Un monde sans guerre ni paix

Tout va très bien… Tel est le message aujourd’hui délivré par les statistiques en matière de guerre. Pour la première fois depuis les débuts de l’histoire, il n’y a aujourd’hui aucun conflit armé entre États sur la planète.

Mais ne mesurer que le nombre de guerres régulières, n’est-ce pas se tromper de thermomètre ? On escamote alors les multiples guerres civiles d’Asie et d’Afrique, telle celle qui ravage le Congo-Kinshasa depuis trois décennies (4 millions de morts). On oublie le Darfour soudanais en proie à la sauvagerie des miliciens janjawid, les « bourbiers » irakien et afghan, la « guerre à la terreur » livrée par l’armée pakistanaise aux talibans… L’Heidelberg Institute, dans son baromètre des conflits 2009, mentionne ainsi quelque 7 guerres importantes en cours, faisant intervenir des troupes régulières contre des mouvements armés, et plus de 300 conflits secondaires.

Si on estime qu’au cours des trois derniers siècles, l’humanité a subi environ 500 guerres, le 20e siècle a été le plus meurtrier, comptabilisant 90 % des morts de cette période. À un premier demi-siècle qui a atteint des sommets apocalyptiques lors des deux conflits mondiaux ont succédé quatre décennies d’équilibre de la terreur. La guerre froide a vu s’opposer deux superpuissances capables d’anéantir le monde dans un cataclysme nucléaire, se livrant une guerre de position par vassaux interposés : Viêtnam, Afghanistan… Puis l’URSS a implosé, laissant un monde fragmenté et indécis.

À l’aube des années 1990, les États-Unis s’affirment comme hégémoniques. La chute du mur de Berlin a pour conséquence de lâcher la bride à la globalisation, en germe depuis le début des années 1980. Après 1989, la diffusion parallèle de l’économie de marché et de la démocratie parlementaire semble coïncider avec une diffusion de la violence dans de multiples points du globe.

Libéralisme et démocratie, un cocktail explosif

Une première explication est élaborée par la juriste états-unienne Amy Chua. Dans Le Monde en feu [2003], elle démonte le processus qui amène l’exportation du modèle libéral-démocrate à attiser les braises de la haine ethnique. Les dividendes de l’explosion inégalée du commerce international sont tombés pour l’essentiel dans les poches de groupes déterminés. Chinois des diasporas d’Asie du Sud-Est, fermiers blancs du Zimbabwe ou Libanais d’Afrique de l’Ouest, ces communautés ont pu s’enrichir en dominant les économies locales. Mais si les politiques libérales favorisent la concentration des richesses entre les mains de groupes minoritaires, la démocratie – le suffrage populaire – amène au pouvoir des politiciens portés par la majorité. Choix cornélien : ces élites doivent-elles trahir leur peuple et s’allier avec des minorités riches et détestées ; ou caresser le nationalisme ethnique dans le sens du poil ? La seconde option mène au populisme qui pousse à décharger sa vindicte sur l’étranger, cette petite communauté fortunée que l’on va alors attaquer, spolier, expulser… Le pogrome, la dépossession et l’exil, tel a été par exemple le sort de la communauté libanaise du Sierra Leone dans les années 1990.

La peur des petits nombres

En 2006, Arjun Appadurai prolonge cette analyse dans Géographie de la colère [2006]. Le titre original de son essai donne le ton : Fear of Small Numbers. La peur des petits nombres, des minorités, voilà le sésame qui permet à l’auteur, après Chua, de mettre en lumière la face obscure de la globalisation – violence, exclusion, montée des inégalités – pour donner sens au chaos quotidiennement restitué par nos journaux télévisés.

Ces deux dernières décennies, constate Appadurai, l’économie mondiale s’est transformée, et « des universalismes comme la liberté, le marché, la démocratie ou les droits de l’homme (…) sont entrés en concurrence ». Ce processus, note-t-il, est simultané à l’apparition du phénomène de « la violence intraétatique, opposée à la violence interétatique ». Les États sont désormais confrontés à des acteurs souvent transfrontaliers, tels les talibans, qui leur disputent le monopole de la violence sur leur propre territoire. Mieux, en toute logique libérale, ces mêmes États font appel à des mercenaires pour maintenir l’ordre, « privatisent » leur monopole de la violence. En 2008, près de la moitié des troupes occidentales déployées en Irak étaient ainsi constituées de salariés de sociétés privées de sécurité.

En pleine croissance, la circulation globale d’armes et de drogues fait voler en éclats le cadre d’un monde jusqu’ici défini par ses frontières. Pour peu que des sociétés paramilitaires assistées par les services de renseignements états-uniens libèrent la Colombie de l’emprise des barons de la drogue, ce sont les narcotrafiquants mexicains qui prennent le relais. Ils défient leur État dans de véritables batailles rangées, qui font de certaines parties du Mexique, aux frontières du mur que s’emploient à ériger les États-Unis, des zones entières de non-droit. Que le phénomène s’aggrave, et le Mexique rejoindra la cohorte des États « faillis » qui, tels la Somalie, le Yémen ou l’Afghanistan, ont perdu le contrôle de leur territoire national face à des groupes insurrectionnels.

Quand la violence échappe au politique

En 2007, l’anthropologue René Girard – connu pour avoir théorisé que toute communauté humaine peut expulser sa violence hors du groupe en la canalisant sur un « bouc émissaire » – publie Achever Clausewitz [2007]. Au 19e siècle, le théoricien militaire prussien Carl von Clausewitz estimait que la guerre devait être subordonnée au politique, ce qui permettait de différer la montée aux extrêmes. À en croire Girard, les attentats du 11 septembre 2001 ont provoqué un tel emballement que la violence a échappé à l’emprise du politique. En projetant leur armée en Afghanistan (2001) puis en Irak (2003), les États-Unis semblent jouer sur plusieurs plans : la défense d’intérêts économiques (contrôle du pétrole) ou géopolitiques (pacifier le monde islamique en y exportant la démocratie par la force…). Ils agissent surtout, selon Girard, dans une claire intention punitive. Avions sans pilote, bombes intelligentes, systèmes de géolocalisation… Une seule issue pour les adversaires de l’Amérique : surenchérir dans l’horreur. Parmi d’autres, la vidéo de la décapitation du journaliste états-unien Daniel Pearl en témoigne. « Le terrorisme, c’est du théâtre », selon la formule de l’expert militaire états-uniens Brian M. Jenkins. Et la frontière entre guerre juste/guerre injuste se brouille encore quand des soldats américains mettent en images les humiliations infligées à des détenus irakiens dans la prison d’Abou Ghraïb.

Le virus jihadiste se propage via Internet

Le terrorisme et son alter ego l’islamisme seraient-ils des ennemis utiles à la mesure de l’Occident ? Depuis 1979 et le triomphe de Rouhollah Khomeiny en Iran, l’islamisme radical s’est progressivement imposé comme un substitut au communisme révolutionnaire. Il promet à ses adeptes, après une lutte apocalyptique, l’accès à une ère millénariste de justice. Le politologue Ali Laïdi estime, dans Retour de flamme [2006], que le succès de l’islamisme s’explique par sa capacité à fédérer les rancœurs des musulmans estimant que leurs coreligionnaires sont ciblés par une violence mondialement orchestrée. Le monde islamique, dominé par des régimes dictatoriaux, ravagé par des conflits perçus comme autant de guerres de religion (Tchétchénie, Palestine…), est sensible à un discours victimaire. La mouvance islamiste s’adresse aux exclus de la mondialisation. Elle leur promet des lendemains qui chantent. Bien que tenue en échec, comme l’ont observé les politistes Olivier Roy et Gilles Kepel (à l’exception de l’Iran depuis 1979, et de la période qui vit les talibans contrôler l’Afghanistan de 1994 à 2001, aucun État musulman n’est tombé dans l’escarcelle islamiste), elle se montre efficace en termes de mobilisation. Le virus jihadiste se propage maintenant via Internet. Prêches d’imams, forums de recrutement, coordination à distance de cellules terroristes… Depuis le début des années 1990, le jihâd, autrefois obligatoirement circonscrit à une zone géographique précise et subordonné au contrôle d’une autorité religieuse, a été mondialisé, déterritorialisé et privatisé. Il suffit d’un leader charismatique, au besoin appuyé par une éminence grise se parant du titre de théologien, pour le proclamer. Et Laïdi de rappeler que l’Occident n’est pas la cible privilégiée du terrorisme islamique : 90 % de ses victimes tombent en Irak ou au Pakistan.

Les statistiques délivrent toujours leur message apaisant. En termes de violences étatiques, la décennie 2001-2010 a bien été la moins meurtrière depuis 1840. « L’ensemble des conflits ont fait nettement moins d’un million de morts entre 2001 et 2010. C’est une baisse significative par rapport aux décennies précédentes, dont on oublie souvent la brutalité. Entre 1950 et 2000, les bilans décennaux approchaient, voire dépassaient les 2 millions de morts (…). Pour discerner un niveau de violence aussi bas qu’aujourd’hui, il faut remonter aux années 1815-1840 », rappelle l’historien André Larané. Pour mieux discerner les processus en cours, qui combinent dilution et diffusion simultanées de la violence à l’échelle du monde, il est urgent que les sciences humaines se dotent d’un véritable corpus de global studies.

CHUA Amy [2003], World on fire: How exporting free market democracy breeds ethnic hatred and global instability, Doubleday ed. ; trad. fr. [2007], Le Monde en feu. Violences sociales et mondialisation, Seuil.

APPADURAI Arjun [2006], Fear of small numbers: An essay on the geography of anger, Public Planet Books ; trad. fr. [2007, rééd. 2009], Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, Payot.

GIRARD René [2007], Achever Clausewitz, Carnets Nord.

LAÏDI Ali [2006], Retour de flamme. Comment la mondialisation a accouché du terrorisme, Calmann-Lévy.

Note : cet article est une reprise du texte publié dans le mensuel Sciences Humaines, n° 222, « Numéro spécial anniversaire : 20 ans d’idées. Le basculement », janvier 2011, pp. 84-87, en kiosques de la mi-décembre 2010 à la mi-février 2011.

Comment la peste affecta l’histoire : première pandémie (6e-8e siècle)

Du 6e au 8e, du 14e au 18e, puis du 19e au 20e siècle… L’humanité a subi trois grandes vagues mondiales de peste. Chacune a eu des effets dévastateurs en termes démographiques. Mais plusieurs historiens ont souligné qu’elles ont exercé d’autres conséquences : économiques, militaires, sociales et religieuses. C’est à l’étude des suites de la première pandémie que cet article est consacré.

Quand les empires vacillent

La première peste historiquement attestée atteint le Moyen-Orient et l’Europe en 541, sous le règne de l’empereur byzantin Justinien, d’où son nom de peste de Justinien. Selon le chroniqueur hellène Évagre d’Épiphanie, la maladie frappe d’abord l’Égypte, puis se propage par les routes commerciales à la Palestine, la Syrie, contaminant Constantinople en 542. La capitale byzantine, alors riche d’un demi-million d’habitants, perd en un été, rapporte-t-on, 40 % de sa population. La même année, la peste gagne les ports d’Europe occidentale, prend pied en Gaule. Grégoire de Tours la signale en Arles en 549, à Clermont en 567. L’une après l’autre, Lyon, Bourges, Dijon sont touchées… Après avoir remonté le Rhône puis la Saône, elle se diffuse le long de la Loire.

La peste a aussi mis le cap sur l’est : la Perse, ennemie jurée de Byzance, est atteinte. Les deux superpuissances de l’époque vacillent. En Syrie centrale, dans le désert du Néguev, dans la si prospère Lybie qui fournissait autrefois à l’Italie la quasi-totalité de ses céréales, des zones arides conquises par des communautés monastiques et villageoises à grand renfort d’irrigation se vident totalement de leurs habitants. Le fléau contraint à l’abandon des fermes, il entraîne l’avancée massive du désert, l’effondrement des routes commerciales et le dépeuplement des centres urbains. Il faudra attendre la fin du 19e siècle pour que le Maghreb et le Machrek retrouvent leur niveau de population d’avant 540 ! Vide démographique, effondrement des recettes fiscales permettant de payer les armées… L’affaiblissement des deux empires sera une des raisons de l’expansion foudroyante de l’islam. Au siècle suivant, les armées du Prophète abattront la Perse et manqueront de peu de conquérir Byzance, qu’elles amputeront de ses territoires moyen-orientaux.

Famines et troubles sociaux

Dès cette première épidémie, on observe clairement divers processus. D’abord, l’affaiblissement des deux empires affectés n’est pas seulement démographique. Il est aussi et tout à la fois administratif, politique, économique, militaire et social. Quand le tiers d’une population est emportée, certains corps de métiers sont décimés à tel point que des corporations cessent d’exister, des savoir-faire de se transmettre. Pour peu qu’un seuil critique de membres de l’élite soient morts ou partis se réfugier sous des cieux plus cléments, c’est toute l’administration des villes et des États qui s’effondre, à l’heure où l’organisation devient cruciale. Car la société entre en guerre contre l’épidémie et son cortège funèbre : famines et troubles sociaux se multiplient.

En 542, alors que Constantinople compte 10 000 morts par jour, l’historien byzantin Procope de Césarée rapporte que « les domestiques n’avaient plus de maîtres et les personnes riches n’avaient point de domestiques pour les servir. Dans cette ville affligée, on ne voyait que maisons vides, et que magasins et boutiques qu’on n’ouvrait plus. Tout commerce pour la subsistance même était anéanti. »

L’empereur Justinien lui-même tombe malade. Il survit. Il charge son référendaire Théodose de « tirer du Trésor l’argent nécessaire pour distribuer à ceux qui sont dans le besoin ». Il faut mobiliser des armées de fossoyeurs pour nettoyer les rues, évacuer les cadavres des maisons contaminées, creuser de gigantesques fosses communes. On recrute des soldats pour défendre les magasins alors que la famine menace, d’autres pour limiter les activités de pillage des maisons des riches défunts ou en fuite. La peste frappe indifféremment toutes les couches sociales, mais apparemment plus les hommes que les femmes, à l’exception des femmes enceintes, cibles privilégiées de la maladie. Pourquoi certaines personnes sont-elles plus affectées que d’autres ? Nul n’en sait rien. Ce n’est qu’une des nombreuses énigmes posées par cette épidémie, qui affectera de préférence, au cours de ses crises, des segments déterminés de l’espèce humaine : jeunes ou personnes âgées, hommes ou femmes…

Reste que les riches semblent plus épargnés que les autres. Plus tard, une croyance établira un lien entre le fait de porter un diamant et celui d’être épargné par la maladie. Nul besoin de croire en la magie des pierres pour expliquer la genèse d’une telle croyance. On retrouve là un schème classique de l’épidémiologie : meilleure hygiène, capacités financières permettant de se retrancher derrière des murs ou dans une maison de campagne, sollicitation d’avis médicaux de meilleure qualité… En matière d’épidémie comme en d’autres, avoir de l’argent implique de détenir de meilleurs atouts.

Un remède ? « Pars, vite, et loin »

Ce n’est pas la première fois qu’une épidémie ravage les sociétés d’Asie occidentale et d’Europe, et les savants se tournent vers les auteurs qui les ont précédés pour essayer de comprendre la nature de l’adversaire et de connaître les remèdes à lui apporter. D’abord la Bible, plus précisément le Livre des Rois, qui décrit le fléau qui s’abat sur les Philistins après qu’ils eurent dérobé l’arche d’alliance aux Hébreux, ainsi qu’une autre épidémie, qui ravage les troupes du roi assyrien Sennachérib lorsqu’il assiège Jérusalem et le contraint à la retraite. Du côté des classiques antiques, Thucydide a narré vers 430 avant l’ère commune le déroulement de la peste d’Athènes (dont on estime aujourd’hui qu’il s’agissait du typhus). La maladie frappa la puissante cité à son apogée, emportant le quart de la population et tuant notamment Périclès, lors de la guerre contre Sparte. Elle valut à Athènes une sévère défaite – bien que les Lacédémoniens, atteints à leur tour par le fléau, aient été obligés de lever le siège.

Avaient suivi les « pestes » de Syracuse (en 396 avant l’ère commune, qui décima l’armée carthaginoise assiégeant Syracuse), et surtout celle d’Antonin : active de 167 à 180 de l’ère commune, cette épidémie avait probablement été rapportée de Méditerranée orientale par les armées victorieuses de Lucius Verus. Elle connut une diffusion explosive dans tout l’Empire romain, véhiculée par les populations de tous les horizons venues assister au triomphe – défilé militaire d’ampleur –  organisé à Rome. On relève déjà des conséquences militaires : elle rendit plus difficile la lutte de Marc Aurèle contre les Germains et coûta finalement la vie à l’empereur en 180. Si tous ces épisodes pandémiques sont invariablement qualifiés de peste par les auteurs antiques, ils relèvent probablement d’autres épidémies… Typhus et dysenterie accompagnaient souvent les armées en campagne. Rougeole ou scarlatine ne sont pas non plus à exclure.

Les textes faisaient peu état de remèdes. Le seul vraiment utilisable était le conseil donné par Hippocrate : « Pars, vite, et loin. » Que faire ? Du côté chrétien, on applique des réponses élémentaires. Les auteurs antiques rendaient les miasmes, des infections aériennes, responsables de la propagation des fléaux. On évacue dans la mesure du possible tout déchet susceptible de véhiculer de tels miasmes, on interdit sporadiquement des activités jugées sales : boucherie, tannerie… La seule lutte concevable, en l’absence de toute notion de contamination, est de purifier l’environnement des mauvaises odeurs et des gens sales.

Un répit pour Byzance

Dans le contexte de l’islam naissant, le Coran impose pour sa part aux musulmans de ne pas chercher à se rendre dans une zone contaminée, mais aussi de ne pas fuir la maladie si celle-ci envahit le lieu où ils se trouvent. Ces prescriptions ont peut-être limité la diffusion de la maladie dans l’Empire omeyyade. Il est très probable qu’elles épargnent à l’Empire byzantin une défaite prématurée devant les troupes du calife Omar, car la peste ravage Constantinople au moment où les armées arabes s’apprêtent à sauter le Bosphore pour s’en emparer. Respectant la consigne divine de ne pas se rendre en zone d’épidémie, les armées de la nouvelle religion tournent casaque.

Le cadre mental d’interprétation, dans le christianisme, est formaté par un passage de l’Apocalypse selon Jean qui estime que le règne de l’Antéchrist verra un fléau emporter le tiers de la population. Au 6e comme au 14e siècle, les chroniqueurs vont en conséquence estimer que le tiers de leurs contemporains a péri… Alors que ces deux flambées ont peut-être emporté davantage de victimes : 30, 40, 50 % de la population… Nul ne saurait aujourd’hui l’estimer. Ce qui est sûr, c’est que la démographie chute : aux morts emportés directement par la maladie, s’ajoute le déficit de naissances consécutif au décès massif de reproducteurs potentiels… Sans compter que la maladie refrappe plusieurs siècles durant, à intervalles réguliers, au fil de cycles qui peuvent compter cinq, dix, douze ou vingt ans. Dans ce contexte s’inscrit la phrase de Procope, qui estime que « l’épidémie détruisit presque tout le genre humain ». S’y ajoutent aussi des maladies opportunistes, qui exploitent la faiblesse des corps humains et sociaux pour se diffuser à leur tour : à partir de 570, l’Europe connaît ainsi ce que l’on estime être sa première épidémie de variole, qui conjugue ses attaques avec celles de la troisième poussée de la peste de Justinien.

Processions, prières et Jugement dernier

Ces terribles mortalités affectent les mentalités : dans le christianisme, les calamités sont désormais expliquées par le péché collectif, quand elles étaient jusqu’alors imputées à la simple colère divine ; ceci en référence à l’épisode biblique où Dieu, afin de punir les Égyptiens de l’esclavage qu’ils exercent sur les Hébreux, frappe l’Empire pharaonique. Se forge l’image d’un Dieu de colère, se matérialisent des pratiques nouvelles. En 590, le pape Pélage II décède de la peste. Son successeur, Grégoire le Grand, organise une procession marquée par une vision collective millénariste : l’Ange exterminateur apparaît, rangeant dans son fourreau une épée rouge du sang de l’ennemi pestilentiel. L’épidémie cesse aussitôt, l’endroit sera appelé le château Saint-Ange. C’est aujourd’hui un musée, surmonté d’une statue commémorative de l’archange saint Michel.

La pandémie permet aux autorités ecclésiastiques d’affirmer la prééminence des sites chrétiens en organisant des pèlerinages. La procession devient la réponse instituée aux accès de la maladie. Concoctées dans le monastère bénédictin de Saint-Gall, de nouvelles prières, les Rogations, se diffusent à grande échelle. Dans un contexte marqué par l’attente du Jugement dernier, les manifestations de contrition collective se multiplient. Elles visent à renforcer la cohésion sociale ébranlée par des prophètes ou des meneurs populaires, qui essaient de fédérer les mécontentements afin de défier les élites. Dans ce contexte apocalyptique, l’Église promeut la notion de pureté chrétienne. Revenir à la foi permet au corps social de surmonter l’épreuve.

Quelque part entre les 8e-9e siècles, la peste disparaît d’Europe et du Moyen-Orient. Aux alentours de 610, une épidémie similaire a frappé, à l’autre bout de l’Eurasie, la Chine, amputant peut-être sa population d’un tiers. Pour près de cinq siècles, le monde va oublier le fléau, et les populations survivantes perdre l’immunité qu’elles avaient si chèrement acquise…

BOURDELAIS Patrice [2003], Les Épidémies terrassées. Une histoire de pays riches, La Martinière (Paris).

GUALDE Norbert [2006], Comprendre les épidémies. La coévolution des microbes et des hommes, Les Empêcheurs de penser en rond (Paris).

HERLEHY David [1997, trad. fr. par Agnès Paulian, 1999], La Peste noire et la Mutation de l’Occident, Gérard Montfort Editeur (Paris).

MOUTOU François [2007], La Vengeance de la Civette masquée. SRAS, grippe aviaire… D’où viennent les nouvelles épidémies ?, Le Pommier (Paris).

NAPHY William et SPICER Andrew [2000, trad. fr. par Arlette Sancery, 2003], La Peste noire, 1345-1730. Grandes peurs et épidémies, Autrement (Paris).

VITAUX Jean [2010], Histoire de la peste, Puf (Paris).

Liaisons dangereuses : ésotérisme et histoire globale

Un des premiers articles publiés sur ce blog [https://blogs.histoireglobale.com/?p=56] portait sur le travail de Gavin Menzies [2004]. Ce sous-marinier britannique, retraité de la Royal Navy, défend qu’en 1421, les flottes chinoises ont fait le tour du monde. Elles auraient exploré et cartographié les Amériques et l’Antarctique en détail, exploité des mines en Australie, réalisé une multitude d’exploits nautiques abracadabrants, contournant par exemple dans des jonques de bois le continent eurasiatique par les mers septentrionales…

Un de nos lecteurs nous avait alors dit qu’il ne voulait plus entendre parler de Menzies, sauf si nous étions en mesure de lui expliquer pourquoi cette personne arrivait à écouler tant d’exemplaires de ses livres de pseudohistoire, quand les historiens sérieux n’atteignent pas le millième de ses ventes. Mentionnons que Menzies a d’ailleurs publié un autre ouvrage, non encore traduit en français [2008]. Titre : 1434. Le sous-titre résume la thèse : « The year a magnificent Chinese fleet sailed to Italy and ignited the Renaissance ».

Il est bien sûr possible de contester les hypothèses de Menzies selon les usages des controverses académiques. Le jeu consiste alors à disséquer son travail, à prouver que les cartes sur lesquelles il s’appuie sont des faux, que sa méconnaissance des sources le pousse à des conclusions erronées, et que ses procédés sont antiscientifiques : il ne remet jamais en cause son hypothèse, et fait obsessionnellement feu de tout bois pour la nourrir. C’est ignorer le fond du problème : sa démarche, si elle se pare des atours de la recherche scientifique, n’est historique que superficiellement. Il ne rédige pas des livres d’histoire, mais d’ésotérisme.

Un mythe moderne

Un des meilleurs ouvrages à ce jour consacré à l’ésotérisme savant a été publié par l’ethnologue Wiktor Stoczkowski [1999]. Au terme d’une enquête de quatre ans passés à étudier la thématique des anciens astronautes, il a produit une analyse de la façon dont se bâtit un mythe moderne. En l’espèce, une croyance partagée, qui fait d’extraterrestres, ces « anciens astronautes », les créateurs de l’humanité, et/ou les démiurges des anciennes civilisations. Andines, mésoaméricaines, indiennes, égyptiennes ou pascuane…, elles n’auraient, devrait-on croire, jamais été à même d’élever de monuments conséquents, pyramides ou mégalithes, sans l’aide des visiteurs de l’espace.

Cette croyance trouve ses racines dans des livres. Un des premiers jalons est posé par Louis Pauwels et Jacques Bergier dans Le Matin des magiciens [1960]. Passionnés d’ésotérisme, les deux compères vulgarisent un grand nombre de thématiques occultistes, présentées comme des découvertes « scientifiques » annonçant l’avènement d’une nouvelle Renaissance, nourrie de la redécouverte de vérités spirituelles issues de l’aube des temps. Cet ouvrage préfigure ce que l’on appellera le New Age, qui vise à réenchanter un monde perçu comme étouffé par le scientisme. Entre autres thèmes, Pauwels et Bergier abordent l’hypothèse des anciens astronautes ; idée reprise, et enrichie, par un employé des PTT du nom de Robert Charroux peu après [1963]. Mais c’est un Suisse, Erich Von Däniken, qui donne à cette croyance un essor mondial, avec Souvenirs du futur [1968]. En deux décennies, ce livre se vendra sur toute la planète à plus de 50 millions d’exemplaires, sans compter les éditions pirates diffusées dans le monde communiste.

Une épidémie de notre temps

Depuis, la thématique a poursuivi son chemin. Pourtant, les archéologues se sont employés à démolir le fatras d’arguments avancés par ces auteurs à l’appui de leurs thèses : on sait bien que les gigantesques dessins de Nazca (Pérou), visibles seulement du ciel, ne sont pas des pistes d’atterrissage pour soucoupes volantes ; ou que le bas-relief de Palenque (Mexique) représente un prêtre et non un cosmonaute ; on a pu expérimenter que l’on peut déplacer une statue de l’île de Pâques avec quelques dizaines de personnes rudimentairement outillées… Sans compter tous ces mythes indigènes, apparus opportunément dans ces ouvrages pour valider la thèse, dont on a prouvé qu’ils sont de pures inventions des auteurs… Rien n’y fait. La « dänikenite » (dixit Stoczkowski), cette épidémie de notre temps, persiste. Elle contamine même le cinéma : 2001 l’odyssée de l’espace, Stargate, Le Cinquième Élément, Indiana Jones et le royaume des crânes de cristal… Les sondages sur les croyances restent constants depuis les années 1980 : 20 % des Français et 35 % des États-Uniens adhèrent à la théorie des anciens astronautes.

Donnons quelques indices permettant d’identifier une démarche ésotérique : d’abord, l’auteur est souvent un « amateur éclairé », se présentant comme ostracisé par l’institution académique et porteur d’une vérité qui s’est imposée à lui comme une évidence. Ladite vérité est susceptible de bouleverser toutes nos connaissances. Il va énumérer de multiples « preuves », essentiellement piochées dans des lectures antérieures. Il n’hésitera pas à citer ses « sources », ce qui donnera à sa démarche un vernis scientifique. Et son livre rejoindra sur les étagères des librairies un flot d’ouvrages du même tonneau. Que l’on parle des anciens astronautes, du « sang réal » (qui fait des rois mérovingiens les descendants de Jésus-Christ, thème qui inspira à Dan Brown son Da Vinci Code), des protocoles des sages de Sion ou des pérégrinations de flottes chinoises au 15e siècle, l’hypothèse va se transformer en subculture, lue, assimilée, toujours dénoncée, mais aussi enrichie par des millions de lecteurs enthousiastes sur toute la planète.

Des secrets cachés de l’histoire

Ces subcultures peuvent se diffuser par le biais d’ouvrages classés d’emblée comme ésotériques. Parmi une foule de publications récentes, prenons par exemple un ouvrage du Suédois Carl Johan Calleman [2004] récemment traduit en français. Calendrier maya. La transformation de la conscience… Vous changez le titre, le faites diffuser par un autre éditeur, et ça se transforme aisément en l’équivalent du 1421 de Menzies. Le déroulé est similaire à un livre traitant de l’histoire du monde, on y voit une analyse érudite des transformations civilisationnelles, de l’effondrement de l’Empire romain à l’expansion européenne dans le monde… Ici, ce ne sont pas les flottes chinoises qui agissent comme deus ex machina, mais le calendrier maya – qui prédit incidemment la fin de notre monde pour 2012. Cet ouvrage n’est pas isolé, on en recense plus d’une centaine publiés ces dernières années en français sur le même thème.

Un livre arborant un titre tel que Calendrier maya…, signé par un vague « expert sur le cancer ayant travaillé pour l’Organisation mondiale de la Santé » et publié chez un éditeur spécialisé dans les médecines parallèles… On sait à peu près dans quel rayon de la bibliothèque le ranger. Les choses se corsent avec, par exemple, la publication en français de L’Histoire secrète de l’espèce humaine [2002]. Un éditeur qui nous a habitués à plus de sérieux, des auteurs présentés respectivement comme « chercheur en histoire » et « mathématicien » – même si lesdits auteurs travaillent pour le mouvement religieux « International Society for Krishna Consciousness »… Pour une thèse classique : il a été découvert des centaines de preuves démontrant que l’être humain est beaucoup plus ancien qu’on veut bien le reconnaître, il semblerait même qu’il aurait pu côtoyer les dinosaures, ce qui prouverait que l’évolutionnisme est un dogme absolument faux. Et le danger, c’est qu’on se rapproche ici de champs de pensée institués, comme l’Intelligent Design – qui postule que l’évolution est dirigée par une intention sous-jacente. D’autres ouvrages, parfois publiés par des sommités scientifiques, proposent souvent des explications uniques à des problèmes immensément complexes. Certains universitaires, paléoanthropologues ou biologistes, font ainsi de divers os, sphénoïde ou iliaque, le seul moteur de l’évolution humaine… À tort ou à raison, ils se voient dénoncés avec véhémence par leurs collègues.

Universités : le flirt ésotérique

Rapprochons-nous de certaines disciplines académiques : ainsi l’afrocentrisme, dont certains partisans, universitaires reconnus, relaient des thèses discutables. À la base, l’afrocentrisme est un courant intellectuel militant pour une réforme radicale de l’histoire de l’Afrique [FAUVELLE-AYMAR et al., 2002]. Certains de ses membres ont poussé la démarche jusqu’à faire des actes de l’homme noir le seul moteur d’une histoire universelle, à rebours d’une histoire communément admise, eurocentrée, qui postulait que l’Afrique était restée en marge de l’histoire. Le tout s’appuie sur une subculture largement diffusée dans la communauté noire états-unienne. Si certains pans de l’afrocentrisme, relayés par des organisations radicales comme Nation of Islam, ont pu postuler des hypothèses risibles (l’homme blanc aurait été créé par l’homme noir il y a 6 000 ans, suite à une expérience de laboratoire qui aurait mal tourné), d’autres semblent se situer aux limites du soutenable : certains chercheurs ont élaboré des théories visant à démontrer que la Grèce antique n’aurait pas connu son rayonnement sans l’héritage égyptien, présenté lui-même comme exclusivement élaboré dans la matrice civilisationnelle subsaharienne [BERNAL, 1987] ; ou que les civilisations précolombiennes des Amériques n’ont pu se développer que grâce à l’apport de navigateurs africains [VAN SERTIMA, 1976]… On est là à la frontière de l’ésotérisme et de la science, ce qui explique le malaise ressenti autour de certains ouvrages, cités par les uns comme sources potentielles, méprisés ouvertement par les autres.

Quant aux travaux de Menzies, ils s’inscrivent dans un contexte similaire, celui du sinocentrisme… Si l’histoire globale entend redonner toute sa place aux histoires des autres civilisations, les nations qui sont longtemps restées exclues du grand récit de l’Occident font aussi entendre leur voix. Les sources de Menzies sont à chercher dans les travaux d’historiens nationalistes chinois. Ceux-ci auraient pu se contenter de rester dans la vérité historique, à savoir que dans les années 1420, un amiral chinois du nom de Zheng He dirigea plusieurs expéditions jusqu’en Inde, en Afrique et en Arabie, à bord de vaisseaux technologiquement sans rivaux à l’époque : plus de 100 m de long, utilisant des caissons étanches, de l’artillerie embarquée, des boussoles… Ce seul fait suffit à souligner la place qu’occupait la Chine dans le concert des nations d’alors, et peut nourrir de beaux ouvrages.

Nul besoin d’enrichir l’histoire de fiction, elle est déjà souvent incroyable… Et le flirt avec l’ésotérisme se poursuivra toujours, car sur la carte des disciplines, certaines lignes de partage sont destinées à rester floues.

BERNAL Martin [1987]. Black Athena: Afroasiatic Roots of Classical Civilization, Volume I: The Fabrication of Ancient Greece, 1785-1985, Rutgers University Press (New Jersey) ; Volume II: The Archaeological and Documentary Evidence, Rutgers University Press ; traduit en français [1996 et 1999], Black Athena, Tome 1 : L’invention de la Grèce antique, 1785-1985, Puf ; Black Athena, Tome 2 : Les Racines afro-saiatqiues de al civilisation classique, Puf.

CALLEMAN Carl Johan [2004], The Mayan Calendar and the Transformation of Consciousness, Bear and Company (New York), publié en français [2010], Calendrier maya. La transformation de la conscience, Testez… Éditions (Embourg, Belgique).

CHARROUX Robert [1963], Histoire inconnue des hommes depuis 100 000 ans, Robert Laffont.

CREMO Michael et THOMPSON Richard [1996], The Hidden History of the Human Race, Bhaktivedanta Book Publishing (Los Angeles), traduction française par Emmanuel Scavée [2002, rééd. 2010], L’Histoire secrète de l’espèce humaine, Éditions du Rocher.

FAUVELLE-AYMAR François-Xavier, CHRÉTIEN Jean-Pierre et PERROT Claude-Hélène [2000], Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Karthala.

MENZIES Gavin [2004], 1421: The year China discovered the world, Bantam (London), traduit en français par Julie Sauvage [2006], 1421. L’année où la Chine a découvert l’Amérique, Intervalles.

MENZIES Gavin [2008], 1434: The year a magnificent Chinese fleet sailed to Italy and ignited the Renaissance, Harper Collins (London).

PAUWELS Louis et BERGIER Jacques [1960], Le Matin des magiciens, Gallimard.

STOCZKOWSKI Wiktor [1999], Des hommes, des dieux et des extraterrestres. Ethnologie d’une croyance moderne, Flammarion.

VAN SERTIMA Ivan [1976], They Came before Columbus. The African presence in Ancient America, Random House (New York).

VON DÄNIKEN Erich [1968], Erinnerungen an die Zukunft, Econ (Düsseldorf), traduit en français par Bernard Kreiss [1969], Présence des extraterrestres, Robert Laffont.

Kamikaze… Histoire d’un mot

Né dans le Japon du 13e siècle pour nommer les vents qui auraient sauvé l’archipel des invasions mongoles, le terme kamikaze s’est globalisé. Après avoir qualifié les pilotes militaires japonais entraînés à se sacrifier pour détruire leur cible, il sert aujourd’hui à désigner les auteurs d’attentats suicide. Retracer l’histoire de ce mot permet de tordre le cou à quelques stéréotypes…

Les vents divins ont-ils sauvé le Japon des Mongols ?

Kamikaze est un terme japonais, forgé sur 神 kami, divinité, et 風 kaze, vent : « Vents divins ». On le voit émerger au 13e siècle. Ouvrez un classique manuel d’histoire du Japon : vous y trouverez le récit des invasions que tenta, en 1274 et 1281, le grand khân mongol Kubilaï, empereur de Chine. Pour envahir l’archipel nippon, raconte-t-on, il envoya successivement deux armadas, qui auraient été « providentiellement » détruites par des typhons, ces fameux kamikaze.

Les effectifs supposés des deux flottes mongoles ont longtemps impressionné : 45 000 marins et soldats pour la première ; 150 000 pour la seconde ! À titre de comparaison, le débarquement en Normandie de 1944 mobilisa 166 000 hommes sur une traversée maritime dix fois moindre, et avec des moyens technologiques incomparablement supérieurs. Quant à l’Invincible Armada espagnole, au 17e siècle, elle comptait 27 800 soldats et marins !

Cette vulgate d’une flotte colossale providentiellement détruite par les éléments déchaînés a longtemps fait office d’histoire officielle, jusqu’à ce que certains chercheurs américains et japonais l’examinent de plus près. Et surprise : selon l’historien américain Thomas D. Conlan [2001], par exemple, les chiffres des armées engagées auraient été démesurément amplifiés. Mais il y a pire ! Il semble qu’il n’y ait même pas eu de typhon. Surpris par le savoir-faire militaire des samurai, les généraux mongols auraient simplement prétexté avoir essuyé de formidables tempêtes pour justifier leurs retraites.

Du côté japonais, deux facteurs auraient joué pour expliquer les distorsions de l’histoire :

• Les prêtres des différentes écoles bouddhistes, rétribués par le pouvoir, avaient entrepris de somptueuses prières pour demander aux dieux leur intercession. Il leur fallait prouver que leur magie était efficace. Ils annexèrent alors le thème des typhons pour s’attribuer le mérite de victoires « miraculeuses ».

• Il était coutumier de multiplier par 10 les effectifs d’une armée, pour des raisons de prestige. C’est ainsi qu’un chroniqueur de l’époque, voyant défiler devant lui une armée censée comprendre 10 000 cavaliers, les fit dénombrer un à un par ses serviteurs. Ils comptèrent exactement 1 080 combattants.

Les samurai, efficacement mobilisés par le régime shogunal, décrivirent leurs faits d’armes par le menu afin d’être rémunérés par leurs supérieurs ou pour remercier les dieux. En analysant les comptes rendus rédigés par ces guerriers qui eurent à combattre les Mongols, Conlan estime que les armées japonaise et mongole alignaient au mieux de 5 à 10 000 hommes chacune. Il signale en sus qu’aucun de ces parchemins ne mentionne de typhon.

Dans la seconde moitié du 19e siècle, lors de la restauration du pouvoir impérial de l’ère Meiji, le Japon se dota d’une histoire à visées nationalistes inspirées des récits étatiques élaborés en Europe. Le mythe des vents divins kamikaze reprit force à ce moment-là.

Pilotes suicidaires ou élite sacrifiée ?

Le Japon, entré à partir de 1854 dans la modernité sous la menace des canons états-uniens, devait chercher à prouver qu’il pouvait égaler l’Occident sur tous les plans, notamment en matière militaire et coloniale. La suite est connue. Après la Corée en 1910, la Mandchourie en 1931, la Chine en 1937, les débuts de la Seconde Guerre mondiale lui permirent de s’emparer des Philippines, de l’Indonésie, de la Malaisie, de l’Indochine française, de la Birmanie, de la Thaïlande et d’une partie de l’Océanie…

Après cette expansion foudroyante, les revers militaires essuyés dans le Pacifique face aux flottes américaines contraignirent les forces japonaises au repli. C’est sur la fin du conflit, alors que l’archipel nippon se retrouvait à portée des porte-avions américains, que furent formées les unités kamikaze. Après un premier succès dû à l’effet de surprise, la supériorité des avions états-uniens sur la chasse japonaise les autorisa rapidement à contenir les assauts des pilotes suicide. L’efficacité militaire de cette tactique resta très limitée, comme le démontre notamment Maurice Pinguet [1991].

Alors qu’en Occident les kamikaze sont présentés comme l’archétype du fanatisme, ils incarnent toujours un idéal patriotique au Japon. « Nous étions des soldats, pas des terroristes. » C’est en ces termes que le gouvernement japonais s’est ému d’entendre qualifier massivement de kamikaze les acteurs du 11-septembre. De simples soldats ? L’anthropologue japonaise Emiko Ohnuki-Tierney [2006] s’est penchée sur les écrits des tokkôtai (terme officiel employé par l’historiographie japonaise). Citant et commentant des passages des journaux intimes et correspondances de ces militaires particuliers, elle révèle qu’ils étaient, pour les trois quarts d’entre eux, des étudiants âgés de 16 à 20 ans, issus des meilleures universités. Le gouvernement militaire les força à passer leurs diplômes avant le terme de leurs études afin de les enrôler. Beaucoup avaient vécu au contact intime des pensées occidentales ! L’entrée aux grandes écoles, qu’ils avaient réussie, impliquait la maîtrise du latin et de deux langues étrangères vivantes. L’étude de leurs écrits montre que ce n’est pas l’idéologie gouvernementale du néoconfucianisme qui structurait leurs pensées. Ils citaient en détail des milliers d’ouvrages de penseurs occidentaux ! Philosophie, littérature, histoire… Ils avaient tout lu, de Platon à Rousseau, de Romain Rolland à Thomas Mann, de Friedriech Nietzsche à Sören Kierkegaard…

Familiers de ces auteurs, ils connaissaient donc des concepts comme le libre arbitre, le choix individuel. Pourquoi ces jeunes gens acceptèrent-ils leur mort programmée ? « Ils vivaient dans une période où les opposants politiques étaient emprisonnés et torturés à mort, répond Ohnuki-Tierney [entretien avec l’auteur]. Il est déjà stupéfiant de lire ces carnets emplis de doutes sur la légitimité du gouvernement. Ces adolescents spéculaient sur les droits de l’homme, la liberté, etc. Le plus impressionnant reste qu’ils se sont tous confrontés à la question du sens à donner à leur existence. Ils savaient la défaite certaine, mais ils étaient idéalistes. Ils estimaient que le Japon comme l’Occident étaient corrompus par le matérialisme, l’égoïsme, le capitalisme, la modernité. Ils étaient en quête d’un nouveau Japon, qui devait renaître des cendres de sa destruction, et ils acceptèrent leur mort comme pouvant permettre cette renaissance. L’un d’entre eux, Hayashi Tadao, écrivit ainsi que “mourir aujourd’hui est une obligation imposée par l’Histoire”. »

Et Ohnuki-Tierney de conclure : « De son côté, l’État les sacrifia dans une dernière bouffée d’irrationalité. Il envoya sa future élite à une mort insensée, en inventant les opérations kamikaze au moment même où la défaite était devenue inéluctable. »

Les tokkôtai étaient fondamentalement différents des kamikaze contemporains : « Membres des forces armées d’un État-nation en guerre, leur engagement n’était pas de l’ordre de la démarche volontaire. Leurs cibles étaient exclusivement militaires. » Si analogie on peut faire, estime-t-elle, « elle est avec ces soldats de la Première Guerre mondiale que l’on obligea à charger l’ennemi dans ses tranchées sous un déluge de feu, vers une mort quasi certaine. »

Par une curieuse ironie de l’histoire, ce terme de kamikaze a subi un processus similaire à celui de harakiri (« couper ventre », méthode de suicide traditionnelle des samurai). Dans les deux cas, ayant le choix entre deux façons distinctes de prononcer une combinaison d’idéogrammes, un Japonais choisirait de dire shinpû plutôt que kamikaze, et harakiri serait seppuku. Le nom officiel des kamikaze au sein de la Marine impériale japonaise était d’ailleurs shinpû tokubetsu kôgeki tai, « unités d’attaques spéciales vent divin » (dont tokkôtai est une abréviation). Issus de prononciations erronées de traducteurs occidentaux, les termes kamikaze et harakiri se généralisèrent dans le monde entier…

Les bombes humaines, une spécialité islamiste ?

« Entre 1947 et 1954, le corps expéditionnaire français en Extrême-Orient se trouva en présence d’unités de l’armée régulière du Viêt-minh qui préparaient l’attaque principale en se jetant délibérément sur les obstacles construits pour la défense. Pour dégager la voie à travers les réseaux de barbelés, ils faisaient sauter des explosifs (…) qu’ils portaient sur eux-mêmes. On les nomma “volontaires de la mort” », rapporte François Géré [2003]. L’historien souligne que le thème du combattant suicide n’est pas une nouveauté : des Assassins ismaélites aux 12e-13e siècles aux indépendantistes Tchétchènes d’aujourd’hui, en passant par les brigades iraniennes Bassidje d’adolescents martyrs utilisés pour déminer le terrain face aux armées irakiennes ou les nihilistes russes du 19e siècle… La liste du recours au suicide comme arme est sans fin, et elle ne connaît pas de frontières, qu’elles soient culturelles, religieuses ou sociales.

Le terme kamikaze a connu sa véritable mondialisation à partir des attentats du 11-septembre, comme le rappelle la revue Cultures & Conflits dans l’éditorial de son numéro 63 consacré à la « Mort volontaire combattante » [http://conflits.revues.org/index2086.html]. Ce texte souligne que l’usage contemporain du terme kamikaze en fait un synonyme de « fou fanatique », annonce que l’intention du dossier est justement de lui substituer des appellations moins ambiguës… Et paradoxalement recourt au néologisme « kamikazat », alors que ce terme de kamikaze resurgit dans tous les articles de ce dossier. Ces occurrences multiples montrent bien que le mot est devenu incontournable. Fort intéressant, ce numéro permet de faire l’archéologie « religieuse » des « islamokamikaze » à travers plusieurs articles, et étend son analyse à d’autres exemples, notamment les Sikhs.

Pour qu’il y ait des kamikaze, estime le sociologue Farhad Khosrokhavar [2002], il faut une organisation qui va superviser des gens prêts à se sacrifier pour tenter d’inverser un rapport de force très largement défavorable, le tout en sacralisant une cause qui peut être nationale, comme chez les Tigres tamouls, ou religieuse… « Si l’islam joue aujourd’hui ce rôle, la raison est à chercher dans ce que vivent les sociétés musulmanes. Les problèmes du Cachemire, de la Palestine, de l’Irak, hier de la Bosnie…, ce cumul d’événements explique que l’attentat suicide soit devenu principalement musulman, estime-t-il [entretien avec l’auteur]. Le sentiment d’être soumis à une répression sans fin, une situation sans issue, est souvent primordial. Dans une société réduite au désespoir, l’exercice de la mort sacrée peut contribuer à remettre en cause le statut de dominé, particulièrement dans un monde soumis au règne des médias globalisés. La personne qui tente un attentat suicide dans le cadre d’Al-Qaida va faire la une des journaux, et acquérir une dimension héroïque. Cette promotion de soi se nourrit de la perception qu’il n’y a pas d’autre issue digne, que l’on ne résoudra pas ces problèmes par des moyens classiques, politiques, sociaux ou non violents. »

Nous voici arrivés au dernier ingrédient propre à attiser l’incendie terroriste : la théâtralisation. L’attentat suicide, explique ainsi Mark Juergensmeyer [2003], n’a généralement pas d’efficacité matérielle. Il reflète une lutte qui se joue dans l’imaginaire. La mort en direct frappe aujourd’hui d’inquiétude des gens qui n’auraient aucune raison de s’angoisser sans ces messages relayés par la télévision ou Internet. De là à conclure que l’hyperdéveloppement médiatique à l’échelle mondiale aurait pour corollaire une contagion, dont l’extension nouvelle du domaine sémantique du terme kamikaze témoignerait à sa façon…

CONLAN Thomas D. [2001], In Little Need of Divine Intervention: Takezaki Suenaga’s scrolls of the Mongol invasions of Japan, Cornell University.

PINGUET Maurice [1991], La Mort volontaire au Japon, Gallimard.

OHNUKI-TIERNEY Emiko [2006], Kamikaze Diaries: Reflections of Japanese student soldiers, University of Chicago Press.

GÉRÉ François [2003], Les Volontaires de la mort. L’arme du suicide, Bayard.

KHOSROKHAVAR Farhad [2002], Les Nouveaux Martyrs d’Allah, Flammarion.

JUERGENSMEYER Mark [2003], Au nom de Dieu, ils tuent ! Chrétiens, juifs et musulmans, ils revendiquent la violence, traduit de l’anglais par Nedad Savic, Autrement.

Cinq siècles et deux mondialisations… L’histoire se répète-t-elle ?

À partir de quand peut-on parler de mondialisation ? Pour François Gipouloux, spécialiste de l’économie chinoise et auteur de La Méditerranée asiatique (1), la première mondialisation est celle qui, au 16e siècle, voit l’établissement de connexions commerciales à l’échelle du globe, liant les destins économiques de l’Europe, de l’Asie et des Amériques à travers des réseaux marchands. Et cette première mondialisation, estime-t-il, si elle se réalise à la faveur de l’expansion européenne, résulte surtout de l’attraction exercée par la Chine. Conséquence : la mondialisation contemporaine, dont il estime qu’elle s’amorce à partir de 1985, serait en fait une « remondialisation ». Et celle-ci placerait, à nouveau, la Chine au cœur du commerce mondial.

Sa démonstration s’effectue en cinq temps, qui forment autant de chapitres d’un ouvrage foisonnant : après avoir rappelé l’histoire des réseaux marchands maritimes européens au Moyen Âge (partie 1), il entreprend de dresser une comparaison terme à terme avec ce qui se passe au même moment en Asie (partie 2), puis décrit l’imbrication de ces deux sphères d’échanges à partir du 16e siècle (partie 3) ; la remondialisation et ses conséquences fournissent la matière respective des deux dernières parties.

Gipouloux signe une habile synthèse de l’histoire du commerce de ces six derniers siècles et nous invite, avec les nombreux auteurs dont il cite et met en relation les travaux, à décentrer le regard. Bien sûr, le titre de Méditerranée asiatique donne à l’ouvrage une tonalité braudelienne, puisqu’il fait ostensiblement référence à La Méditerranée et le Monde méditerranéen… (2), livre dans lequel Fernand Braudel soulignait notamment que l’espace maritime, zone de contact intercivilisationnel, est un creuset d’innovations techniques et industrielles, ainsi qu’un foyer d’initiatives entrepreneuriales. C’est le lieu par excellence où le bénéfice des flux marchands peut être démultiplié. L’auteur rappelle ainsi que la prospérité de Gênes, basée sur le commerce, autorisait en 1293 cette petite République italienne à lever trois à quatre fois plus d’impôts que la France ! Et que l’on doit aux cités-États italiennes l’invention, le perfectionnement ou les premières versions d’outils aujourd’hui universels : de la comptabilité en partie double (actif/passif) à la lettre de change, en passant par la société par actions, le renseignement économique, la banque ou l’assurance maritime…

Le commerce contre l’État

Mais le titre de Méditerranée asiatique est aussi avancé pour deux raisons. La première est d’ordre méthodologique : il s’agit de rappeler que l’histoire globale se doit de dépasser les analyses précédentes en révisant ses classiques, fût-ce l’œuvre de Braudel à laquelle l’auteur entend se référer davantage pour sa « puissance métaphorique » que pour sa démarche, même si elle était déjà pluridisciplinaire. Pour Gipouloux, « trois paradigmes ont été au principe de trois disciplines fondamentales des sciences sociales (…) : l’entité nationale comme unité des comptes de l’économie ; le territoire et l’espace physique comme fondement de la géographie économique ; l’État territorial comme cellule de base du système des relations internationales. » Or un constat s’impose : ces trois paradigmes perdent leur pertinence face à la mondialisation, qui oblitère les frontières étatiques et appelle des analyses à une autre échelle.

La seconde raison est d’ordre structurel : l’Asie orientale est géographiquement organisée autour d’un espace commun, qui s’étend des côtes coréennes et japonaises jusqu’aux façades maritimes indonésiennes et malaises, en passant par la Chine et l’Asie du Sud-Est continentale. Loin d’être close, cette zone se prolonge naturellement vers l’océan Indien et s’ouvre au 16e siècle au Pacifique. La particularité de cet espace est qu’il a été balisé de longue date par les diasporas marchandes. Passeurs de culture, courtiers, médiateurs, intermédiaires voire « interlopes » (contrebandiers, racketteurs…)…, ces populations ont su s’affranchir du contrôle des États qui bordaient cet espace, se structurant au fil des « réseaux urbains » d’échanges initiés depuis les grandes métropoles portuaires.

Hier Sakai, Naha, Srivijaya ou Malacca ; aujourd’hui Hongkong, Shanghai, Tôkyô, Singapour… De tout temps, les tentacules commerciaux de ces emporia (puissances conçues pour se projeter sur des marchés lointains, qui ont pour corollaire des sites physiques, des villes faisant office d’entrepôts) se sont déployés, démontre Gipouloux, en marge des États, voire contre eux. Bien sûr, les élites mandarinales chinoises n’envisageaient le commerce que tributaire : les peuples voisins ne faisaient pas des affaires avec le Céleste Empire, ils lui adressaient en qualité de vassaux des cadeaux, et l’étiquette obligeait à répondre par d’autres présents. En conséquence, les marchands asiatiques étaient pénalisés par rapport à leurs homologues européens : les premiers étaient soumis à l’arbitraire des fonctionnaires, les seconds voyaient leurs libertés garanties par des chartes et leurs activités bénéficier de procédures judiciaires équitables. Mais les commerçants orientaux gardaient le sens des affaires : si la pression gouvernementale sur leurs activités devenait trop forte, ils se faisaient contrebandiers ou pirates, et leur ingéniosité leur a toujours permis, sinon de prospérer, du moins de survivre.

Quand la Chine pompait l’argent des Amériques

Un des nombreux mérites de l’ouvrage est qu’il permet ainsi de revenir sur un certain nombre de poncifs. Les marchands asiatiques ne furent pas évincés du commerce à partir du 16e siècle, mais surent s’imposer comme partenaires des Portugais, Britanniques et Hollandais. Les Chinois ne furent pas passifs face à l’irruption occidentale, et reprirent même l’île de Taïwan aux Pays-Bas. Le régime shogunal japonais ne décréta que très progressivement, au début du 17e siècle, une fermeture (sakoku) de l’archipel aux étrangers, et ce repli resta relatif… Mais l’idée force de Gipouloux est surtout de démontrer que la Chine, loin d’être un acteur passif de cette première mondialisation, en est le cœur autour duquel tout orbite. Thés, soieries, porcelaines…, ses produits en font le pôle d’attraction, la « pompe aspirante » de l’argent du monde. Le métal précieux est la principale monnaie d’échange acceptée par l’Empire. Et cette pompe, cette « hémorragie de numéraire » s’amorce parce qu’à poids égal, l’argent s’échange contre deux fois plus d’or en Chine qu’en Europe. Les Espagnols, principaux producteurs d’argent grâce aux mines du Pérou et du Mexique, en prennent acte, ouvrant une liaison du Mexique aux Philippines, Acapulco-Manille, vue comme un relais vers le marché chinois. L’auteur retient d’ailleurs 1571 comme repère commode de cette mondialisation, car cette année voit la prise de Manille par les Espagnols. De leur côté, les Britanniques captent ces flux et s’immiscent (comme les Portugais avant eux, qu’ils évincent avec le concours des Hollandais) dans les circuits commerciaux existant depuis l’Antiquité dans ces mers orientales.

Cette généalogie de la première mondialisation sonne comme une répétition au ralenti de la grande pièce de théâtre contemporaine qu’est la mondialisation actuelle. Le mouvement est amorcé dans la décennie 1980 : diffusion à toute l’Asie du modèle industriel japonais – « caractérisé par la recherche systématique de la valeur ajoutée dans les productions destinées à l’exportation » – à la faveur des délocalisations provoquées par la flambée du yen, abaissement spectaculaire des coûts de transport et de communication, libéralisation des capitaux et irruption de la Chine dans le marché mondial… Resurgissent alors les « empires flexibles », de vastes zones économiques transnationales aux maillages multipolaires. L’État-nation n’est plus l’acteur de l’économie. Voici venue l’ère des « organismes réticulaires » (3), des puissances ici urbaines qui surfent sur des réseaux financiers et technologiques à l’ampleur mondiale, mais dont il est difficile de quantifier l’activité, puisque les outils de comptabilité restent prisonniers des dimensions nationales.

Vers une thalassocratie ?

Gipouloux étoffe sa démonstration en comparant deux métropoles contemporaines : Hongkong et Shanghai. Si les deux villes témoignent à leur façon de l’insertion de la Chine dans le marché globalisé, il démontre que la première occupe un rang supérieur dans la hiérarchie urbaine mondiale. Elle est un centre majeur de services : plate-forme logistique du commerce offshore, coordinatrice des processus industriels délocalisés à l’intérieur du continent, gestionnaire des investissements étrangers, tout en assumant des fonctions plus primaires (entrepôts toujours). Par contraste, Shanghai, pourtant étonnante de dynamisme, accorde une place réduite aux activités de service et souffre encore des handicaps du passé : économie planifiée, politique centralisée, corruption administrative, manque de transparence juridique se conjuguent pour empêcher la cité de tailler des croupières à sa rivale.

Quelle que soit la ville emblématique de ce mouvement, il n’en reste pas moins que, basculant du socle continental qui a été le sien pendant deux ou trois siècles d’éclipse, la Chine a entrepris de reconquérir la place qu’elle a longtemps occupée dans l’économie mondiale : celle de numéro un. Mais elle ne peut aujourd’hui le faire qu’en visant à se transformer en thalassocratie, ce qu’elle avait commencé à faire lorsque l’amiral Zheng He, dans la première moitié du 15e siècle, projetait des flottes colossales jusqu’aux côtes orientales de l’Afrique. Pourtant la question, amorcée sous les Song au 11e siècle, subsiste : une Chine décentralisée et suivant une logique expansive, par opposition à une Chine centralisée, axée sur l’hinterland et au système juridique sclérosé, n’encourt-elle pas à terme le risque d’une désagrégation politique et d’une fragmentation de son espace économique ?

(1) GIPOULOUX F. [2009], La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, 16e-21e siècle, Paris, CNRS Éditions.

(2) BRAUDEL F. [1949], La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, rééd. LGF/Le Livre de poche, 1990.

(3) L’expression est de APPADURAI A. [2006], Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, trad. fr. BOUILLOT F., Payot 2007, rééd. 2009.