Historiens britanniques, ils ont notamment publié British Imperialism, Longman, 1993, rééd. 2001.
L’histoire commence dans la Grande-Bretagne des années 1980, quand de nouveaux travaux, qui avaient en commun de décentrer et d’élargir le regard porté sur l’histoire du capitalisme britannique, firent leur apparition en histoire économique. Les travaux précédents s’étaient focalisés sur l’industrialisation et ses conséquences. Ces nouvelles recherches souhaitaient mettre l’accent sur d’autres formes prises par l’entreprise capitaliste. Prenant position dans ce débat, nous avons inventé, dans la décennie suivante, le concept de « gentlemanly capitalism » – ou capitalisme de gentlemen.
Sans vouloir nier l’importance de l’industrie, nous souhaitions souligner deux points : d’abord, que loin d’être dépassés par les processus de formation de nouveaux marchés dans l’Angleterre des 17e-18e siècles, les propriétaires fonciers avaient toujours été partie prenante du processus ; ensuite l’importance des industries de service, et tout spécialement du commerce et de la finance, dans les 18e-19e siècles. Si le Sud-Est de l’Angleterre était le centre géographique de l’économie des services, Londres était le point où le pouvoir économique et politique traditionnel de l’aristocratie se heurtait à l’influence croissante du commerce et de la finance. Le terme de gentlemanly capitalism qualifie donc ces élites qui présidèrent au développement de ce capitalisme non industriel. Elles conservèrent leur influence sociale et politique au-delà du milieu du 19e siècle, parce qu’elles surent assumer leur rôle traditionnel de leadership tout en apportant une réponse dynamique aux défis de l’économie moderne. Bien que l’industrie fut le secteur qui connut la croissance la plus rapide dans la Grande-Bretagne d’avant les années 1850, elle était fragmentée en termes de leadership, inférieure pour ce qui est du statut social, et elle n’exerçait d’influence politique que dans les provinces, quand le pouvoir siégeait plutôt à Londres.
Au 18e siècle et au début du 19e, le gentlemanly capitalism était dirigé par l’aristocratie foncière et ses supporters dans les Églises établies (anglicane et catholique), la Justice et l’Armée. L’élite terrienne, dont les intérêts constituaient le facteur dominant de la vie politique britannique, avait noué des liens très forts avec les forces commerciales et financières de la City de Londres, telles la Bank of England et l’East India Company. Il en résulta un complexe qui, au début du 19e siècle, fut surnommé « la Vieille Corruption », par suite de son implication dans le système du patronage (1) et des dettes colossales accumulées lors des guerres livrées à la France.
La structure du gentlemanly capitalism sut accompagner les évolutions économiques. Après 1850, l’agriculture, jusqu’alors le cœur des affaires de l’aristocratie, déclina rapidement, alors que l’économie des services à Londres et dans le Sud-Est s’imposait contre l’industrie comme la partie de l’économie qui connaissait la plus forte croissance. La City devint une force de plus en plus influente dans le complexe du gentlemanly capitalism, qui incluait aussi les professions en cours de modernisation dans les sphères publiques et privées. Le capitalisme industriel fut largement tenu à l’écart des principaux réseaux du pouvoir avant 1914, et ne vit augmenter son influence que très lentement à l’issue de la Première Guerre mondiale. La fusion entre banques et industrie qui prit place en Allemagne et aux États-Unis avant 1914 fut lente à se développer en Grande-Bretagne. Quand elle était capable de concentrer son pouvoir – ce qui n’arriva pas souvent –, l’industrie pouvait certes influencer la politique économique, comme cela fut le cas lors de la campagne pour le libre-échange dans les années 1840 (2). Mais en termes généraux, les leviers de l’influence économique demeurèrent sous contrôle aristocratique bien au-delà des années 1945.
Il importe de rappeler à ce stade que nous avions introduit le concept de gentlemanly capitalism dans le contexte de notre travail sur l’impérialisme britannique. Nous attaquions alors l’idée convenue que ce qui se passait dans les périphéries de l’empire déterminait des changements dans la politique impériale britannique, tout autant que l’idée développée par nos collègues Ronald Robinson et John Gallagher (3), selon laquelle ce qu’ils appelaient l’« official mind » – état d’esprit officiel – était sans réelle influence sur cette politique. Nous défendîmes plutôt l’idée que le changement en Grande-Bretagne constituait la clé du changement aux frontières de l’empire, et que le gentlemanly capitalism formait le cadre mental à travers lequel tous ces mouvements fondamentaux, tant économiques que sociaux, se transformèrent en politique. Nous nous distancions également du marxisme, qui voyait dans le capitalisme industriel la force à la base de l’expansion impériale britannique.
On peut illustrer ce propos avec l’exemple de l’Inde. Il est bien connu que les Britanniques démantelèrent son industrie textile pour réduire ce pays au rang de producteur de coton, comme de marché pour les produits finis, les cotonnades étant désormais tissées dans un Lancashire en voie d’industrialisation. Il n’en reste pas moins que loin d’être le fruit d’un plan concerté, le processus d’expansion impériale dans le sous-continent indien, au cours des 18e et 19e siècles, était bien l’œuvre de forces commerciales, financières et militaire, reflétant les intérêts de ce capitalisme de gentlemen. Après la Grande Mutinerie de 1857 (4), la politique impériale en Inde fut d’ailleurs plus concernée par la stabilité militaire et financière de cette colonie qu’elle ne l’avait été auparavant par son rôle de débouché pour les produits manufacturés britanniques.
De même, nous montrâmes que l’expansion de l’empire et les politiques qui accompagnèrent cette croissance après 1850 ne prennent sens que si on les voit comme le fruit de la gigantesque extension du capitalisme de service britannique et de son influence outre-mer. Nous avons alors souligné l’expansion globale du commerce et de la finance britannique. Son aspect le plus visible réside dans une croissance très forte des investissements outre-mer, investissements qui furent pour la plupart canalisés via la City de Londres. Cet afflux de capitaux eut des conséquences globales : il transforma les relations qu’entretenait la Grande-Bretagne avec ses dominions, soit les colonies essentiellement peuplées d’immigrants européens (en Amérique du Nord, en Océanie…), tant économiquement que politiquement ; il contribua à édifier des structures informelles d’influence dans des zones aussi lointaines que l’Amérique latine et la Chine ; et il mena à la subordination financière de l’Empire ottoman dans les années 1870 et à l’occupation britannique de l’Égypte à partir de 1882. Nous estimions également que ces relations entre l’économie nationale, le changement politique et les mouvements aux frontières impériales étaient toujours fortes après 1914. Nous avons montré, par exemple, que le nouveau protectionnisme qui s’imposa à l’empire après les accords d’Ottawa (1932) devait davantage aux pressions financières exercées par Londres qu’aux besoins des industriels provinciaux. Il y eut d’ailleurs une répétition de cet événement dans la réponse économique aux décolonisations post-1945.
En redonnant la primauté au centre impérial pour ce qui est de la détermination tant de la politique nationale que de l’action à l’étranger, nous reconnaissons la dette que nous avons contractée vis-à-vis de théoriciens antérieurs, tels John A. Hobson, Rudolf Hilferding, Joseph A. Schumpeter et Thorstein Veblen. Le concept de gentlemanly capitalism a été conçu afin de construire un pont enjambant le fossé qui sépare les substructures et les superstructures de la société britannique dans sa phase impérialiste, et de cette façon intégrer l’histoire de la Grande-Bretagne à l’histoire de son empire. Si ce concept a été rejeté par certains historiens, il n’en reste pas moins qu’il a été et reste largement d’actualité.
Texte traduit par Laurent Testot
Notes
(1) La « Vieille Corruption » reposait largement sur le « patronage » de l’État britannique, un système de clientélisme très étendu reposant sur de multiples pensions, sinécures, rentes sans contrepartie allouées à de nombreux bénéficiaires.
(2) La campagne politique pour le libre-échange dans les années 1840 aboutit, au nom du libre-marché, à ce que la Grande-Bretagne n’exerce plus de protectionnisme vis-à-vis de ses colonies, ce qui aura pour conséquence de les rendre financièrement et politiquement plus autonomes vis-à-vis de la métropole.
(3) R. Robinson et J. Gallagher, The Official Mind of Imperialism, 1961, rééd. Macmillan, 1981.
(4) La Grande Mutinerie, connue en France sous le terme de révolte des Cipayes, est une rébellion survenue en Inde contre la domination britannique en 1857-1858. Au terme de cet épisode, le gouvernement britannique créa le Raj britannique, soit un gouvernement autonome de la colonie indienne (comprenant l’Inde, le Pakistan, le Sri Lanka, le Bangladesh actuels et, à partir de 1877, la Birmanie). Tous les pouvoirs administratifs et militaires jusqu’ici exercés sur l’Inde par la Compagnie (privée) des Indes orientales (ou East India Company) furent transférés au Raj.