Les croisades constituent un moment privilégié de rencontre entre l’Europe et l’Asie, rendez-vous du reste amplement documenté par l’histoire globale. On a développé à plusieurs reprises sur ce blog leur rôle en tant que période de transfert de maintes innovations techniques musulmanes, indiennes ou chinoises vers l’Ouest. Nous allons nous intéresser aujourd’hui à leur impact économique direct sur l’Europe, à leurs conséquences financières à court terme mais aussi à leur capacité à transformer les structures économiques de notre continent sur le long terme.
C’est en 1095 que le pape Urbain II invite les chevaliers « à renoncer à faire violence aux pauvres, c’est-à-dire, dans la définition d’alors, à ceux qui ne peuvent se défendre, les clercs, les paysans, les femmes de toute condition ; il leur demande de renoncer aux guerres privées et les appelle à réserver leur trop-plein d’énergie à une cause juste : délivrer Jérusalem des mains des infidèles, libérer les chrétiens d’Orient du joug turc » (Demurger, 1998, 9-10). L’appel est suivi au-delà de toute espérance : en dehors des chevaliers, de nombreux clercs, paysans, artisans s’enthousiasment pour le projet et déclenchent une « croisade populaire ». Première arrivée à Constantinople, cette croisade spontanée est massacrée. Le relais de la croisade militaire organisée s’avère plus efficace : en 1098 Antioche est prise puis, sous la pression de la masse des croisés, les chefs repartent pour Jérusalem qui tombe en juillet 1099, entraînant un massacre systématique des musulmans et des juifs qui l’habitaient. Cette date marque à la fois la naissance des États latins d’Orient et le début d’une longue série de conflits : avec la reprise récurrente de ces États latins ou de Jérusalem par les musulmans, pas moins de huit croisades se succèderont entre 1095 et 1270.
Les causes de ces croisades sont multiples. L’idée de guerre juste, afin de récupérer des biens pris indûment (en l’occurrence le tombeau du Christ), est indéniablement présente. Mais l’Église est depuis le début du 11ème siècle engagée dans le « mouvement de la paix de Dieu » qui permet aux pauvres, notamment aux paysans, qu’épuisent les conflits chevaleresques ou les exactions de leur maître, de trouver un refuge auprès de l’Église en se recommandant à un évêque ou à un abbé. La croisade devient pour l’Église un moyen de stabiliser son conflit avec l’aristocratie en occupant ailleurs des guerriers par trop dénués de scrupules. Mais le pèlerinage à Jérusalem ayant valeur de pénitence, le pape fit un « coup de génie en se tournant vers les chevaliers, principaux fauteurs de violence, pour leur indiquer une voie de salut compatible avec leur état de combattant » (Demurger, 1998, 15). Par ailleurs il semble que le Pape, en prenant l’initiative d’une reconquête de Jérusalem, visait à réunir les chrétiens d’Orient et d’Occident, notamment par la reprise de territoires, antérieurement byzantins.
Pourtant l’essentiel des territoires conquis ne lui est pas redonné et les chefs des croisades créent rapidement trois comtés ou principautés (Edesse au Nord-Est, Antioche au Nord, Tripoli au centre) ainsi que le royaume de Jérusalem. Génois et Vénitiens participent activement à la conquête des ports (Acre, Sidon, Tyr, Ascalon). Ces villes ne retomberont aux mains des Musulmans qu’à la fin du 13ème siècle, permettant évidemment aux villes commerçantes italiennes d’institutionnaliser entre-temps leur présence en Méditerranée orientale. Après la prise de Constantinople par les croisés en 1204, l’empire byzantin est dépecé. Les croisés s’établissent durablement à Morée dans le Péloponnèse, créent le duché d’Athènes, tandis que les Vénitiens s’installent en Crète pour en faire un pivot de leur réseau commercial. Ces colonies attirent un début de peuplement occidental.
Les conséquences économiques et financières des croisades sont impressionnantes et multidimensionnelles.
On peut d’abord les situer au niveau de l’Église, ordonnatrice de la croisade, qui utilise le financement des opérations pour une indéniable accumulation (en partie provisoire) de capital. Une fois prononcé le vœu de croisade, le soldat pèlerin devait compter sur ses propres ressources. Les chevaliers déthésaurisent massivement pour financer leur départ ou encore, comme Godefroy de Bouillon, vendent leur château et leur comté. Mais le plus souvent, ils engagent leurs biens immobiliers auprès d’un établissement religieux : ordre de Cluny mais aussi ordres militaires – hospitaliers, templiers, chevaliers teutoniques – se spécialisent vite dans ce genre d’opérations. Que le croisé décède en chemin ou soit incapable de rembourser à son retour et le « partenaire » religieux conserve les biens gagés… Mais le financement est aussi sollicité auprès de ceux qui ne partent pas, les fidèles, clercs ou laïcs, pour lesquels des troncs sont à disposition dans les églises tandis que, dès 1215, les clercs sont dans l’obligation de donner le vingtième de leur revenu annuel dès qu’une croisade est proclamée. Le concile de Latran sophistique le montage financier en permettant à ceux qui voudraient se libérer d’un vœu de croisade contracté un peu à la légère, de racheter leur vœu moyennant là encore donation à la croisade du moment…
Pour certains auteurs (Ekelund et alii, 1996), la croisade peut ainsi s’interpréter, en termes micro-économiques, comme une tentative de la part de la « firme Église » de consolider son pouvoir de monopole sur la foi dans l’Occident chrétien. Dans un véritable « marché de la religion », l’Église offre un ensemble de croyances, propose des services nouveaux (indulgences) et a besoin de renforcer sa « crédibilité » en permettant l’accès aux lieux saints. Du côté de la demande, les croyants achètent les services liés à leur foi. Ainsi la croisade constitue une occasion de diversifier l’offre (pénitence, indulgences) et d’en augmenter l’attractivité (reliques des lieux saints, pèlerinages sécurisés en terre sainte) tout en faisant financer cette opération par ceux qui seront à la fois les artisans de cette nouvelle offre (les croisés) et ses principaux consommateurs… Remarquable opération commerciale et financière qui fait produire par ceux qui consommeront mais paieront aussi tous les coûts… Opération qui, au plan spirituel, dégénèrera rapidement : vente massive des indulgences, escroquerie aux reliques, prêts à intérêts par l’Église sur les ressources des donations… Plus stratégiquement, l’Église aurait cherché à mettre son « marché » à l’abri de deux menaces, « menace externe avec l’expansionnisme musulman dans les territoires du Proche-Orient, menace interne avec le séparatisme croissant de l’Église orthodoxe » (ibidem, 135).
Si l’idéologie de la croisade finance ainsi l’entreprise ecclésiale, il n’en demeure pas moins que les fonds récoltés par cette dernière sont aussi utilisés pour le transport des croisés et la défense des États latins. Qui en tire finalement profit ? Ce sont évidemment les croisés, certains en tout cas, qui y trouvent leur compte. Le pillage des villes d’Orient assure plus que l’autofinancement pour quelques uns tandis que les colonies constituées sont parfois exploitées. La première économie de plantation est ainsi l’œuvre de Guy de Lusignan, maître de Chypre. Les ordres militaires comme les Templiers doivent le début de leur richesse aux pillages. Mais ce sont surtout les grandes villes italiennes de l’époque qui gagnent incontestablement dans les opérations, notamment par la structuration de leurs réseaux commerciaux. Nous touchons là un point particulièrement important pour comprendre la spectaculaire réussite de Gênes et Venise à partir du 13ème siècle.
Dès la première croisade, Venise et Gênes se proposent pour le transport des troupes. Les croisés passent avec les propriétaires des bateaux un contrat de location : le navire se loue, soit en entier, armé et approvisionné pour 8 à 12 mois, soit à la place. Parfois, les responsables d’une croisade négocient la location d’une flotte entière : ainsi lors de la quatrième croisade fut négocié en bloc avec Venise le passage de 4500 chevaliers, autant de chevaux et le double d’écuyers. Pour répondre à la demande, Venise fait construire plus de cent embarcations. Très vite les navires italiens font plus que transporter les soldats et contribuent directement à la prise des villes côtières (Gênes à Acre en 1104, Venise à Tyr en 1124) puis à leur défense. Enfin ils s’avèrent incontournables dans les relations commerciales entre les États latins et l’Europe occidentale.
Mais Pise, Gênes et Venise établissent aussi et surtout des comptoirs. La première, Gênes, se fait octroyer dès 1097, avant même la prise de Jérusalem, des quais, des halles et des recettes douanières à Antioche, Arsur, Césarée, Acre et Tripoli. Pise prend pied à Jérusalem, Jaffa et Lattaquié en 1099. Provisoirement distancée, Venise récupère le tiers des villes de Haïfa, Sidon, Tyr, Beyrouth, avec leurs revenus, entre 1101 et 1110 (Fossier, 1982, 261). Le commerce de la Méditerranée orientale est alors aux mains des Italiens (et de quelques Provençaux et Catalans) avec la neutralité des souverains byzantins qui, en contrepartie de comptoirs italiens ouverts à Constantinople même (pour Gênes et Pise, Venise étant présente depuis longtemps), gardent un contrôle formel sur Antioche. Avec le renversement par Saladin, en 1171, de la dynastie fatimide d’Égypte, les routes du commerce avec l’Asie se recentrent sur Alexandrie et Le Caire : Venise pactise avec Saladin et les villes italiennes développent le commerce sur la côte égyptienne. Ces relations commerciales sont à peine amoindries lorsque Saladin s’empare de Jérusalem en 1187. La troisième croisade qui tente de récupérer la ville sainte échoue et ne permet que de consolider les établissements côtiers. Dès lors, c’est contre les Grecs de Byzance que se reporte une partie de l’agressivité occidentale. Le soutien militaire de Byzance a en effet été particulièrement faible et les Grecs, frustrés d’être rejetés dans le commerce purement local par les exorbitants privilèges italiens, se sont révolté : arrestation des Vénitiens en 1171, massacre des latins en 1182. Les Normands répondent en incendiant Thessalonique en 1185. La quatrième croisade prononcée en 1202 se focalise vite sur Byzance. Les souverains se récusent laissant quelques princes en première ligne. Influencés par Venise qui fait état d’une demande du souverain byzantin pour un séjour durable à Constantinople, les croisés louent les bateaux vénitiens et sont dirigés sur la pointe de l’Asie Mineure. Après des incidents particulièrement confus qui laissent penser qu’une manipulation vénitienne était en place, les croisés prennent Constantinople en avril 1204. « Les Italiens dirigent au mieux de leurs intérêts une mise à sac complète et prodigieusement fructueuse : cinq tonnes d’or rien que pour Venise ! Le crime est patent, il aurait pu suffire, mais on va jusqu’à la faute : déclarer disparu l’empire grec, proclamer le comte de Flandre empereur et dépecer terres et îles entre les Vénitiens et les croisés de France » (Fossier, Ibidem, 264).
La prise de Constantinople marque le début de l’hégémonie vénitienne en Méditerranée orientale. La cité italienne y multiplie les escales protégeant ses lignes de communication maritime : Modon et Coron en Grèce, l’île d’Eubée, les îles des Cyclades dans la mer Égée, les accès à Constantinople, la Crète qui devient une véritable colonie de peuplement. Gênes ne se rétablira que tardivement et exercera son influence sur le nord de la mer Egée et la mer Noire : colonies de Caffa en Crimée, de Péra face à Constantinople, de Chio. Cette implantation est cependant fructueuse grâce à l’exploitation du mastic de Chio et des mines d’alun de Phocée, à la maîtrise de la route mongole de la soie aboutissant près de Caffa. Les rivalités entre les deux cités italiennes débouchent sur une guerre ouverte à Acre qui aboutit au triomphe vénitien de 1258. En réponse, les Génois s’allient aux souverains byzantins pour reprendre Constantinople en 1261.
Aussi importantes que les réseaux commerciaux, les comptoirs et les colonies, créés par Venise et Gênes, les routes commerciales vers l’Asie se sont modifiées sous l’impulsion de la croisade. Avant l’an mille, c’était surtout la petite ville d’Amalfi (près de Naples) qui avait utilisé la Méditerranée orientale par un fructueux commerce triangulaire : emportant d’Europe bois, fromage, miel, vin (puis fer et armes) vers Alexandrie, elle en repartait avec des textiles et de l’ivoire et complétait son chargement par des épices et des soieries achetées à Constantinople. Amalfi se positionnait ainsi comme principal destinataire occidental des deux grandes routes intercontinentales de l’époque : la Route de la Soie et celle de l’océan Indien. La croisade ne modifia pas ces parcours mais ouvrit la mer Noire aux Italiens tout en développant la côte syro-palestinienne. En particulier les ports de Tripoli, Beyrouth, Tyr et Acre deviennent le point d’arrivée d’un trafic caravanier. Mais surtout la conquête mongole permet d’ouvrir la Route de la Soie passant au sud de la mer Caspienne et débouchant tant sur Trébizonde au sud de la mer Noire que sur le port arménien de Laias, en méditerranée. Elle inaugure aussi la route mongole du nord aboutissant près de Caffa où les Génois sont présents. Autrement dit, ces modifications permettent de diversifier les voies d’accès aux produits asiatiques, voire de contourner les interdictions papales de commercer avec les infidèles via Alexandrie, notamment après 1323.
Les croisades ont donc certainement constitué une étape cruciale dans l’histoire économique de l’Europe chrétienne. La guerre hors du continent, en exportant l’agressivité des chevaliers, a sans doute contribué aussi à la prospérité européenne des 12ème et 13ème siècles. Étant occupés ailleurs, les maîtres de la terre ont ainsi laissé les coudées franches aux paysans qui, en défrichant, en émigrant en ville ou en monétarisant les corvées ont fait évoluer la féodalité dans le sens d’une plus grande efficacité. Les transferts de fortune des nobles vers l’Église ou, indirectement, vers les cités italiennes, marquent aussi une redistribution du capital. On citera également la fin des taxations byzantines, tout comme la disparition de la piraterie musulmane en Méditerranée, « double frein qui bloquait encore vers 1150 l’essor économique européen » (Fossier, Ibidem, 266). La guerre à l’extérieur redevient clairement, aux 12ème et 13ème siècles, une entreprise économique fructueuse, ce qui avait été un peu oublié depuis Charlemagne.
Cependant l’analogie s’arrête rapidement : en étendant et renforçant le réseau commercial vénitien, en lui adjoignant des comptoirs et colonies particulièrement précieux, en le densifiant par l’ouverture de nouvelles routes vers l’Asie, en lui fournissant un précieux capital pris sur Byzance, la guerre des croisades a amplifié l’influence du grand commerce sur l’économie européenne… Autrement dit, l’expansion par les armes de l’espace des productions destinées à l’échange ouvre bien la voie au grand commerce, permet en même temps le développement des villes États italiennes, détermine certaines pré-conditions du capitalisme… La synergie entre États et grand commerce est alors clairement enclenchée en Europe, et ce pour longtemps…
Une première version de ce papier a été publiée dans L’invention du Marché, Paris, Seuil, 2004.
DEMURGER A., 1998, La croisade au Moyen Age, Paris, Nathan.
EKELUND R., HEBERT R., TOLLISON R., ANDERSON G., DAVIDSON A. 1996, Sacred Trust : the Medieval Church as an Economic Firm, Oxford, Oxford University Press.
FOSSIER R., 1982, Le Moyen Age – tome 2, l’éveil de l’Europe, 950-1250, Paris, Armand Colin.