Les villes à la conquête du monde

Depuis que les villes existent, elles sont les nœuds essentiels de la puissance. Capitales impériales, cités-États, carrefour marchands ou centres de savoir et de création artistique, souvent plusieurs choses à la fois, les villes concentrent les pouvoirs et les richesses, tracent les routes de l’échange, scandent les rythmes de la production et de l’échange, lancent les offensives et signent les traités. On avait fini par l’oublier, tant la géopolitique et l’économie internationale nous avaient habitués à nous représenter les affaires planétaires comme des relations entre ces blocs bariolés que sont, dans nos vieux atlas, les États-nation. Dans le monde global qui s’édifie sous nos yeux, pourtant, de nouvelles géographies se dessinent, tissées par des réseaux de financiers, de managers, de fonctionnaires, de militants ou d’immigrés qui transcendent les espaces nationaux. Pratiquement à chaque nœud de ces filets planétaires, on trouve une métropole : Londres, New York, Tôkyô, mais aussi Mumbaï, Shanghaï, Buenos Aires… La mondialisation prend appui sur un vaste archipel de villes [1].

Ce grand retour des villes invite à revenir sur leurs pas, se remémorer leur histoire, afin de mettre en perspective leur rôle contemporain. Il convient de revenir en premier lieu à l’Europe médiévale et à la relation particulière qui s’y noue entre les cités marchandes et les pouvoirs politiques. Car les premières à étendre leurs ramifications commerciales à l’échelle planétaire ont été des villes européennes et non indiennes ou chinoises.

La plupart des villes européennes que nous connaissons aujourd’hui sont nées entre l’an 1000 et 1250. Pendant cette période, l’Europe se déforeste, une myriade de petites villes fortifiées apparaît, centres de commerce et d’artisanat. Les échanges se développent entre les villes industrieuses du Nord et les villes marchandes du Sud, « deux pôles géographiquement et électriquement différents qui s’attirent » [2]. Une vaste région d’ateliers textiles qui s’étend d’Amsterdam aux rives de la Seine propose ses draps contre le blé, mais aussi les épices et les soieries précieuses ramenées par les négociants italiens d’Amalfi, de Gênes ou de Venise. Au début du 13e siècle, les transactions s’effectuent sur les foires de Champagne qui se tiennent tout au long de l’année, tantôt à Troyes, Provins, Bar-sur-Aube ou Lagny. Bientôt cependant, en voulant contrôler ces foires, les rois de France repoussent les routes commerciales vers l’Est, jetant les bases d’un arc européen constitué d’une nuée de cités marchandes entre lesquelles circulent incessamment des marchandises, des pièces de monnaie, des lettres de change.  Cet ensemble urbain part de Londres, englobe Bruges et Anvers, s’épaissit au niveau des villes germaniques de la Hanse et file jusqu’aux cités-État italiennes, Milan, Gênes ou Venise. Ses ramifications s’étendent le long des routes commerciales que les cités italiennes ont ouvertes à travers la Méditerranée.

L’expérience européenne n’est cependant pas un cas isolé. Au début du deuxième millénaire, l’Inde comporte un nombre comparable (environ 6) de villes de plus de 100 000 habitants, les grandes villes d’alors. Quant à la Chine, elle possède des métropoles de plus de 400 000 habitants et est nettement plus urbanisée que l’Europe, puisque selon les estimations de Paul Bairoch, entre 10 et 13 % de la population vivent alors dans des villes de plus de 5 000 habitants, contre 6 à 7 % en Europe [3]. Si l’essor des villes traduit toujours un progrès des techniques agricoles (les paysans peuvent nourrir une population urbaine en plus d’eux-mêmes), les Occidentaux devront attendre le 17e ou le 18e siècle pour posséder les savoirs-faire que la Chine détenait au 11e : rotation des terres, sélection des semences, irrigation… Quant au commerce, les échanges et la monétarisation sont incomparablement plus avancés en Chine qu’en Europe. Jusqu’au 18e siècle, la Chine demeure LA grande puissance du monde. Ses diasporas marchandes s’activent de la mer de Chine à l’océan Indien et contrôlent une intense circulation de marchandises. Mais, plutôt que depuis des villes, elles opèrent depuis des comptoirs commerciaux : Malacca, Patani, Hoi Anh, Banten, puis plus tard, Nagasaki, Macao et Manille [4].

De fait, dès ces prémices, les villes européennes possèdent une particularité : leur autonomie politique. « L’air de la ville rend libre », proclame un proverbe médiéval allemand. Les cités-États du Vieux Continent protègent la propriété privée de la mainmise des pouvoirs féodaux, elles permettent à leurs sujets d’échapper à des impôts trop élevés et il suffit même parfois pour un serf de franchir leurs murs pour se trouver affranchi. Plus encore, ces villes sont gouvernées par les bourgeois, soit par les marchands eux-mêmes. Ce qui explique qu’elles accompagneront bientôt leurs expéditions commerciales aux quatre coins du monde [5]. Cette caractéristique est sans équivalent. Les cités marchandes chinoises verront leur essor longtemps entravé par les autorités de la capitale de l’empire du Milieu. Il en sera de même avec leurs sœurs indiennes, brimées par Agra, siège de l’Empire moghol.

Les villes européennes bénéficient quant à elles de la fragmentation politique du continent. Et elles ne se privent pas d’exploiter cet avantage pour échapper au pouvoir des empires et des royaumes [6]. L’épisode des foires de Champagne est symptomatique : menacées d’une captation par les monarques français, les routes commerciales contournent l’obstacle, et ce sans tomber dans l’escarcelle d’un autre pouvoir. Les villes européennes n’ont de cesse de préserver leur autonomie, se gagnant le soutien des rois contre les seigneurs féodaux, jouant les princes contre les monarques. Elles jouent à plein le polycentrisme politique qui prévaut sur le continent.

Selon Christian Grataloup, cet avantage explique en bonne part pourquoi ce seront des caravelles européennes qui se lanceront à la conquête des océans, alors même que les jonques chinoises emmenées par le navigateur Zheng He semblaient avoir un tour d’avance [7]. Puissance menacée par des invasions continentales, l’Empire du Milieu renonce à sa capitale maritime, Nankin, pour installer son siège à Pékin, et met fin à son aventure océanique. Si les monarques de Lisbonne refusent d’accompagner Christophe Colomb dans son entreprise atlantique, ce dernier peut se tourner vers ceux de Madrid pour financer son expédition et découvrir les Amériques.

Les villes européennes se mondialisent

Les villes européennes se livrent une intense concurrence pour le contrôle des mers. Suprématie maritime rime souvent avec hégémonie économique, même si la maîtrise des techniques de l’argent et la puissance industrielle sont toujours des arguments de poids. Venise, Lisbonne, Amsterdam et Londres seront aux commandes de l’économie européenne en bonne partie grâce au rayonnement de leurs flottes. Alors que les villes se passent le relais de la puissance économique, les limites du monde européen reculent pour englober des fractions croissantes de la planète.

Édifiée sur 60 îlots, dépourvue d’arrière-pays, Venise a fait de sa pauvreté une chance en se projetant entièrement vers la mer. La cité-État met à profit les conquêtes des croisés (Chypre) ainsi que les comptoirs qu’ils ont ouverts en Terre sainte pour ramener les épices et les soieries convoitées dans toute l’Europe. Les marchands vénitiens transitent également sur la route de la Soie, ce long couloir qui va de la mer Noire à la Chine et que l’avancée mongole a pacifié au cours du 13e siècle. Ces connexions esquissent ce que Fernand Braudel appelle « l’économie-monde méditerranéenne » : « un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à soi-même ». Cet espace est délimité par le polygone Bruges, Londres, Lisbonne, Fez, Damas, Azof, Venise et comprend 300 places marchandes à la fin du 14e siècle.

Lorsque les Turcs prennent Constantinople, en 1453, ils contrôlent déjà les routes caravanières qui acheminent les épices vers la Méditerranée et contestent la supériorité maritime des Vénitiens. Le déclin de la cité-État est annoncé. Mais Lisbonne est déjà là qui se prépare à prendre le relais. Les caravelles portugaises s’élancent bientôt dans l’Atlantique, explorent les côtes africaines. Le Cap-vert est atteint en 1444, le cap de Bonne-espérance franchi en 1488. En 1499, Vasco de Gama rejoint pour la première fois les Indes en contournant l’Afrique et ouvre dans la foulée le premier comptoir portugais sur la péninsule. Lisbonne contrôle la nouvelle route des épices. En 1500, Pedro Alvares Cabral atteint le Brésil. Tout est désormais en place pour le commerce triangulaire : avant la fin du 16e siècle, des navires partent de Lisbonne vers les côtes africaines, y chargent des esclaves qui sont acheminés vers les plantations du Nordeste brésilien, et reviennent gorgés de sucre ou de café. Alors que le Portugal passe sous l’autorité de la couronne d’Espagne, le monde vit sa première mondialisation, sillonné en tout sens par les caravelles et les galions ibériques [8]. L’Europe, l’Amérique, l’Asie et l’Afrique, les « quatre parties du monde » approvisionnent l’assiette des élites du Vieux Continent.

Au début du 17e, tissant lentement sa toile, une autre puissance maritime s’impose, infiltrant puis reprenant, par la ruse ou par la force, les négoces portugais : la cité-État d’Amsterdam. Dans les années 1590, des espions néerlandais s’embarquent sur des navires portugais. Une décennie ne s’est pas encore écoulée que des dizaines de vaisseaux quittent les côtes des Provinces Unies hollandaises en direction des Indes. Reprenant la main en Méditerranée, multipliant les comptoirs commerciaux autour de l’océan Indien, tentant sa chance sur les rives américaines, Amsterdam la magnifique règne sur les mers, le commerce et la finance. Bientôt les navires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, l’entreprise capitaliste la plus puissante de son époque, contrôle le commerce des épices. Prenant sa part au commerce triangulaire, colonisant des territoires épars pour organiser ses réseaux marchands, Amsterdam n’a cependant fait qu’approfondir la mondialisation portugaise.

Alors que la révolution industrielle est amorcée, une autre mondialisation s’ébauche autour du Londres du 18e siècle. À la domination des mers, aux ressources que confère le contrôle des routes commerciales, la capitale britannique ajoute la force de frappe d’un marché national entièrement organisé autour d’elle. Celui-ci offre des débouchés à une industrie en plein essor, aiguillonne le progrès des techniques, entraîne les coûts à la baisse. La révolution industrielle bouleverse les transports terrestres et maritimes, raccourcit les distances. Elle décuple aussi les capacités militaires. La colonisation change de forme, ou plutôt de profondeur. Des comptoirs côtiers, on passe à l’exploration des terres et des fleuves, puis aux conquêtes territoriales. Pendant la seconde moitié du 19e siècle, les Britanniques annexent de larges fractions de l’Afrique, renforcent leur domination de l’Inde, étendent leur contrôle à la Malaisie et à la Birmanie, imposent à la Chine d’ouvrir son marché. Les produits manufacturés et les capitaux britanniques se déversent dans le monde entier. Dominant le système de change de l’étalon-or, la banque d’Angleterre gouverne les taux d’intérêt de la planète.

Londres n’est pas la seule capitale impériale. Paris lui dispute la prééminence en Afrique et en Asie. Berlin veut sa part du gâteau. Avec la colonisation du monde, la « course au drapeau » lance l’Europe à la conquête de nouveaux territoires et aiguise les tensions. Le Vieux Continent entraîne la planète dans deux guerres mondiales. Pendant ce temps, une nouvelle puissance ronge son frein : les États-Unis. Allié décisif et bailleurs de fonds des Européens, le pays possède en fait une supériorité industrielle depuis la fin du 19e siècle. La domination américaine éclate au grand jour après 1945. Lors des accords de Bretton-Woods, les Britanniques ne peuvent empêcher l’érection du dollar en monnaie internationale. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale sont installés à Washington. New York devient la première place financière au monde. Les villes européennes semblent définitivement avoir passé la main.

Vers des villes en réseau

Les désordres monétaires des années 1970 remettent les choses à plat. L’abandon de la convertibilité-or du dollar sanctionne les premiers déficits commerciaux américains depuis l’après-guerre. Les États-Unis se réveillent avec de nouveaux concurrents : l’Europe a comblé son retard et, surtout, l’Asie se profile comme un nouveau foyer du capitalisme. Dans les années 1980, l’économiste japonais Kenichi Ohmae parle de la « triade » qui gouverne l’économie mondiale : les trois quarts du commerce international et des transferts de capitaux se font entre la mégalopole américaine (de Boston à Baltimore), le réseau des villes européennes et la mégalopole japonaise (Tôkyô-Ôsaka).

Au début des années 1990, la sociologue américaine Saskia Sassen prend acte de la naissance de villes d’un nouveau genre [9]. Alors que le nouvel âge de la mondialisation se caractérise par la dispersion planétaire des activités de production, les fonctions de pilotage de l’économie globale demeurent localisées dans de grands centres urbains, observe-t-elle. La sociologue identifie trois « villes globales », New York, Londres et Tôkyô, où se concentrent les services spécialisés aux entreprises, qu’elle considère comme les véritables agents de la décision économique. Les trois métropoles sont notamment des centres financiers qui fonctionnent en réseau. Alors que la place japonaise se charge de recycler les excédents commerciaux du pays en épargne, la City londonienne propose des produits financiers attractifs et les liquidités viennent s’investir à Wall Street. Le temps des capitales impériales semble révolu. Le monde n’a plus un seul centre mais plusieurs. Amsterdam et Londres qui, chacune à son tour, avait organisé autour d’elle les flux de marchandises et de capitaux, ont cédé la place à une pluralité de pôles de poids équivalents, liés autant par des relations de coopération que de concurrence. Tant les affaires économiques, que les relations politiques planétaires se décident désormais dans les échanges permanents qui se nouent au sein des réseaux de villes.

Celles-ci sont plus que jamais aux commandes de la mondialisation. Elles tendent à se détacher des nations, jouant leur propre partition, mettant à profit leurs connexions globales avec d’autres métropoles de la planète. Sassen définit Londres comme une « ville en apesanteur », à tel point qu’elle semble désolidarisée du reste de l’économie britannique. On peut en dire autant de New York ou de Buenos Aires et, bien sûr, de Hongkong, que la République populaire de Chine veille à laisser libre de ses mouvements, malgré le retour de la ville dans son giron. On voit même des cités-États jouer à nouveau les premiers rôles dans la mondialisation, s’imposer comme des carrefours économiques et financiers planétaires, comme Singapour ou, à un niveau plus régional, Dubaï. Parallèle à l’affirmation des puissances émergentes dans le jeu politique mondial, des villes globales poussent sur tous les continents, bouleversant parfois les hiérarchies établies, jouant des coudes dans l’arène économique mondiale.


[1] Olivier Dollfus a forgé le terme d’ « archipel mégapolitain mondial », cf. O. Dollfus, La Mondialisation, Presses de Sciences Po, 2007 [1997].

[2] cf. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie, capitalisme, tome 3, Flammarion, 2000 (1979)

[3] P. Bairoch, De Jericho à Mexico, Gallimard, 1996, 2e édition [1985]

[4] F. Gipouloux, La Méditerranée asiatique, CNRS éditions, 2009.

[5] E. Mielants, The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Temple University Press, 2008.

[6] J. Lévy, L’Europe, une géographie, Hachette, 1997.

[7] C. Grataloup, Géohistoire de la mondialisation, Armand Colin, 2007.

[8] S. Gruzinski, Les Quatre Parties du monde, La Martinière, 2004.

[9] S. Sassen, La Ville globale, Descartes et Cie, 1998 (1991 pour la première édition anglaise).

Cités médiévales et capitalisme : que nous enseigne l’histoire comparée ?

La découverte de l’Amérique par les marins de Christophe Colomb, en 1492, peut être considérée comme le point de départ de l’expansion planétaire du capitalisme. C’est en effet entre cette date et le 20e siècle que les entreprises commerciales et coloniales européennes ont progressivement intégré la quasi-intégralité des régions du globe à un système-monde régi par le capitalisme. L’histoire de ce dernier est cependant plus ancienne encore. Il trouve son origine dans le Moyen Âge européen, et plus précisément dans les bourgs, les villes et les cités-États du Vieux Continent. En accordant, comme ce ne fut le cas nulle part ailleurs, un régime privilégié de citoyenneté à ses bourgeois, les bourgs européens sont la véritable matrice du capitalisme.

Dès le 11e siècle, partout en Europe, les villes acquirent un degré inédit d’autonomie politique et même dans certains cas d’indépendance. Le constitutionalisme des cités-États médiévales soumettait les pouvoirs princiers à la loi et permettait aux simples sujets de mettre fin à leur allégeance à l’égard des nobles si ceux-ci leur imposaient des impôts trop élevés. Les murs des villes européennes protégeaient la propriété privée. Ils suffisaient à un serf de passer les portes de la cité pour se trouver affranchi – l’air de la ville rend libre, disait un proverbe médiéval allemand.

Ces bourgs étaient gouvernés par une petite minorité, composée généralement de marchands qui s’attachaient à promouvoir le commerce. Cette bourgeoisie favorisa l’émergence d’une division du travail au sein d’un vaste espace géographique qui englobait les zones urbaines de l’Europe de l’Ouest, les campagnes de l’Europe de l’Est et s’étendait jusqu’aux bords de la mer Noire.

Des marchands européens très protégés

Cet espace était – déjà – organisé selon un rapport centre-périphérie : les cités-États d’Europe de l’Ouest exportaient des produits manufacturés vers leurs régions périphériques en échange de matières premières. En raison des importations de tissus en provenance des Pays-Bas et d’autres régions d’Europe de l’Ouest, la Hongrie entretint longtemps un déficit commercial et l’industrie textile polonaise ne parvint pas à prospérer. Les cités-États italiennes intégraient à cette division du travail leurs colonies de la Méditerranée orientale, telles que Crète ou Chypre. Les autorités vénitiennes y interdisaient le développement d’activités qui auraient pu concurrencer leurs propres industries. Ces mêmes industries qu’elles s’attachaient à promouvoir en favorisant l’immigration de travailleurs qualifiés, à commencer par les artisans du textile. Les autorités vénitiennes interdisaient même aux capitaines de vaisseaux d’embarquer des artisans qualifiés qui auraient souhaité émigrer hors de Venise – ceux qui défiaient cette prohibition encouraient de sévères sanctions.

C’est en comparant le cas européen avec les autres régions du monde que la singularité européenne devient le plus apparente. Il y a mille ans, la Chine était ainsi la plus développée de toutes les régions du monde, tant sur le plan socioéconomique, politique que militaire. Autour de l’an 1100 de notre ère, ses villes les plus peuplées abritaient jusqu’à un million d’habitants. Ses institutions et ses techniques marchandes étaient, déjà à cette époque, si avancées que l’empire du Milieu utilisait couramment le papier-monnaie, les contrats écrits, le crédit commercial, les chèques ou les reconnaissances de dettes, et qu’il possédait des réseaux commerciaux considérables. Pourtant le capitalisme ne s’est pas développé en Chine. Ses gouvernants menaient, certes, une politique de promotion du commerce, mais ils ne voulurent jamais favoriser la concentration de la richesse entre les mains des marchands. L’empire reposant essentiellement sur la taxation de la terre et devant ménager des paysans prompts à la révolte, ils veillèrent toujours à les protéger de tout pouvoir de monopole des négociants.

Les positions stratégiques des petits États européens

Dans le sous-continent sud-asiatique (soit l’Inde actuelle), le panorama n’était pas le même qu’en Chine, mais il n’a pas non plus favorisé l’émergence du capitalisme. Pendant des siècles, l’aristocratie percevait l’impôt, ce qu’elle mit à profit pour extraire autant de revenu qu’il était possible de l’agriculture et pour ponctionner la richesse des marchands. Ceux-ci n’avaient qu’un accès limité auprès des autorités de l’État et ils tentèrent rarement de conquérir le pouvoir politique. Dans la mesure où seuls 5  % des revenus de l’Empire moghol provenaient des droits de douanes, un marchand sud-asiatique qui sollicitait la protection de son État contre l’agression européenne avait bien moins de chances d’obtenir satisfaction que ses concurrents du Vieux Continent.

Le refus, et parfois l’incapacité, de certaines puissances maritimes non occidentales, de l’Égypte mamelouke à la Chine des Ming à soutenir leurs diasporas marchandes permit en définitive à des puissances bien plus modestes – les villes et les petits États européens – d’occuper des positions stratégiques, d’un point de vue militaire autant que commercial, dans tout le pourtour de l’océan Indien. Grâce à la suprématie militaire que les nations européennes acquirent sur les mers, des compagnies marchandes comme la Compagnie orientale des Indes néerlandaise purent tisser un vaste réseau de forteresses et de comptoirs commerciaux. Ces compagnies en profitèrent pour constituer de véritables monopoles commerciaux et dégager des bénéfices colossaux qui contribuèrent notablement à l’émergence du capitalisme en Europe.

Le premier salariat urbain

Le salariat était une condition courante dans les villes médiévales européennes. Dès le 14e siècle, en Hollande, dans les Flandres, en Italie et dans certaines parties de l’Angleterre, le pouvoir que les marchands entrepreneurs pouvaient exercer sur leurs employés était considérable. Ils achetaient les matières premières, contrôlaient et supervisaient la production, imposaient les tarifs à la pièce qui leur convenaient et vendaient eux-mêmes le produit fini sur le marché. Dans de nombreuses villes, de 40 à 50 % de la population était impliquée dans l’industrie textile et la majorité des tisserands et des teinturiers travaillaient directement ou indirectement comme sous-traitants pour les marchands. Les travailleurs urbains devaient travailler de longues heures, y compris nocturnes, pour un salaire de subsistance : la moitié passait dans l’achat de pain. À Gand au 14e siècle, les peigneurs étaient généralement payés à la pièce, de même que les cardeurs de Gênes ou les tisserands de Londres. À Florence, des contrats de travail prévoyant un salaire fixe existaient, et nombreux étaient ceux qui y aspiraient, « libres » de vendre leur force de travail, comme l’écrirait Karl Marx à propos des travailleurs britanniques du 17e siècle. Les marchands pouvaient compter sur les autorités pour maintenir les salaires au plus bas. Les premières insurrections ouvrières eurent lieu dans ces villes médiévales.

Si les marchands des villes européennes étaient bien moins prospères que leurs confrères chinois, tant au Moyen Âge qu’à la Renaissance, ils étaient bien mieux introduits dans les arcanes du pouvoir politique. La bourgeoisie urbaine européenne était de fait le bénéficiaire principal des cités-États, ainsi que des premiers États modernes, comme les Pays-Bas. Ces États lui apportèrent toujours le soutien militaire et financier qui lui permit de poursuivre son expansion commerciale aux quatre coins de la planète.

N.B. : Cet article a été publié pour la première fois dans « La grande histoire du capitalisme », Sciences Humaines, Hors-série spécial n° 11, mai-juin 2010, sous le titre « Les villes médiévales, terreau de la bourgeoisie ». www.scienceshumaines.com

Les États-Unis ou le nouvel Empire romain

Entre Rome et les États-Unis, aucun observateur de l’actuelle situation politique mondiale ne peut manquer d’établir une certaine analogie. Nul autre pays que les États-Unis n’a été aussi dominant dans l’histoire que Rome il y a deux millénaires. Faut-il pour autant pousser la comparaison et considérer que les États-Unis sont devenus le nouvel Empire romain ? Non, rétorqueront immédiatement la plupart des historiens, l’histoire ne se répète pas. C’est peut-être vrai. Mais affirmer qu’il n’y a jamais de ressemblance entre des événements historiques serait défier le bon sens. La question importante est donc de savoir si, au-delà de telle ou telle ressemblance fortuite, il est utile d’effectuer une comparaison un tant soit peu systématique entre deux entités historiques et, en l’occurrence, entre les États-Unis et l’Empire romain. Autrement dit, y a-t-il un intérêt à se demander si les États-Unis se trouvent structurellement dans une situation comparable à celle de Rome dans l’Antiquité ?

La question n’apparaît nullement extravagante quand on sait que les États-Uniens se sont eux-mêmes très souvent comparés aux Romains. Cela a commencé avant l’Indépendance (1776), quand l’élite coloniale éprise de culture classique prétendait incarner l’idéal de la République romaine. Son conflit avec la monarchie britannique était alors vu à travers le prisme des événements qui avaient marqué la fin de la monarchie romaine. L’identification avec la République romaine fut d’ailleurs si forte que Washington, la capitale que se choisirent les pères fondateurs de la République américaine, est truffée de références à Rome, à commencer par le siège du pouvoir législatif, le Capitole. Avec l’expansion vers l’Ouest, la comparaison continua à fleurir.

Bien sûr, les différences avec Rome sautaient aux yeux. Les États-Unis n’établissaient pas, au sens propre, des colonies. Il n’y avait pas de consuls américains régnant directement sur des contrées lointaines. Mais la fondation des États-Unis et l’expansion vers l’Ouest n’étaient pas sans faire penser à la façon dont Rome avait imposé sa domination sur la Méditerranée. Là où Jules César conquit la Gaule, allant jusqu’à massacrer un million de ses habitants, les États-Uniens exterminèrent les Cherokees, les Iroquois, les Sioux et autres peuples indigènes.

Les nouveaux barbares

Rome n’avait pas été qu’une République, puis un empire. Rome avait également sombré. Aussi, dès le début du 20e siècle, avec l’émergence des États-Unis comme une grande puissance mondiale, des craintes commencèrent-elles à poindre : le pays n’était-il pas destiné à répéter l’histoire romaine et à être entraîné vers un lent mais sûr déclin ? C’est ainsi que le spectre d’une civilisation en ruines fit son apparition. Comme le déclin de l’Empire romain était souvent attribué à la déliquescence de l’idéal de vertu qui avait animé ses premiers citoyens, de nombreux Cassandre annoncèrent que les États-Unis allaient suivre le même destin que Rome en raison du déclin moral du pays. Cela dit, les comparaisons avec l’Empire romain n’ont pas toujours été pessimistes : comme Rome avait imposé sa Pax romana, les États-Unis n’allaient-ils pas établir une Pax americana, bénéfique pour les échanges économiques et pour la sécurité dans le monde ? D’ailleurs, depuis les attaques terroristes du 11 septembre 2001, l’impérialisme américain est vu de façon croissante par beaucoup d’habitants de ce pays comme quelque chose de souhaitable. C’est, à leurs yeux, la seule façon de se défendre contre les attaques des nouveaux barbares.

Comme Rome après la destruction de Carthage (146 avant l’ère commune), les États-Unis et les démocraties occidentales auraient perdu leur dernier grand adversaire avec l’effondrement de l’Union soviétique. Jean-Christophe Rufin [1991] tirait profit de cette analogie pour dessiner les relations qui étaient en train de se mettre en place entre le monde occidental et les pays dits du Sud. Il ne prétendait pas que des hordes de barbares allaient déferler, épée à la main, sur les capitales européennes ou au cœur de Wall Street (bien que, comme on l’a vu le 11 septembre 2001, l’affirmation n’aurait pas été complètement saugrenue). Plus subtil, il montrait, à l’encontre de l’idée – courante à l’époque – selon laquelle le monde était en voie d’unification, que les pays occidentaux construisaient des « barrières » (murs, barbelés, ou obstacles administratifs) ou soutenaient des « États-tampons » pour se protéger des « invasions » du Sud. En somme, Rufin voyait les limes romaines se remettre en place. Près de vingt ans après sa publication, ce livre aurait certainement besoin d’être revu. Mais il n’est pas sûr qu’il ait perdu toute pertinence.

Les cycles de l’histoire

Les comparaisons entre l’histoire des États-Unis et celle de la Rome antique n’ont pas toujours relevé de la simple analogie. Elles ont parfois servi à mettre à jour des prétendues lois du développement historique des civilisations.

Croire que l’histoire se répète, c’est croire que l’histoire obéit à des lois. Pour certains historiens, les « civilisations » – considérées comme des entités culturelles transnationales relativement indépendantes les unes des autres – connaîtraient ainsi une évolution similaire, allant de la naissance au déclin. C’est, par exemple, une conception que l’on trouve chez l’historien britannique Arnold Toynbee (1899-1975), notamment dans sa monumental Study of History [TOYNBEE, 1934-1961]. Dans cette vision « cyclique » de l’histoire, les États-Unis, au cœur de la « civilisation » occidentale moderne, jouent un rôle similaire à celui de Rome dans la « civilisation » gréco-latine.

Chez certains auteurs, les lois de l’histoire sont encore plus précises : non seulement les États-Unis auraient une position équivalente à celle de Rome, mais il y aurait également une répétition d’événements analogues suivant des cycles historiques bien définis. C’est ce que prétendait l’écrivain et spécialiste des mythes Jean-Charles Pichon (1920-2006) dans plusieurs ouvrages dont L’Homme et les Dieux [PICHON, 1963]. Chaque événement important de l’histoire romaine aurait ainsi son équivalent dans l’histoire états-unienne à 2160 ans de distance. Pour être sensible à de telles comparaisons, il faut toutefois être prêt à accepter une vision quelque peu ésotérique du monde…

Ces grandes fresques historiques n’ont jamais convaincu la communauté des historiens. Ce qui n’a jamais empêché celle-ci de continuer à faire des comparaisons, mais uniquement dans un but illustratif. Ainsi, de nos jours, les comparaisons servent principalement à alimenter les débats sur le possible déclin de l’Empire américain [FERGUSON, 2005 ; MURPHY, 2008]. Rome, nous dit-on, a sombré, entre autres raisons, parce qu’elle n’avait plus les moyens d’imposer son hégémonie. Or, pour certains historiens, les États-Unis se retrouveraient justement dans la même situation. Leurs ressources militaires seraient trop modestes pour toutes les tâches qu’ils ont à accomplir afin de perpétuer leur domination, mais en même temps trop lourdes à maintenir sur une longue période. Leur faut-il recourir davantage à des mercenaires, comme ils ont commencé à le faire de façon importante en Irak, de la même manière que Rome incorporait des Goths, des Huns et autres Barbares à ses bataillons ? Mais cela coûte cher et la dette du pays est déjà colossale. Cette pratique n’a de toute façon pas sauvé la Ville éternelle ; au contraire, soulignent certains historiens. Faut-il en conclure que le déclin de l’Empire américain a déjà commencé ? Pas sûr. Si la comparaison a ses vertus, elle n’a pas la force de la prophétie. Mais elle seule peut nous inciter à regarder l’histoire avec un peu de recul.

RUFIN Jean-Christophe [1991], L’Empire et les Nouveaux Barbares, JC Lattès.

TOYNBEE Arnold [1934-1961], A Study of History, 12 vol., Oxford University Press.

PICHON Jean-Charles [1963], L’Homme et les Dieux. Une histoire thématique de l’humanité, Robert Laffont.

FERGUSON Niall [2005], Colossus: The rise and fall of The American Empire, Allen Lane.

MURPHY Cullen [2008], Are we Rome? The fall of an Empire and the fate of America, Houghton Mifflin Company.

NB : cet article a été publié la première fois sur le site Web www.scienceshumaines.com en 2008 dans un dossier intitulé « L’histoire globale ».

Le romantisme, la première mondialisation culturelle

Non seulement le romantisme n’est pas mort – c’est évident pour le sentimentalisme chic et glamour qu’il sert à désigner dans le langage international du marketing –, mais il n’est pas exagéré de considérer que ce très vaste phénomène de civilisation, qui, à partir de la fin du 18e siècle, se propage progressivement depuis la Grande-Bretagne et l’Allemagne à travers toute l’Europe et au-delà, est le premier avatar de notre actuelle mondialisation.

Une sorte d’internationale de la culture

Sans doute, à de multiples reprises avant le romantisme, un même modèle culturel avait pu être imposé, de façon hégémonique et impérialiste, à un vaste ensemble de territoires ou d’États : qu’on songe par exemple, dès l’Antiquité, à l’extraordinaire force d’homogénéisation de la domination romaine. Cette fois selon la logique du cosmopolitisme, l’Europe des Lumières avait aussi vu se constituer, au sein d’élites sociales restreintes, une sorte d’internationale de la culture où, par-delà les frontières, le sentiment de connivence intellectuelle et artistique éprouvé par une minorité de happy few l’emportait sur l’appartenance nationale. Mais la mondialisation est tout autre chose : elle implique d’une part la diffusion de modèles sociaux par le jeu des échanges transnationaux plutôt que par l’effet direct et exclusif de la domination politique, d’autre part une adhésion collective et massifiée à ces modèles.

Le premier, le romantisme remplit ces deux conditions. Encore faut-il s’entendre sur le mot. Le romantisme ne représente pas seulement le rêve utopique d’harmonieuse synthèse entre la raison et la sensibilité, entre soi et le monde, entre le spirituel et le matériel – ou encore, pour revenir au cliché actuel, entre l’esprit et le corps, dans le domaine amoureux. Il implique aussi que cette volonté d’harmonie, qui gouverne en effet à notre insu la plupart de nos représentations les plus banales, se matérialise aussi dans les destinées des peuples, en sorte que les individus qui composent les sociétés accèdent à une forme de bonheur commun.

C’est précisément cette dimension sociale et populaire du romantisme qui explique son aptitude à la mondialisation : paradoxalement, la globalisation culturelle a eu besoin que le sentiment national ait pris au préalable la place du principe dynastique et ait donné aux peuples la conscience de leur force collective. C’est encore la nature politique du romantisme qui permet de comprendre que la France a été au cœur de ce processus global, même si, on l’a vu, l’initiative était venue de ses voisins anglais et allemands. La Révolution française fut en effet la fulgurante concrétisation, aussi fascinante qu’effrayante, de ce mythe politique du romantisme, placé à l’horizon de toutes les révolutions du 19e siècle – en France, en Europe puis à travers toute l’Amérique latine, qui fut un immense et perpétuel laboratoire d’expérimentation démocratique, pétri de la culture romantique française et infiniment supérieur à la caricature qu’en a diffusée l’imagerie cinématographique. Romantiques encore la doctrine laïque de la 3e République, la révolution russe avec ses répliques mondiales et tiers-mondistes ainsi que, comme autant d’excroissances déviantes et malignes, tous les totalitarismes et les dictatures du 20e siècle.

Une exigence d’harmonie universelle

Le fait romantique est donc multiforme, et touche à tous les aspects de la vie. Il y eut l’art et la littérature, bien sûr : mais ils ne seraient rien, malgré leur popularité mondiale d’hier et d’aujourd’hui, sans tout le reste qui leur donne sens. Le romantisme est d’abord, philosophiquement, une certaine attitude face à la vie et au réel, fondée sur l’exigence d’harmonie universelle, dont on retrouve aussi bien la trace dans l’idéalisme mystique des sectes modernes, dans l’humanisme sentimental qui est l’impératif catégorique de nos politiques modernes, dans le discours écologique qui tend à devenir notre nouvelle philosophie de l’Histoire. Le romantisme est encore, politiquement, la source vive de l’esprit démocratique, même si la confluence de la culture anglo-saxonne en a sensiblement infléchi le cours. Et puis il y a le romantisme du cœur, une certaine conception du sentiment et de l’amour, qui grâce au cinéma et à la télévision s’étend au monde entier, et dont on aurait tort de se moquer trop vite, parce que cette considération de l’intime est peut-être l’un des faits les plus significatifs de nos cultures modernes. Rien de plus fort ni de plus vivant, à cet égard, que le romantisme populaire : avant-hier celui du mélodrame ou des romans-feuilletons de Dumas, hier celui du grand cinéma populaire (de Joinville-le-Pont, de Cinecittà ou d’Hollywood), aujourd’hui celui de toutes les fictions – en images, en mots ou en sons –, que débondent les médias de tous les pays.

Le romantisme, vu de la façon la plus générale et détachée de ses diverses réalisations historiques, du 18e siècle à nos jours, n’est finalement rien d’autre qu’un mode de vie global, qui concerne tous les aspects de l’existence : la manière de croire, de s’engager, d’aimer, de se distraire, d’imaginer, d’agir… Il n’a pas touché de façon égale tous les peuples ni toutes les classes, mais il n’empêche qu’il est devenu une sorte de norme, si partagée et intériorisée qu’on a fini par la naturaliser, et surtout un langage universel dont on fait dépendre le dialogue entre les cultures : d’où les malentendus et les incompréhensions à l’égard de tous ceux qui sont restés, par choix ou du fait des circonstances historiques, à l’extérieur de ce romantisme globalisé.

Bien sûr, la mondialisation d’aujourd’hui a bien d’autres spécificités, qui expliquent sa nouveauté radicale : géopolitiques, économiques, démographiques, technologiques, etc. Mais il suffit d’écouter la rumeur idéologique qui, comme une musique de fond charmeuse, accompagne ces mutations inouïes pour reconnaître bien vite tous les stéréotypes d’hier (sociaux, éthiques, culturels, psychologiques) et pour soupçonner que, même sous une forme profondément dégradée et, selon le mot de Baudelaire, « dépolitiquée », nous ne soyons pas sortis de la bonne vieille mondialisation romantique du 19e siècle.

Romantisme et révolution médiatique

La clé de la mondialisation culturelle est l’existence d’un système médiatique, assez performant pour donner le sentiment de la simultanéité et l’illusion de l’ubiquité. Pour le romantisme du 19e siècle, la nouveauté et la grande chance fut l’émergence et le triomphe du premier média moderne : le journal, fait à la fois pour informer et divertir. La naissance de cette presse, dynamisée par l’émulation des deux grands modèles concurrents (l’anglais et le français), est le grand événement de l’époque. De la Russie tsariste jusqu’à l’Amérique du Sud, les journaux sont les acteurs enthousiastes de la révolution romantique qui fut donc, d’abord, un extraordinaire phénomène de mode mondial – et le premier de tous. Grâce à eux, Byron, parti combattre aux côtés des Grecs révoltés contre les Turcs, devient à la manière d’un Malraux une vedette internationale, et il faut penser aux stars du cinéma ou du sport pour se représenter l’exceptionnelle célébrité d’un Lamartine, d’un Balzac, d’un Dumas ou d’un Hugo.

À partir du romantisme, la culture va donc vivre au rythme des modes médiatiques (musicales, littéraires, picturales, vestimentaires, touristiques…), diffusées dans ce que le monde compte de pays peu ou prou occidentalisés, et cette constante médiatisation bénéficie d’abord à la ville romantique par excellence, Paris, ville de l’élégance et des plaisirs, du spectacle et des révolutions, centre mythique et fantasmé de l’univers romantique.

Enfin, si le romantisme est à ce point international, c’est qu’avec lui commence une autre révolution culturelle, dont on n’a pas fini de mesurer l’importance : celle de l’image. Il ne s’agit pas encore de cinéma, de télévision, ni même de photographie. Mais, grâce aux nouvelles technologies de la gravure qu’inaugure l’édition romantique, les imprimés sont les canaux par où se déverse un flot croissant d’illustrations qui font du livre ou du journal une vitrine où chacun, où qu’il soit, peut profiter, comme tous ses contemporains, du spectacle du monde, ou rêver en images colorées aux mêmes histoires inventées. Dans ce théâtre globalisé de la culture médiatique, le programme ne cessera bien sûr de changer ; mais le rideau ne se baissera plus désormais.

NB : cet article a été publié la première fois sur le site Web www.scienceshumaines.com en 2008 dans un dossier intitulé « L’histoire globale ».

Kamikaze… Histoire d’un mot

Né dans le Japon du 13e siècle pour nommer les vents qui auraient sauvé l’archipel des invasions mongoles, le terme kamikaze s’est globalisé. Après avoir qualifié les pilotes militaires japonais entraînés à se sacrifier pour détruire leur cible, il sert aujourd’hui à désigner les auteurs d’attentats suicide. Retracer l’histoire de ce mot permet de tordre le cou à quelques stéréotypes…

Les vents divins ont-ils sauvé le Japon des Mongols ?

Kamikaze est un terme japonais, forgé sur 神 kami, divinité, et 風 kaze, vent : « Vents divins ». On le voit émerger au 13e siècle. Ouvrez un classique manuel d’histoire du Japon : vous y trouverez le récit des invasions que tenta, en 1274 et 1281, le grand khân mongol Kubilaï, empereur de Chine. Pour envahir l’archipel nippon, raconte-t-on, il envoya successivement deux armadas, qui auraient été « providentiellement » détruites par des typhons, ces fameux kamikaze.

Les effectifs supposés des deux flottes mongoles ont longtemps impressionné : 45 000 marins et soldats pour la première ; 150 000 pour la seconde ! À titre de comparaison, le débarquement en Normandie de 1944 mobilisa 166 000 hommes sur une traversée maritime dix fois moindre, et avec des moyens technologiques incomparablement supérieurs. Quant à l’Invincible Armada espagnole, au 17e siècle, elle comptait 27 800 soldats et marins !

Cette vulgate d’une flotte colossale providentiellement détruite par les éléments déchaînés a longtemps fait office d’histoire officielle, jusqu’à ce que certains chercheurs américains et japonais l’examinent de plus près. Et surprise : selon l’historien américain Thomas D. Conlan [2001], par exemple, les chiffres des armées engagées auraient été démesurément amplifiés. Mais il y a pire ! Il semble qu’il n’y ait même pas eu de typhon. Surpris par le savoir-faire militaire des samurai, les généraux mongols auraient simplement prétexté avoir essuyé de formidables tempêtes pour justifier leurs retraites.

Du côté japonais, deux facteurs auraient joué pour expliquer les distorsions de l’histoire :

• Les prêtres des différentes écoles bouddhistes, rétribués par le pouvoir, avaient entrepris de somptueuses prières pour demander aux dieux leur intercession. Il leur fallait prouver que leur magie était efficace. Ils annexèrent alors le thème des typhons pour s’attribuer le mérite de victoires « miraculeuses ».

• Il était coutumier de multiplier par 10 les effectifs d’une armée, pour des raisons de prestige. C’est ainsi qu’un chroniqueur de l’époque, voyant défiler devant lui une armée censée comprendre 10 000 cavaliers, les fit dénombrer un à un par ses serviteurs. Ils comptèrent exactement 1 080 combattants.

Les samurai, efficacement mobilisés par le régime shogunal, décrivirent leurs faits d’armes par le menu afin d’être rémunérés par leurs supérieurs ou pour remercier les dieux. En analysant les comptes rendus rédigés par ces guerriers qui eurent à combattre les Mongols, Conlan estime que les armées japonaise et mongole alignaient au mieux de 5 à 10 000 hommes chacune. Il signale en sus qu’aucun de ces parchemins ne mentionne de typhon.

Dans la seconde moitié du 19e siècle, lors de la restauration du pouvoir impérial de l’ère Meiji, le Japon se dota d’une histoire à visées nationalistes inspirées des récits étatiques élaborés en Europe. Le mythe des vents divins kamikaze reprit force à ce moment-là.

Pilotes suicidaires ou élite sacrifiée ?

Le Japon, entré à partir de 1854 dans la modernité sous la menace des canons états-uniens, devait chercher à prouver qu’il pouvait égaler l’Occident sur tous les plans, notamment en matière militaire et coloniale. La suite est connue. Après la Corée en 1910, la Mandchourie en 1931, la Chine en 1937, les débuts de la Seconde Guerre mondiale lui permirent de s’emparer des Philippines, de l’Indonésie, de la Malaisie, de l’Indochine française, de la Birmanie, de la Thaïlande et d’une partie de l’Océanie…

Après cette expansion foudroyante, les revers militaires essuyés dans le Pacifique face aux flottes américaines contraignirent les forces japonaises au repli. C’est sur la fin du conflit, alors que l’archipel nippon se retrouvait à portée des porte-avions américains, que furent formées les unités kamikaze. Après un premier succès dû à l’effet de surprise, la supériorité des avions états-uniens sur la chasse japonaise les autorisa rapidement à contenir les assauts des pilotes suicide. L’efficacité militaire de cette tactique resta très limitée, comme le démontre notamment Maurice Pinguet [1991].

Alors qu’en Occident les kamikaze sont présentés comme l’archétype du fanatisme, ils incarnent toujours un idéal patriotique au Japon. « Nous étions des soldats, pas des terroristes. » C’est en ces termes que le gouvernement japonais s’est ému d’entendre qualifier massivement de kamikaze les acteurs du 11-septembre. De simples soldats ? L’anthropologue japonaise Emiko Ohnuki-Tierney [2006] s’est penchée sur les écrits des tokkôtai (terme officiel employé par l’historiographie japonaise). Citant et commentant des passages des journaux intimes et correspondances de ces militaires particuliers, elle révèle qu’ils étaient, pour les trois quarts d’entre eux, des étudiants âgés de 16 à 20 ans, issus des meilleures universités. Le gouvernement militaire les força à passer leurs diplômes avant le terme de leurs études afin de les enrôler. Beaucoup avaient vécu au contact intime des pensées occidentales ! L’entrée aux grandes écoles, qu’ils avaient réussie, impliquait la maîtrise du latin et de deux langues étrangères vivantes. L’étude de leurs écrits montre que ce n’est pas l’idéologie gouvernementale du néoconfucianisme qui structurait leurs pensées. Ils citaient en détail des milliers d’ouvrages de penseurs occidentaux ! Philosophie, littérature, histoire… Ils avaient tout lu, de Platon à Rousseau, de Romain Rolland à Thomas Mann, de Friedriech Nietzsche à Sören Kierkegaard…

Familiers de ces auteurs, ils connaissaient donc des concepts comme le libre arbitre, le choix individuel. Pourquoi ces jeunes gens acceptèrent-ils leur mort programmée ? « Ils vivaient dans une période où les opposants politiques étaient emprisonnés et torturés à mort, répond Ohnuki-Tierney [entretien avec l’auteur]. Il est déjà stupéfiant de lire ces carnets emplis de doutes sur la légitimité du gouvernement. Ces adolescents spéculaient sur les droits de l’homme, la liberté, etc. Le plus impressionnant reste qu’ils se sont tous confrontés à la question du sens à donner à leur existence. Ils savaient la défaite certaine, mais ils étaient idéalistes. Ils estimaient que le Japon comme l’Occident étaient corrompus par le matérialisme, l’égoïsme, le capitalisme, la modernité. Ils étaient en quête d’un nouveau Japon, qui devait renaître des cendres de sa destruction, et ils acceptèrent leur mort comme pouvant permettre cette renaissance. L’un d’entre eux, Hayashi Tadao, écrivit ainsi que “mourir aujourd’hui est une obligation imposée par l’Histoire”. »

Et Ohnuki-Tierney de conclure : « De son côté, l’État les sacrifia dans une dernière bouffée d’irrationalité. Il envoya sa future élite à une mort insensée, en inventant les opérations kamikaze au moment même où la défaite était devenue inéluctable. »

Les tokkôtai étaient fondamentalement différents des kamikaze contemporains : « Membres des forces armées d’un État-nation en guerre, leur engagement n’était pas de l’ordre de la démarche volontaire. Leurs cibles étaient exclusivement militaires. » Si analogie on peut faire, estime-t-elle, « elle est avec ces soldats de la Première Guerre mondiale que l’on obligea à charger l’ennemi dans ses tranchées sous un déluge de feu, vers une mort quasi certaine. »

Par une curieuse ironie de l’histoire, ce terme de kamikaze a subi un processus similaire à celui de harakiri (« couper ventre », méthode de suicide traditionnelle des samurai). Dans les deux cas, ayant le choix entre deux façons distinctes de prononcer une combinaison d’idéogrammes, un Japonais choisirait de dire shinpû plutôt que kamikaze, et harakiri serait seppuku. Le nom officiel des kamikaze au sein de la Marine impériale japonaise était d’ailleurs shinpû tokubetsu kôgeki tai, « unités d’attaques spéciales vent divin » (dont tokkôtai est une abréviation). Issus de prononciations erronées de traducteurs occidentaux, les termes kamikaze et harakiri se généralisèrent dans le monde entier…

Les bombes humaines, une spécialité islamiste ?

« Entre 1947 et 1954, le corps expéditionnaire français en Extrême-Orient se trouva en présence d’unités de l’armée régulière du Viêt-minh qui préparaient l’attaque principale en se jetant délibérément sur les obstacles construits pour la défense. Pour dégager la voie à travers les réseaux de barbelés, ils faisaient sauter des explosifs (…) qu’ils portaient sur eux-mêmes. On les nomma “volontaires de la mort” », rapporte François Géré [2003]. L’historien souligne que le thème du combattant suicide n’est pas une nouveauté : des Assassins ismaélites aux 12e-13e siècles aux indépendantistes Tchétchènes d’aujourd’hui, en passant par les brigades iraniennes Bassidje d’adolescents martyrs utilisés pour déminer le terrain face aux armées irakiennes ou les nihilistes russes du 19e siècle… La liste du recours au suicide comme arme est sans fin, et elle ne connaît pas de frontières, qu’elles soient culturelles, religieuses ou sociales.

Le terme kamikaze a connu sa véritable mondialisation à partir des attentats du 11-septembre, comme le rappelle la revue Cultures & Conflits dans l’éditorial de son numéro 63 consacré à la « Mort volontaire combattante » [http://conflits.revues.org/index2086.html]. Ce texte souligne que l’usage contemporain du terme kamikaze en fait un synonyme de « fou fanatique », annonce que l’intention du dossier est justement de lui substituer des appellations moins ambiguës… Et paradoxalement recourt au néologisme « kamikazat », alors que ce terme de kamikaze resurgit dans tous les articles de ce dossier. Ces occurrences multiples montrent bien que le mot est devenu incontournable. Fort intéressant, ce numéro permet de faire l’archéologie « religieuse » des « islamokamikaze » à travers plusieurs articles, et étend son analyse à d’autres exemples, notamment les Sikhs.

Pour qu’il y ait des kamikaze, estime le sociologue Farhad Khosrokhavar [2002], il faut une organisation qui va superviser des gens prêts à se sacrifier pour tenter d’inverser un rapport de force très largement défavorable, le tout en sacralisant une cause qui peut être nationale, comme chez les Tigres tamouls, ou religieuse… « Si l’islam joue aujourd’hui ce rôle, la raison est à chercher dans ce que vivent les sociétés musulmanes. Les problèmes du Cachemire, de la Palestine, de l’Irak, hier de la Bosnie…, ce cumul d’événements explique que l’attentat suicide soit devenu principalement musulman, estime-t-il [entretien avec l’auteur]. Le sentiment d’être soumis à une répression sans fin, une situation sans issue, est souvent primordial. Dans une société réduite au désespoir, l’exercice de la mort sacrée peut contribuer à remettre en cause le statut de dominé, particulièrement dans un monde soumis au règne des médias globalisés. La personne qui tente un attentat suicide dans le cadre d’Al-Qaida va faire la une des journaux, et acquérir une dimension héroïque. Cette promotion de soi se nourrit de la perception qu’il n’y a pas d’autre issue digne, que l’on ne résoudra pas ces problèmes par des moyens classiques, politiques, sociaux ou non violents. »

Nous voici arrivés au dernier ingrédient propre à attiser l’incendie terroriste : la théâtralisation. L’attentat suicide, explique ainsi Mark Juergensmeyer [2003], n’a généralement pas d’efficacité matérielle. Il reflète une lutte qui se joue dans l’imaginaire. La mort en direct frappe aujourd’hui d’inquiétude des gens qui n’auraient aucune raison de s’angoisser sans ces messages relayés par la télévision ou Internet. De là à conclure que l’hyperdéveloppement médiatique à l’échelle mondiale aurait pour corollaire une contagion, dont l’extension nouvelle du domaine sémantique du terme kamikaze témoignerait à sa façon…

CONLAN Thomas D. [2001], In Little Need of Divine Intervention: Takezaki Suenaga’s scrolls of the Mongol invasions of Japan, Cornell University.

PINGUET Maurice [1991], La Mort volontaire au Japon, Gallimard.

OHNUKI-TIERNEY Emiko [2006], Kamikaze Diaries: Reflections of Japanese student soldiers, University of Chicago Press.

GÉRÉ François [2003], Les Volontaires de la mort. L’arme du suicide, Bayard.

KHOSROKHAVAR Farhad [2002], Les Nouveaux Martyrs d’Allah, Flammarion.

JUERGENSMEYER Mark [2003], Au nom de Dieu, ils tuent ! Chrétiens, juifs et musulmans, ils revendiquent la violence, traduit de l’anglais par Nedad Savic, Autrement.