Le carrefour impérial

À propos de :

STANZIANI Alessandro (2012], Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, 15e-19e siècle, Paris, Raisons d’agir.

En 1690, un candide extraterrestre qui aurait visité notre planète aurait-il su quel en serait le destin ? Aurait-il deviné l’ascension à venir de l’Europe ? Évidemment que non, répond Alessandro Stanziani dans le premier chapitre de ce bref ouvrage, un magnifique texte qui condense nombre des interrogations de l’histoire globale.

Évidemment que non, car les grandes puissances en expansion terrestre de l’époque n’étaient pas européennes – si l’on fait abstraction de l’Empire ottoman. Elles se déployaient en Eurasie et avaient nom Empire qing (en Chine), Empire moghol (en Inde) et Empire des tsars (en Russie). Elles étaient capables de projeter des troupes nombreuses sur des milliers de kilomètres. Mais quel était leur secret ? Comment ces empires acheminaient-ils les approvisionnements nécessaires aux campagnes et à la stabilité des conquêtes ? Où puisaient-ils ces ressources ?

Une critique salutaire

À partir de ces questions, Stanziani entreprend une critique salutaire des thèses qui ont précédé la sienne. Car nombre d’entre elles prennent la fin pour le commencement. Se baser sur le postulat que l’Europe va gagner la compétition, c’est prendre l’issue du match pour son déroulé. Ainsi, il est de bon ton, dans l’historiographie nationale chinoise, de dire que la Chine a toujours été unifiée, pays de concorde où prirent place un certain nombre d’inventions fondamentales. Des historiens européens ont retourné ce grand récit de la nation chinoise. Pourquoi la Chine fut-elle dépassée au 19e siècle ? Simplement parce qu’elle aurait toujours été stable, quand les pays européens se déchiraient en guerres incessantes qui les obligeaient à une compétition économique et technologique pour la suprématie… Un simple regard sur l’histoire chinoise suffit à détruire cet argument à double visage, défendant un pays tantôt irénique tantôt figé dans un despotisme éternel et mortifère : la Chine a rarement été unifiée, a connu autant de guerres que l’Europe, et les frontières des différents États qui l’ont composée ont considérablement varié.

C’est donc l’histoire de la construction impériale, de ses fondements sociaux et économiques, de ses dynamiques qu’entend étudier Stanziani en portant un regard large sur le fonctionnement des organisations militaires de ces États. « Ce n’est pas dans le pouvoir du nombre (la population chinoise ou indienne), ni dans l’étendue du territoire (cette dernière étant plutôt le résultat que la cause) et encore moins dans leur caractère “despotique” qu’il faut chercher la force des empires russe, chinois et moghol, leurs différentes évolutions ainsi que le résultat de leur confrontation avec l’Occident. Ainsi, certains éléments sont communs aux trois empires : leur capacité à intégrer des ethnies et des religions différentes, leur aptitude à mobiliser des ressources agricoles et militaires, l’importance du commerce, des organisations bureaucratiques complexes. Les différences sont tout aussi remarquables : les Chinois développent davantage le marché afin d’approvisionner l’armée ; les Russes ont recours aux soldats-colons et procèdent à un centralisation importante de leur administration, tandis que les Moghols misent sur la décentralisation de la fiscalité et de l’armée. »

Dans ces conditions, le comparatisme peut se passer de l’aune européenne, défend l’auteur, et se limiter au triumvirat Russie-Inde-Chine. Du coup, « l’Occident omniprésent […] demeure à l’arrière-plan » et « c’est un monde nouveau qui s’ouvre : la relation entre guerre, économie et dynamique sociale ; la signification même de la frontière. Vues d’Asie et suivant des comparaisons entre steppes d’Asie centrale, Moscovie, Chine et Empire moghol, ces comparaisons n’aboutiront pas aux mêmes réponses qu’en suivant les axes habituels Delhi-Londres, Yangzi-Lancashire ou Paris-Moscou. »

Guerre aux poncifs

Il faut alors faire table rase des poncifs, s’abstenir de penser en termes d’États-nations, de monopole de la violence (un empire pouvait déléguer cette composante de son pouvoir), chercher le capitalisme sous les formes oubliées qu’il a pu prendre ailleurs. Rappeler que ce même capitalisme n’est pas synonyme de droit, que l’urbanisation n’entraîne pas mécaniquement la liberté, que les peuples des steppes n’étaient pas des barbares jouissant d’une économie de pillage mais pouvaient se fédérer dans des entités administratives complexes. Que les religions n’ont jamais dicté l’éthique ou le fonctionnement du marché. Et enfin que ces empires n’ont jamais été monolithiques – la multiplicité des autorités et des juridictions y a toujours été la règle.

Un exemple : les armes à feu n’étaient réellement efficaces que dans des circonstances données. Dire que l’Occident s’est conféré un avantage crucial en les perfectionnant, c’est méconnaître le fait qu’elles ont aussi connu des évolutions ailleurs. Chinois, Indiens, Russes y ont eu recours quand les circonstances l’autorisaient. Mais la guerre dans les steppes se jouait avec la cavalerie, et ce sont les chevaux, plus que les canons, qui étaient l’objet de toutes les attentions en Asie. Autre exemple : le servage, pense-t-on couramment, aurait fourni à l’Empire russe les troupes disciplinées dont il avait besoin. Mais ce sont des soldats-colons, capables de manier les armes comme de cultiver la terre, qui ont procédé aux conquêtes. Et le pouvoir des tsars se négociait constamment avec les autres échelons de la société. Pour se limiter à une dernière illustration, autour du commerce en Asie centrale, l’auteur souligne que les marchands ouzbeks, chinois ou persans n’avaient rien à envier à leurs homologues européens, que ce soit en terme de performances, de foires, d’infrastructures de transports disponibles, de dispositifs d’arbitrage des contentieux, de liberté par rapport aux pouvoirs politiques, d’accès aux crédits ou de techniques comptables.

Passé le premier chapitre, Stanziani consacre un chapitre au cas particulier de chacun des trois empires. Il y expose la multitude des compromis qui ont permis à ces empires de perdurer tout au long de l’époque moderne. Les processus militaires, techniques, économiques, administratifs, etc., connurent en Inde, en Chine comme en Russie nombre d’adaptations différentes, souvent simultanées, adaptées aux contextes locaux. Les tactiques militaires russes étaient différentes dans le Caucase et en Asie centrale. Les Qing géraient différemment la Chine du Sud et celle du Nord ; et pour coloniser les steppes, ils eurent recours, en complément à la mobilisation massive des soldats-paysans, à une solution similaire à l’indenture britannique ou l’engagisme français : l’État – puis ensuite des intermédiaires privés – anticipait les frais de transport et d’habillement des migrants, bénéficiant en échange de cinq ans de leur travail sur place. Et toujours, dans ces empires, il existait une dialectique entre privé et public : les marchands ont très souvent approvisionné les armées ; et les pouvoirs impériaux ont encadré plus ou moins strictement les modalités de ce marché.

En conclusion, Stanziani plaide pour que les historiens cessent de prétendre prédire le futur « dans une relation mécanique avec le passé ». Ce qui permettra accessoirement de réécrire l’histoire du succès de l’Occident qui, pour être indéniable, est « à relativiser dans l’espace comme dans le temps ».