-34.

[9] Clément Huart, Histoire des Arabes, Paris, 1912, Tome I, p. 36.

Un Monde d’économies-mondes, le tournant raté de la mondialisation nazie

Faut-il parler d’ « économies-monde » ? À lire certains auteurs, et des meilleurs, il semblerait bien que oui. Le monde serait singulier. Mais sans -s n’impliquerait-il pas avec un M- à l’initiale ? Le géographe nourri des travaux d’Olivier Dollfus insisterait : le Monde n’est pas un simple monde, mais LE monde, global, unique, de l’espace terrestre fait un par une humanité interconnectée. Pourtant, le Monde n’est pas l’horizon nécessaire de ces « économies-monde », qu’il serait plus juste d’écrire « économies-mondes ». On pourra trouver la remarque tatillonne, mais ce -s a du sens. Le monde, en mode minuscule, n’est qu’une partie du Monde ; il lui est même antérieur, car ce n’est qu’après la circumnavigation magellanesque que le globe est devenu le Monde, enclos de l’humanité. Un monde, donc, est un ensemble ; et comme tels, les mondes peuvent s’emboîter, se juxtaposer, s’intersecter.

Lorsqu’on parle d’« économie-monde », que faut-il alors entendre ? Au départ, en allemand Welwirtschaft, sans doute « économie mondiale », soit « économie-Monde ». C’est le sens du mot au 19e siècle. Mais son utilisation à rebours pour des périodes anciennes en a changé le sens : die Weltwirtschaften des Altertums ; le piège est là. Ni singulier ni pluriel à Welt, antéposé, ou du moins sans nombre visible.

C’est à Fernand Braudel, qui rédigea pour partie sa thèse dans les geôles allemandes durant la Seconde Guerre mondiale, que nous devons l’introduction de la notion en France et surtout cette traduction particulière : « économie-monde ».

« Il ne suffit point de répéter les expression des historiens économistes allemands : Welttheater ou Weltwirtschaft, qu’ils emploient volontiers à propos de l’ensemble historique et vivant de la Méditerranée, pour marquer que, univers en soi, économie-monde, il vécut longtemps sur lui-même, sur son circuit de soixante jours, n’entrant en contact avec le reste du monde et spécialement l’Extrême-Orient, que pour le superflu. Le drame du XVIe siècle, et de la Méditerranée en particulier, c’est qu’autour de cet univers de soixante jours, le vaste, l’immense monde vient de se révéler… »[1]

Notion qu’il reprend quelques pages plus loin :

« Cet espace économique organisé à la façon du monde d’aujourd’hui, c’est ce que les Allemands appellent une Weltwirtschaft, pour conclure que la Méditerranée, au XVIe siècle, en est une à elle seule. À quoi on répondrait : oui et non, si la réponse ne paraissait trop normande. Non, car elle est assez démantelée sur ses pourtours : la fortune turque à l’Est, c’est le développement avec Constantinople d’une ville-pieuvre et, par elle, la mise hors du circuit méditerranéen (ou peu s’en faut) de la mer Noire. À l’Ouest, les grandes découvertes l’ont brusquement, largement ouverte sur l’économie de l’Atlantique. Non encore, dirons-nous, car les spécialisations n’y sont jamais impérieuses, contraignantes et surtout stables… Et cependant, oui, car pour l’essentiel elle vit encore sur elle-même ; oui, car elle a ses zones particulières adaptées à la vie générale et une vie générale qui circule à côté, au-dessus, au travers de ces petits univers économiques, jamais complètement fermés sur eux-mêmes, entre quoi se partage, quand on l’examine d’un peu près, le vaste espace de la mer. »[2]

Et qu’il décline au pluriel dans une note de bas de page, évoquant « l’effondrement d’économies-mondes (Antiquité, Moyen Âge, le monde de 1939) »[3].

Trente ans plus tard, Fernand Braudel y revint, et consacra quelques paragraphes du Temps du monde, troisième volume de Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, aux « économies-mondes » :

« Pour engager le débat, il faut s’expliquer sur deux expressions qui prêtent à confusion : économe-mondiale, économie-monde.

L’économie-mondiale s’étend à la terre entière ; elle représente, comme disait Sismondi, le “marché de tout l’univers”, “le genre humain ou toute cette partie du genre humain qui commerce ensemble et ne forme plus aujourd’hui, en quelque sorte, qu’un seul marché”.

L’économie-monde (expression inattendue et mal venue dans notre langue, que j’ai forgée autrefois, faute de mieux et sans trop de logique, pour traduire un emploi particulier du mot allemand de Weltwirtschaft) ne met en cause qu’un fragment de l’univers, un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique. »[4]

Ce qui m’amène au livre du jour, ouvrage non négligeable pour l’historiographie de l’histoire globale et plus encore comme source de celle-ci, un livre passé de mode, écrit par un économiste nazi, tare sans doute, mais dûment cité par Fernand Braudel. Il s’agit du Tournant de l’économie mondiale, de Ferdinand Fried, de son vrai nom Ferdinand Friedrich Zimmerman (1898-1967). Le livre, Die Wende der Weltwirtschaft, est paru en 1937, avant d’être traduit en français en 1942. Notons que le traducteur a opté pour la solution la plus simple, et peut-être la plus logique : l’adjectif plutôt que l’apposition, « économie mondiale » plutôt que « économie-monde ».

Ferdinand Fried part d’un constat, lieu commun de son temps : l’espace mondial est désormais clos.

 « L’humanité se voit pour la première fois placée devant ses frontières : c’est de cette constatation que se dégage la mission de notre époque. La tâche consistant à s’organiser dans ces frontières est si nouvelle et si exceptionnelle que c’est seulement au prix des combats et des convulsions les plus terribles qu’il a été possible aux hommes de la concevoir et qu’il leur sera possible de la mener à bonne fin. »[5]

Ferdinand Fried, qui entend réfléchir sur la situation de l’économie mondiale fortement ébranlée par la crise des années 1930, introduit alors une digression historique au cours de laquelle il explique l’application de la notion de Weltwirtschaft à des espaces restreints, par l’usage de la notion de Weltreich, d’« empire mondial » :

 « Si l’on veut emprunter à l’histoire une comparaison qui, d’ailleurs, révèle en même temps de grandes différences par rapport à la situation présente, on peut se référer à l’ancien empire mondial des Romains et à son “économie mondiale romaine”. Cette expression recèle, à vrai dire, une contradictio in adjecto qui, au surplus, caractérise les contradictions particulières auxquelles on se heurte dès que l’on aborde toutes ces catégories de problèmes. L’économie de l’Empire romain constituait une économie mondiale dans la mesure même où l’imperium était un empire mondial. Nous sommes habitués à parler d’empires mondiaux lorsque nous considérons tous les grands États constitués dans l’Antiquité ; nous connaissons des empires mondiaux, sinon égyptien, du moins babylonien, assyrien, perse, hellénique et romain. Aucun de ces empires n’embrassait la totalité du monde alors connu ; l’Empire romain lui-même fut constitué par la jonction et la fusion progressives de presque tous les empires mondiaux antérieurs et devint un organisme de domination et d’hégémonie qui n’englobait pas de loin tout le monde connu d’alors, mais qui se maintenait, soit sur le pied de guerre, soit sur le pied de relations commerciales pacifiques avec les autres organismes analogues de l’univers antique. Depuis qu’Alexandre le Grand avait forcé avec ses armées les portes du monde connu de son temps et dépassé ses frontières, et que les regards des anciens avaient pu plonger dans des horizons naguère insoupçonnés ou incertains, la physionomie du monde antique bordé par la Méditerranée, avait été bouleversée et défigurée, les anciens acquirent alors une notion, d’ailleurs imprécise, de la civilisation indienne et une appréhension tout à fait vague du vaste milieu lointain de la grande civilisation chinoise ; les relations entre ces différentes zones oscillaient entre l’impression d’un éloignement planétaire, de distances inaccessibles et d’isolement réciproque, d’une part, et de prétentions naïvement instinctives à faire valoir les unes à l’égard des autres des attributs de puissances et de souveraineté, d’autre part.

Le contact entre les deux grands milieux civilisés de l’Occident et de l’Orient, entre l’empire mondial des Romains et celui des Chinois, nous apparaît comme mystérieux et passionnant : ce fut là une des rares minutes où l’histoire semble retenir son souffle pour continuer à progresser tranquillement et sans hâte. […]

Après ce premier contact passager, les différents grands empires mondiaux, les économies mondiales et les civilisations continuèrent à coexister avec une indépendance complète, chacun vivant à sa mode, satisfait de lui-même et autonome. […]

C’était donc, pour ainsi dire, avec de délicats fils de soie que s’était noué alors tout le commerce mondial d’alors, pour autant qu’il dépassait les bornes du milieu d’influence proprement dit de chacune des grandes civilisations. »[6]

Les routes commerciales mondiales

Figure 1. Des mondes distants, mais inter-reliés (Ferdinand Fried, 1942, p. 17)

Le tableau qu’il dresse d’une juxtaposition d’économies-mondes aux frêles interactions au début du Ier millénaire de notre ère serait tout à fait recevable aujourd’hui. Mais par cette comparaison, où Ferdinand Fried veut-il en venir ?

 « Ici se pose la question de l’économie mondiale en général. Si l’on désigne par ce terme l’économie mondiale capitaliste, libre de ses mouvements, du XIXe et du XXe siècle, qui était fondée sur l’hypothèse trompeuse d’une civilisation mondiale unifiée, on doit reconnaître qu’elle a constitué dans l’histoire de l’humanité un phénomène tout à fait unique et exceptionnel, causé par différentes circonstances spécifiques, et qui devait disparaître après que celles-ci auraient cessé d’agir. Mais si l’on entend par économie mondiale la coopération de peuples, de civilisations et de groupements économiques différents, se complétant réciproquement à beaucoup de points de vue, sans pour autant être placés dans la dépendance les uns des autres, une économie mondiale a toujours existé et elle existera de nouveau lorsqu’aura pris fin la crise actuelle de l’économie mondiale capitaliste. L’indépendance des civilisations, celles-ci étant fondées, par conséquent, sur une base raciale, constitue la condition nécessaire de l’indépendance économique des différents groupes civilisés et, par voie de conséquence, la condition d’une coopération solide sur le plan économique mondial. Cette collaboration économique mondiale, c’est-à-dire le commerce mondial, ne doit jamais, si elle doit être vraiment durable, constituer pour un peuple une nécessité impérieuse et pressante. En effet, un peuple ne peut supporter de dépendre du commerce mondial que s’il existe une civilisation mondiale unifiée – ou que ce peuple domine lui-même le commerce mondial. Comme la première solution doit, de nos jours, être considérée comme éliminée, seule la seconde vient en ligne de compte et il s’agit là déjà d’une solution raciale : économie mondiale doit, dans ce cas, se traduire par domination mondiale d’un peuple. Cependant cette formule (qui, comme nous le verrons, correspond à la solution spécifiquement anglaise du problème) devient elle-même inopérante lorsqu’elle peut être contestée avec succès par d’autres peuples. C’est précisément ce qui se passe au cours de la crise actuelle et ce qui contribue à accélérer l’évolution orientée dans le sens d’une véritable coopération économique mondiale entre tous les peuples qualifiés. »[7]

Autrement dit, la situation antique devrait être le modèle d’une mondialisation équilibrée, juxtaposant des économies-mondes, et donc des Empires-mondes.

 « Cette mission ne peut s’accomplir que par la communauté et la collaboration, par une communauté politique et sociale des grands peuples pris en eux-mêmes, par une communauté nationale des peuples dans les grands espaces qui leur sont dévolus, et enfin par une collaboration, pacifique et respectueuse des droits de tous, de tous les grands espaces économiques et des Empires mondiaux. Il n’en naîtra, certes, aucune culture, ni aucune civilisation mondiale unifiée, mais seulement une vie en commun féconde des différentes grandes cultures originales, vivant ensemble dans une communauté mondiale. »[8]

Loin de tout globalisme libéral, il ne pouvait, il ne devait y avoir, pour Ferdinand Fried, aucun espace économique mondial unique, mais un partage du Monde en grands espaces, en économies-mondes, dont, on l’aura compris, le Lebensraum du IIIe Reich. L’idéologie nazie peut ainsi se comprendre comme un anti-mondialisme.

Bibliographie

Fernand Braudel, 1949, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin.

Fernand Braudel, 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin.

Olivier Dollfus, 1984, « Le système Monde. Proposition pour une étude de géographie », Actes du Géopoint 1984. Systèmes et localisations, Groupe Dupont, Université d’Avignon, p. 231-240.

Ferdinand Fried, 1942, Le Tournant de l’économie mondiale, trad. de l’allemand par G. Fain, Paris, Payot (Die Wende der Weltwirtschaft, 1937).

 


Notes

[1] Fernand Braudel, 1949, La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, p. 320.

[2] Ibidem, p. 325.

[3] Ibidem, p. 333, note 1.

[4] Fernand Braudel, 1979, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, vol. 3, Le Temps du monde, Armand Colin, Paris, p. 12.

[5] Ferdinand Fried, 1942, Le Tournant de l’économie mondiale, Paris, Payot, p. 9.

[6] Ibidem, pp. 15-16, 17, 18.

[7] Ibidem, pp. 14-15.

[8] Ibidem, p. 406.

Échanges de géographies

En travaillant sur Pocahontas, plusieurs textes ont attiré mon attention sur une problématique différente. Ils méritaient un traitement à part, d’où le petit billet que voici. La rencontre de deux mondes est celle d’une ignorance réciproque qui conduit à un partage de savoirs, à commencer par la description de ces mondes respectifs. Le témoignage de John Smith sur la Virginie prête à suspicion, ne serait-ce que parce qu’une critique croisée entre ces textes publiés à plusieurs années d’intervalle révèle maints détails dissemblables, de façon contradictoire ou complémentaire. Ces ouvrages n’en demeurent pas moins très riches et révèlent une réelle attention à ces sociétés, ce qui en fait une source ethnographique précieuse. On trouve ainsi la relation d’un échange géographique entre Smith et le chef Powhatan, au cours duquel chacun d’entre eux décrit son territoire.

 « Il me demanda pourquoi nous venions à nouveau avec notre bateau. Je lui dis – ce qui me donna l’occasion de parler de la mer derrière, de l’autre côté, la principale, où était l’eau salée –, que mon père avait un enfant tué, que nous supposions par Monocan, son ennemi, et dont nous entendions venger la mort.

Après un long débat, il commença à me décrire les pays derrière les chutes, avec une grande partie du reste, confirmant ce que Opechancanoyes et un Indien qui avait été fait prisonnier à Pewhatan m’avaient dit avant. Mais l’un dit que c’est à cinq jours, l’un à six, l’autre à huit, que ladite eau jaillit parmi beaucoup de rochers et de rocs, lors de chaque tempête, ce qui rend souvent la tête de la rivière saumâtre.

Il décrivit les Anchanachuck, le peuple qui avait tué mon frère, dont il vengerait la mort. Il décrivit également au-dessus de la même mer, une puissante nation appelée les Pocoughtronack, une fière nation qui mangeait des hommes et faisait la guerre avec le peuple des Moyaoncer et des Pataromerke, nations qui habitaient le haut de la baie, sous ses territoires. Là, l’année précédente, ils en avaient tué une centaine. Il me fit comprendre que le haut de leurs têtes était rasé, avec de longs cheveux dans la nuque, attachés en un nœud, et des épées comme des hallebardes.

Derrière eux, il décrivit un peuple avec des manteaux courts, des manches jusqu’aux coudes, qui cheminaient dans des bateaux comme les nôtres. Il me décrivit beaucoup de royaumes vers le haut de la baie, qui semblait être une puissante rivière sortant de puissantes montagnes entre les deux mers. Il me confirma également le peuple vêtu à Ocamahowan, ; et les pays méridionaux aussi, comme le reste qu’il nous décrivit être à un jour et demi de Mangoge, deux jours de Chawwonock, 6 de Roonock, jusqu’à la partie Sud de la mer derrière. Il décrivit un pays appelé Anone, où il y a beaucoup d’objets en cuivre, et des maisons comme les nôtres.

Je récompensai son discours (voyant à quel prix il accordait les grands et spacieux empires, voyant que tout ce qu’il connaissait était dans ses territoires), en lui décrivant les territoires de l’Europe, qui étaient sujet de notre grand roi dont j’étais le sujet, la multitude innombrable de ses navires, je lui donnai à entendre le bruit des trompettes, et montrai la terrible manière de combattre sous les ordres du capitaine Newport, mon père, que j’intitulai le meworames, terme par lequel ils désignent le roi, des eaux. Il l’admira pour sa grandeur ; et ne fut pas le moins effrayé. Il désira que j’abandonne Paspahegh et que j’habite près de lui sur la rivière, dans un pays appelé Capa Howasicke. Il promit de me donner du grain, des venaisons, ou tout ce que je voulais pour nous nourrir. En échange, nous lui ferions des hachettes et des objets en cuivre, et personne ne nous dérangerait. »[1]

La description du chef Powhatan obéit à quelques principes assez classiques : des points de repères géographiques (montagnes, rivières, mer…), des peuples, et des distances exprimées en temps. Celle faite par John Smith en retour la décalque, ce qu’il souligne lui-même, et ce que révèle également l’usage de termes indiens, comme celui de meworames, mais aussi la formulation des relations sociales en termes familiaux (père, frère, enfant). On regrettera le caractère elliptique de la réponse de Smith, qu’il n’a probablement pas jugée intéressante pour un lectorat anglais. Il passe vite en particulier sur un point, pourtant d’importance : l’outre-mer. Il indique juste en passant qu’il a dû parler de la « grande mer », celle qui est de l’autre côté, c’est-à-dire probablement de l’autre côté de la côte qui ferme la baie de la Chesapeake, semble-t-il considérée comme une petite mer.

Dans l’ouvrage paru en 1624, qui constitue un prolongement du livre de 1608, mais aussi une réécriture de celui-ci, il est question d’une autre rencontre entre John Smith et le chef Powhatan au cours de laquelle ce dernier commence à dessiner des points à même le sol, signes d’une pratique qu’on pourra qualifier de cartographique.

 « Le jour suivant, arriva Powhatan. Smith délivra son message à propos des présents qui lui avaient été envoyés, et libéra Namontack qu’il [Powhatan] avait envoyé en Angleterre, désirant que celui-ci rencontre Newport, pour accepter ces présents et conclure leur revanche contre les Monacans. Sur ce, ce subtile sauvage répliqua :

“Si ton roi m’a envoyé des présents, je suis aussi un roi, et ceci est ma terre. Je resterai encore huit jours pour les recevoir. Ton père doit venir à moi, et non moi à lui, ni encore à votre fort. Pour les Monacans, je peux venger mes propres injures, et pour le pays des Atquanachuk, où tu dis que ton frère a été tué, c’est dans une direction contraire à celle que vous supposez. Il n’y pas d’eau salée derrière les montagnes, les relations que tu as eues de mon peuple sont fausses.” Sur ce, il commença à dessiner des points sur le sol (suivant son discours) de toutes ces régions. »[2]

Le problème qui est évoqué ici est celui de l’éventuelle présence d’une mer au-delà des montagnes et c’est le rivage de celle-ci qui semble être esquissé sur la carte dressée par John Smith en 1616 (dans l’angle supérieur droit). Ce qui permet de souligner le rôle de ce savoir géographique indigène dans l’élaboration des cartes du Nouveau Monde. La toponymie amérindienne est très omniprésente sur la carte, à l’exception du littoral où on trouve quelques noms anglais : Cape Henry, Cape Charle, Smyth Iles, etc.

Carte de Virginie

Figure 1. Carte de la Virginie (Smith 1616) – Cliquez sur les images pour agrandir

Les descriptions évoquées ci-avant sont d’ordre géographique, ou chorographique comme on disait à l’époque, mais ils s’inscrivent dans des conceptions cosmographiques. Ainsi, dans un autre passage, John Smith évoque rapidement le fait que peu après sa capture, lorsqu’il a été mené devant le chef Powhatan, il a montré sa boussole et qu’il a dû en expliquer l’usage, ce qui a donné lieu, à la demande expresse du chef, à une petite leçon sur le globe terrestre et le mouvement des astres.

 « S’étant saisis de moi, ils me sortirent et me conduisirent au roi. Je lui présentai une boussole, lui montrant au mieux comme l’utiliser. Là, il l’admira avant tant d’étonnement, qu’il me pressa de lui faire un discours sur la rotondité de la terre, la course du soleil, de la lune, des étoiles et des planètes. »[3]

Aussi bref qu’il soit, ce passage est intéressant car il révèle la prégnance du discours métagéographique qui sous-tend la mainmise européenne sur le Monde. Un des éléments cruciaux de la mondialisation tient dans cette saisie théorique du globe, et ce n’est pas un hasard si, sur le portrait de John Smith qui est intégré dans un angle de la carte qu’il réalisa en 1616, on trouve un globe terrestre. Le message iconographique est simple : le savoir géographique, autant que la puissance militaire et la maîtrise des mers, contribue à l’expansion européenne, et en l’occurrence anglaise.

Captaine John Smith

Figure 2. Portrait de John Smith

Par ailleurs, dans le texte de 1624, John Smith raconte une cérémonie organisée peu après sa capture.

 « Peu après, tôt le matin, un grand feu fut allumé dans une longue maison ; une natte fut étendue sur un côté, et de même de l’autre côté. Sur l’une, ils lui dirent de s’asseoir, et tous les gardes sortirent de la maison. Sur le champ entra en bondissant un homme entièrement peint avec du charbon mélangé à de l’huile. Il portait de nombreuses peaux de serpents et de belettes rembourrées avec de la mousse, toutes les queues liées ensemble, de manière à ce qu’elles se rassemblent sur le dessus de la tête en un pompon. Autour de ce pompon était une couronne de plumes, les peaux pendant autour de sa tête, son dos et ses épaules, et couvrant en partie son visage. D’une voix infernale, un hochet à la main, dans de très étranges gestes, il commença avec passion son invocation ; il entoura le feu d’un cercle de farine. Ceci fait, trois, encore plus démons que lui, entrèrent précipitamment avec les mêmes trucs, peints à moitié en noir, à moitié en rouge. Mais tous leurs yeux étaient peints en blanc, avec quelques traits rouges comme des moustaches le long de leurs joues. Tout autour de lui, ces démons dansèrent un petit moment, puis entrèrent trois autres encore plus horribles que les précédents, avec des yeux rouges, et des traits blancs sur leurs visages noirs. À la fin, tous s’assirent en face de lui, trois d’un côté du prêtre en chef, trois de l’autre côté. Alors tous avec leurs hochets, ils commencèrent à chanter. Ceci terminé, le prêtre en chef laissa tomber cinq grains blancs. Puis battant ses bras et ses mains avec une telle violence qu’il transpira et que ses veines se gonflèrent, il commença une courte oraison. À la fin, tous ils émirent une courte plainte, puis ils laissèrent tomber trois graines de plus. Après quoi, ils commencèrent à nouveau leur chant, puis une nouvelle oraison, laissant tomber autant de grains qu’auparavant, jusqu’à ce qu’ils aient fait deux cercles autour feu. Ceci fait, ils prirent une poignée de petits bâtons préparés à cette fin, continuant leur dévotion, et à la fin de chaque chanson et oraison, ils laissaient tomber un bâton entre les grains. Jusqu’à la nuit, ni lui ni eux ne mangèrent ou burent, et alors ils festoyèrent simplement avec les meilleurs provisions qu’ils purent. Pendant trois jours, ils firent cette cérémonie ; dont la signification, lui dirent-ils, était de savoir s’il était bien intentionné ou non. Le cercle de farine signifiait leur pays, les cercles de grains les limites de la mer, et les bâtons son pays. Ils imaginaient le monde plat et rond, et eux au milieu. »[4]

Cérémonie cosmographique

Figure 3. Cérémonie « cosmographique » (Smith 1624)

Ce témoignage est rare. On ne connaît en effet qu’une dizaine d’évocations de « cartes éphémères » réalisée par des Amérindiens d’Amérique du Nord (Lewis, 1998). Généralement, ce sont des cartes dessinées pour appuyer une description faite à des Européens, comme c’est le cas dans le premier exemple cité. Dans le dernier cas, la carte est réalisée lors d’une cérémonie, il s’agit bien d’un usage interne et son sens n’est expliqué à John Smith que dans un deuxième temps. C’est d’ailleurs moins une carte à proprement parler qu’un schéma cosmographique. La logique en est très simple : une représentation ethnocentrée, avec une terre entourée par la mer. Il est difficile de ne pas penser aux schémas cosmographiques mésopotamien et grec, et de ne pas y voir une certaine structure universelle.

Carte éphémère

Figure 4. Schéma interprétatif (d’après Smith 1624)

Cependant, si on se replace dans l’horizon de lecture de l’époque, ce qu’il faut percevoir en creux, c’est bien la dénonciation de l’erreur et la mise en valeur de la connaissance « vraie » des Européens, car eux savent bien que le monde n’est pas plat. On peut ainsi considérer, pour jouer aux histoires parallèles à la Gruzinski, que la leçon de globalité donnée par John Smith dans ce village algonquin de Virginie ressemble, mutatis mutandis, à celle de Matteo Ricci en Chine.

Bibliographie

Lewis G.M., 1998, « Maps, Mapmaking, and Map Use by Native North Americans », in : David Woodward et G. Malcolm Lewis (dir.), The History of Cartography, Vol. 2, Livre 3, Cartography in the Traditional African, American, Arctic, Australian, and Pacific Societies, Chicago, The Chicago University Press, pp. 51-182.

Smith J., 1608, A True Relation of Such Occurrences and Accidents of Note as Hath Hapned in Virginia Since the First Planting of that Colony, which is now resident in the South part thereof, till the last returne from thence, Londres, John Tappe, éd. de 1856, avec introduction et notes de Charles Deane, Boston, Wiggin and Lunt.

Smith J., 1624, The Generall Historie of Virginia, New England, and the Summer Isles with the name of the Aventurers, Planters, and Governours, from their first beginning An: 1584 to this present 1626, Londres, Michael Sparkes.


Notes

[1] John Smith, 1608, A True Relation of Such Occurrences and Accidents of Note as Hath Hapned in Virginia Since the First Planting of that Colony, which is now resident in the South part thereof, till the last returne from thence, Londres, John Tappe, éd. de 1856, avec introduction et notes de Charles Deane, Boston, Wiggin and Lunt, pp. 35-36.]

[2] John Smith, 1624, The Generall Historie of Virginia, New England, and the Summer Isles with the name of the Aventurers, Planters, and Governours, from their first beginning An: 1584 to this present, Londres, Michael Sparkes, p. 68.

[3] John Smith, 1608, op. cit., p. 26.

[4] John Smith, 1624, op. cit. p. 48.

Pocahontas, femme de l’entre-deux

Dans Le chapeau de Vermeer, Timothy Brook prend appui sur plusieurs toiles de Johannes Vermeer (1632-1675) pour peindre à son tour un tableau plus grand, à l’échelle du globe, de cette mondialisation que sont en train de tisser les Européens. Dans ces peintures, les femmes occupent une place importante, mais à en contempler certaines, on pourrait également y trouver prétexte à une interrogation : les femmes ont-elles été condamnées à attendre les hommes partis aux quatre coins du Monde ?

La Liseuse à la fenêtre

Figure 1. La Liseuse à la fenêtre (ca.1657, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde)

La Femme en bleu lisant une lettre

Figure 2. La Femme en bleu lisant une lettre (ca.1662-1665, Rijksmuseum, Amsterdam)

L’astreinte de la maternité fermerait la fenêtre de l’ailleurs et des vastes horizons. La dissymétrie des situations sociales est réelle et on pourrait citer l’exemple de Jeanne Baret (1740-1807), qui dut se faire passer pour le valet du botaniste Philibert Commerson afin d’embarquer sur l’Étoile, second navire de l’expédition menée par Bougainville (1766-1769). Mais si les Européennes ne participent pas directement aux Grandes Découvertes, cela laisse de la place, oserai-je dire, aux autres femmes.

John Smith (1580-1631), aventurier anglais qui combattit les Turcs avant de s’embarquer pour l’Amérique et de participer à la création de Jamestown par les colons de la Virginia Compagny, publia en 1624 une Histoire générale de Virginie grâce au soutien de Lady Frances, duchesse de Richmond et Lennox (1578-1639). Orpheline, celle-ci avait été mariée très jeune à Henry Pranell, fils d’un riche marchand engagé dans la Virginia Company. Malgré la mort précoce de ce dernier, qui la laissa veuve dès l’âge de 21 ans, il faut peut-être trouver là son intérêt à un tel ouvrage.

Lady Frances

Figure 3. Portrait de Lady Frances (Marcus Gheeraerts le Jeune, ca.1621)

Or, dans la lettre dédicatoire qui lui était adressée, John Smith soulignait le rôle de toutes ces femmes à qui il devait la vie :

 « Cependant, mon confort tient à ce que jusqu’à aujourd’hui des dames honorables et vertueuses, comparables mais seulement entre elles, m’ont apporté secours et protection au plus fort des dangers. Même dans les régions étrangères, j’ai trouvé assistance auprès de ce sexe. La belle dame Tragabigzanda, quand j’étais esclave chez les Turcs, fit tout ce qu’elle put pour me protéger. Quand je vainquis le pacha de Nalbrits en Tartarie, la charitable dame Callamata subvint à mes besoins. Dans la plus grande des extrémités, la bienheureuse Pocahontas, la fille du grand roi de Virginie, m’a souvent sauvé la vie. Quand j’échappai à la cruauté des pirates et aux tempêtes les plus furieuses, longtemps seul en mer dans un petit bateau, et que j’échouai en France, la bonne Madame Chanoyes m’assista généreusement. »[1]

C’est donc à l’une d’entre elles que ce billet est consacré : Rebecca Rolfe (ca.1595-1617), alias Matoaka, fille de Wahunsenacawh, chef de la tribu Powhatan ; je veux parler de Pocahontas, bien connue de tous depuis le dessin animé de Walt Disney (1995) – ce qui pourra par ailleurs constituer un acquis pour qui souhaiterait faire un peu d’histoire globale en classe de seconde…

 Pocahontas

Figure 4. Pocahontas (Walt Disney Picture)

On pourra évidemment préférer au dessin animé, le film de Terrence Malick, The New World (2005), mais celui-ci n’en demeure pas moins une fiction. Soulignons d’emblée que toutes les sources concernant directement Pocahontas sont anglaises (cf. le site Virtual Jamestown). Le biais est irrémédiable, et l’histoire de cette femme algonquine qui a traversé l’Atlantique ne peut s’écrire à parts égales. Le principal témoignage, mais non le seul, est donc celui de John Smith.

Captaine John Smith

Figure 5. Portrait de John Smith (Description of New England, 1616)

Mais oubliez la romance ! Lorsqu’il rencontra Pocahontas pour la première fois, en 1608, elle n’avait qu’une dizaine d’années (« a child of tenne years old »), ou un peu plus (« a child of twelve or thirteen years of age »), mais ce vieillissement tient sans doute à une réécriture ; et lorsqu’il la croisa à nouveau, en 1617, à Brentford, près de Londres, elle l’appela « père » :

 « Après un modeste salut, sans un mot, elle se retourna, son visage caché, ne semblant pas bien contente. Et dans cette humeur, son mari, avec divers autres, nous l’avons laissée deux ou trois heures, me repentant d’avoir moi-même écrit qu’elle ne pouvait parler anglais. Mais peu de temps après, elle a commencé à parler et à me rappeler bien ces politesses qu’elle avait eues, disant : “Vous aviez promis à Powhatan que ce qui était la vôtre devrait être le sien, et de même pour lui envers vous. Vous l’avez appelé père étant dans ce pays un étranger, et par la même raison je me dois de le faire”, ce que, même si je l’aurais excusée d’utiliser un tel titre, je n’aurais pas permis, car elle était la fille d’un roi. Avec une belle contenance, elle dit : “Vous n’aviez pas peur de venir dans le pays de mon père, et de provoquer la peur en lui et tout son peuple (sauf moi), et vous craignez ici que je doive vous appeler père ? Je vous le dis alors je le ferai, et vous m’appellerez enfant, et ainsi je serai pour toujours et à jamais votre compatriote. Ils nous disaient toujours que vous étiez mort, et je ne savais rien d’autre jusqu’à ce que je vienne à Plymouth, même si Powhatan avait donné l’ordre à Uttamatomakkin de vous chercher, et de connaître la vérité, parce que vos compatriotes mentent tant.” »[2]

Ce rare passage où on « entend » Pocahontas est sans doute tourné à l’avantage de John Smith, qui suggère que cette bouderie cacherait une amour déçue. Cependant, on peut aussi y saisir toute la déception de la tromperie, d’une symétrie bafouée. Dans cette rencontre entre Anglais et Indiens, la guerre a bien été seconde. Ce qui nous renvoie à la première scène.

En 1607, John Smith, alors qu’il explorait le cours supérieur de la rivière Chickahominy, fut fait prisonnier par un groupe d’Indiens, tandis que ses compagnons étaient tués.

 « À la fin, ils le conduisirent à Meronocowo, où était Powhatan leur empereur. Là, plus de deux cents de ces sinistres courtisans se tenaient pour l’interroger, comme s’il avait été un monstre ; puis Powhatan et sa suite s’installèrent eux-mêmes dans leur plus grande bravoure. Devant un feu, sur un siège qui ressemblait à un châlit, il s’assit couvert d’une grande robe faite de peaux de Rarowcun, avec toutes les queues pendantes. D’un autre côté, s’assit une jeune femme de 16 ou 18 ans, et le long de chaque côté de la maison, deux rangs d’hommes, et derrière eux autant de femmes, tous ayant la tête et les épaules peintes en rouge. Beaucoup de leurs têtes ornées du duvet blanc d’oiseaux, mais toutes avec quelque chose, et un grand collier de perles blanches autour de leurs cous. À l’entrée devant le roi, tout le monde poussa un grand cri. La reine d’Appamatuck fut désignée pour lui apporter de l’eau pour laver ses mains, et une autre lui apporta une touffe de plumes en guise de serviette pour les sécher. Après l’avoir fêté avec les meilleurs manières barbares qu’ils pouvaient, une longue consultation eut lieu, mais la conclusion fut que deux grandes pierres furent apportées devant Powhatan. Alors autant qu’ils pouvaient, ils posèrent leurs mains sur lui, le tirèrent à eux, et là, posèrent sa tête. Alors qu’ils se tenaient prêts avec leurs massues à lui éclater la cervelle, la fille préférée du roi, quand aucune supplique n’eût prévalu, prit sa tête dans ses bras, et posa sa propre tête sur la sienne pour le sauver de la mort. Sur quoi, l’empereur fut satisfait que Smith dusse vivre pour faire, à lui, des hachettes, et à elle, des cloches, des colliers, et du cuivre. Car ils pensaient qu’il était également capable de toutes les tâches comme eux-mêmes. Car le roi lui-même fait ses propres robes, chaussures, arcs, flèches, pots ; cultive, chasse et fait tout aussi bien comme les autres.

Deux jours après, Powhatan s’étant déguisé lui-même de la façon la plus effrayante qu’il put, fit emmener le capitaine Smith loin dans une grande maison dans les bois, et laisser seul là sur une natte près du feu. Peu après, de derrière une cloison qui divisait la maison, fut fait le bruit le plus lugubre qu’il n’avait jamais entendu. Alors, Powhatan, plus démon que homme, avec près de deux cents hommes encore plus noirs que lui, vint jusqu’à lui et lui dit que désormais ils étaient amis, et qu’il devait sur le champ aller à Jamestown pour lui envoyer deux grands fusils et une pierre à aiguiser, pour lesquels il lui donnerait le pays de Capahowosick, et qu’à jamais il l’estimerait comme son fils Nantaquoud. »[3]

On peut imaginer la scène grâce à la miniature qui illustre la carte dressée par John Smith. Quant à l’interprétation des événements, elle prête à discussion. John Smith laisse accroire à un mouvement spontané de la part de Pocahontas ; a posteriori, on a pu penser qu’il s’agissait là en fait d’un rituel d’adoption. La stratégie de Wahunsenacawh (Powhatan) semble assez claire : il entend profiter des savoir-faire des Anglais en matière de métallurgie et d’armement pour renforcer les Powhatan dans la lutte qui les oppose aux tribus voisines. C’est ce qui explique qu’il les incite à se rapprocher, afin de mieux les surveiller. Les Anglais ne sont pas perçus immédiatement comme une menace. Le premier récit de cette scène par John Smith est beaucoup moins dramatique (Smith, 1608). Seule la discussion avec le chef des Powhatans est retranscrite, notamment la description faite par chacun de son pays ; et nulle mention, là, de Pocahontas. Il raconte également une visite qu’il lui rend quelques jours après au cours de laquelle John Smith s’engage à l’aider à chasser ses ennemis, les Manacam et les Pocoughtaonack.

Grande maison

Figure 6. La grande maison où se tint le conseil (John Smith, 1916)

Mais en 1609, John Smith fut blessé et dut s’en retourner à Londres. Les relations entre Anglais et Powhatan se dégradèrent en une guerre qui traîna plusieurs années. En 1614, Pocahontas fut capturée par les Anglais, qui cherchèrent à l’utiliser dans les négociations pour l’échanger contre des hommes retenus par les Powhatan ainsi que des armes et des outils.

L'enlèvement de Pocahontas

Figure 7. L’enlèvement de Pocahontas et, en arrière-plan, l’attaque d’un village indien quelques mois plus tard (Jean-Théodore de Bry, 1618, d’après une gravure de Georg Keller, lui-même inspiré par le récit de Ralph Hamor)

Mais si les prisonniers anglais furent bien relâchés, une partie des armes et des outils ne fut pas restituée. Le père de Pocahontas semblait préférer ceux-ci à sa fille, et c’est la raison avancée par Pocahontas elle-même, selon Ralph Hamor, pour justifier son installation parmi les Anglais.

 « La fille du roi alla à terre, mais ne voulut à aucun d’entre eux, effrayés par eux de la meilleure façon, et par eux seulement, car si son père l’avait aimée, il ne l’aurait pas évaluée moins que des vieilles épées, des pièces, ou des haches. C’est pourquoi elle s’installerait chez les Anglais, qui l’aimaient. »[4]

Pocahontas resta donc chez les Anglais et se maria en avril 1614 avec John Rolfe, colon anglais dont la femme venait de mourir lors de la traversée.

 « Le bruit de ce prétendu mariage vint rapidement à la connaissance de Powhatan, une chose acceptable pour lui, comme il apparut de son soudain consentement, lui qui quelques dix jours après envoya un vieil oncle à lui, appelé Opachisco, pour lui donner un représentant dans l’église, et deux de ses fils pour voir le mariage proclamé, ce qui fut fait vers le 5 avril. Et depuis nous avons toujours pu commercer et échanger en paix, non seulement avec Powhatan lui-même, mais aussi avec ses sujets autour de lui. Aussi, jusqu’à présent, je ne vois pas de raison pour laquelle la colonie ne devrait pas faire prospérer une paix. »[5]

Elle reçut alors une éducation religieuse, puis après un progrès notable, « renonça publiquement à l’idolâtrie de son pays, confessa publiquement sa foi chrétienne, et, comme elle le désirait, fut baptisée »[6]. Elle prit le nom de Rebecca. En 1616, la famille Rolfe traversa l’océan Atlantique. Mais son acculturation rendait son identité ambivalente et on continuait à la présenter sous ses deux noms. La gravure réalisée à ce moment-là est révélatrice de cette ambiguïté entretenue : « Matoaka, alias Rebecca, fille du puissant prince Powhatan, empereur de Virgnie ». L’intérêt pour la Virginia Compagny était bien là, dans la possibilité de montrer, sinon d’exhiber, un exemple de conversion, montrant que la colonisation était possible. Le propos de Ralph Hamor dans les toutes premières pages de son récit est clair, l’œuvre des colons a pour fin « la gloire de Dieu dans la conversion de ces infidèles, et l’honneur de notre Roi et de notre pays »[7].

Pocahontas

Figure 8. Pocahontas (portrait gravé par Simon van de Passe, 1616, The British Museum)

John Chamberlain dans une lettre à son ami Dudley Carleton, en date du 18 janvier 1617, signale sa présence quelques jours auparavant à une représentation théâtrale, en compagnie du roi Jacques Ier :

« La femme de Virginie Poca-huntas, avec le conseiller de son père, a été avec le Roi et a été gracieusement traitée, elle et son compagnon étant bien placés au masque. Elle est sur le retour […]. »[8]

C’est quelques semaines après que doit être replacée l’entrevue avec John Smith évoquée ci-avant ; mais de retour il n’y eut jamais. En mars 1617, déjà à bord du navire qui devait la ramener en Amérique, Pocahontas tomba malade et fut enterrée à Gravesend, dans le Kent.

Statue de Pocahontas

Figure 9. Statue de Pocahontas dans le cimetière de l’église Saint-George, Gravesend (Wikipédia)

Pour conclure, j’en reviendrai au livre de Timothy Brook. Lui aussi finit par évoquer le rôle clé qu’ont pu jouer les femmes dans les échanges, et de rappeler les propos de Champlain rapportés par le jésuite Paul Le Jeune :

« La conclusion fut que le sieur de Champlain leur dit [aux Hurons], quand cette grande maison sera faite, alors nos garçons se marieront à vos filles, & nous ne serons plus qu’un peuple. Ils se mirent à rire ; répartissant : Tu nous dis toujours quelque chose de gaillard pour nous réjouir, si cela arrivait nous serions bienheureux. Ceux qui croient que les sauvages ont un esprit de plomb & de terre, connaîtraient par ce discours qu’ils ne sont pas si massifs qu’on les pourrait dépeindre. »[9]

Ces unions garantissaient un accès préférentiel aux marchandises et ce sont ces Amérindiennes que Sylvia Van Kirk a qualifiées de women in between, de « femmes de l’entre-deux ».

Carte de Virginie

Figure 10. Carte de Virginie (John Smith, 1616)

Bibliographie

Ralph Hamor, 1615, A True Discourse of the Present Estate of Virginia, Londres, John Beale.

Paul Le Jeune, 1634, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1633, Paris, Sébastien Cramoisy.

Karen Robertson, 1996, « Pocahontas at the Masque », Signs, Vol. 21, No. 3, pp. 551-583.

John Smith, 1608, A True Relation of Such Occurrences and Accidents of Note as Hath Hapned in Virginia Since the First Planting of that Colony, which is now resident in the South part thereof, till the last returne from thence, Londres, John Tappe.

John Smith, 1624, The Generall Historie of Virginia, New England, and the Summer Isles with the name of the Aventurers, Planters, and Governours, from their first beginning An: 1584 to this present 1626, Londres, Michael Sparkes.

Sylvia Van Kirk, « “Women in Between”: Indian Women in Fur Trade Society in Western Canada », Historical Papers / Communications historiques, vol. 12, n° 1, 1977, p. 30-46.


Notes

[1] John Smith, 1624, The Generall Historie of Virginia, New England, and the Summer Isles with the name of the Aventurers, Planters, and Governours, from their first beginning An: 1584 to this present 1626, Londres, Michael Sparkes, n.p.
[2] John Smith, 1624, op. cit., p. 122.
[3] John Smith, 1624, op. cit., pp. 48-49.
[4] Ralph Hamor, 1615, A True Discourse of the Present Estate of Virginia, Londres, John Beale, pp. 53-54.
[5] Ralph Hamor, 1615, op. cit., p. 11.
[6] Ralph Hamor, 1615, op. cit., p. 54.
[7] Ralph Hamor, 1615, op. cit., p. 2.
[8] 1939, The Letters of John Chamberlain, The American Philosophical Society, éditées par Norman Egber, Vol. II, p. 50.
[9] Paul Le Jeune, 1634, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France en l’année 1633, Paris, Sébastien Cramoisy, p. 235.