Cette histoire populaire n’est pas une histoire « pour le peuple », vulgarisée. C’est une histoire de la science faite par le peuple. Clifford D. Conner s’est donné pour mission de mettre en lumière le rôle ignoré des artisans, des géomètres ou des marchands dans la construction des savoirs pratiques qui sont à la base de l’essor des sciences. Sans bergers ou marins scrutant le ciel, repérant les étoiles et leurs mouvements pour les guider dans leurs longs trajets, l’astronomie n’aurait pas existé. Sans le travail des forgerons, des parfumeurs ou des fabricants de porcelaine, le savoir chimique n’aurait pas pris corps. Sans les arpenteurs, les maçons et les ingénieurs, la physique n’aurait pas pu voir le jour.
Conner a lui-même exercé de nombreux petits métiers avant de devenir historien des sciences. Son histoire s’inspire directement d’Une histoire populaire des États-Unis d’Amérique. De 1492 à nos jours d’Howard Zinn (Agone, 2002), une histoire des Indiens, des esclaves, des ouvriers, qui ont autant participé à la construction de l’Amérique que ses élites. Cette histoire des sciences s’apparente aussi au grand mouvement de l’histoire « vue d’en bas » telle qu’elle s’est développée ces deux dernières décennies avec l’histoire des femmes, celle des minorités et des peuples dominés (subaltern studies), dont les histoires académiques avaient longtemps occulté le rôle.
En huit grandes parties, ce livre ne propose rien de moins que de couvrir tout le champ de l’histoire humaine. La première partie rend hommage aux savoirs accumulés dès la préhistoire par les chasseurs-cueilleurs. Longtemps, la pensée des « primitifs » a été assimilée à une pensée mythique noyée dans les superstitions. L’essor des ethnosciences depuis les années 1960 a fait un sort à cette représentation. Les derniers Aborigènes d’Australie, Inuits ou Bushmen, qui ont vécu selon le mode de vie des chasseurs-cueilleurs, étaient de fins observateurs qui avaient des connaissances précises sur les centaines d’espèces de plantes et d’animaux qui les entouraient. Ils ont établi des classifications sophistiquées qui reprennent les mêmes principes que les classifications scientifiques : organisées en classes générales (poissons, oiseaux, insectes), puis en familles et en espèces. Sans ce type de connaissances, accumulées par toutes les populations de la planète, il n’y aurait jamais eu de botanique, de zoologie. Ce sont les chasseurs, les agriculteurs et les pêcheurs qui ont servi d’informateurs aux premiers encyclopédistes de la nature.
On sait aussi aujourd’hui combien les pratiques médicinales des peuples traditionnels sont loin de se réduire aux pratiques magiques. La pharmacopée des peuples amérindiens et la connaissance des propriétés des plantes sont d’une extraordinaire diversité. Ce sont eux qui ont su extraire le curare des plantes ou utiliser la quinine. Voilà d’ailleurs pourquoi les entreprises pharmaceutiques se sont intéressées de près à ces savoirs traditionnels pour tenter d’en récupérer les bénéfices.
Après avoir réhabilité ces savoirs traditionnels, Conner s’en prend à l’idée du « miracle grec » qui émerge au 5e siècle avant J.‑C. d’un monde englué jusque-là dans l’irrationalité. Tout à coup, une petite élite intellectuelle de philosophes, de géomètres et de médecins aurait inventé les mathématiques, la science, la raison, l’histoire, la médecine. Les historiens ont là aussi fait un sort à cette idée. On admet maintenant que les Pythagore ou Hippocrate ne sont que des labels. Leur nom désigne en fait une école de pensée et, derrière cette école, les milliers d’inconnus qui les ont précédés et fournis en matériaux de base.
Cette notion de « miracle grec » cache aussi ce que les Grecs devaient aux Égyptiens, aux Mésopotamiens, aux Phéniciens à qui ils ont beaucoup emprunté. Conner va même plus loin, en opposant l’élite aristocratique grecque – les Platon, Aristote et leurs épigones – qui a développé une conception du savoir noble, abstrait et improductif, à une culture matérielle et technique qui a pourtant été à la base de leur savoir. La géométrie et les mathématiques ne sont pas des inventions de philosophes oisifs réfléchissant aux nombres et aux formes de la nature à l’ombre d’un olivier. Elles proviennent des arpenteurs et des marchands qui avaient besoin de mesurer les terrains pour les partager, de commerçants qui avaient besoin de négocier, de calculer le prix des choses et le convertir d’une monnaie à l’autre.
Quand il aborde les sciences classiques, on retrouve le même schéma explicatif. L’auteur s’en prend à un mythe : celui d’une révolution scientifique, portée par les mathématiques (la mathématisation de la nature) et à ne mettre au crédit que de quelques grands noms (Galilée, Johannes Kepler, Isaac Newton) ayant forgé une nouvelle vision du monde fondée sur la mathématisation de la nature. Cette vision – largement développée, notamment par Alexandre Koyré, dans les années 1930 – a été fortement contestée depuis les années 1960. Elle ignore qu’une autre révolution parallèle a eu lieu dans les sciences expérimentales et naturelles. Cette révolution de la science classique doit donc surtout à l’expérimentation et non aux mathématiques abstraites. Elle est, selon Conner, autant le fait d’artisans que de savants en chambre. Les mathématiques dont Koyré a fait le moteur de cette révolution classique se sont développées dans le monde des marchands. Son application des mathématiques au monde physique est autant un problème d’ingénieurs construisant des ponts, des machines, des bateaux que de clercs isolés dans leur tour d’ivoire universitaire. La biographie d’un Galilée montre combien le savant était proche des ingénieurs qui bâtissaient des machines, des ponts, des bateaux et des architectes anonymes qui construisaient les palais.
On l’a compris, Conner propose une contre-histoire des sciences fondée sur l’existence d’un savoir technique et pratique réalisé par des millions d’inconnus ; une histoire qui s’oppose à une vision des sciences réduite à quelques grands hommes forgeant dans leur hautaine solitude des connaissances abstraites et désincarnées.
Au fil des pages cependant, les faiblesses de cette grille de lecture apparaissent au grand jour. Certes, le miracle grec est un mythe aujourd’hui admis par la communauté des historiens et la Grèce doit beaucoup aux savoirs acquis par d’autres civilisations. Mais, en Mésopotamie ou en Égypte, l’écriture n’a pas été inventée par le peuple : elle était l’apanage de scribes et de lettrés qui travaillaient pour les besoins d’une élite dirigeante. L’écriture est fille de l’administration, de la codification des lois, des contacts entre puissances, des inscriptions royales et non d’humbles artisans ou paysans. De même, les mathématiques sont reliées à l’essor des pratiques commerciales, la géométrie trouve sa source dans une forme d’arpentage et d’administration des propriétés qui n’a rien de « populaire ». Thalès, l’un des pères des mathématiques grecques, était un riche marchand, membre de l’élite dirigeante de Ionie ayant beaucoup voyagé et spéculé sur les matières premières, et non un humble commerçant membre de la plèbe.
Plus tard, l’invention de l’algèbre par les Arabes n’est pas le produit des échanges au sein des souks : des calculs élémentaires suffisaient à cela. Elle fut engendrée par des lettrés proches des milieux marchands et membres d’institutions (comme la maison de la Sagesse de Bagdad) financées par les sultans.
L’intérêt de cette histoire populaire racontée par Conner est de réhabiliter les bases des connaissances sur lesquelles se sont échafaudées les sciences, mais son parti-pris militant qui consiste à vouloir reconstruire l’histoire « par le bas » n’est pas très convaincant. Il achoppe à rendre compte de la complémentarité entre le travail des intellectuels et celui des artisans, du rôle des institutions de savoirs, de la guerre, des écoles, des centres et des bibliothèques créés par les puissants pour leur propre gloire, des transferts de savoir entre les connaissances utiles et la spéculation abstraite et désintéressée et des interactions entre le savoir des élites et celui du peuple.
À propos de :
CONNER Clifford D. [2005, trad. fr. 2011], Histoire populaire des sciences, trad. fr. Alexandre Freiszmuth, Montreuil, L’Échappée.