Une loi d’ampliation

Ampliation, subst. fém. – Action d’augmenter

En 1908, la revue du Mouvement sociologique international publiait deux articles consacrés à une « loi d’ampliation ». L’expression est employée tout d’abord par Hubert Van Houtte. Professeur d’histoire moderne et contemporaine à l’université de Gand, celui-ci développe une analyse évolutionniste de l’histoire politique, économique, morale et intellectuelle de l’Europe moderne depuis le 9e siècle :

« L’histoire de l’Europe centrale et occidentale, depuis l’établissement de la féodalité jusqu’à nos jours, présente un caractère de continuité tel, qu’il n’est pas téméraire de la comparer à un courant qui suit une pente naturelle et qu’on chercherait en vain d’arrêter. Sur son long parcours ce fleuve a rencontré des obstacles, des accidents, qui en ont troublé l’onde, en ont fait bondir les flots ou ralenti le mouvement. Mais le fleuve n’en a pas moins continué de suivre sa direction et il n’est pas à prévoir qu’il l’interrompe tout à coup pour retourner à sa source.

Quelle est cette direction ? La réponse à cette question constitue l’objet de cette étude. » [1]

Selon Hubert Van Houtte, la situation présente se trouve sur une trajectoire dont on peut retracer le passé et dont on peut imaginer le futur. Ce type d’analyse est aujourd’hui classé comme appartenant à la philosophie de l’histoire plus qu’à l’histoire elle-même. Pourtant, la dimension prospective n’est pas absente de certaines disciplines : l’économie, la démographie, la géographie, pour ne prendre que quelques exemples, s’adonnent de temps à autre, à proposer quelques perspectives hypothétiques. À rebours, reprendre, plus d’un siècle après, l’article d’Hubert Van Houtte, serait une bonne occasion de s’interroger sur la pertinence et la validité de son analyse – quoique cela ne sera pas vraiment mon objet dans cet article.

La loi d’ampliation serait un processus géohistorique assez simple consistant en « une concentration progressive des unités politiques et sociales » [Ibid., p. 86]. Autrement dit, l’Europe occidentale – puisque l’auteur s’en tient à ce seul territoire –, au cours du dernier millénaire, aurait connu un phénomène d’intégration progressive, de l’émiettement féodal du 9e siècle aux États-nations du 19e siècle ; et connaîtrait, en ce début du 20e siècle, un début d’unification. Le constat est difficile à réfuter, même s’il est évident que l’évolution est moins que linéaire, avec des progrès et des régrès, et qu’elle est polyrythmique au sein même de l’espace étudié. En 2006, Yves Deloye, reprenant un tableau élaboré par Gary Marks (1997), a proposé une typologie des transformations historique de l’ordre politique européen qui présente de nombreuses similarités avec celle d’Hubert Van Houtte :

Déloye_2006_Tableau MarksSource : Deloye, 2006

A posteriori, on ne peut qu’être surpris par la situation paradoxale de cet article. D’une part, l’auteur n’a pas totalement tort dans le sens que l’idée d’« États-Unis d’Europe » commence effectivement à être évoquée et que moins de cinquante ans plus tard (ce qui, à l’échelle des mille ans de son analyse, ne représente pas grand-chose), le traité de Rome sera signé, étape décisive dans la construction européenne. D’autre part, six ans avant la Première Guerre mondiale, l’auteur pourrait sembler aveugle aux tensions qui vont mener l’Europe dans un conflit d’une ampleur jusqu’alors inégalée. Il mentionne bien les tensions qui sont à l’œuvre dans l’Europe balkanique, mais cela lui paraît marginal et ne pas menacer la paix européenne assurée par les grandes puissances.

« C’est que les peuples européens poursuivaient en ce moment la réalisation d’un principe, le principe des nationalités. Nous le voulons bien, dans les règlements de compte qui ont suivi ces guerres, on n’a pas complètement éliminé cette cause de conflits ; et s’il fallait encore, à l’heure actuelle, tirer de ce principe toutes les conséquences qu’il comporte, il faudrait s’attendre à des remaniements nouveaux de la carte de l’Europe centrale et occidentale. Cependant nous ne croyons pas que cette éventualité se produise. S’il est probable que la théorie des nationalités provoque encore des guerres dans la partie orientale de l’Europe, il est à prévoir qu’elle se bornera à revendiquer des reformes intérieures dans les pays qui font l’objet de cette étude. Dans ces pays en effet la théorie des nationalités est sortie de sa phase romantique ou – si on le veut – de sa phase belliqueuse. » [2]

Son analyse révèle l’influence du socialisme, et peut-être pourrait-on faire un lien avec l’installation du bureau de l’Internationale socialiste à Bruxelles en 1906.

« Mais en dehors d’un petit nombre d’exaltés qui aiment à vivre dans le rêve, on ne songe plus nulle part à modifier les frontières politiques des pays de l’Europe centrale et occidentale. D’ailleurs la lutte des races, dont le principe des nationalités est une dérive, a fait place à la lutte des classes. Les questions politiques, prédominantes à l’époque du suffrage restreint et des parlements exclusivement bourgeois, ont cédé le pas aux questions sociales qui seules intéressent la masse du peuple. Et c’est la masse du peuple qui impose de plus en plus ses vues aux divers gouvernements. Elle n’entend pas verser son sang pour des revendications qui reposent sur de vagues arguments historiques ou des considérations romantiques. Ce sont là des arguments pour des cerveaux bourgeois, non pour des cerveaux populaires, plus réalistes et plus utilitaires. » [3]

La suite a donné tort à l’optimisme d’Hubert Van Houtte, mais la Première Guerre mondiale devait-elle éclater ? – La question de la probabilité et de l’inéluctabilité de ce conflit a été posée et reste débattue (Afflerbach & Stevenson, 2007). Au-delà, sur le plan historiographique, la tension entre une logique belligène et une logique irénique qui coexisteraient dans l’Europe du début du 20e siècle, et au-delà tout au long du siècle, a été récemment remise en avant dans un dossier des Matériaux pour l’histoire de notre temps. Dans son éditorial, Jean-Michel Guieu (2012) met en balance la vision très sombre d’Eric Hobsbawm, de Mark Mazower, d’Enzo Traverso et de Tony Judt, et celle développée par Jay Winter, John Horne, Holger Nehring, Helge Pharo et James S. Sheehan, qui se sont attachés à réhabiliter l’utopie pacifiste et le processus de pacification.

Au-delà de l’Europe, Hubert Van Houtte évoque rapidement la question d’une ampliation mondiale.

« Et du coup l’on cherche à passer de l’économie nationale à l’économie mondiale… C’était brûler l’étape de l’économie internationale, de l’économie commune non pas entre toutes les nations du globe, mais entre des groupes déterminés de nations. » [4]

Ce pas, Paul Otlet n’a aucune hésitation à le faire, dans un article paru la même année.

« Voulez-vous me permettre d’y apporter une modeste contribution en exposant succinctement quelques faits récents. Ils tendent à confirmer avec une force extraordinaire la projection vers l’avenir de la loi d’ampliation que M. Van Houtte a indiquée. Mais, en montrant l’accélération actuelle du mouvement ampliatoire des relations sociales, ces mêmes faits doivent aussi faire conclure que l’étape de l’internationalisme limité à l’amalgation des nations d’Europe sera directement franchie pour arriver d’un coup au “mondialisme”. » [5]

L’événement capital à ses yeux est « la réunion à La Haye [qui] pendant cent jours d’une conférence diplomatique [fit] participer les délégués de 46 États d’Europe, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique représentant ensemble de un milliard cinq cent mille hommes, à des délibérations relatives à la Paix du Monde, et aboutissant à divers accords sous la forme de conventions internationales. » [6]

Il est évidemment fait allusion, ici, à la seconde conférence de La Haye, qui s’est tenue du 15 juin au 18 octobre 1907. Paul Otlet ne cède à aucune naïveté. Il l’écrit, cette conférence a été un échec. Pourtant, il n’en reste pas moins optimiste sur la longue durée.

« C’est là un événement capital. Non pas, certes, que les diplomates viennent de changer le cours des choses, ni que leur œuvre positive contienne en elle-même une potentialité spéciale que les circonstances développeraient. Au contraire, on est généralement d’accord pour taxer de “fiasco” l’œuvre qu’ils ont produite. Mais la Conférence de La Haye marquera dans l’histoire contemporaine comme le jalon d’une étape à cause de ce qui l’a précédé et l’a rendu possible, à cause des courants d’idées nouvelles qui ont pu se faire jour à l’occasion de cette réunion, à cause aussi de la manière dont se pose pour l’avenir la question de la Paix. » [7]

De fait, Paul Otlet ne s’étend pas sur l’œuvre elle-même :

« En trois mois elle parvint à discuter et à voter une dizaine de conventions internationales sur les ballons militaires, sur les mines flottantes, sur les blessés et les prisonniers, les déclarations de guerre, les enquêtes préalables, la Cour internationale des prises. Quant à l’arbitrage, ayant dit en 1889 qu’il était utile, elle se borna en 1907 à ajouter qu’il était aussi désirable. » [8]

Il reconnaît la dimension utopique du projet :

« À la vérité on a exigé de la Conférence de La Haye une tâche qui était au-dessus de ses moyens : organiser en quelques semaines la paix définitive du monde. » [9]

Pour lui, l’important est clairement ailleurs. Tout d’abord, dans la consécration de l’opinion pacifiste :

« Impuissante à réaliser une œuvre dans le sens de la paix, ses débats ont cependant donné une solennelle consécration à l’opinion de tous ceux qui, en dehors d’elle, ou dans son sein, pensaient que la tâche urgente, le desideratum essentiel, étaient cette “organisation de la paix.” » [10]

Ensuite, dans la tenue d’une conférence internationale ouverte aux États extra-européens, aux petits comme aux grands – selon une formule qu’on retrouve plus tard lors de la création de l’Organisation des nations unies :

« Toutes les nations ayant été conviées à la conversation, voici que la diversité extrême des situations s’est révélée en sa réalité concrète. Les petits États ont osé élever la voix, telles la Belgique et la Suisse, voire même le Luxembourg, et, déduisant des principes de la Souveraineté et de la Neutralité toutes leurs conséquences pratiques, ils ont obligé à tenir compte de leur présence, les grandes puissances habituées à cinq ou six d’entr’elles à disposer des destinés du monde sans consulter personne.

Les États neufs, colonies hier encore, aujourd’hui florissantes républiques, ont fait connaitre leur existence politique : Argentine, Brésil, Venezuela et les autres nations du Sud-Amérique. Ces États ont su faire comprendre que l’“Amérique aux Américains” n’était pas la formule dernière de leurs vœux, qu’ils désiraient aussi maintenir et développer les relations avec la vieille Europe, et coopérer activement à des organisations mondiales. Mais ils ont demandé en même temps à voir régler équitablement leur situation de pays jeunes, obligés de recourir à l’emprunt pour mettre en valeur leurs richesses naturelles.

Les anciens États de l’Asie, le Japon et la Chine n’ont pas formule de programme précis mais, tandis qu’ils exprimaient leurs vues sur les questions discutées on a pu saisir à travers leurs raisonnements la conception propre qu’ils se font des relations de la race jaune avec la race blanche.

Les États-Unis eux ont parlé haut et ferme, avec toute l’énergie d’un peuple “arrivé” mais encore plein de fougue et exubérant de jeunesse. Ils vivent selon une formule d’organisation fédérative appliquée à un continent immense habite par des peuples de races très diverses. Aussi n’ont-ils pu cacher leur étonnement de ne pas voir encore tous les continents et toutes les races coexister et vivre pacifiquement selon les normes d’une organisation mondiale inspirée des mêmes principes d’autonomie et d’interdépendance. » [11]

Enfin, dans l’expérience de l’universalité par l’entremise d’un véritable « Parlement du Monde », selon une expression du moment que Paul Otlet reprend à son compte :

« En même temps ils ont aussi appris d’expérience personnelle ces deux choses capitales : que les hommes qui composent les nations, quelles que soient les régions qu’ils habitent, la couleur de leur peau ou les sons de leur langue, ont tous un cœur et un esprit identiques. C’est aux mêmes sentiments que tous indistinctement ont fait appel dans les discussions, – et c’est à la même logique qu’ils ont demandé de guider leur raisonnement.

Or cela, abstraction faite de tout concept politique ou religieux, de tout intérêt économique ou social, c’est l’irréfragable proclamation de l’unité intellectuelle et morale de l’Humanité. » [12]

Avec le recul, le compte-rendu de Paul Otlet s’avère pertinent, et diffère assez peu du résumé qu’en dresse par exemple l’historien Stanislas Jeannesson dans un article récent :

« Les deux conférences de La Haye de 1899 et 1907, aussi appelées Conférences internationales de la Paix, sont souvent citées mais peu étudiées pour elles-mêmes, du moins par les historiens. On s’accorde généralement à reconnaître qu’elles valent moins par leurs effets immédiats et les dispositions peu contraignantes qu’elles parviennent à imposer que par les principes tout à fait novateurs qu’elles inscrivent dans le droit international comme dans la pratique des relations interétatiques : élaboration d’un premier droit international humanitaire – droits et obligations des États en temps de guerre –, codification et extension de la pratique de l’arbitrage comme moyen de règlement pacifique des conflits, avec la création dès 1899 de la Cour permanente d’arbitrage, adoption en 1907 du principe d’une Cour internationale de justice. C’est aussi le moment où le multilatéralisme des congrès et des conférences propre au concert européen et restreint aux grandes puissances du vieux continent, comme celui des organisations internationales à vocation universelle mais aux compétences purement techniques, s’efface devant le spectacle de délégations venues de toutes les parties du monde discuter de sujets à caractère politique. C’est à La Haye que le multilatéralisme moderne, institutionnel et universel, qui se généralise dans l’entre-deux-guerres, voit le jour et expérimente ses règles et ses pratiques. » [13]

Dans la suite de l’article, Paul Otlet distingue cinq groupes qui cherchent à faire pression, sinon sur les conférenciers, du moins sur l’opinion :

  • les pacifistes, qui font « la guerre à la guerre »,
  • les interparlementaires, qui souhaitent la création d’un parlement international,
  • les juristes, qui plaident en faveur d’une réglementation des rapports entre les peuples,
  • les socialistes, qui appellent à la révolution et à la chute du capitalisme,
  • et les associations internationales, qui multiplient les relations entre toutes les nationalités par-delà les frontières.

Ces groupes participent à l’internationalisme et contribuent à la diffusion de ce qu’il appelle « la loi d’expansion ». Toutefois, il ne s’agit pas seulement d’idées, mais aussi de faits convergents :

  • « La terre entière est aujourd’hui découverte ; les mœurs se sont policées au point d’en rendre toutes les parties accessibles aux étrangers presque autant qu’aux nationaux. » [14]
  • « Non seulement les hommes se déplacent en masse et sans esprit de retour, mais quelque éloignée que soit la distance qui les sépare ils entretiennent entr’eux des relations constantes : ils se visitent, ils échangent des produits, ils se rendent des services, ils se communiquent réciproquement leurs idées et leurs sentiments. Pour faciliter de telles relations tout un système de communications a été établi, destinées à relier tous les centres habités : chemins de fer, lignes de navigation maritime et intérieure, service postal universel, télégraphe et téléphone et sans parler de ces derniers venus, ou entrevus : l’automobile, la télégraphie et la téléphonie sans fil, la téléphotographie et le téléphote, la navigation aérienne. On peut dire qu’une part considérable de l’effort d’invention et du travail de l’humanité porte sur l’établissement et l’entretien du réseau des communications. » [15]
  • Le commerce mondial.
  • La diffusion des idées.
  • La limitation du nombre de guerres entre les grands États européens.

Paul Otlet aboutit ainsi à la conclusion, contrairement à Hubert Van Houtte, que l’unification du monde est d’ores et déjà envisageable.

« La création et la consolidation des États au cours de l’histoire a été surtout le fait d’événements de hasard ou de conceptions propres à quelques chefs. Les masses sont demeurées inconscientes de la signification des événements qui les ont produits et n’ont hâté guère leur arrivée de toute la force de désirs exprimés itérativement ni de volontés tendues vers un même but. Au contraire, la constitution de la société internationale et l’événement de l’ère de la mondialité, apparait comme un phénomène dont la collectivité prend une conscience grandissante, elle apparaît aussi comme l’aboutissement nécessaire de son activité normale. » [16]

Le Monde apparaît ainsi comme l’aboutissement ultime de la loi d’ampliation. Reste-t-il encore à se battre que ceci advienne. D’où la nécessité de proposer un Programme de l’humanité, que je citerai ici dans son intégralité.

I. L’internationalisme est ancien dans le monde si on entend par là les faits humains qui ont une portée dépassant les divisions territoriales des États. L’internationalisme moderne dont il est question ici n’est ni celui basé sur la conquête et pratiqué par les fondateurs des grands empires, ni l’internationalisme des grandes religions, ni l’internationalisme des classes sociales (aristocrates, capitalistes ou travailleurs). C’est l’internationalisme des idées, des produits et des efforts humains en dehors de toute domination politique, religieuse ou sociale.

II. Il y a lieu de passer maintenant de la phase négative de l’Internationalisme, caractérisée par le mouvement de pacifiste, à la phase positive, caractérisée par des œuvres mondiales. La suppression de la guerre ne suffit pas plus pour organiser la vie internationale que la suppression des révolutions n’a suffi pour organiser la civilisation et créer la prospérité au sein d’un État.

III. À côté des civilisations nationales il doit exister une civilisation mondiale basée sur ce qu’il y a de commun entre elles. La civilisation mondiale doit et peut respecter les cultures ethniques, de même que les villes et les régions peuvent et doivent maintenir et développer leurs différences spécifiques malgré les tendances unificatrices des États.

Il appartient à notre époque de créer la conscience de l’humanité comme nos devanciers ont créé successivement la conscience familiale, la conscience de la cité et la conscience nationale.

À cette fin il y a lieu d’unifier les conceptions, de solidariser mondialement les sentiments, d’internationaliser les efforts, d’assigner un programme à l’action commune.

IV. Il existe déjà de nos jours des penseurs, des écrivains, des artistes, des hommes d’action qui personnifient l’esprit universel et l’âme cosmopolite des grandes villes laquelle n’est ni française, ni anglaise, ni allemande, ni slave, mais a ses traits particuliers et ses réactions spéciales.

V. Les relations organisées entre plusieurs pays ne sont elles-mêmes qu’un stade de l’évolution de l’humanité. Celle-ci tend vers ce qu’on a appelé l’humanitarisme, ou le mondialisme, état dans lequel toutes les nations se trouveraient les unes à l’égard des autres dans les relations de parties à ensemble.

VI. La méthode comparative est la méthode par excellence de l’internationalisme : Elle crée la pensée ou la logique universelle qui se confond avec la pensée scientifique. La Science ayant le Cosmos lui-même comme objet et étant le fruit des efforts combinés des hommes de tous les temps et de tous les lieux, est la base la plus solide de l’internationalisme. Celui-ci a été aussi dans les idées avant de passer dans les faits.

VII. Le territoire du monde entier doit être le champ d’activité de tous les hommes, au lieu de circonscrire cette activité à certains territoires nationaux. C’est répondre aux besoins d’expansion de la vie, c’est aussi travailler au bonheur des individus. Le bonheur est la résultante d’une harmonie et d’une adaptation plus grande entre les hommes et les conditions de la vie. Les chances d’une satisfaction plus adéquate des besoins de la vie économique, de la vie de relations, de la vie scientifique, politique sociale, de la vie de la nature, sont plus nombreuses, si les occasions du monde entier et non d’un seul pays sont offertes aux hommes.

Il y a lieu pour l’organisation de certains services publics et pour la réglementation de certaines activités individuelles libres, de créer des conventions entre toutes les nations. Quant à l’objet de ces conventions, il y a lieu de considérer tous les pays participants comme ne formant qu’un seul territoire.

 

VIII. Dans l’ordre matériel, il y a lieu de développer un vaste réseau de moyens de communication facilitant la circulation des hommes, des produits et des œuvres intellectuelles.

 

IX. Dans l’ ordre intellectuel, il y a lieu de développer tous les moyens d’échanges et de communication des idées, de manière à mettre chaque peuple à même de connaître tout ce qui existe et tout ce qui se passe en dehors de nos frontières. (l’Université internationale, Documentation internationale, office central des Institutions, langue internationale, unification des méthodes et l’internationalité des unités de mesures en vue de la comparabilité des résultats.)

X. Dans l’ordre social il y a lieu en toutes matières de réunir en des fédérations ou associations internationales les associations et fédérations nationales en continuant ainsi le mouvement d’organisation et de coordination qui conduit à intégrer des éléments dans des synthèses de plus en plus étendues. La situation juridique des Associations internationales assumant conjointement avec les États, des buts d’intérêt public international doit être déterminé. (Personnification des associations internationales.)

XI. Dans l’ordre politique il y a lieu de créer un ordre international sur le modèle de l’ordre national. Il y a donc lieu de grouper les États en une réunion ou fédération mondiale, de créer un Parlement international pour trancher les conflits, une Cour de Justice internationale, un Pouvoir exécutif international chargé à la fois d’assurer la sécurité internationale et les services d’utilité publique internationale. Les rapports internationaux des États entre eux et de particuliers avec les États doivent faire l’objet d’une législation et d’une codification. »

S’il existe une loi d’ampliation, pour Paul Otlet, cela ne signifie pas que la mondialisation est un processus inéluctable, mais bien un processus qu’il faut accompagner car porteur d’une utopie : l’humanité vivant dans une harmonie globale.

Notes

[1] Hubert Van Houtte, 1908, « Une loi d’ampliation. Essai sur l’évolution politique, économique, morale et intellectuelle de l’Europe moderne », Le Mouvement sociologique international, Vol. 8, N° 1, p. 85.

[2] Ibid., pp. 443-444.

[3] Ibid., p. 444.

[4] Ibid., p. 422.

[5] Paul Otlet, 1908, « La loi d’ampliation et l’internationalisme », Le Mouvement sociologique international, Vol. 8, n° 4, pp. 133-134.

[6] Ibid., p. 134.

[7] Ibid. , p. 134.

[8] Ibid., p. 136.

[9] Ibid., pp. 136-137.

[10] Ibid., p. 136.

[11] Ibid., pp. 137-138.

[12] Ibid., p. 139.

[13] Stanislas Jeannesson, 2014, « Léon Bourgeois aux conférences de La Haye de 1899 et 1907 : solidarisme et démocratisation des relations internationales », Histoire, économie & société, Vol. 33, N° 2, p. 108.

[14] Otlet, op. cit., p. 141.

[15] Ibid., p. 142.

[16] Ibid., p. 157.

Bibliographie

Holger Afflerbach & David Stevenson (dir.), 2007, An Improbable War? The Outbreak of World War I and European Political Culture before 1914, New York, Berghan Books.

Yves Deloye, 2006, « Introduction : éléments pour une approche socio-historique de la construction européenne. », Politique européenne, 2006, Vol. 1, N° 18, pp. 5-15.

Jean-Michel Guieu, 2012, «Éditorial : L’Europe et la paix. Jalons pour une relecture de l’histoire européenne des XIXe-XXIe siècles », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2012, N° 108, pp. 1-6.

Stanislas Jeannesson, 2014, « Léon Bourgeois aux conférences de La Haye de 1899 et 1907 : solidarisme et démocratisation des relations internationales », Histoire, économie & société, Vol. 33, N° 2, pp. 107-120.

Gary Marks, 1997, « A Third Lens: Comparing European Integration and State Building », in : Jytte Klausen & Louise A. Tilly (dir.), European Integration in Social Historical Perspective. 1850 to Present, Lanham, Rowman & Littlefield, pp. 23-50.

Paul Otlet, 1908, « La loi d’ampliation et l’internationalisme », Le Mouvement sociologique international, Vol. 8, n° 4, pp. 133-162.

Hubert Van Houtte, 1908, « Une loi d’ampliation. Essai sur l’évolution politique, économique, morale et intellectuelle de l’Europe moderne », Le Mouvement sociologique international, Vol. 8, N° 1, pp. 85-120, et N° 2, pp. 417-448.

L’environnement global

L’histoire de la mondialisation, qui est inscrite au cœur même de l’histoire globale, se divise en deux grandes écoles : les uns privilégient le temps long et situent le tournant majeur de l’intégration de l’espace-Monde au tournant du 15e et du 16e siècle, avec le « désenclavement du Monde » ; les autres, au contraire, considèrent que la mondialisation est irrémédiablement un phénomène récent, qui remonterait au plus loin au dernier tiers du 19e siècle, mais plus certainement à la deuxième moitié du 20e siècle ‒ c’est la posture adoptée en particulier par Bruce Mazlich, fondateur de la New Global History (Mazlich, 2006). Alors que je m’inscrirais plutôt dans la première perspective (Capdepuy, 2011), j’adopterai ici la seconde en prenant pour sujet d’étude la question environnementale : comment celle-ci a-t-elle contribué à la constitution d’une société-Monde en voie de formation au cours des années 1960-1970 ?

Le choix du texte lui-même tient en partie au hasard de ma bibliothèque. Il s’agit d’un extrait du troisième rapport pour le Club de Rome, paru en anglais en 1976, et en français en 1978.

« La Conférence des Nations unies sur l’environnement humain, tenue à Stockholm en juin 1972, a déclaré que l’environnement – l’habitat global de l’homme – devait être pour les nations du monde, une préoccupation permanente. Elle a été établie avec la mise en place du Programme des Nations unies pour l’environnement PNUE un organisme embryonnaire pour traiter cette dimension nouvelle concernant à la fois le développement et les affaires internationales. Parmi toutes les conférences des Nations unies, celle de Stockholm a eu ainsi le privilège d’identifier une nouvelle problématique globale, et de réaliser entre le Nord et le Sud, un consensus pour ainsi dire unanime sur les moyens d’aborder le sujet. Toute confrontation fut évitée. Les pays du Tiers monde ont compris que, loin d’être un problème exclusif du monde industrialisé, la dégradation de l’environnement et la surexploitation de la nature constituaient pour eux aussi une véritable menace. D’autre part, les pays industrialisés ont abandonné leur conception initiale, étroitement technocratique, des problèmes de l’environnement, et ont fini par admettre que les modes d’utilisation des ressources et leur mauvaise distribution constituaient un aspect important de la problématique actuelle. De part et d’autre, on a compris que l’on vivait sur une seule terre et que l’on était indissolublement lié par un réseau de véritables interdépendances, en raison de l’existence d’un patrimoine commun à l’échelon international – océans, fonds marins, climats – mais aussi en raison des limites du vaisseau Terre.

Étant donné l’importance sans précédent des interventions de l’homme sur la nature et les équilibres écologiques, ne pas tenir compte des problèmes de l’environnement se révèlerait catastrophique pour tous. Les politiques égoïstes suivies par la minorité riche pour s’approprier les ressources, le déversement des déchets dans les mers transformées peu à peu en égouts, le dégagement de quantités toujours plus importantes de chaleur, tout cela conduit à l’idée d’une gestion plus équilibrée des ressources mondiales et de l’environnement. Cette gestion équilibrée doit tendre simultanément à la lutte immédiate contre la pauvreté, et à la sauvegarde des intérêts des générations futures, en leur léguant une planète habitable. Ces deux objectifs sont essentiellement politiques et non techniques ; ils font tous deux partie des efforts destinés à instaurer un nouvel ordre international. » [1]

L’auteur du texte est Ignacy Sachs. Né en 1927 à Varsovie, il trouva refuge au Brésil en 1941, puis soutint une thèse d’économie en Inde, avant de s’installer en France en 1968, à l’invitation de Fernand Braudel, et d’intégrer l’École des hautes études en sciences sociales. Il s’engagea très tôt dans la question environnementale en la posant d’emblée sous l’angle du développement et des inégalités Nord/Sud.

Le texte appelle trois remarques.

1) La conscience que la civilisation industrielle porte atteinte à l’environnement ne date pas de la deuxième moitié du 20e siècle, mais du début de celui-ci, voire avant (Raumolin, 1984 ; Arrault, 2007). La notion de Raubwirtschaft, littéralement « économie de pillage », fut mise en avant par le géographe allemand Ernst Friedrich, et reprise par quelques auteurs, comme Jean Brunhes en France, qui la traduisit par « économie destructive » (Brunhes, 1910). On la retrouve ainsi sous la plume de Pierre Clerget, professeur à l’École supérieure de commerce de Lyon, dans un article de 1907 :

« L’intensité présente du développement industriel a amené une exploitation exagérée d’un grand nombre de richesses naturelles, et il est arrivé que ce sont les géographes qui, dans beaucoup de cas, ont poussé le cri d’alarme. On a créé, en Allemagne, le nom très expressif de Raubwirtschaft dont nous n’avons point en français l’équivalent. C’est le rapt économique ou l’économie destructive. L’extension du commerce de l’ivoire laisse craindre l’extinction de l’éléphant d’Afrique. La mode des plumes de chapeau et des fourrures a déjà amené la disparition de nombreuses espèces intéressantes. Les abus de la colonisation ont conduit à l’exploitation sexuelle de la femme indigène par l’homme blanc, contribuant ainsi, directement ou indirectement, ‒ car la violence sexuelle entraîne la violence tout court, ‒ à tarir la natalité de ces races primitives, qui forment pourtant la seule main-d’œuvre utilisable dans les régions tropicales. Encore ici, la moralité est d’accord avec l’intérêt, bien compris. Les richesses végétales n’ont pas été mieux respectées que les espèces animales. Les plantes à caoutchouc sont exploitées sans être remplacées, et. depuis cinquante ans, toutes les nations se sont acharnées à détruire leurs forêts sans les replanter. Il a fallu qu’à la suite du ravinement des pentes, le terribles inondations se produisissent pour que l’on songeât à reboiser, encouragé d’ailleurs à cela par la disette du bois d’œuvre et l’importance prise par la houille blanche. » [2]

Ce texte (dont je passerai ici sous silence le caractère éminemment raciste) exprime clairement une vision anthropocentrique de l’environnement : il y a des hommes et des ressources ; il s’agit de préserver celles-ci. En revanche, une vision plus écocentrique se développe depuis le milieu du XIXe siècle (“in the wildness is the preservation of the world[3]) et se concrétise par la création de parcs naturels : le Parc du Yellowstone aux États-Unis (1872), le Parc national en Australie (1879), le Parc national de Banff au Canada (1885), le Parc national de Tongariro en Nouvelle-Zélande (1887), le Parc national Albert au Congo (1925), le Parc Kruger en Afrique du Sud (1926)… Tous se situent aux confins de la domination européenne et d’un espace perçu comme encore intact, « sauvage » (wilderness). Néanmoins cette logique conservatoire demeure ponctuelle.

2) On peut faire remonter l’inscription de cette préoccupation environnementaliste dans la problématique de la gouvernance mondiale à la fondation à Fontainebleau le 5 octobre 1948 de l’Union internationale pour la protection de la nature (UIPN), organisation connexe à l’UNESCO. Le premier directeur de cette dernière, le biologiste britannique Julian Huxley, avait déjà montré son intérêt pour la préservation de l’environnement dans les années 1930 lors de la création de parcs nationaux au Kenya ; après guerre, il réitéra sa préoccupation dans son ouvrage L’UNESCO : ses buts et sa philosophie, paru en 1946 :

« L’acceptation de l’idée qu’il existe un chiffre de population optimum (variant naturellement en fonction des conditions technologiques et sociales) constitue un premier pas indispensable vers l’élaboration de plans de contrôle du chiffre des populations, contrôle qui s’impose si l’on ne veut pas que les aveugles instincts de reproduction de l’homme ruinent son idéal et ses plans de progrès matériel et spirituel. La reconnaissance du fait que dans le monde les espèces sauvages sont irremplaçables, mais en voie de destruction rapide, peut seule nous amener à nous rendre compte à temps qu’il faut, dans l’intérêt final de l’humanité tout entière, réserver sur la terre des zones où l’expansion de l’homme cède le pas à la conservation des autres espèces. »[4]

La dimension malthusienne est manifeste et se retrouve dans le texte constitutif de l’UIPN :

« On peut entendre par Protection de la nature la sauvegarde de l’ensemble du monde vivant, milieu naturel de l’homme. Cet ensemble renferme les ressources naturelles renouvelables de la terre, facteur primordial de toute civilisation.

[…]

Le grand essor de la civilisation actuelle est dû à la découverte et à la mise en œuvre de moyens de plus en plus puissants d’exploiter ces ressources naturelles. Dans ces conditions, la protection du sol, des eaux, de la couverture végétale, de la faune et d’éléments naturels encore intacts, présente une importance capitale du point de vue économique, social, éducatif et culturel.

L’appauvrissement progressif des ressources naturelles entraîne déjà un abaissement des conditions de vie et d’humanité.

Leur renouvellement ne pouvant pas suivre la cadence des destructions, le moment est venu de convaincre l’homme de l’étroite dépendance dans laquelle il se trouve à leur égard ; et si l’on veut arrêter cette évolution redoutable, il faut que l’homme se pénètre de la nécessité de protéger et même de régénérer ces ressources et de ne les consommer qu’avec ménagement, de manière à garantir la prospérité du monde et sa paix future. » [5]

Le point de vue est nettement anthropocentrique et très marqué par la guerre qui vient de se terminer. La protection de la nature s’inscrit ainsi dans la logique d’un monde à reconstruire et à préserver. Mais on peut penser que c’est bien par les problèmes que le mondialisme se développe, comme l’exprime très bien, dès 1959, Edgar Morin :

« Pour la première fois, l’humanité était embrassée par une civilisation mondiale : la civilisation technique. Pour la première fois les problèmes ne pouvaient se comprendre et se dénouer qu’à l’échelle de la mondialité. Jamais le réseau des interactions n’avait à ce point enserré la planète. Jamais les intérêts et les rêves humains n’avaient été saisis dans de tels rapports d’interdépendance. C’était effectivement la technique qui mondialisait la planète Terre. […] Alors comment dire ? D’incroyables régressions accompagnent la gestation de la planète Terre. Tous les problèmes humains piétinent sur place tandis que s’élancent les ondes radio, les messages électroniques, les avions atomiques, les satellites. L’humanité ne s’arrache pas à sa préhistoire mais nous entrons dans une nouvelle histoire : l’ère planétaire, et même bientôt l’ère cosmique. Ce n’est pas un vrai Moyen Âge que nous vivons, ce n’est pas une vraie Renaissance que nous préparons, ce n’est pas la préhistoire que nous achevons. Nous sommes dans l’âge de fer planétaire. » [6]

Cette conscience « planétaire » s’accéléra au cours des années 1960, ce à quoi l’évolution des relations internationales n’est pas complètement étrangère (Mahrane et al., 2012) : en 1963, peu après la crise des fusées de Cuba, les États-Unis, l’URSS et le Royaume-Uni signaient à Moscou le traité d’interdiction des essais nucléaires dans l’atmosphère, dans l’espace et sous l’eau. Sur un plan plus symbolique, en 1966, Kenneth E. Boulding utilisa l’expression « vaisseau Terre » (spaceship Earth), qui eut un large succès et qu’on retrouve dans le texte de Sachs ; et en 1968, la mission Apollo 8 mit une image sur cette formule (Cosgrove, 2001).

Le lever de la Terre

Le lever de la Terre

(credit: Image Science and Analysis Laboratory, NASA-Johnson Space Center)

C’est cette même année, en 1968, que l’UNESCO organisa une conférence intergouvernementale sur l’utilisation rationnelle et la conservation de la biosphère. L’année suivante, un « département des sciences de l’environnement » fut créé (Maurel, 2010) puis, en 1971, ce fut le projet sur l’Homme et la biosphère (Man and Biosphere). Ceci s’inscrit dans une préoccupation plus générale de l’ONU : en juin 1972, se tient à Stockholm la conférence des Nations unies sur l’environnement humain (déclaration finale), qui aboutit en décembre 1972 à la création du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), dont le siège est installé près de Nairobi, au Kenya. L’accent est mis sur l’ambivalence de la place de l’homme : « L’homme est à la fois créature et créateur de son environnement » [7].

3) C’est la position adoptée par Ignacy Sachs face à la question de la place de l’homme dans la nature, des sociétés humaines dans l’environnement global. :

« Tantôt, l’homme apparaît comme le maître arrogant de la nature et le démiurge, tantôt comme le prisonnier d’une mécanique l’échelle planétaire où productions et pollutions se conjurent pour le broyer et où d’histoire il n’y a que naturelle dans la mesure où la dégradation de l’énergie introduit un élément d’irréversibilité. » [8]

Il s’inscrit ainsi dans une dialectique ancienne. Rappelons que pour Jules Michelet, l’histoire des hommes était celle de leur affranchissement des contraintes naturelles : « la liberté aux âges civilisés, la nature dans les temps barbares »[9], tandis que plus d’un siècle plus tard, Lucien Febvre mettait l’accent sur les interactions entre sociétés humaines et milieux : « On dirait souvent que, pour maints géographes, plus l’homme est proche de l’animalité, plus il est “géographique”, comme si les plus hauts problèmes de la géographie humaine, ce n’était pas précisément l’action des sociétés les plus civilisées, les plus puissamment outillées, qui les pose devant nous. »[10]

Ignacy Sachs essaya de trouver une troisième voie, entre la foi en un progrès technico-scientifique qui résoudrait tous les problèmes et l’alarmisme apocalyptique. En 1973, il créa à Paris le Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED) et forgea la notion d’« écodéveloppement », qui est une tentative de conciliation entre deux enjeux majeurs : le développement des pays du Tiers monde et la protection de l’environnement. La période était alors à la recherche d’un « nouvel ordre international » (Reshaping International Order), titre original du troisième rapport au Club de Rome. Le projet en avait été lancé à l’initiative du Comité exécutif du Club de Rome à la suite de la réunion qui s’était tenue à Salzbourg en février 1974, mais l’expression de « nouvel ordre international » fut surtout connue par son emploi lors du discours du président algérien Houari Boumediene à la tribune de l’ONU en avril 1974.

Le terme d’écodéveloppement a été remplacé par la notion de « développement durable » (sustainable developement) à partir de 1987 (rapport Brundtland), mais les problématiques restent les mêmes et les tensions entre l’approche anthropocentrique et l’approche écocentrique de l’environnement global sont toujours vives.

On conclura en soulignant l’idée que l’environnement est finalement une excellente thématique pour l’histoire globale, ce qu’ont affirmé avec force E. Burke et K. Pomeranz dans un livre récent, The Environment and World History (Burke III & Pomeranz, 2009). Cependant, si la question environnementale se pose dans une perspective contemporanéiste, l’histoire de l’environnement se développe au contraire sur le temps long de l’histoire humaine, et même au-delà ‒ ce qui nous ramène à notre remarque initiale : décidément, les temporalités de l’histoire globale n’en finissent pas d’être multiples.

Bibliographie

Arrault J.-B., 2007, Penser à l’échelle du Monde. Histoire conceptuelle de la mondialisation en géographie (fin du XIXe siècle/entre-deux-guerres), thèse de doctorat, Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Boulding K.E., 1966, « The Economics of the Coming Spaceship Earth », in : H. Jarrett (éd.), Environmental Quality in a Growing Economy, pp. 3-14.

Brunhes J., 1910, La Géographie humaine, Paris.

Burke III E. & Pomeranz K. , 2009, The Environment and World History, Berkeley, University of California Press.

Capdepuy V., 2011, « Au prisme des mots. La mondialisation et l’argument philologique », Cybergeo, document 576.

Clerget P., 1907, « Introduction géographique à l’étude de l’économie politique », Bulletin de la société neufchâteloise de géographie, N°18, pp. 166-183.

Cosgrove D.E., 2001, Apollo’s Eye : a Cartographic Genealogy of the Earth in the Western Imagination, Baltimore/Londres, The John Hopkins University Press.

Huxley J., L’UNESCO : ses buts et sa philosophie, 1946, Commission préparatoire de l’organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture.

Mahrane Y. et al., 2012, « De la nature à la biosphère. L’invention politique de l’environnement global, 1945-1972 », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, N°113, pp. 127-141.

Maurel C., 2010, Histoire de l’UNESCO. Les trente premières années, 1945-1974, Paris, L’Harmattan.

Mazlich B., 2006, The New Global History, New York, Routledge.

Morin E., 1959, Autocritique, Paris, Julliard.

Raumolin J., 1984, « L’homme et la destruction des ressources naturelles : la Raubwirtschaft au tournant du siècle », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 39, N°4, pp. 798-819.

Sachs I., 1974, « Environnement et styles de développement », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 29, N°3, pp. 553-570.

Tinbergen J. (dir.), Nord/Sud, du défi au dialogue ? Troisième rapport au Club de Rome, Paris, Sned/Dunod, 1978 (éd. orig. 1976 : Reshaping the International Order).


[1] I. Sachs, « L’environnement humain », in : J. Tinbergen (dir.), Nord/Sud, du défi au dialogue ? Troisième rapport au Club de Rome, Paris, Sned/Dunod, 1978 (éd. orig. 1976 : Reshaping the International Order), pp. 390-391.

[2] P. Clerget, 1907, « Introduction géographique à l’étude de l’économie politique », Bulletin de la société neufchâteloise de géographie, N°18, pp. 174-175.

[3] Henry David Thoreau, 1862, « Walking », The Atlantic Monthly, Vol. 9, N°56, p. 663.

[4] J. Huxley, L’UNESCO : ses buts et sa philosophie, 1946, Commission préparatoire de l’organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture, p. 50.

[5] Conférence pour l’établissement de l’Union internationale pour la protection de la nature, Fontainebleau, 30 septembre-7 octobre 1948, constitution, Préambule.

[6] Edgar Morin, 1959, Autocritique, Paris, Julliard, p. 234.

[7] Déclaration finale de la conférences des Nations Unies sur l’environnement, Stockholm, 5-16 juin 1972.

[8] I. Sachs, 1974, « Environnement et styles de développement », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, Vol. 29, N°3, p. 554.

[9] Jules Michelet, Histoire de France, Paris, 1834, Tome 2, Livre III, p. 164.

[10] Lucien Febvre, La Terre et l’évolution humaine. Introduction géographique à l’histoire, Paris, 1922, p. 443.