Comment naissent les empires (suite)

Peter Turchin défend l’idée que la naissance des empires relève historiquement d’une opposition militaire récurrente entre populations nomades et sédentaires : c’est en tout cas ce que révèlerait l’analyse statistique qu’il a menée dans ses différents ouvrages (voir le papier de Jean-François Dortier, sur ce blog, la semaine dernière). Évidemment empruntée à Ibn Khaldoun [1997, chapitre 4], cette thèse souffre cependant de plusieurs défauts graves. Les données historiques, archéologiques et climatologiques infirment en effet, bien souvent, les positions de l’auteur.

C’est en particulier le cas de la Chine. Un spécialiste incontournable des Empires chinois, des sociétés « nomades » et de leurs rapports est Nicola di Cosmo [1999, 2002]. Une des thèses les plus intéressantes de Di Cosmo est celle d’une militarisation des sociétés des steppes, spécifiquement dans les moments de crise. Ces moments de crise sont toutefois très divers. Ils surviennent en période de croissance des Empires chinois, lorsque ceux-ci pénètrent les sociétés des steppes. C’est clairement ce qui survient pour la création de la confédération xiongnu (204-43 avant l’ère commune) : celle-ci se construit en réaction aux agressions menées par les États chinois des Royaumes Combattants puis par les Empires Qin et Han. Autre moment de crise : lors du repli du système-monde, lorsque se produit une phase de désagrégation politique en Chine, le repli des échanges incite les peuples des steppes à essayer de prendre par la force ce qu’ils ne peuvent plus acquérir par le commerce. Nous avons toute une série d’exemples d’empires en Asie centrale dans ces périodes « intermédiaires » : « Le premier Empire turc, celui des Oghuz (552-582), émerge à une période où n’existe en Chine aucun État puissant, et où l’Empire byzantin, alors en repli, cherche à contourner par le nord l’obstacle perse. Les Oghuz obtiennent très rapidement un tribut de 100 000 balles de soie des Zhou septentrionaux, fait significatif de la dimension militariste de cette formation étatique » [Beaujard, 2010, à paraître]. On a un exemple similaire, ensuite, avec l’Empire ouïgour (745-840 de l’ère commune).

Qu’en est-il de l’influence inverse, des sociétés de la steppe vers la construction des empires chinois ? La déclaration de principe de Turchin selon laquelle « sous la pression de la steppe, les agriculteurs chinois bâtirent un empire après l’autre » [2009, p. 200] ne tient pas à l’épreuve des faits historiques. Ni l’Empire des Qin, ni les Empires successifs des Han, des Tang et des Song ne se sont construits « sous la pression de la steppe ». Il écrit par ailleurs que « c’est en cherchant à se défendre contre les invasions barbares, que les royaumes se militarisaient et se regroupaient en unités supérieures ». Di Cosmo montre justement que c’est souvent l’inverse qui se produit. Les États (royaumes, puis empires), en Chine, se construisent par un contrôle des ressources agricoles et non agricoles (métaux, chevaux…), des hommes et du commerce à longue distance. Et c’est donc d’abord parce que les États chinois en compétition ont besoin de chevaux pour leurs armées qu’ils sont amenés à un contrôle croissant des steppes et de leurs populations. Il est donc plus convaincant de considérer le potentiel agricole de la Chine, pour expliquer la formation des empires, que d’en prêter l’origine à l’influence des nomades. Ce potentiel agricole est la source d’une croissance démographique qui, avec l’essor d’un commerce à longue distance et un effort de contrôle des ressources, sous-tend la constitution d’États dès la fin du 3e millénaire (royaume de Taosi, 2600-2000) et au début du 2e millénaire avant l’ère commune.

Il en est de même pour la formation des premiers États en Mésopotamie, et du premier empire dans cette région, celui de Sargon, ca. 2340 avant l’ère commune (ou ca. 2200 si on adopte la chronologie ultra-basse aujourd’hui favorisée par nombre d’auteurs). La définition lâche que donne Turchin d’un empire lui permet de parler d’empire en Mésopotamie en 3000 avant l’ère commune, une position historiquement peu défendable. Par ailleurs, l’archéologie a montré qu’il n’y a pas simplement opposition entre les sédentaires de la Chine et les nomades de l’Asie intérieure. Les espaces de cette Asie intérieure contiennent aussi des populations sédentaires qui sont incluses dans les « empires nomades » : les recherches archéologiques récentes révèlent que l’espace xiongnu ne comprend pas que des nomades, et que l’entité politique mise en place est plus fortement structurée qu’on ne le pensait. L’espace xiongnu montre l’articulation de nomades et d’agriculteurs, en contact avec des centres de commerce et d’artisanat [di Cosmo, 2002, p. 169 et suiv.]. Honeychurch et Amartuvshin [2006, pp. 262-268] soulignent que l’expérience des contacts à longue distance accumulée par les populations pastorales mobiles des steppes, impliquant des échanges avec des populations diverses, a constitué un atout important pour la construction d’un État.

Si Turchin, par ailleurs, souligne à juste titre que l’origine des crises se situe souvent dans une croissance excessive de la population par rapport aux ressources disponibles (thèse bien connue de Malthus), il est difficile de le suivre lorsqu’il affirme sans preuves (aucun travail scientifique n’est ici cité) qu’« il n’y a pas de corrélation entre les périodes de refroidissement et les périodes de trouble. Le plus souvent, les périodes de refroidissement ne coïncident pas avec des périodes de crise » [2009, pp. 207-208]. Aucune précision n’est ici apportée, le lecteur doit se contenter de ce « le plus souvent ». Les données historiques concernant le climat indiquent en fait précisément le contraire de ce qu’affirme Turchin. Dans le domaine économique, par ailleurs, Turchin en reste à des généralités ; on peut ainsi regretter que Tainter [1988] n’ait pas été discuté, mais simplement éliminé en deux lignes.

En résumé, si certains développements de l’ouvrage apparaissent intéressants – ainsi l’importance accordée aux frontières écologiques, aux cycles séculaires et « au rôle crucial de la cohésion sociale pour expliquer l’essor et l’effondrement des empires », l’ensemble se révèle finalement décevant. Étant par ailleurs trop liée à une étude de corrélations largement formelle et peu enracinée dans la littérature historique, l’explication n’emporte jamais un assentiment sans réserve.

BEAUJARD, P. [2010], Les Mondes de l’océan Indien, tome 1, à paraître.

COSMO, N. di [1999], «State formation and periodization in Inner Asian history », Journal of World History, 10(1), pp. 1-40.

COSMO, N. di [2002], Ancient China and its Enemies: The Rise of Nomadic Power in East Asian History, Cambridge, Cambrige University Press.

HONEYCHURCH, W., et AMARTUVSHIN, C. [2006], « States on horseback: the rise of Inner Asian confederations and empires », in Archaeology of Asia, M.T. Stark [ed.], Malden, Oxford, Carlton, Blackwell Publishing.

IBN KHALDOUN [1997], Discours sur l’histoire universelle – Al-Muqadimma, Paris, Sindbad.

TAINTER, J. [1988], The Collapse of Complex Societies, Cambridge, Cambridge University Press.

TURCHIN, P. [2009], “A theory for formation of large empires », Jourmal of Global History, vol. 4, issue 2.

Comment naissent les empires

Entre 2500 ans avant l’ère commune et 1800 après, l’histoire a vu défiler plus de 60 « méga-empires » : des mastodontes politiques qui ont contrôlé des territoires de plus de un million de km carrés (soit deux fois la France). Les premiers empires apparurent en Égypte (peut-être vers – 2700 avant l’ère commune) et en Mésopotamie (autour de  – 2300). Le Moyen-Orient vit ensuite défiler une quinzaine de structures impériales [1]. Un autre grand bassin de formation d’empires se situe en Asie : en Inde, en Chine, et dans les steppes d’Eurasie où fut constitué le plus grand empire de tous les temps : celui de Gengis Khan. Il y eut aussi des empires en Amérique (Maya, Aztèque, Inca), en Europe comme en Afrique. Quelles sont donc les forces mystérieuses qui poussent à la formation des empires ? Voilà une des grandes questions de l’histoire globale.

Peter Turchin pense avoir trouvé la réponse. Du moins, il estime avoir trouvé un facteur-clé qui expliquerait pourquoi des méga-empires se forment dans certaines régions du monde avec une belle régularité. Turchin est un professeur d’écologie évolutionniste (Université du Connecticut) reconverti dans la « cliométrie » : une application des modèles statistiques à l’histoire des populations, des guerres et des États. Depuis 2003, Turchin a publié quatre ouvrages sur la question [2]. En 2009, il s’est attaqué à un ambitieux projet qu’il nomme imperiogenesis, soit, en français, l’impériogenèse [3].

Le chercheur part tout d’abord d’un constat. Un des foyers les plus importants de formation des grands empires se situe en Asie, précisément dans le Nord de la Chine. Cette région a vu se succéder une quinzaine d’empires. En effet, ce que l’on nomme à tort « l’empire du Milieu » et qui aurait régné deux millénaires sur la région, recouvre en fait des phases successives d’unification impériale puis de désagrégation. À ces empires chinois successifs sont venus se superposer les empires des steppes : ceux des envahisseurs turcs et mongols qui ont mené des raids sur la région (et ont même pris plusieurs fois la tête de l’Empire chinois).

Pasteurs nomades contre agriculteurs

Le nord de la Chine est une zone de contact entre les pasteurs nomades venus des steppes arides et les sociétés agraires. Et cette région est justement une couveuse d’empires particulièrement féconde. D’où l’idée avancée par Turchin : la formation des méga-empires s’explique par les interactions conflictuelles entre pasteurs nomades et agriculteurs. C’est en menant des razzias et guerres de prédation sur ces zones que les nomades construisaient leurs propres empires. Et symétriquement, c’est en cherchant à se défendre contre les invasions barbares que les royaumes se militarisaient et se regroupaient en unités supérieures.

La contiguïté des sociétés nomades prédatrices et des États agraires produit donc un processus « autocatalytique » qui exercerait une pression à la fois sur les sociétés nomades et les sociétés agraires, les poussant toutes deux à édifier des sociétés militarisées et conquérantes. Cette action réciproque produit ce que Turchin nomme des « empires-miroirs ». Voilà pour le modèle.

Des « empires de l’ombre » aux « empires miroirs »

La notion d’empire de l’ombre a été avancée par Thomas J. Barfield [4]. Cette formule vise à rendre compte de la formation des empires nomades. Les pasteurs  nomades ne disposent pas des bases économiques pour l’accumulation des biens et la formation d’un État. Ils tirent ainsi leurs ressources de la prédation des sociétés agricoles voisines. C’est donc à proximité des sociétés agraires,  en les vampirisant en quelque sorte, qu’ils peuvent constituer des grandes unités politiques. Ces empires nomades se constituent « à  l’ombre » des États agraires voisins.

Turchin y rajoute une seconde hypothèse. Les empires agraires eux-mêmes se sont constitués en réaction aux invasions barbares. C’est en s’alliant, ou en s’unissant sous la coupe d’un des leurs, que les royaumes agraires ont été contraints de se constituer en super-unités militaires : les empire agraires… Les unités politiques nomades (des tribus aux royaumes aux empires) et celles des sociétés agraires ont augmenté en taille par une réaction en chaîne : une boucle de feedback qui les fait se renforcer les unes les autres. D’où l’idée « d’empires miroir ».

Cartographie de l’impériogenèse

Si la théorie des « empires miroirs » est juste, elle devrait pouvoir se généraliser. Pour vérifier son hypothèse, Turchin a donc entrepris de constituer une vaste base de données de 60 « méga-empires ». L’échantillon porte sur des grands empires apparus dans l’histoire entre – 3000 et + 1800. L’échantillon se termine en 1800 pour exclure les impérialismes récents qui relèvent d’une logique différente. Sont également éliminés les empires maritimes (comme Athènes et Venise) qui sont de nature différente.

Une carte de répartition de ces empires fait surgir aussitôt une donnée-clé : l’immense majorité des empires sont situés à l’intérieur ou dans une zone proche de la ceinture aride qui va du Sahara au désert de Gobi. Ce constat est confirmé par l’étude statistique. Les exceptions concernent un empire du sud-est asiatique (l’Empire khmer), l’Empire inca, deux exceptions européennes (l’Empire romain, l’Empire carolingien) et quelques autres encore. La relation entre proximité des steppes et montée des méga-empires est affectée d’une corrélation statistique très forte. Cette corrélation est du reste confirmée par un autre facteur, l’évolution dans le temps. On constate une très brutale augmentation de la taille des empires entre – 800 et – 200, période que le philosophe allemand Karl Jaspers appelait « l’âge axial ». Or cette évolution est concomitante pour les empires nomades et les empires des sociétés agraires. Cette correspondance s’explique, selon Turchin, par le phénomène de feedback entre les deux types de société. A la montée en puissance des uns répond celle des autres.

Plusieurs études de cas viennent donner du crédit à ce modèle. L’Égypte, par exemple, semble bien confirmer le modèle : la formation de l’Empire égyptien, dans la haute région du Nil, s’est clairement marquée dans la confrontation entre les tribus nomades de pasteurs et les agriculteurs. D’autres exemples sont passés en revue : les neufs empires d’Asie du sud (Empires indiens et turcs), ceux du Moyen-Orient (durant l’âge axial), d’Europe de l’Est, ainsi que le cas de l’Empire indien des Comanches dans les plaines d’Amérique du Nord.

Pour une science des empires

L’auteur admet que ces études de cas ne constituent qu’un survol destiné à vérifier la robustesse de son modèle. Une investigation plus poussée supposerait un travail collaboratif : au passage, voilà une belle idée de travail collectif autour de l’histoire globale. En conclusion, l’auteur précise que son modèle de formation des empires n’est pas exclusif. D’autres voies possibles et d’autres mécanismes de gestation d’empires sont possibles. Un empire, admet Turchin, peut se former par la confrontation des royautés entre elles, sans qu’il y ait de confrontation avec des envahisseurs nomades. Cela peut se concevoir et relèverait de la même méthode : créer un modèle explicatif et vérifier expérimentalement, à partir du riche laboratoire de l’histoire universelle, la robustesse de l’hypothèse.

carte1

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Les couleurs indiquent les zones environnementales.

Vert foncé : Forêt pluviale tropicale ; Vert olive : Savane et forêt claire tropicales ; Orange jaune : Désert subtropical ; Orange foncé : Garrigue ; Jaune : Steppe et désert tempérés ; Vert clair : Forêt boréale ; Vert moyen : Forêt pluviale tempérée ou forêt caducifiée tempérée ; Bleu clair : Toundra ; Bleu foncé : Hauts plateaux.

Les noms correspondent à ceux des empires.

carte2

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[1] Il y eut les Empires assyrien et babylonien, hittite, perse (achéménide puis sassanide), les califats arabo-musulmans. L’Empire ottoman qui disparut en 1911 fut le dernier de la région. Si on excepte bien sûr les empires coloniaux français et britannique qui dominèrent la région ensuite.

[2] Secular Cycles (avec P. Nefedov), Princeton University Press (2009) ; War and Peace and War: The Life Cycles of Imperial Nations, Pi Press (2006); Historical Dynamics: Why States Rise and Fall, Princeton University (2003); Complex Population Dynamics: a Theoretical/Empirical Synthesis (2003).

[3] « A theory for formation of large empires » (http://cliodynamics.info/PDF/Steppe_JGH_reprint.pdf), Jourmal of Global History, vol. 4, issue 2, 2009, pp. 191-217.

[4] « The shadow empires: imperial state formation along the Chinese-Nomad frontier », Thomas J. Barfield, in Empires: Perspectives from archaeology and history, Susan E. Alcock (ed.), Cambridge University Press, 2001.