Audierne, un port breton dans l’histoire globale

Aux 16e et 17e siècles, le système-monde moderne se met en place avec une division intra-européenne du travail largement inédite. Au pouvoir d’achat considérable du Portugal et de l’Espagne, grâce à la pénétration marchande dans l’océan Indien et à l’exploitation minière des Amériques, répond la créativité anglaise pour fournir ces consommateurs ibériques en laine et toiles, au travers de la révolution des enclosures. Les Pays-Bas ne sont pas en reste qui approvisionnent cette Europe du Sud-Ouest en céréales diverses, obtenues en Baltique contre du hareng pêché en mer du Nord. La spécialisation lainière anglaise et le développement des cultures de rente (fleurs, plantes tinctoriales) sur les terres néerlandaises créent de plus un débouché important pour les céréales d’Europe orientale et centrale, justifiant un retour du servage en Pologne et dans les pays limitrophes. Il apparaît donc bien une division très particulière de l’activité, articulant un pôle ibérique largement consommateur, un centre au Nord-Ouest, industrieux et créateur du premier capitalisme agraire, une périphérie orientale qui recourt au travail forcé dans le cadre de structures agraires du passé.

En-deçà de cette « grande histoire », peut-on cerner les conséquences de ces mouvements de basculement sur des contrées a priori plus marginales ? Considérons par exemple le port d’Audierne, au Cap Sizun, à quelques encablures au sud-est de la très touristique pointe du Raz. Voilà un pays de pêcheurs de merlu, de lieu et de congre, par ailleurs encore très largement paysans à la fin du Moyen Âge. Mais dès la fin du 13e siècle, ils commencent à exporter les merlus séchés vers les importants centres de consommation du golfe de Gascogne, La Rochelle et Bordeaux en particulier. Ils en ramènent du sel et du vin que la Bretagne occidentale consommera ou qui seront vendus plus au nord. Leurs expéditions ne sont pas seulement le fait de pêcheurs qui reconvertiraient temporairement leurs barques en bateaux marchands mais résultent aussi de la création d’une « flottille spécifiquement marchande mais aux tonnages conséquents » [Duigou et Le Boulanger, 2010, p. 47]. Dès 1309, les navires bretons constituent environ 20 % des sorties du port de bordeaux [Cassard, 1979, p. 381]. Au milieu du 14e siècle, les gens d’Audierne sont aussi très présents sur le marché du sel de Guérande. Au début du 15e, on les retrouve à La Rochelle pour y vendre, cette fois, outre leur poisson, du blé, des toiles et des porcs. Avec la fin de la guerre de Cent Ans (1453), la route du vin et du sel devient plus facile et les gens d’Audierne partagent alors leur temps entre la pêche, le transport maritime et la production agricole, développant ainsi une polyactivité assez originale.

À partir du début du 16e siècle, les marins des ports bretons, en particulier Penmarch en pays bigouden et Audierne en terre « capiste », fréquentent régulièrement Bordeaux, au point qu’en 1516, 70 % des affrètements de vins au départ de ce port sont bretons [Marzagalli et Bonin, 2000, p. 151]. Mais désormais le vin est emmené bien plus loin que la Bretagne : accostant à Arnemuiden (avant-port d’Anvers, à l’époque centre de l’économie-monde européenne selon Braudel) ou encore à L’Écluse (équivalent pour Bruges), les navires bigoudens et capistes alimentent un marché flamand déjà important. Initialement marginalisés par les marins de Penmarch sur les Flandres, les gens d’Audierne sont plus présents dans les ports irlandais (Galway, Limerick, Cork) et surtout britanniques (Londres, Bristol, Falmouth) remontant jusqu’en Écosse (Édimbourg, Leith). Ils sont en revanche dominants au départ de La Rochelle : un tiers des navires chargés de vin vers la Bretagne entre 1523 et 1565 [Duigou et Le Boulanger, 2000, p. 51]. Ils répondent aussi à l’appel du marché ibérique, emportant dès 1506 du froment chargé à Bordeaux vers Lisbonne et Setubal puis, dans les années suivantes, sur Saint-Sébastien et Santander. Dans la dernière décennie du 16e siècle, les Capistes s’imposent sur le marché zélandais, débouché devenu central pour les vins de Bordeaux, Libourne et La Rochelle ; ils surclassent également les Bigoudens au départ de Bordeaux, représentant 10 % du total des sorties totales de ce port en 1590.

Il ne faudrait pourtant pas s’y méprendre : les Capistes restent bien de simples transporteurs affrétés par les riches négociants de Bordeaux ou des Flandres et bien peu, à l’exception des frères Guézennec, chargeront du vin pour leur propre compte [Duigou et Le Boulanger, p. 52] Autant dire qu’ils ne sont pas placés au point de la chaîne commerciale où la plus-value est la plus forte. Leur rôle local est cependant primordial : sur une population de 8 000 habitant, au Cap-Sizun, à la fin du 16e siècle, 1400 personnes vivraient de la pêche et du transport… Et le poids des « honorables marchands » se lit sur les murs des églises et chapelles où abondent désormais les bateaux sculptés, témoignages de donations par de riches marins pour leur construction.

C’est au 17e siècle qu’Audierne connaît son apogée marchande. Dès les années 1620, ses marins fréquentent la mer Baltique, dominent les autres transporteurs bretons pour ce qui est des affrètements bordelais, sont plus actifs au pays Basque et en Espagne, apportant notamment du blé et des fèves du Cap. Certains navigateurs poussent jusqu’en Méditerranée où la piraterie est pourtant dissuasive. L’approvisionnement des Pays-Bas en vin se poursuit et la richesse des marchands capistes devient visible : achat de manoirs et de terres, accolement à leur patronyme du nom de leur terre acquise. Cependant, leurs enfants ne continuent pas nécessairement le négoce et suivent des études de droit, certains deviennent planteurs aux Antilles. Cette prospérité ne durera guère : à partir de 1668, les marins sont tenus d’effectuer régulièrement des périodes sur les vaisseaux du roi et l’année 1689 verra le début d’une interminable guerre maritime avec l’Angleterre. La désorganisation qui s’en suivra scellera la fin définitive de la prospérité d’Audierne.

Au total, voilà un port breton d’abord très modeste mais suffisamment dynamique pour avoir déjà saisi, bien avant l’essor du 16e siècle, les opportunités offertes par un commerce maritime relativement proche. Lorsque les profits tirés du grand essor ibérique puis néerlandais irriguent l’économie européenne, Audierne étend son activité de transport de vin et multiplie ses débouchés commerciaux vers les marchés porteurs. Cependant, cette prospérité n’étant que partiellement endogène se trouvait soumise aux aléas du commerce maritime et ne put dépasser la seconde moitié du 17e siècle. Il en reste aujourd’hui quelques magnifiques demeures en pierre de taille dans les anciennes rues de la ville, nombre de bateaux sculptés dans les édifices religieux et comme un désir d’Atlantique le long des côtes rocheuses du Cap-Sizun…

CASSARD J.-C. [1979], « Les marins bretons à Bordeaux au début du 14e siècle », Annales de Bretagne, tome 86, n° 3.

DUIGOU S. et LE BOULANGER J.-M. [2010], Cap-Sizun. Au pays de la pointe du Raz et de l’île de Sein, Palantines.

MARZAGALLI S. et BONIN H. [2000], Négoce, ports et océans, 16e-20e siècles, Presses universitaires de Bordeaux.

Karl Polanyi et la construction du Marché : leçons pour l’histoire globale

Avec son livre devenu un classique, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944, trad. fr. Gallimard, 1983), Karl Polanyi est sans doute l’un des auteurs les plus cités lorsqu’il s’agit d’analyser les modalités de construction, en Europe ou ailleurs, de l’économie de marché. Pour lui les sociétés traditionnelles s’opposeraient résolument au Marché dans la mesure où l’économie n’y constituerait pas une sphère autonome, distinguable de l’ensemble des autres activités sociales. Cet « encastrement » dans le social des activités que nous considérons comme spécifiquement économiques se réaliserait par trois principes à peu près universels (réciprocité, redistribution, administration domestique) que l’autorité politique ou religieuse maintiendrait contre toute perturbation venant d’une sphère commerciale, notamment extérieure aux sociétés concernées. Dans ces conditions, les marchés de biens seraient empêchés ou étroitement contrôlés et, par conséquent, toute économie de marché y serait impossible. On sait aujourd’hui que Polanyi, sur la base de ces hypothèses, a largement sous-estimé l’existence de marchés concrets, parfois très influencés par l’offre et la demande, dès l’Antiquité mésopotamienne, égyptienne ou grecque. Et les découvertes archéologiques ont du même coup jeté un doute sur la pertinence de l’ensemble de son analyse, voire décrédibilisé sa méthode, sur la foi de témoignages ponctuels…

Une telle évolution est sans doute dommageable car Polanyi possède une véritable théorie de la formation des marchés comme de l’économie de marché. Et les bases de cette théorie semblent totalement pertinentes pour appréhender ce qui se passe, en histoire globale, quand le commerce de longue distance vient mettre en contact des sociétés où le Marché n’est pas nécessairement le principe régulateur des activités économiques et sociales. Nous allons donc ici poser les bases de cette théorie polanyienne et tenter de cerner son apport spécifique à l’histoire économique globale. Le papier que nous proposons ici est donc d’abord méthodologique, sans doute destiné à être repris et précisé dans des travaux à venir.

Il importe d’emblée de préciser que Polanyi distingue clairement entre les marchés ponctuels de biens (marchés locaux ou marchés sectoriels) et ce qu’il appelle le système de marché et que nous désignerons ici par le terme de « Marché », avec une majuscule. Le Marché est fait de la synergie entre des marchés de biens (où l’interaction entre offre et demande influence plus ou moins la fixation du prix) et marchés de facteurs de production (travail, terre et capital). Ainsi, quand le prix d’un bien donné augmente, par exemple sous l’effet d’une forte demande externe, seule la capacité de mobiliser davantage de terre, de travail et de capital permet de produire plus afin de tirer parti de cette demande brutalement accrue. En ce sens, le prix n’est un signal régulateur dans le cadre du Marché que si des marchés de facteurs autorisent cette production accrue… La théorie de la construction du Marché propre à Polanyi se développe alors suivant une démonstration en trois temps.

Dans un premier temps, il fait remarquer que les trois principes fondant l’encastrement de l’économie dans le social sont altérés par l’existence de marchés de biens, d’une façon qui peut initialement paraître presque inaperçue… Que sont ces trois principes ? Le principe de réciprocité nous indique que la production n’est pas nécessairement réalisée pour les propres besoins du producteur : ainsi, aux îles Trobriand, un individu cultivera, non pas pour sa femme et ses enfants, mais pour assurer les besoins de la famille de sa sœur ; en retour il sera lui-même nourri par le frère de son épouse ; de proche en proche il se crée alors une chaîne de solidarité alimentaire dans laquelle chaque travailleur joue sa crédibilité. Pour Polanyi, le principe de réciprocité est donc fondé sur une institution qu’il nomme « symétrie ». Deuxième principe, la redistribution repose alternativement sur l’existence d’une instance centrale (temple, pouvoir politique…) qui collectera les récoltes et les distribuera à l’ensemble de la société sur des critères de statut ou de besoin alimentaire : ce principe est donc fondé sur une institution qu’il nomme « centralité ». Enfin, l’administration domestique, soit la production pour sa famille (nucléaire ou élargie), voire son clan, constitue un troisième principe, fondé pour sa part sur une institution repérée comme « autarcie ». Évidemment, une société ne peut relever des trois principes en même temps dans la mesure où ils sont largement contradictoires entre eux. Cependant Polanyi pose que la plupart des sociétés sont façonnées par combinaison, dans des proportions très variables, de ces trois principes.

Deuxième temps : l’ordre social ainsi construit n’est cependant pas immuable car tant les instances centrales (temple, État) que les foyers d’administration domestique peuvent vouloir échanger pour céder leurs surplus d’une part, avoir accès à des biens qu’ils ne pourraient produire d’autre part. En ce sens, l’échange constituerait bien un quatrième principe d’organisation des sociétés traditionnelles mais cette fois, un principe potentiellement dangereux puisqu’il va se fonder sur l’institution du marché. Polanyi note cependant que l’échange sur un marché n’implique pas nécessairement recherche active du profit pécuniaire tant que les contractants cherchent à se procurer ce qui améliore leur ordinaire, diversifie leur subsistance ou leur consommation. Cependant le marché détient le pouvoir de dissoudre l’ordre social d’une façon que Polanyi exprime en ces termes. Symétrie, centralité et autarcie ne constituent pas (ou n’engendrent pas) des institutions concrètes vouées à une fonction unique : par exemple, le temple en tant qu’institution centrale aura des fonctions religieuses, politiques, éducatives, et sans doute bien d’autres en plus de sa fonction de redistribution. Le marché au contraire serait voué à une fonction unique, celle de faciliter les échanges. Cette fonction économique prenant de l’importance et devenant éventuellement cruciale pour la satisfaction d’une société, le marché en viendra à assurer des fonctions économiques que les autres institutions avaient coutume d’assurer. Il en viendra donc assez logiquement à priver ces autres institutions de leurs fonctions économiques. Mais cette privation paraîtra relativement anodine dans la mesure où elle n’attaquera pas les fonctions principales de ces institutions : le temple, par exemple, n’en perdra pas pour autant sa fonction religieuse… Autrement dit, le marché affaiblirait les autres institutions et renforcerait son rôle, en quelque sorte par la bande, restructurant alors la société pour qu’elle se conforme de plus en plus aux impératifs du marché, créant ce que Polanyi nomme une « société de marché ».

Le troisième temps de la construction du Marché s’en déduit logiquement. Une fois des marchés de biens ponctuels solidement installés, obéissant partiellement aux stimulants de l’offre et de la demande, la production pour ces marchés deviendra irrésistible. Pour la permettre, il faudra mobiliser un travail qui pourtant constitue une activité profondément imbriquée dans l’ordre social, indissociable de ce dernier. Le travail humain n’est donc pas d’abord destiné à être marchandisé mais se caractériserait, pour Polanyi, par un statut de « marchandise fictive ». Et il en va de même de la terre, elle-même profondément liée au travail dans le cadre d’une société donnée. Quand et sous quelles formes précises seront mobilisés terre et travail dépend évidemment de chaque société et de la nature des perturbations qui l’atteignent, nous y reviendrons. En revanche, ce qui est clair pour Polanyi c’est que la marchandisation de la terre et du travail est vouée à connaître des échecs récurrents. En séparant par exemple le travail de l’ensemble des formes sociales d’existence, cette marchandisation contribuerait à la liquidation des organisations non-contractuelles enracinées dans la parenté ou la religion, créant ainsi une grave insécurité quant à l’identité et aux statuts, conduisant in fine à des problèmes de productivité et à un besoin de protection en retour. En ce sens, la réalisation du Marché constituerait bien, suivant les mots de Polanyi, une utopie récurrente…

Quel intérêt pour l’histoire économique globale ? Cette dernière étudie, on le sait, les échanges commerciaux transculturels, notamment les échanges à longue distance, qu’ils soient menés par des diasporas commerciales dynamiques (mais relativement peu impliquées dans la production elle-même), comme dans l’océan Indien depuis deux millénaires au moins, ou des commerçants européens, parfois secondés par la canonnière, et surtout n’hésitant pas à conquérir des terres pour faire produire les biens qui les intéressent, au moins depuis le 15e siècle. Le commerce de longue distance, dans la mesure où il fait circuler des biens totalement inédits dans certaines contrées, constitue un puissant stimulant poussant des populations à céder leur surplus pour considérablement « améliorer leur ordinaire », voire gagner un certain prestige par la consommation de ces denrées exotiques et rares. Il serait donc à l’origine de l’instauration de marchés puissants capables de perturber en profondeur les trois institutions initiales décrites par Polanyi. Mais il serait tout autant l’instigateur potentiel d’une mobilisation, voire d’une marchandisation de la terre et du travail, dans ces sociétés touchées par son influence.

Cette marchandisation des facteurs de production est à l’évidence détectable dans les sociétés européennes (Angleterre, Pays-Bas) qui seront au premier plan, aux 16e et 17e siècles, de l’exportation vers une Espagne pourvue de quantités exceptionnelles de métal-argent, grâce à sa conquête américaine. La façon dont elle peut se reproduire dans des sociétés, elles aussi confrontées à un débouché extérieur inattendu, mais nettement moins dominantes, est évidemment très variable. Les conditions d’une telle marchandisation sont diverses et nombreuses. Il faut notamment que les producteurs réagissent à une hausse du prix de leur bien (hausse habituelle dans le commerce de longue distance) en produisant davantage alors que cette augmentation de rentabilité pourrait les inciter au contraire à produire moins afin de maintenir leur revenu. En supposant qu’ils répondent ainsi « correctement », au sens de la micro-économie standard, manifestant alors une certaine soif de profit pécuniaire, il faut aussi qu’un moyen de paiement fiable leur permette d’estimer si la hausse de prix n’est pas un leurre. Il faut enfin que des travailleurs acceptent cette mobilisation dans le cadre d’un marché alors que, s’ils disposent de leurs moyens de production et peuvent vendre directement leur produit, ils seront peu enclins à accepter un « emploi » sous une forme salariale quelconque. Et l’on sait que cette forme de mobilisation du travail (hors marché salarial de ce facteur) sera longtemps la réponse de la Chine à ses succès extérieurs, sous les Tang au 9e siècle, puis sous la dynastie des Song du Sud (1127-1271).

Bien d’autres conditions seraient à citer ici… Nous n’irons pas plus loin dans ce papier mais il doit être clair que la théorie polanyienne doit pouvoir guider des recherches en histoire économique globale, notamment quant au pouvoir dissolvant du commerce de longue distance et sa capacité à entraîner les sociétés qu’il touche dans l’engrenage de la construction du Marché…

Comment faire de l’histoire globale hors connexion

À propos de l’ouvrage de Rosenthal et Wong, Before and Beyond Divergence: The Politics of Economic Change in China and Europe, Harvard University Press, 2011.

Voici un livre important, paru seulement en anglais pour l’instant, et promis sans doute à un statut de référence dans son champ de l’histoire économique globale. Ses auteurs ne sont pas des inconnus : Jean-Laurent Rosenthal est un spécialiste de longue date de l’histoire économique française, de ses marchés du crédit et des politiques économiques d’ancien régime ; Roy Bin Wong est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire économique chinoise en Occident, auteur en 1997 d’un China transformed devenu incontournable. Leur collaboration est fructueuse : ce livre constitue une véritable analyse économique comparée des croissances chinoise et européenne sur la longue durée, un exemple particulièrement réussi de la méthode comparatiste en histoire globale. De fait, cette discipline est souvent présentée comme relevant soit d’une méthode « connexionniste » (c’est à travers les contacts commerciaux, financiers, culturels et autres que l’on pourrait expliquer un changement social différencié entre régions du globe, comme le propose, entre autres, l’analyse des systèmes-monde), soit d’une méthode « comparatiste » qui révèle, entre régions, des différences de trajectoire, des bifurcations asymétriques, la présence ou l’absence de certains facteurs cruciaux, bref des clés susceptibles d’expliquer des évolutions contrastées. Ici, nous sommes en présence d’une analyse purement comparatiste, longuement mûrie et qui interroge indirectement la littérature consacrée aux évolutions économiques de l’Extrême-Orient et de l’Extrême-Occident, notamment l’ouvrage clé de Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, auquel le titre de ce livre fait clairement allusion.

Qu’on ne s’y trompe pas ! Il s’agit là d’un ouvrage difficile combinant érudition historienne et capacité à modéliser économiquement des situations déjà maintes fois analysées, comme le choix d’une régulation formelle ou informelle des marchés, la décision de localisation des activités « industrielles » ou encore les effets différenciés de la concurrence politique entre États. Sa lecture n’est donc pas de tout repos, même s’il faut féliciter les auteurs pour la clarté de leur présentation, les reprises synthétiques à la fin de chaque chapitre, la relative simplicité de la plupart des modèles mathématiques mobilisés (du reste toujours expliqués de façon littéraire en parallèle). Il ne s’agit donc pas de décourager ici l’amateur d’histoire globale qui ne serait ni sinologue, ni économiste : il pourra certainement tirer beaucoup d’enseignements de cette lecture, pour peu qu’il y consacre le temps nécessaire.

Dans ses grandes masses, l’ouvrage est d’abord un plaidoyer pour une révision radicale des idées standard quant à une supposée infériorité économique chinoise sur la longue durée. Et les auteurs de rappeler que la Chine a bien contrôlé préventivement sa population, tout comme l’Europe,  et assuré sur le long terme une ration alimentaire par tête au moins stable, voire croissante en de nombreuses régions, contrairement au dogme malthusien. De même ils récusent l’idée que l’économie chinoise aurait été handicapée par des structures productives relevant de la famille élargie ou du lignage : si ces structures ont diminué le poids du marché formel du travail et contribué à une certaine faiblesse du salaire réel, ce n’est pas au détriment de la croissance, bien au contraire. En matière commerciale, ils démontrent que la Chine a utilisé des régulations informelles des transactions quand celles-si s’imposaient logiquement (sur longue distance et/ou pour des échanges de forte fréquence) mais aussi pratiqué les régulations formelles (cours de justice et police) quand ces dernières étaient réalistes. Seule une différence dans l’étendue des spectres d’application de ces méthodes pourrait distinguer l’Europe de la Chine, mais en aucun cas on ne saurait invoquer de culture de l’informel comme l’ont fait trop d’analystes. Dès lors, les auteurs ont beau jeu de montrer que la croissance chinoise a pu se passer des structures occidentales de crédit, dans le cadre de son développement historique jusqu’au 19e siècle, du fait que sa croissance peu capitalistique requérait moins de financement qu’en Europe et que ses structures lignagères y étaient parfaitement adaptées. Le dernier mythe, celui d’une Chine despotique et taxant outrageusement sa population, ne résiste pas non plus à l’analyse : le taux de taxation chinois était, vers 1780, sans doute inférieur à 7 % du produit, soit moins que la totalité des États européens aux prises avec des dépenses militaires invraisemblables et récurrentes. Et malgré cela, l’empire fournissait une quantité de biens publics sans doute plus importante qu’en Europe. L’ouvrage est donc d’abord un très utile pourfendeur d’idées reçues eurocentriques. Mais sur ces bases, il propose aussi une explication originale, à la fois des raisons d’une première avance chinoise, puis du basculement en faveur de l’Europe.

Rosenthal et Wong constatent une différence fondamentale entre Chine et Europe : l’une a presque toujours connu un empire unifié, entre -221 et 1911, l’autre est restée morcelée et victime d’une concurrence féroce entre États rivaux, presque de façon continue, depuis le 5e siècle et la chute de l’Empire romain. S’ils tentent, dans leur premier chapitre, d’analyser pourquoi un pouvoir unique n’a jamais pu se reconstituer en Europe d’une part, pourquoi la Chine a toujours surmonté les affres de la division (sauf sur une longue période entre 220 et 581) d’autre part, l’essentiel de leur apport n’est pas là. Contrairement à des auteurs qui voient dans la division politique de l’Europe la source d’une saine concurrence, d’un recours obligé à l’innovation institutionnelle ou technique, Rosenthal et Wong font remarquer que cette division a d’abord engendré des guerres récurrentes sur notre « bout de continent ». Or la guerre a surtout un coût : en détruisant les structures de production, en gênant les activités commerciales, elle limite incontestablement le revenu ; en détournant une partie de ce revenu vers l’impôt, en obligeant la construction d’un appareil politico-militaire parasite, elle affaiblit en retour ce même revenu. Plus important encore, la guerre pousserait à regrouper l’essentiel des activités industrielles derrière les remparts des villes, tout au long de l’histoire européenne, afin de protéger le capital productif des invasions récurrentes ou de la simple menace de telles incursions. Dans ces conditions, la ville verrait se développer des activités artisanales et « industrielles » à forte intensité capitalistique (cette intensité se définissant comme le rapport entre quantité de capital et quantité de travail dans un processus productif donné), c’est-à-dire employant plutôt beaucoup de capital et peu de travail. Et c’est là que naîtrait un atout fondamental, quoique fortuit, de l’Europe : en privilégiant les activités capitalistiques, la ville européenne serait poussée à perfectionner ensuite ce capital, à innover techniquement, permettant de ce fait un accroissement de la productivité du travail, donc la possibilité de salaires réels croissants. Inversement la Chine, unifiée et sensiblement plus pacifiée que l’Europe, aurait maintenu ses activités productives non agricoles en milieu rural et les aurait alors fondées sur une plus forte intensité en travail. On voit ici se dessiner un mode d’explication, à la fois du retard de l’Europe sur la Chine (au moins jusqu’au 17e siècle) et de son essor triomphant par la suite… Tant que l’effet des guerres intra-européennes serait surtout destructeur sur l’activité artisanale et industrielle (la suppression quantitative des activités existantes n’étant pas compensée par leur amélioration qualitative), la Chine maintiendrait son avance notable grâce à ses activités intensives en travail et rurales. Mais progressivement l’amélioration qualitative des processus de production européens, et urbains, finirait par porter ses fruits et propulser l’ensemble de l’Europe dans ce qui est improprement appelé la révolution industrielle, notamment après que les guerres de la période mercantiliste aient trouvé une conclusion provisoire avec la domination britannique, vers le milieu du 18e siècle.

C’est là le cœur de leur thèse. Les deux auteurs n’hésitent pas pour l’étayer à recourir aux raisonnements traditionnels de la microéconomie. Ils montrent ainsi que, si on prend comme donné le fait, supposé universellement valable, qu’à la campagne les salaires sont moins élevés qu’à la ville alors que le coût du capital est plus faible en milieu urbain qu’en milieu rural, les activités intensives en capital vont plutôt élire domicile en ville, les activités intensives en travail résidant davantage en campagne. Un calcul simple montre alors qu’il existe une intensité capitalistique cruciale, k, telle que, au-dessus les activités éliront rationnellement domicile en ville. En supposant que cette valeur cruciale, k, soit la même en Chine qu’en Europe, disons vers l’an 500, la densité des guerres européennes, en rehaussant brutalement le coût du capital en milieu rural non protégé, va ensuite faire diminuer cette valeur de seuil, k. Résultat de ce mouvement, des activités moyennement capitalistiques, qui resteraient normalement en milieu rural, vont rejoindre l’espace urbain en Europe et s’y trouveront dynamisées par un double mouvement de substitution du capital au travail (ce dernier y étant relativement plus cher) puis d’innovation technique… On tiendrait là une explication possible et du retard préalable de l’Europe sous l’effet de guerres essentiellement destructrices, puis de son essor ultérieur grâce à la dynamisation urbaine d’une multitude d’activités à l’origine moyennement capitalistiques.

Beaucoup de discussions techniques peuvent sans doute être menées quant à la pertinence intrinsèque de ce type de modèle. Par exemple, la forte demande de capital en ville, inhérente à ce mouvement, ne va-t-elle pas en rehausser rapidement le prix, bloquant donc à court terme ce processus vertueux, sauf à ce que l’offre suive ? Peut-on raisonner en termes de capital contre travail quand il s’agit d’activités précédant l’industrialisation du 19e siècle, donc des activités relativement peu, voire très peu, capitalistiques et donc peu distinguables suivant ce critère ? Que faire dans ce raisonnement du putting-out system (trop rapidement traité dans ce livre) et qui semble avoir été plus une norme en Europe qu’un mouvement paradoxal ? Plus généralement, si l’on se réfère à d’autres modélisations présentes dans ce livre, on reste parfois frustré par l’arbitraire de certaines hypothèses : cas notamment du tout premier modèle où l’équiprobabilité des quatre configurations n’est pas justifiée. Sans oublier ce fait malheureux que beaucoup trop de coquilles dans les raisonnements modélisés en gênent considérablement la lecture (inégalités inversées dans le dernier paragraphe p. 53, erreurs dans les deux dernières lignes du tableau p. 78, coquilles encore sur le modèle p. 108) : on attendrait mieux de Harvard University Press… En revanche, la typologie proposée dans l’ouvrage pour montrer ce qui détermine le choix de pratiques informelles ou formelles de contrôle des marchés (pp. 72-80) restera sans doute un modèle du genre.

Au-delà de la séduction exercée par la thèse proposée, il faut cependant s’interroger sur le fait que les calculs rationnels imputés aux acteurs sont ici supposés universels. Le fait que ces calculs soient largement encastrés dans un ordre social spécifique n’est pas évoqué dans l’ouvrage. En clair, même si un calcul de rentabilité a du sens en droit, en a-t-il aussi en fait, et de la même façon dans deux sociétés aussi éloignées ? De même, les marchés (de biens mais surtout de facteurs, terre et travail) sont pris dans leur acception contemporaine. Les auteurs n’abordent pas vraiment la genèse historique, éventuellement différenciée, de ces marchés alors qu’on sait, depuis Polanyi, que marchandiser la terre ou le travail des hommes est tout sauf naturel, encore moins universel. On aimerait ici que l’épaisseur sociologique de ces marchés soit restituée afin de ne pas tomber dans ce qui peut ressembler à un certain économicisme.

Un dernier regret. Les auteurs préviennent d’emblée qu’ils ne retiendront pas l’hypothèse connexionniste dans l’explication des évolutions croisées de la Chine et de l’Europe. Cela peut être un choix méthodologique. Mais dans ce cas ils se privent évidemment d’une confrontation avec les approches en termes de systèmes-monde ou avec les thèses à la Pomeranz. Ils en sont réduits à développer parallèlement leur explication, sur la base des seuls déterminants internes de la croissance, européens d’un côté, chinois de l’autre. Ils fournissent simplement une démarche alternative mais sont dans l’incapacité de prouver que leur explication est supérieure à celle des connexionnistes. C’est d’autant plus regrettable qu’ils ont le plus souvent expliqué pourquoi ils ne considéraient pas pertinentes les approches malthusiennes, culturalistes, en termes de bonnes politiques économiques ou autres… Et que leur thèse est certainement articulable à celle d’un Pomeranz, voire très complémentaire…  L’histoire globale serait-elle donc condamnée à demeurer dans une stricte dichotomie des méthodes ?

Ces remarques pourront paraître sévères mais les travaux novateurs suscitent toujours la polémique et c’est aussi ce qui fait leur force. Par l’effort théorique réalisé, l’honnêteté du travail empirique et la clarté du propos, Before and Beyond Divergence entre clairement dans cette catégorie.

Diasporas commerciales asiatiques et développement de l’Europe

On analyse très souvent, notamment dans les manuels scolaires, l’influence qu’ont exercée sur l’Asie nos compagnies des Indes, nos marchands et nos soldats. Cette focalisation de l’analyse sur l’action unilatérale de l’Europe est du reste conforme à la logique de l’histoire tunnel [Blaut, 1993], déjà présentée ici, et qui consiste à regarder l’histoire des autres presque exclusivement à travers les effets du « rouleau compresseur » occidental. Moins documenté en revanche, l’apport inverse des diasporas commerciales asiatiques à notre capitalisme européen naissant, à la fin du Moyen Âge, est pourtant important. Ce papier va donc chercher à montrer que les institutions commerciales et les techniques développées par ces diasporas ont influencé l’Europe, au moins dès le 7e siècle.

Prenons le cas de l’océan Indien. Cet espace est, on le sait, le cadre d’un commerce de longue distance fort vivant et depuis très longtemps. Dès le 2e siècle avant notre ère, l’Égypte (via la mer Rouge) et la Mésopotamie (via le golfe Persique) échangent avec l’Inde en utilisant les vents de la Mousson. Encore ce commerce ne fait-il que continuer alors une pratique déjà présente au troisième millénaire av. J.-C., quand la Mésopotamie antique et la civilisation de l’Indus avaient mis en place un trafic régulier dont les archéologues découvrent aujourd’hui les traces. Dans le même esprit on sait que le golfe du Bengale, à l’est de l’océan Indien, était le cadre d’un commerce actif, mené par des diasporas du sud de l’Inde, lesquelles s’implantent à Java et Sumatra aux cinq premiers siècles de notre ère. Cette longue tradition d’échange de produits et de circulation des hommes culmine sans doute entre le 8e et le 10e siècles, lorsque la confrontation de l’Empire musulman et de la dynastie chinoise des Tang a progressivement trouvé son équilibre et permis une sécurisation relative des parcours. À cette époque les parcours de l’océan Indien vont de l’Égypte jusqu’à Quanzhou, sur la côte du Fujian, et intéressent, outre le monde musulman, la péninsule indienne et l’Asie du Sud-Est, enfin toute la côte est de l’Afrique d’où partent l’or et l’ivoire, sans parler d’esclaves noirs que la Chine chic de l’époque trouve particulièrement exotiques…

Sur cet océan Indien, les échanges sont d’abord et surtout le fait de diasporas commerciales, Gujaratis, Persans, Arabes, Juifs ou Arméniens, entre autres, qui semblent avoir gardé une indépendance significative, tant vis-à-vis des pouvoirs politiques des pays qui les accueillent que des pouvoirs de leur pays d’origine (quand ces derniers existent encore). Leur lien communautaire interne semble donc avoir toujours prévalu sur l’influence d’un pouvoir politique quel qu’il soit. Et même lorsque ces pouvoirs taxent les activités marchandes, peu d’entre eux s’y intéressent vraiment et encore moins cherchent à instrumentaliser ces marchands, à en faire les outils d’une politique de puissance, à la différence de ce que feront les Européens à partir du 13e siècle et des premiers pas dans le grand monde de la puissance vénitienne. Ces diasporas, définies comme des « nations faites de communautés socialement interdépendantes mais géographiquement dispersées » [Curtin, 1998], exercent alors leurs trafics avec une liberté importante, au sein de réseaux commerciaux particulièrement solidaires. Leur logique de fonctionnement a été particulièrement bien analysée par Greif [2006] qui montre que la confiance au sein de ces réseaux relève d’une connaissance particulièrement claire, car culturellement enracinée, de ce qui est tolérable et de ce qui ne le serait pas.

Leur présence est vraisemblablement très ancienne : on a ainsi pu relever des exemples de diasporas vers – 2000 en Anatolie, commerçant en partie pour les pouvoirs de Mésopotamie. La diaspora juive, pour sa part, devient importante après la destruction de Jérusalem par les Romains, en 70 de notre ère, et sera dominante en Europe durant les temps barbares, puis l’essentiel du Moyen Âge. Au cours des premiers siècles de notre ère, Indiens, Persans, puis Arabes, Juifs et Arméniens s’imposent progressivement dans l’océan Indien. Et durant des millénaires, ces communautés parviennent à circonscrire le danger mortel qui les guette en permanence, à savoir disparaître du fait de l’intégration sociale locale et/ou des mariages interculturels. De fait, retarder l’âge du mariage, faire venir une épouse de loin mais de l’intérieur de la communauté, éventuellement convertir les locaux à sa propre religion, constituent des moyens éprouvés pour maintenir, génération après génération, ce communautarisme commercial.

Pour l’Europe, leur importance est cependant ailleurs. Ces diasporas semblent en effet avoir inventé, bien avant les cités-États italiennes, des techniques commerciales et financières que ces dernières leur emprunteront à partir du 12e siècle. Il en va ainsi de la commenda vénitienne, association de capitaux destinée à financer une aventure commerciale en Méditerranée, qui semble clairement avoir eu pour ancêtre direct le qirad arabe. Ce serait aussi le cas du fondaco italien, sorte d’entrepôt destiné aux marchandises des commerçants de passage d’une nationalité donnée et qui émerge en droite ligne du fonduq musulman et juif de l’océan Indien. Dernier exemple particulièrement important, la lettre de change qui apparaît à Gênes, au 13e siècle, mais ne serait pas une invention italienne : elle tirerait son origine de la suftaja persane, déjà attestée dans l’océan Indien au 9e siècle, et que les Italiens perfectionneront pour en faire à la fois un instrument de change et de crédit. D’autres techniques sont encore peu documentées mais il est possible que les premières ventes à terme aient eu pour cadre l’océan Indien. On se reportera pour plus de détails à notre papier du 15 novembre 2010 sur ces sujets précis.

Si l’Europe se saisit de ces techniques à partir du 12e siècle, c’est bien sûr à travers les croisades, événement qui constitue une conjoncture privilégiée de transfert de techniques. Première rencontre directe « de masse » entre l’Occident et l’Orient depuis l’Empire romain, si l’on excepte les liens effectifs avec le monde musulman de quelques commerçants italiens et les échanges par le biais du monde andalou, la croisade permet d’abord aux cités-États italiennes d’émerger et d’affermir leur puissance. On sait que Venise tirera des bénéfices importances de la location de ses bateaux par les troupes croisées tandis que la prise de Byzance, en 1204, lui assurera des richesses immédiates considérables et surtout une présence sur de multiples comptoirs dans l’est de la Méditerranée, mais aussi en mer Noire où les Génois seront aussi très présents. C’est sans doute à travers leur médiation qu’arrivent en Europe la machine chinoise à filer la soie, le gouvernail axial, certains usages de la poudre à canon, toutes inventions cruciales pour l’avenir. Mais aussi et surtout la croisade permet une greffe directe des puissances commerciales européennes sur la route de la Soie : Caffa et La Tana en Ukraine, Édesse et Damas en Syrie constituent des têtes de pont de ce réseau commercial. Enfin les comptoirs latins au Levant (Tyr, Tripoli, Acre) stimulent par leur demande le trafic caravanier passant par la Mésopotamie tandis que les échanges à travers la mer Rouge se développent pour les mêmes raisons, Venise traitant à Alexandrie avec les Ayyubides dès 1215.

Le développement du capital marchand européen, encore embryonnaire au 12e siècle, s’en trouve brutalement accéléré. Non seulement les techniques orientales en matière commerciale et financière se répandent rapidement, mais encore Mongols et Mamelouks assurent aux Vénitiens, après 1250, un monopole effectif de vente en Europe sur les marchandises venues de l’Asie. De cette façon Venise s’assure une considérable rente de situation dont ses marchands feront largement usage durant les trois siècles suivants. Mais au-delà de ces apports liés à la croisade, il ne faudrait pas oublier que les techniques commerciales des diasporas orientales ont sans doute eu une influence plus ancienne sur le commerce en Europe. Ce sont en effet, entre les 4e et 7e siècles, des commerçants syriens et juifs qui reprennent le commerce de grains vers l’Europe, essentiellement à partir de Byzance, des commerçants grecs qui se placent sur les routes continentales [Rouche, in Fossier, 1982, p. 98]. Ensuite, avec l’arrivée de l’islam au 7e siècle, le commerce transméditerranéen commence par péricliter, la route de Marseille et de la Provence au Rhin décline tandis que, sur la nouvelle route du Pô, des cluses alpestres et du Rhin, c’est la diaspora juive qui s’installe durablement : « Ils maintiennent les anciens trafics vers l’Afrique par l’Espagne, et vers l’Orient par l’Italie, ils commencent même à s’implanter dans les villes mosanes et rhénanes et entrent en relation avec les marchands francs qui s’enfoncent à la recherche d’esclaves et de fourrures au-delà de l’Elbe » [ibid., p. 490]. Au total, le commerce lointain des Européens s’enracine donc fondamentalement dans l’expérience et les pratiques de quelques diasporas orientales.

On ne saurait pourtant en inférer une détermination pure et simple du capitalisme par ces influences orientales. Si celles-ci contribuent à mettre sur orbite le capital marchand européen, la formation du système capitaliste reste évidemment une tout autre affaire [cf Norel, 2009, pp. 151-238].

BLAUT J. [1993], The Colonizer’s Model of the World, New York and London, Guilford Press.

CURTIN P.-D. [1998], Cross-cultural Trade in World History, Cambridge, Cambridge University Press.

FOSSIER R. [1982], Le Moyen Âge. Les mondes nouveaux 350-950, Paris, Armand Colin

GREIF A. [2006], Institutions and the Path to the Modern Economy, Lessons from Medieval Trade, Cambridge, Cambridge University Press.

NOREL P. [2009], L’Histoire économique globale, Paris, Seuil.

L’histoire globale contre l’eurocentrisme

Notre vision de l’histoire, en France comme dans l’essentiel du monde occidental, est profondément imprégnée d’un ensemble de significations qui ne font généralement pas débat. Nous concevons ainsi la « révolution industrielle » comme un pas technique décisif, franchi par les Européens grâce à quelques inventeurs de génie, et leur permettant d’entrer de plain-pied dans la phase proprement capitaliste de l’histoire économique. Nous imaginons pareillement que les « grandes découvertes » du 15e siècle ont signé les tout premiers débuts d’une histoire économique du monde, menée par Vasco de Gama, la Compagnie néerlandaise des Indes Orientales, plus tardivement par l’entreprise coloniale britannique en Inde et la pénétration occidentale de l’espace chinois. Si nous remontons jusqu’au Moyen Âge, nous sommes persuadés qu’une révolution agricole autonome et unique a bien eu lieu en Europe, nous donnant un avantage définitif sur les autres civilisations, dans le cadre d’un système féodal qui, aux dires des marxistes, serait aussi le fondement spécifique de nos succès ultérieurs. Et bien entendu, nous sommes spontanément convaincus que ces réussites s’enracinent dans l’invention grecque de la démocratie et de l’esprit scientifique, l’élaboration romaine du droit et de l’administration, la constitution de l’État carolingien ou le génie des cités-États italiennes…

Autrement dit, nous ne concevons pas spontanément de moteur, autre qu’occidental, à l’histoire économique du monde… Même si nous nous souvenons que les Chinois ont inventé le papier et la boussole, savons pertinemment que nos chiffres sont d’origine arabe (en fait indienne), nous faisons comme si ces premiers pas étaient sans réelle importance, l’Europe ayant seule permis une utilisation systématique des rares intuitions des autres. Dans cette perspective, nous concevons immédiatement l’Europe comme étant la seule à se moderniser, par ses moyens propres, la seule à connaître une sorte de « progrès naturel », la seule finalement à faire son histoire… Symétriquement, le reste du monde est implicitement vu comme stagnant, empêtré dans la tradition, incapable d’un développement autodynamique. Dans le pire des cas, il y a donc opposition entre une Europe rationnelle, dotée d’institutions permettant le progrès, soucieuse de croissance économique et une non-Europe irrationnelle, centrée sur la jouissance immédiate, peu tentée par l’effort et l’accumulation. C’est ce que Blaut [1993] traduit par l’idée d’une « histoire tunnel » : le temps de l’histoire se déroulerait linéairement, à l’intérieur des frontières européennes, l’extérieur du tunnel n’étant pas pris en considération, voire rejeté dans la stagnation, le chaos ou la magie… Dans le meilleur des cas, le reste du monde ne se voit pas nécessairement attribuer ces carences, mais il n’est considéré comme rationnel que provisoirement et partiellement (cas de la Chine à l’époque des Song, autour du 11e siècle), ne connaîtrait de croissance qu’avortée et, pour ce qui compte vraiment, ne ferait que subir les effets de la trajectoire européenne… L’histoire du reste du monde n’est donc spontanément que la succession des conséquences de l’essor occidental sur des sociétés trop peu dynamiques pour l’infléchir…

Certes, le jugement porté sur ces événements et leurs conséquences n’est pas nécessairement positif chez les historiens de l’économie et les essayistes. L’histoire critique du colonialisme ou les écrits historiques relevant de la théorie de l’impérialisme ont clairement marqué que l’influence de l’Europe a été d’abord prédatrice, violente et spoliatrice, en dépit de la diffusion de techniques et d’institutions susceptibles de servir le reste du monde, voire d’être retournées contre les puissances dominantes. Mais, quel que soit le jugement porté, l’appréhension de l’histoire reste fondamentalement la même : l’Europe se situe toujours du côté des causes et le reste du monde du côté des effets.

Comment expliquer cet eurocentrisme ? Sans doute évidemment par la tendance naturelle de tout groupe social à n’accorder d’importance qu’à sa propre histoire conçue comme centrale et éventuellement influente sur celles des autres. Les ethnologues ont abondamment documenté cette tendance spontanée et peut-être universelle des sociétés humaines. L’ethnocentrisme serait ainsi une condition de l’identité personnelle et sociale des membres de tout groupe constitué [Goody, 2006, p. 5], indépendamment même de la taille de ce dernier.

Il est cependant possible de considérer que  l’eurocentrisme va au-delà d’un tel penchant. Pour Hobson [2004, p.219-280], l’ethnocentrisme européen se serait radicalisé, entre 16e et 19e siècles, par la construction d’une identité européenne négative, c’est-à-dire contrastant trait pour trait, d’abord avec l’identité musulmane, puis avec les identités indienne, persane ou chinoise, que l’Europe commence pourtant par admirer. L’opposition, par exemple, entre une démocratie enracinée peu à peu en Europe, mais considérée par ailleurs comme un héritage de la Grèce ancienne, et un « despotisme oriental » immuable, contribuerait à cimenter l’identité européenne, tout en « expliquant » les supposés retards de l’Asie [ibid., p. 228]. Un second contraste entre une Europe scientifique, rationnelle, tournée vers les valeurs de l’esprit et donc indépendante et adulte, en face d’un Orient émotionnel, superstitieux, tourné vers les valeurs du corps et finalement dépendant et infantile, viendrait compléter cette première opposition [ibid., p. 229]. En conséquence la formation d’une identité européenne « implicitement » raciste, c’est-à-dire attribuant ces différences, non directement aux gènes, mais à la culture, aux institutions et à l’environnement [ibid., p. 220] serait à la base du discours colonialiste et impérialiste, donc de pratiques justifiées idéologiquement au nom de la propagation des valeurs de la civilisation. En un mot, pour Hobson, « leur identité construite poussait les Britanniques vers l’impérialisme, pas simplement par qu’ils le pouvaient, mais surtout parce qu’ils croyaient qu’ils le devaient » [ibid., p. 239].

Le patrimoine idéologique français recèle aussi de beaux exemples de cet eurocentrisme, comme en témoigne cet étonnant discours qu’on a un peu honte d’extirper des œuvres de Victor Hugo [Zorn, cité par Rist, 1996, pp. 87-88] et qui fut prononcé lors d’un banquet commémoratif de l’abolition de l’esclavage :

« La destinée des hommes est au Sud […]. Le moment est venu de faire remarquer à l’Europe qu’elle a, à côté d’elle, l’Afrique […]. Au 19e siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au 20e siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème ; l’Europe le résoudra.

Allez, peuples ! Emparez-vous de cette terre ! Prenez là ! À qui ? À personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes. Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez là ! Où les rois apportaient la guerre, apportez la concorde ! Prenez la non pour le canon mais pour la charrue ! Non pour le sabre, mais pour le commerce ! Non pour la bataille, mais pour l’industrie ! […] Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales ! Changez vos prolétaires en propriétaires ! Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ! Croissez, cultivez, colonisez, multipliez ! Et que sur cette terre, de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l’esprit divin s’affirme par la paix et l’esprit humain par la liberté ! »

Il y aurait à méditer longuement sur un texte où l’essentiel des traits de l’eurocentrisme se trouvent réunis : seuls les Blancs sont initialement des hommes ; la mission civilisatrice va de soi ; l’Afrique est prenable car elle n’appartient à personne, comme si elle était vide d’hommes et de pouvoirs indigènes ; l’économie africaine n’existe pas et les habitant ne sont pas censés y produire ; le despotisme local sera étouffé par le développement… Mais ce qui frappe le plus au final, c’est l’ingénuité apparente de son auteur, sa capacité à dire sans connaître, à affirmer sans avoir vu, à se fier aux images spontanées qui lui viennent à l’esprit sans interrogation aucune sur leur genèse. Bien sûr nous ne pourrions plus applaudir au discours du grand homme, mais on comprend, en le lisant, combien il est important de traquer cet eurocentrisme dans nos visions spontanées de l’histoire, encore et surtout aujourd’hui.

Certes, dira-t-on, l’histoire scientifique ne recèle pas, ou plus, de pareils travers. Cela n’est pas si sûr. Il suffit pour s’en convaincre de lire avec attention les écrits d’un Braudel, historien admirable et novateur, à qui nous devons évidemment beaucoup, mais dont Goody a bien montré les nombreux préjugés eurocentriques et les contradictions lourdes dans une étude particulièrement serrée et malheureusement dévastatrice [2007, pp. 180-211]. Plusieurs historiens anglo-saxons ont fait l’objet d’un traitement similaire et n’en sont pas sortis indemnes, notamment Landes et Diamond [Blaut, 2000]. L’histoire économique quantitative est elle aussi touchée : la thèse de Maddison d’une stagnation du revenu par tête chinois, après 1300, est ainsi franchement contredite par les travaux des historiens de l’économie de ce pays.

Corriger l’eurocentrisme est fondamental pour trois raisons immédiates. C’est d’abord évidemment permettre à l’histoire des peuples discrédités d’exister enfin en tant que telle, pour elle-même, hors des pièges de « l’histoire tunnel ». Cela paraît simple mais ça ne l’est absolument pas. Car précisément, même sans tomber dans l’histoire tunnel, nous avons tendance à analyser l’histoire propre des autres en cherchant les différences ou similitudes avec la trajectoire connue par l’Europe, prise implicitement comme référence. On s’efforce par exemple de rechercher l’existence d’un féodalisme japonais ou chinois, à partir des critères propres à la définition du féodalisme européen, s’interdisant ainsi de comprendre des structures économiques originales avec des concepts qui leur seraient spécifiques. On reste prisonnier de la trajectoire marxiste : féodalisme, transition au capitalisme sous les formes du capital marchand et proto-industriel, puis capitalisme industriel. Dans ce cadre, on se prive par exemple d’une compréhension de l’histoire économique chinoise, laquelle relèverait peut-être d’un développement original de la petite production marchande, dans le cadre d’une « raison d’État » par ailleurs totalement spécifique.

Corriger l’eurocentrisme, c’est ensuite montrer la part, souvent considérable, des sociétés non Européennes, dans la constitution de l’économie globale, dans la circulation des produits, des techniques, des idées et des institutions. C’est accepter l’hypothèse que l’Europe, au moins jusqu’au 15e siècle, est économiquement marginale et peu intéressante en regard des richesses qui sont créées et commercialisées sur les routes de l’Asie ou du Proche-Orient. Quelle ne fut pas la surprise, par exemple, de Vasco de Gama, débarquant à Calicut et constatant que les biens qu’il apporte en cadeau sont ouvertement méprisés par ses interlocuteurs !… C’est aussi et surtout tracer les chemins, les acteurs et les logiques de ces circulations, de ces interactions transculturelles qui ont fait l’histoire économique globale.

Critiquer l’eurocentrisme doit permettre enfin de mieux comprendre les ressorts des économies européennes, en dehors des images souvent avantageuses ou exagérées qui nous ont été inculquées. La difficulté essentielle ici réside en ce que les historiens de l’économie, souvent en toute bonne foi, constatant une supériorité évidente aujourd’hui de l’Occident, cherchent naturellement à trouver la clé de cette supériorité. Or, partant du constat de la supériorité de l’Ouest et de l’infériorité de l’Est, il est tentant de considérer que cette différence est là depuis toujours et que l’Est n’a rien pu apporter de décisif en la matière. En conséquence la supériorité de l’Ouest ne peut se trouver que dans quelque avantage spécifique, sans doute très ancien. Ainsi, dès qu’une singularité européenne se fait jour, elle est aisément prise comme point de départ et facteur causal : inventivité technique de la révolution industrielle, éthique protestante du 16e siècle, esprit de la Renaissance, concurrence dynamique entre royautés dès le Moyen Âge, etc. Il ne vient pas spontanément à l’esprit que le ou les facteurs explicatifs peuvent résulter précisément d’une interaction entre l’Europe et d’autres économies, à un moment plus avancées.

En ce sens, le projet de l’histoire globale apparaît parfaitement clair. Il y a cependant loin de la coupe aux lèvres… Nous verrons prochainement que les pièges de l’entreprise sont nombreux : risque de substituer un centrisme à un autre, danger de dépréciation systématique de l’entreprise occidentale, incapacité à penser le comparatisme en histoire. Comme nous le verrons, le problème méthodologique posé est tout sauf simple.

Une première version de ce texte est parue dans Philippe Norel, L’histoire économique globale, Paris, Seuil, 2009.


BLAUT J. [1993], The Colonizer’s Model of the World, New York and London, Guilford Press.

BLAUT J. [2000], Eight Eurocentric Historians, New York and London, Guilford Publications.

GOODY J. [2007], The Theft of History, Cambridge, Cambridge University Press.

HOBSON J. [2004], The Eastern Origins of Western Civilisation, Cambridge, Cambridge University Press.

RIST G. [1996], Le Développement. Histoire d’une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po.