Fibonacci, une histoire d’innovation financière collective

L’histoire globale a amplement montré que les techniques, qu’elles soient productives, destructives, commerciales ou financières, ont souvent vu le jour en Asie orientale, avant d’être diffusées vers l’Ouest. Mais elle a aussi abondamment documenté  la permanence d’une véritable « innovation technique collective » à l’échelle de l’ensemble du continent eurasien, chaque société apportant sa propre touche, parfois essentielle, aux objets et dispositifs reçus. Dans un remarquable article publié en 2005, William N. Goetzmann, professeur de finance et de management à l’Université de Yale, nous donne un très bon exemple de cette innovation technique collective entre Chine, Inde, Maghreb et Italie, sur environ quinze siècles. Son travail porte plus précisément sur les méandres de la mise au point du calcul d’actualisation, lequel constitue, on le sait, la base des mathématiques financières.

C’est dans un ouvrage paru en 1202, le Liber Abaci, que Léonard de Pise, plus connu sous le nom de Fibonacci, introduit explicitement le principe d’actualisation en Europe. Que nous dit ce principe ? Chacun sait qu’une somme d’argent de 100, placée aujourd’hui pour un an à 10 %, ramènera 110 à son propriétaire à l’échéance. Si l’échéance est prolongée à deux ans, c’est 110 + 10 % de 110, soit au final 121 qui seront récupérés. Mais on peut raisonner en sens inverse, à rebours du temps : une somme de 110 reçue dans un an possède une valeur aujourd’hui, une valeur « actuelle », de 100, au taux d’intérêt en vigueur de 10 %. Et que vaudrait aujourd’hui une somme de 100 reçue dans un an ? Une règle de trois nous montre facilement que cette valeur actuelle sera de 100 x 100 / 110, soit précisément 90,91. Si l’on généralise, une unité de monnaie reçue dans un an vaudra aujourd’hui 1 / ( 1 + i) si l’on appelle i le taux d’intérêt, soit ici i = 0,10. Et la même unité reçue dans deux ans aura une valeur aujourd’hui de 1 / [(1 + i)x(1 + i)] soit 1 / (1 + i)2. On aura une formule analogue pour trois, quatre ou n années, remplaçant alors l’exposant de (1+i) par ce nombre d’années dans la formule. Le calcul d’actualisation nous permet donc de connaître la valeur présente de n’importe quelle somme reçue à n’importe quelle date ultérieure, voire de faire la somme des valeurs actuelles de plusieurs revenus survenant à des dates différentes dans le futur pour obtenir la richesse présente d’un individu recevant successivement toutes ces sommes.

Pour introduire ce calcul, Fibonacci prend un exemple pédagogique relativement étrange. Il suppose un commerçant pisan qui voyage jusqu’à Lucques pour affaires, qui y double son capital et y dépense 12 deniers. Il se rend ensuite à Florence où il fait de même. Enfin il retourne à Pise, double encore ce qui lui reste et dépense pareillement 12 deniers. Mais passée cette dépense il ne lui reste désormais plus rien. La question est : combien possédait-il au départ ?

Cet exemple du voyage peut se résoudre d’une façon assez laborieuse. S’il avait au départ une somme S, celle qui est précisément cherchée, il lui reste après l’étape de Lucques 2 x S – 12. C’est cette somme qui sera doublée lors de l’étape florentine et sur laquelle il dépensera 12 deniers : le lecteur pourra vérifier qu’il lui reste alors 4 x S – 36. Enfin, après l’étape de Pise, il lui reste 8 x S – 84 mais cette somme s’avère en fait égale à zéro puisqu’il ne lui reste plus rien. Dès lors S vaut 84 / 8, soit 10,5 deniers. Fibonacci est, pour sa part, beaucoup plus élégant… Le problème est équivalent au placement de la somme S sur trois ans, au taux d’intérêt de 100 % (puisqu’il y a doublement du capital à chaque étape, soit i = 1). Mais comme le détenteur de ce capital retire 12 deniers chaque année, sur trois ans, ce qui épuise son avoir, la valeur S n’est rien d’autre que la somme des valeurs actuelles de 12 deniers perçus après un an, deux ans, trois ans… Soit donc 12 / 2 + 12 / 4 + 12 / 8 = 10,5 également… À partir de là, Fibonacci multiplie dans son livre les problèmes semblables, montrant sur des énigmes beaucoup moins intuitives que le calcul d’actualisation permet à chaque fois une résolution rapide.

L’apport de Fibonacci est ici décisif et original, et la mathématique financière va alors connaître de considérables développements en Europe, facilitant les opérations de prêt à intérêt, les calculs relatifs à la distribution des profits, lors d’une aventure maritime commerciale, à des contributeurs n’apportant pas leur apport à la même date, etc. Mais au-delà du génie propre au mathématicien pisan, force est de reconnaître qu’une histoire analogue figure déjà dans un texte chinois, Les Neuf Chapitres sur l’art des mathématiques, datant au moins de l’an 263 ap. J.-C. Ici c’est un homme d’affaires chinois investissant à 30 % l’an dans le pays de Shu et retirant des sommes successives jusqu’à épuisement de son avoir. Mais l’exemple d’un marchand de grain, taxé dans son voyage à plusieurs reprises, relève de la même logique. Et si la résolution n’est pas aussi conceptuelle et élégante que chez Fibonacci, il n’en reste pas moins que la parabole du voyage se transmettra ensuite dans d’autres traités de mathématiques. On la trouve ainsi dans un texte arménien du 7e siècle, dans un papyrus, en Égypte, au 9e siècle, enfin dans une somme indienne, le Lilivati de Bhāskarācārya, édité vers 1150. Par ailleurs les ouvrages ayant discuté de questions de taux d’intérêt, avant le 13e siècle, sont légion. En Inde toujours, c’est l’Āryabhatīya qui, au 6e siècle, inaugure une longue série, avec les travaux de Mahavira au 9e, le Trisastika au 10e, enfin le Lilivati déjà cité. Dans le monde arabe, c’est le travail de Muhammad ibn Mūsì al Khwārizmī qui, au 9e siècle, pose des problèmes voisins de répartition mais dont les solutions algébriques (les fameux « algorithmes », du nom de leur inventeur) seront reprises par Léonard de Pise.

Le point intéressant, c’est évidemment que Fibonacci n’est jamais allé en Chine, ni même en Inde. Il a par contre longtemps fréquenté les commerçants et financiers arabes dans la colonie pisane de Bougie, en Algérie, où son père était officier des douanes. Familier à ce titre du commerce de la colonie, lui-même sans doute commerçant local jusque vers ses 30 ans, Fibonacci avoue dans son livre avoir appris les mathématiques en Méditerranée, essentiellement en Égypte, Syrie, Grèce et Sicile, de tous ceux qui s’y entendaient. Il sera de fait un important passeur pour ce qui est de l’usage des chiffres arabes (en fait d’origine indienne) en Europe, dans la mesure où son livre sera un des tout premiers traités, en Occident, à en montrer le prodigieux intérêt pour les calculs financiers et commerciaux (le lecteur qui voudrait s’en convaincre peut éventuellement tenter de faire les calculs d’actualisation présentés plus haut en utilisant les chiffres romains…). Ce monde du Sud de la Méditerranée connaissait les travaux d’al Khwārizmī, sans doute aussi ceux des auteurs arméniens et indiens, probablement inspirés des Neuf Chapitres chinois. Mais si Fibonacci a su trouver de nouvelles applications de l’algèbre en matière financière, c’est vraisemblablement aussi grâce à sa connaissance très étroite des affaires et à la nécessité de résoudre élégamment des problèmes pratiques peu intuitifs.

Les contributions théoriques de notre homme ne s’arrêtent pas là. Il popularisera l’usage de la règle de trois, mais également la règle de cinq, par exemple pour calculer le prix relatif d’un bien dans un autre. Il développera, peut-être sur la base de ses travaux financiers sur la valeur actuelle, une analyse élaborée des progressions géométriques. D’un point de vue pratique, il réalisera des calculs de cours croisés entre les monnaies et établira des critères précis de redistribution des profits aux « actionnaires » des commenda, ces sociétés ad hoc formées, dans les cités-États italiennes, lors d’une expédition commerciale. Après avoir écrit son maître ouvrage, il résidera à Pise où il est probable qu’il ait conseillé la municipalité sur les finances publiques. Les années qui suivront 1202 verront du reste un essor évident des marchés de dette publique en Italie : il n’est pas impossible que notre homme, par sa découverte du calcul d’actualisation, ait contribué à cet essor en fournissant des repères aux spéculateurs et financiers impliqués dans ce nouveau jeu apparu vers 1171. Mais pour l’histoire globale, Fibonacci restera sans doute comme un remarquable exemple d’approfondissement européen d’intuitions et de résolutions de problèmes testées, ailleurs et bien avant, dans les cœurs historiques du système-monde afro-eurasien.

GOETZMANN W. N. [2005], « Fibonacci and the Financial Revolution », in Goetzmann and Rouwenhorst, The Origins of Value: The financial innovations that created modern capital markets, Oxford, Oxford University Press.

Du capitalisme diffus au capitalisme concentré : l’originalité de l’Europe dans l’histoire globale selon Arrighi et Mielants.

Une problématique récurrente en histoire globale tend à identifier les ressorts du dynamisme occidental à une certaine relation, apparue sans doute dès la fin du Moyen Âge, entre le pouvoir politique et les marchands. Développé dans le cadre des politiques mercantilistes des 17e et 18e siècles, mais déjà connu dans les Cités-États italiennes au 13e siècle, ce lien particulier aurait rendu l’Europe capable de tirer profit de sa relation commerciale ancienne avec l’Asie, puis de ses « grandes découvertes » territoriales.

C’est sans doute Arrighi [1994] qui a le premier précisé la nécessaire connivence entre pouvoir politique et capital marchand dans la genèse d’une véritable originalité de l’Occident. Il retient d’abord l’approche de Braudel [1985] qui fait des capitalistes des individus non spécialisés et donc capables d’investir n’importe où afin d’augmenter significativement leur capital-argent disponible, mais aussi des acteurs soucieux de disposer d’une souplesse permanente dans l’affectation de leurs fonds. Il trouve le modèle de ces capitalistes dans les marchands des Cités-États italiennes de la fin du Moyen Âge mais, et c’est là une originalité profonde par rapport à l’héritage braudélien, Arrighi considère qu’ils n’ont fait que reproduire des comportements anciens, observés de longue date dans le système afro-eurasien, et propres à ce qu’on pourrait appeler un « capitalisme diffus ». Dans ces conditions, « la transition vraiment importante qu’il s’agit d’élucider n’est pas celle du féodalisme au capitalisme, mais le passage d’un pouvoir capitaliste diffus à un pouvoir capitaliste concentré » [Arrighi, 1994, p. 11]. En ce sens, les capitaux diffus seraient une constante de l’histoire, leur concentration sur un territoire et entre quelques mains serait une originalité ouest-européenne particulièrement féconde…

Rejoignant Wallerstein [1974], Arrighi considère que ce passage est intrinsèquement lié à l’émergence du système-monde moderne et du système interétatique tout comme à la nature des hégémonies successives. Il étudie alors les différences de logique entre ce qu’il nomme le « territorialisme » (attitude identifiant le pouvoir à l’extension du territoire et de la population soumise, mais ne considérant la recherche de richesse que comme un moyen éventuel ou un effet collatéral) et le « capitalisme » (qui recherche cette richesse comme finalité et ne cherchera l’acquisition de territoires qu’au titre de moyen). Si les deux logiques sont considérées comme alternatives dans la formation de l’État, Arrighi n’en marque pas moins l’existence de synergies importantes entre les deux. Si Venise connaît tant de réussite, par exemple, c’est qu’elle développe les deux simultanément tout en assurant qu’elles n’entrent jamais en contradiction. Elle assurerait ainsi un premier « pouvoir capitaliste concentré » dans l’histoire de l’Occident, tirant parti par ailleurs du système mis en place entre les Cités-États italiennes. Ce pouvoir capitaliste concentré serait considérablement renforcé au 17e siècle dans le cas des Provinces-Unies. Unissant les deux logiques, comme à Venise, les Pays-Bas bénéficieraient, dans le cadre de la formation des États modernes, de leur opposition frontale historique aux grands empires, d’une plus grande capacité militaire à contrer durablement ces derniers, d’un accès direct aux ressources économiques (produits asiatiques) que Venise mobilisait à travers les intermédiaires mongols ou égyptiens, d’une technique de formation étatique supérieure [1994, pp. 44-47]. Autrement dit, les progrès dans la connivence entre marchands et appareil d’État seraient au cœur de la construction d’un capitalisme européen qui, de fait, a toujours été associé à l’État.

Mielants [2008] reprend à son compte l’importance accordée par Arrighi aux Cités-États tout en l’étendant à ce qu’il nomme le « système inter-Cités-États », c’est-à-dire l’ensemble des relations entre ces cités. Pour lui, au-delà d’un capital marchand bien en place, des pratiques capitalistes émergeraient clairement en Europe de l’Ouest entre le 12e et le 14e siècle. Mais c’est évidemment dans les Cités-États que ces pratiques sont de loin les plus significatives, notamment parce que les marchands y détiennent clairement le pouvoir et mettent la puissance publique au service de l’accumulation commerciale privée. Comme Arrighi, il montre le caractère crucial du commerce extérieur pour ces cités et leur capacité à construire, non seulement un capital marchand fort, mais un « pouvoir capitaliste concentré » à travers des pratiques de monopole qui relèvent du territorialisme comme du capitalisme.

Mais ce sont les systèmes politiques communs à ces Cités-États qui apparaissent finalement déterminants dans la mesure où « les mêmes politiques et techniques de domination et d’exploitation expérimentées par les élites du système des Cités-États furent ensuite reprises par les élites des États-Nations, aux 16e et 17e siècles, pour renforcer leur accumulation illimitée du capital » [Mielants, 2008, p.43]. Institutionnellement c’est le droit de regard des marchands dans les instances de décision des Cités-États qui serait décalqué plus tard au sein des grandes nations mercantilistes, Provinces-Unies et Angleterre notamment : les intérêts privés y instrumentaliseraient le pouvoir politique afin de servir leur propre accumulation.

Là se situerait pour Mielants une différence fondamentale entre les « économies politiques » ouest-européennes et leurs homologues chinoises, indiennes ou d’Afrique du Nord. Vis-à-vis de la Chine, la comparaison est cependant plus nuancée. Sous les Song en effet, aux 11e et 12e siècles, l’État réhabilite les marchands, encourage le commerce en général, extérieur en particulier, construit des navires, sécurise les voies de transport. Mais ce ne serait pas en raison d’une influence des marchands sur le pouvoir central, ni même sur les pouvoirs urbains (très contrôlés par les fonctionnaires), comme ce le devenait en Europe, mais d’une pure décision du pouvoir impérial afin de contrer les menaces venues du Nord. Il s’agissait concrètement de remédier à l’impossibilité d’utiliser la route de la Soie, du fait de la mainmise des Mongols sur cette dernière, par un contournement maritime. Il s’agissait aussi de développer l’économie pour obtenir les ressources nécessaires à l’effort de défense contre la menace de ces nomades du Nord (la production de fonte, à usage militaire, progresse sensiblement à cette époque). Autrement dit, même dans ce cas apparemment similaire de progrès soutenu par le pouvoir politique, les ressorts de la décision en matière économique diffèreraient considérablement.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Tant redoutée au 12e siècle, la conquête effective de la Chine par les Mongols, au milieu du 13e siècle, sera particulièrement destructrice. Elle ruinera l’avance économique des Chinois, tandis que la percée des fils de Gengis Khan jusqu’en Europe fournira au contraire aux marchands des Cités-États italiennes l’ouverture sur le système-monde afro-eurasien dont ils pouvaient rêver [Abu-Lughod, 1989]. Et viendra ainsi conforter le pouvoir des marchands dans les instances de pouvoir de Gênes ou de Venise, sans compter le transfert à l’Europe de plusieurs innovations militaires. Autrement dit le « moment mongol » à la fois ruine la seule véritable politique mercantiliste chinoise de son histoire tout en renforçant le pouvoir des marchands sur les puissances publiques de quelques villes, ultérieurement de quelques États européens, permettant de surcroît l’armement rationnel de ces derniers… Là se situerait finalement une des raisons profondes de l’essor de l’Occident, associant une conjoncture favorable, pour les Européens, au sein de l’économie eurasienne globale, et des tendances lourdes à l’œuvre dans les cités-États italiennes, flamandes et hanséatiques de l’époque… Mielants combine ainsi remarquablement facteurs internes et externes dans l’explication de ce qui constitue les débuts d’une grande divergence entre Europe et Asie orientale.

ABU-LUGHOD J.L. [1989], Before European Hegemony: The World System 1250-1350, Oxford, Oxford University Press.

ARRIGHI G. [1994], The Long Twentieth Century: Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso.

BRAUDEL F. [1985], La Dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud.

MIELANTS E. [2008], The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Philadelphia, Temple University Press.

WALLERSTEIN I. [1974], The Modern World System, tome I, New York, Academic Press.

Techniques commerciales et financières : l’hypothèse musulmane

Les routes de la soie et de l’océan Indien ont historiquement constitué un véritable creuset pour les techniques commerciales et financières. A une époque (5ème – 11ème siècle) où l’Europe voyait son commerce de longue distance péricliter, entretenu surtout par des marchands syriens et juifs, dans la prolongation de ce qu’avaient été les échanges des périodes hellénistique et romaine, les diasporas orientales testaient des pratiques marchandes et financières nouvelles, mettaient au point des techniques dont Venise et Gênes se saisiraient à la fin du Moyen-âge, pour le plus grand profit de l’occident chrétien.

Ce sont d’abord les contrats d’association en vue d’une expédition commerciale maritime. Ainsi la commenda, courante à Venise au 13ème siècle, trouverait son origine en Egypte au moins trois siècles auparavant. Son principe est simple : un partenaire prête des capitaux à un marchand, souvent jeune et désargenté, préparant une expédition maritime, le premier supportant tous les risques quant au capital investi, restant sur place et récoltant une part importante des profits (les 3/4 le plus souvent) [Lopez, 1974, p.112]. D’autres contrats requièrent à Venise une mise d’un tiers du capital par le marchand voyageant contre la moitié des profits, cas de la colleganza [Abu-Lughod, 1989, p.117 ; Hocquet, 2006, p.67]. Dans de nombreux cas, de faibles montants de capital peuvent être avancés par de « petites gens » qui espèrent tirer profit des aventures maritimes, ce qui contribue à diffuser l’esprit commercial dans toute la population. En Egypte, ce type de contrat, sous les deux formes très voisines de qirād et mudāraba, était très courant dans la mesure où il se substituait à deux relations mal acceptées en terre d’Islam, l’emploi rémunéré (assimilé à de l’esclavage) d’une part, le prêt à intérêt d’autre part [Goitein, 1999, p.170]. Or ce qui est particulièrement frappant dans le mudāraba c’est que le partenaire voyageant ne supporte aucun risque, comme dans la commenda, alors que les contrats similaires, byzantin ou juif, qui précèdent la commenda, ne comportent pas une telle clause : Udovitch [1970] en déduit que la commenda serait une reprise de la seule technique arabe. Cizakca adopte la même thèse et la renforce en montrant que la commenda, comme le mudāraba, n’imposait qu’une responsabilité limitée à l’apporteur de capital, au pro rata de son seul investissement et non de sa fortune totale [1996, p.14]. La filiation précise semble donc bien étayée, en dépit des nuances apportées par Pryor [1977] qui considère la commenda comme un hybride des techniques arabe, juive et byzantine.

.De son côté la lettre de change aurait pour origine l’hawāla arabe et surtout la suftaja persane, attestée dès le 11ème siècle dans l’océan Indien [Goitein, 1999, p.242sq.] mais vraisemblablement présente dans la Perse antique. L’hawāla, d’où viendrait le français aval, est a priori un simple transfert de dette : si A attend de l’argent de B mais veut réaliser un achat auprès de C, il transfèrera sur B le paiement de son achat auprès de C. Une telle opération nécessite donc l’accord des partenaires qui se réalisait devant notaire ou cour de justice. Dans ce procédé l’acte juridique remplace la signature par B d’une reconnaissance de dette que A aurait pu remettre à C, à charge pour ce dernier de mobiliser le paiement auprès de B ou du banquier de B. Ce deuxième procédé, plus proche de la traite ou de la lettre de change européenne (mais sans implication de change entre monnaies distinctes), est illustré par la suftaja persane. Celle-ci « était émise par (et tirée sur) un banquier renommé ou tout autre représentant d’un marchand, accompagnée d’une commission lors de son émission, et soumise à des pénalités en cas de retard de paiement après présentation » [Goitein, 1999, p.243]. Il semble cependant que son usage, éventuellement sur longue distance, n’ait concerné que des partenaires ayant des connections d’affaires assez denses et, par ailleurs, la transférabilité de ces papiers semble avoir été inexistante. Il est évident ici que les italiens allaient largement perfectionner cet outil en en faisant un instrument de change entre deux monnaies d’une part, en l’utilisant comme un instrument de crédit susceptible de cacher le paiement d’un intérêt d’autre part [Kohn, 1999, p.6-9 ; Neal, 1993, p.5-9]. Sur cette technique donc, même si la pratique persane élémentaire est sans doute antérieure, la véritable sophistication semble clairement européenne.

Ces différentes techniques proche-orientales ont vraisemblablement été transmises à l’Europe, par l’intermédiaire des Génois et Vénitiens, au moment où ces derniers obtiennent des comptoirs commerciaux en Syrie, au tout début du 12ème siècle, en rémunération de leur investissement dans la première croisade [Abu-Lughod, 1989, p.134]. De fait Gênes est connue comme la source de la lettre de change, Venise de la commenda (ainsi que du dépassement de la comptabilité en partie simple au 13ème siècle). Ceci dit, on sait aussi que les deux villes rivales développent des compagnies commerciales inspirées de la societas maris, d’origine sans doute romaine.

D’autres techniques d’origine musulmane seraient à citer. Par exemple le fonduq, lieu d’entrepôt des marchandises, dans le commerce du monde musulman, qui devient le fondaco à Venise. Certes, les Grecs avaient aussi leur pandocheion, sorte d’hôtel acceptant tous les voyageurs, et la parenté de terme avec le fonduq est plus que probable. Cependant le fondaco vénitien n’accueille pas « tous les voyageurs » mais seulement les marchandises des commerçants étrangers et accessoirement ces derniers, à l’imitation stricte du fonduq : l’origine musulmane est donc la plus directe [Remie Constable, 2009, p.6-7]. Dans le même esprit, Léonard de Pise, plus connu sous le nom de Fibonacci, écrivit le premier traité utilisant en Europe les chiffres arabes, en 1202, après avoir passé sa jeunesse à Bejaia, au contact de marchands locaux, son père étant alors le représentant des commerçants toscans en Afrique du nord. Dans cet ouvrage, le liber abaci, il écrit aussi sur le principe d’actualisation, alors inconnu dans la finance italienne. Les exemples et illustrations qu’il donne seraient directement issus de sources littéraires arabes et semblent avoir été familiers aux marchands musulmans de l’Algérie et du Maroc… On pourra s’étonner que l’islam, qui prohibe l’intérêt, ait eu l’intuition de ce genre de calcul. Ce serait oublier que les marchands musulmans avaient une pleine conscience de la nécessité de l’intérêt en matière de prêt et rivalisaient d’ingéniosité pour le percevoir effectivement, au prix parfois de montages complexes déguisant une opération de crédit en opération commerciale. Par exemple, A vendait à B un objet, à charge pour B de payer une somme de 120 dans trois mois ; parallèlement A lui rachetait l’objet à 100, le payait immédiatement et donc le gardait ; au total les deux transactions revenaient bien à un prêt de 100 avec un intérêt de 20% [Rodinson, 2007, p.66]. Du reste, les sophistications italiennes de la lettre de change, au 13ème siècle, contourneront de la même façon l’interdiction chrétienne de l’intérêt. Il  n’y a donc pas lieu d’être surpris de l’intuition précoce du principe d’actualisation dans l’islam d’Afrique du nord.

En conclusion, pour ce qui est des techniques commerciales et financières, le legs arabe et persan semble bien réel, parfois hybridé avec des pratiques européennes plus anciennes (cas du pandocheion ou de la societa maris). A maintes reprises la créativité européenne est aussi décisive pour donner toute leur dimension à des techniques empruntées au monde musulman (cas de la suftaja ou du principe d’actualisation). Dans ce domaine, comme dans celui de l’armement, l’innovation est donc bien globale et collective.

ABU-LUGHOD J.L. [1989], Before European Hegemony – The World System 1250-1350, Oxford, Oxford University Press.

CIZAKCA M. [1996], A Comparative Evolution of Business Partnerships : The Islamic World and Europe, with Specific References to the Ottoman Archives, Leiden, Brill.

GOETZMANN W.N. [2005], “Fibonacci and the Financial Revolution” in  Goetzmann et alii, THE Origins of Value : The Financial Innovations that created Modern Capital Markets, Oxford, Oxford University Press.

GOITEIN S. D. [1999], A Mediterranean Society – The Jewish Communities of the World as Portrayed in the Documents of the Cairo Geniza, vol I, Economic Foundations. Berkeley, University of California Press.

HOCQUET J.-C. [2006], Venise et la mer, 12ème – 18ème siècle, Paris, Fayard.

KOHN M. [1999], Bills of Exchange and the Money Market to 1600, Dept of Economics – Dartmouth College, Working paper 99-04.

LOPEZ R. [1974], La révolution commerciale dans l’Europe médiévale, Paris, Aubier-Montaigne.

NEAL L. [1993], The Rise of Financial Capitalism – International Capital Markets in the Age of Reason, Cambridge, CUP.

PRYOR J. [1977], “The Origins of the Commenda Contract”, Speculum, vol. 52, n°1, p.5-37.

REMIE CONSTABLE O. [2009], Housing the Stranger in the Mediterranean World, Cambridge, Cambridge University Press.

RODINSON M. [2007], Islam and Capitalism, London, Saqi (édition d’origine : Paris, Seuil, 1966).

UDOVITCH A. [1970], Partnership and Profit in Medieval Islam, Princeton, Princeton University Press.

Les villes à la conquête du monde

Depuis que les villes existent, elles sont les nœuds essentiels de la puissance. Capitales impériales, cités-États, carrefour marchands ou centres de savoir et de création artistique, souvent plusieurs choses à la fois, les villes concentrent les pouvoirs et les richesses, tracent les routes de l’échange, scandent les rythmes de la production et de l’échange, lancent les offensives et signent les traités. On avait fini par l’oublier, tant la géopolitique et l’économie internationale nous avaient habitués à nous représenter les affaires planétaires comme des relations entre ces blocs bariolés que sont, dans nos vieux atlas, les États-nation. Dans le monde global qui s’édifie sous nos yeux, pourtant, de nouvelles géographies se dessinent, tissées par des réseaux de financiers, de managers, de fonctionnaires, de militants ou d’immigrés qui transcendent les espaces nationaux. Pratiquement à chaque nœud de ces filets planétaires, on trouve une métropole : Londres, New York, Tôkyô, mais aussi Mumbaï, Shanghaï, Buenos Aires… La mondialisation prend appui sur un vaste archipel de villes [1].

Ce grand retour des villes invite à revenir sur leurs pas, se remémorer leur histoire, afin de mettre en perspective leur rôle contemporain. Il convient de revenir en premier lieu à l’Europe médiévale et à la relation particulière qui s’y noue entre les cités marchandes et les pouvoirs politiques. Car les premières à étendre leurs ramifications commerciales à l’échelle planétaire ont été des villes européennes et non indiennes ou chinoises.

La plupart des villes européennes que nous connaissons aujourd’hui sont nées entre l’an 1000 et 1250. Pendant cette période, l’Europe se déforeste, une myriade de petites villes fortifiées apparaît, centres de commerce et d’artisanat. Les échanges se développent entre les villes industrieuses du Nord et les villes marchandes du Sud, « deux pôles géographiquement et électriquement différents qui s’attirent » [2]. Une vaste région d’ateliers textiles qui s’étend d’Amsterdam aux rives de la Seine propose ses draps contre le blé, mais aussi les épices et les soieries précieuses ramenées par les négociants italiens d’Amalfi, de Gênes ou de Venise. Au début du 13e siècle, les transactions s’effectuent sur les foires de Champagne qui se tiennent tout au long de l’année, tantôt à Troyes, Provins, Bar-sur-Aube ou Lagny. Bientôt cependant, en voulant contrôler ces foires, les rois de France repoussent les routes commerciales vers l’Est, jetant les bases d’un arc européen constitué d’une nuée de cités marchandes entre lesquelles circulent incessamment des marchandises, des pièces de monnaie, des lettres de change.  Cet ensemble urbain part de Londres, englobe Bruges et Anvers, s’épaissit au niveau des villes germaniques de la Hanse et file jusqu’aux cités-État italiennes, Milan, Gênes ou Venise. Ses ramifications s’étendent le long des routes commerciales que les cités italiennes ont ouvertes à travers la Méditerranée.

L’expérience européenne n’est cependant pas un cas isolé. Au début du deuxième millénaire, l’Inde comporte un nombre comparable (environ 6) de villes de plus de 100 000 habitants, les grandes villes d’alors. Quant à la Chine, elle possède des métropoles de plus de 400 000 habitants et est nettement plus urbanisée que l’Europe, puisque selon les estimations de Paul Bairoch, entre 10 et 13 % de la population vivent alors dans des villes de plus de 5 000 habitants, contre 6 à 7 % en Europe [3]. Si l’essor des villes traduit toujours un progrès des techniques agricoles (les paysans peuvent nourrir une population urbaine en plus d’eux-mêmes), les Occidentaux devront attendre le 17e ou le 18e siècle pour posséder les savoirs-faire que la Chine détenait au 11e : rotation des terres, sélection des semences, irrigation… Quant au commerce, les échanges et la monétarisation sont incomparablement plus avancés en Chine qu’en Europe. Jusqu’au 18e siècle, la Chine demeure LA grande puissance du monde. Ses diasporas marchandes s’activent de la mer de Chine à l’océan Indien et contrôlent une intense circulation de marchandises. Mais, plutôt que depuis des villes, elles opèrent depuis des comptoirs commerciaux : Malacca, Patani, Hoi Anh, Banten, puis plus tard, Nagasaki, Macao et Manille [4].

De fait, dès ces prémices, les villes européennes possèdent une particularité : leur autonomie politique. « L’air de la ville rend libre », proclame un proverbe médiéval allemand. Les cités-États du Vieux Continent protègent la propriété privée de la mainmise des pouvoirs féodaux, elles permettent à leurs sujets d’échapper à des impôts trop élevés et il suffit même parfois pour un serf de franchir leurs murs pour se trouver affranchi. Plus encore, ces villes sont gouvernées par les bourgeois, soit par les marchands eux-mêmes. Ce qui explique qu’elles accompagneront bientôt leurs expéditions commerciales aux quatre coins du monde [5]. Cette caractéristique est sans équivalent. Les cités marchandes chinoises verront leur essor longtemps entravé par les autorités de la capitale de l’empire du Milieu. Il en sera de même avec leurs sœurs indiennes, brimées par Agra, siège de l’Empire moghol.

Les villes européennes bénéficient quant à elles de la fragmentation politique du continent. Et elles ne se privent pas d’exploiter cet avantage pour échapper au pouvoir des empires et des royaumes [6]. L’épisode des foires de Champagne est symptomatique : menacées d’une captation par les monarques français, les routes commerciales contournent l’obstacle, et ce sans tomber dans l’escarcelle d’un autre pouvoir. Les villes européennes n’ont de cesse de préserver leur autonomie, se gagnant le soutien des rois contre les seigneurs féodaux, jouant les princes contre les monarques. Elles jouent à plein le polycentrisme politique qui prévaut sur le continent.

Selon Christian Grataloup, cet avantage explique en bonne part pourquoi ce seront des caravelles européennes qui se lanceront à la conquête des océans, alors même que les jonques chinoises emmenées par le navigateur Zheng He semblaient avoir un tour d’avance [7]. Puissance menacée par des invasions continentales, l’Empire du Milieu renonce à sa capitale maritime, Nankin, pour installer son siège à Pékin, et met fin à son aventure océanique. Si les monarques de Lisbonne refusent d’accompagner Christophe Colomb dans son entreprise atlantique, ce dernier peut se tourner vers ceux de Madrid pour financer son expédition et découvrir les Amériques.

Les villes européennes se mondialisent

Les villes européennes se livrent une intense concurrence pour le contrôle des mers. Suprématie maritime rime souvent avec hégémonie économique, même si la maîtrise des techniques de l’argent et la puissance industrielle sont toujours des arguments de poids. Venise, Lisbonne, Amsterdam et Londres seront aux commandes de l’économie européenne en bonne partie grâce au rayonnement de leurs flottes. Alors que les villes se passent le relais de la puissance économique, les limites du monde européen reculent pour englober des fractions croissantes de la planète.

Édifiée sur 60 îlots, dépourvue d’arrière-pays, Venise a fait de sa pauvreté une chance en se projetant entièrement vers la mer. La cité-État met à profit les conquêtes des croisés (Chypre) ainsi que les comptoirs qu’ils ont ouverts en Terre sainte pour ramener les épices et les soieries convoitées dans toute l’Europe. Les marchands vénitiens transitent également sur la route de la Soie, ce long couloir qui va de la mer Noire à la Chine et que l’avancée mongole a pacifié au cours du 13e siècle. Ces connexions esquissent ce que Fernand Braudel appelle « l’économie-monde méditerranéenne » : « un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l’essentiel de se suffire à soi-même ». Cet espace est délimité par le polygone Bruges, Londres, Lisbonne, Fez, Damas, Azof, Venise et comprend 300 places marchandes à la fin du 14e siècle.

Lorsque les Turcs prennent Constantinople, en 1453, ils contrôlent déjà les routes caravanières qui acheminent les épices vers la Méditerranée et contestent la supériorité maritime des Vénitiens. Le déclin de la cité-État est annoncé. Mais Lisbonne est déjà là qui se prépare à prendre le relais. Les caravelles portugaises s’élancent bientôt dans l’Atlantique, explorent les côtes africaines. Le Cap-vert est atteint en 1444, le cap de Bonne-espérance franchi en 1488. En 1499, Vasco de Gama rejoint pour la première fois les Indes en contournant l’Afrique et ouvre dans la foulée le premier comptoir portugais sur la péninsule. Lisbonne contrôle la nouvelle route des épices. En 1500, Pedro Alvares Cabral atteint le Brésil. Tout est désormais en place pour le commerce triangulaire : avant la fin du 16e siècle, des navires partent de Lisbonne vers les côtes africaines, y chargent des esclaves qui sont acheminés vers les plantations du Nordeste brésilien, et reviennent gorgés de sucre ou de café. Alors que le Portugal passe sous l’autorité de la couronne d’Espagne, le monde vit sa première mondialisation, sillonné en tout sens par les caravelles et les galions ibériques [8]. L’Europe, l’Amérique, l’Asie et l’Afrique, les « quatre parties du monde » approvisionnent l’assiette des élites du Vieux Continent.

Au début du 17e, tissant lentement sa toile, une autre puissance maritime s’impose, infiltrant puis reprenant, par la ruse ou par la force, les négoces portugais : la cité-État d’Amsterdam. Dans les années 1590, des espions néerlandais s’embarquent sur des navires portugais. Une décennie ne s’est pas encore écoulée que des dizaines de vaisseaux quittent les côtes des Provinces Unies hollandaises en direction des Indes. Reprenant la main en Méditerranée, multipliant les comptoirs commerciaux autour de l’océan Indien, tentant sa chance sur les rives américaines, Amsterdam la magnifique règne sur les mers, le commerce et la finance. Bientôt les navires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, l’entreprise capitaliste la plus puissante de son époque, contrôle le commerce des épices. Prenant sa part au commerce triangulaire, colonisant des territoires épars pour organiser ses réseaux marchands, Amsterdam n’a cependant fait qu’approfondir la mondialisation portugaise.

Alors que la révolution industrielle est amorcée, une autre mondialisation s’ébauche autour du Londres du 18e siècle. À la domination des mers, aux ressources que confère le contrôle des routes commerciales, la capitale britannique ajoute la force de frappe d’un marché national entièrement organisé autour d’elle. Celui-ci offre des débouchés à une industrie en plein essor, aiguillonne le progrès des techniques, entraîne les coûts à la baisse. La révolution industrielle bouleverse les transports terrestres et maritimes, raccourcit les distances. Elle décuple aussi les capacités militaires. La colonisation change de forme, ou plutôt de profondeur. Des comptoirs côtiers, on passe à l’exploration des terres et des fleuves, puis aux conquêtes territoriales. Pendant la seconde moitié du 19e siècle, les Britanniques annexent de larges fractions de l’Afrique, renforcent leur domination de l’Inde, étendent leur contrôle à la Malaisie et à la Birmanie, imposent à la Chine d’ouvrir son marché. Les produits manufacturés et les capitaux britanniques se déversent dans le monde entier. Dominant le système de change de l’étalon-or, la banque d’Angleterre gouverne les taux d’intérêt de la planète.

Londres n’est pas la seule capitale impériale. Paris lui dispute la prééminence en Afrique et en Asie. Berlin veut sa part du gâteau. Avec la colonisation du monde, la « course au drapeau » lance l’Europe à la conquête de nouveaux territoires et aiguise les tensions. Le Vieux Continent entraîne la planète dans deux guerres mondiales. Pendant ce temps, une nouvelle puissance ronge son frein : les États-Unis. Allié décisif et bailleurs de fonds des Européens, le pays possède en fait une supériorité industrielle depuis la fin du 19e siècle. La domination américaine éclate au grand jour après 1945. Lors des accords de Bretton-Woods, les Britanniques ne peuvent empêcher l’érection du dollar en monnaie internationale. Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale sont installés à Washington. New York devient la première place financière au monde. Les villes européennes semblent définitivement avoir passé la main.

Vers des villes en réseau

Les désordres monétaires des années 1970 remettent les choses à plat. L’abandon de la convertibilité-or du dollar sanctionne les premiers déficits commerciaux américains depuis l’après-guerre. Les États-Unis se réveillent avec de nouveaux concurrents : l’Europe a comblé son retard et, surtout, l’Asie se profile comme un nouveau foyer du capitalisme. Dans les années 1980, l’économiste japonais Kenichi Ohmae parle de la « triade » qui gouverne l’économie mondiale : les trois quarts du commerce international et des transferts de capitaux se font entre la mégalopole américaine (de Boston à Baltimore), le réseau des villes européennes et la mégalopole japonaise (Tôkyô-Ôsaka).

Au début des années 1990, la sociologue américaine Saskia Sassen prend acte de la naissance de villes d’un nouveau genre [9]. Alors que le nouvel âge de la mondialisation se caractérise par la dispersion planétaire des activités de production, les fonctions de pilotage de l’économie globale demeurent localisées dans de grands centres urbains, observe-t-elle. La sociologue identifie trois « villes globales », New York, Londres et Tôkyô, où se concentrent les services spécialisés aux entreprises, qu’elle considère comme les véritables agents de la décision économique. Les trois métropoles sont notamment des centres financiers qui fonctionnent en réseau. Alors que la place japonaise se charge de recycler les excédents commerciaux du pays en épargne, la City londonienne propose des produits financiers attractifs et les liquidités viennent s’investir à Wall Street. Le temps des capitales impériales semble révolu. Le monde n’a plus un seul centre mais plusieurs. Amsterdam et Londres qui, chacune à son tour, avait organisé autour d’elle les flux de marchandises et de capitaux, ont cédé la place à une pluralité de pôles de poids équivalents, liés autant par des relations de coopération que de concurrence. Tant les affaires économiques, que les relations politiques planétaires se décident désormais dans les échanges permanents qui se nouent au sein des réseaux de villes.

Celles-ci sont plus que jamais aux commandes de la mondialisation. Elles tendent à se détacher des nations, jouant leur propre partition, mettant à profit leurs connexions globales avec d’autres métropoles de la planète. Sassen définit Londres comme une « ville en apesanteur », à tel point qu’elle semble désolidarisée du reste de l’économie britannique. On peut en dire autant de New York ou de Buenos Aires et, bien sûr, de Hongkong, que la République populaire de Chine veille à laisser libre de ses mouvements, malgré le retour de la ville dans son giron. On voit même des cités-États jouer à nouveau les premiers rôles dans la mondialisation, s’imposer comme des carrefours économiques et financiers planétaires, comme Singapour ou, à un niveau plus régional, Dubaï. Parallèle à l’affirmation des puissances émergentes dans le jeu politique mondial, des villes globales poussent sur tous les continents, bouleversant parfois les hiérarchies établies, jouant des coudes dans l’arène économique mondiale.


[1] Olivier Dollfus a forgé le terme d’ « archipel mégapolitain mondial », cf. O. Dollfus, La Mondialisation, Presses de Sciences Po, 2007 [1997].

[2] cf. F. Braudel, Civilisation matérielle, économie, capitalisme, tome 3, Flammarion, 2000 (1979)

[3] P. Bairoch, De Jericho à Mexico, Gallimard, 1996, 2e édition [1985]

[4] F. Gipouloux, La Méditerranée asiatique, CNRS éditions, 2009.

[5] E. Mielants, The Origins of Capitalism and the Rise of the West, Temple University Press, 2008.

[6] J. Lévy, L’Europe, une géographie, Hachette, 1997.

[7] C. Grataloup, Géohistoire de la mondialisation, Armand Colin, 2007.

[8] S. Gruzinski, Les Quatre Parties du monde, La Martinière, 2004.

[9] S. Sassen, La Ville globale, Descartes et Cie, 1998 (1991 pour la première édition anglaise).

Cités médiévales et capitalisme : que nous enseigne l’histoire comparée ?

La découverte de l’Amérique par les marins de Christophe Colomb, en 1492, peut être considérée comme le point de départ de l’expansion planétaire du capitalisme. C’est en effet entre cette date et le 20e siècle que les entreprises commerciales et coloniales européennes ont progressivement intégré la quasi-intégralité des régions du globe à un système-monde régi par le capitalisme. L’histoire de ce dernier est cependant plus ancienne encore. Il trouve son origine dans le Moyen Âge européen, et plus précisément dans les bourgs, les villes et les cités-États du Vieux Continent. En accordant, comme ce ne fut le cas nulle part ailleurs, un régime privilégié de citoyenneté à ses bourgeois, les bourgs européens sont la véritable matrice du capitalisme.

Dès le 11e siècle, partout en Europe, les villes acquirent un degré inédit d’autonomie politique et même dans certains cas d’indépendance. Le constitutionalisme des cités-États médiévales soumettait les pouvoirs princiers à la loi et permettait aux simples sujets de mettre fin à leur allégeance à l’égard des nobles si ceux-ci leur imposaient des impôts trop élevés. Les murs des villes européennes protégeaient la propriété privée. Ils suffisaient à un serf de passer les portes de la cité pour se trouver affranchi – l’air de la ville rend libre, disait un proverbe médiéval allemand.

Ces bourgs étaient gouvernés par une petite minorité, composée généralement de marchands qui s’attachaient à promouvoir le commerce. Cette bourgeoisie favorisa l’émergence d’une division du travail au sein d’un vaste espace géographique qui englobait les zones urbaines de l’Europe de l’Ouest, les campagnes de l’Europe de l’Est et s’étendait jusqu’aux bords de la mer Noire.

Des marchands européens très protégés

Cet espace était – déjà – organisé selon un rapport centre-périphérie : les cités-États d’Europe de l’Ouest exportaient des produits manufacturés vers leurs régions périphériques en échange de matières premières. En raison des importations de tissus en provenance des Pays-Bas et d’autres régions d’Europe de l’Ouest, la Hongrie entretint longtemps un déficit commercial et l’industrie textile polonaise ne parvint pas à prospérer. Les cités-États italiennes intégraient à cette division du travail leurs colonies de la Méditerranée orientale, telles que Crète ou Chypre. Les autorités vénitiennes y interdisaient le développement d’activités qui auraient pu concurrencer leurs propres industries. Ces mêmes industries qu’elles s’attachaient à promouvoir en favorisant l’immigration de travailleurs qualifiés, à commencer par les artisans du textile. Les autorités vénitiennes interdisaient même aux capitaines de vaisseaux d’embarquer des artisans qualifiés qui auraient souhaité émigrer hors de Venise – ceux qui défiaient cette prohibition encouraient de sévères sanctions.

C’est en comparant le cas européen avec les autres régions du monde que la singularité européenne devient le plus apparente. Il y a mille ans, la Chine était ainsi la plus développée de toutes les régions du monde, tant sur le plan socioéconomique, politique que militaire. Autour de l’an 1100 de notre ère, ses villes les plus peuplées abritaient jusqu’à un million d’habitants. Ses institutions et ses techniques marchandes étaient, déjà à cette époque, si avancées que l’empire du Milieu utilisait couramment le papier-monnaie, les contrats écrits, le crédit commercial, les chèques ou les reconnaissances de dettes, et qu’il possédait des réseaux commerciaux considérables. Pourtant le capitalisme ne s’est pas développé en Chine. Ses gouvernants menaient, certes, une politique de promotion du commerce, mais ils ne voulurent jamais favoriser la concentration de la richesse entre les mains des marchands. L’empire reposant essentiellement sur la taxation de la terre et devant ménager des paysans prompts à la révolte, ils veillèrent toujours à les protéger de tout pouvoir de monopole des négociants.

Les positions stratégiques des petits États européens

Dans le sous-continent sud-asiatique (soit l’Inde actuelle), le panorama n’était pas le même qu’en Chine, mais il n’a pas non plus favorisé l’émergence du capitalisme. Pendant des siècles, l’aristocratie percevait l’impôt, ce qu’elle mit à profit pour extraire autant de revenu qu’il était possible de l’agriculture et pour ponctionner la richesse des marchands. Ceux-ci n’avaient qu’un accès limité auprès des autorités de l’État et ils tentèrent rarement de conquérir le pouvoir politique. Dans la mesure où seuls 5  % des revenus de l’Empire moghol provenaient des droits de douanes, un marchand sud-asiatique qui sollicitait la protection de son État contre l’agression européenne avait bien moins de chances d’obtenir satisfaction que ses concurrents du Vieux Continent.

Le refus, et parfois l’incapacité, de certaines puissances maritimes non occidentales, de l’Égypte mamelouke à la Chine des Ming à soutenir leurs diasporas marchandes permit en définitive à des puissances bien plus modestes – les villes et les petits États européens – d’occuper des positions stratégiques, d’un point de vue militaire autant que commercial, dans tout le pourtour de l’océan Indien. Grâce à la suprématie militaire que les nations européennes acquirent sur les mers, des compagnies marchandes comme la Compagnie orientale des Indes néerlandaise purent tisser un vaste réseau de forteresses et de comptoirs commerciaux. Ces compagnies en profitèrent pour constituer de véritables monopoles commerciaux et dégager des bénéfices colossaux qui contribuèrent notablement à l’émergence du capitalisme en Europe.

Le premier salariat urbain

Le salariat était une condition courante dans les villes médiévales européennes. Dès le 14e siècle, en Hollande, dans les Flandres, en Italie et dans certaines parties de l’Angleterre, le pouvoir que les marchands entrepreneurs pouvaient exercer sur leurs employés était considérable. Ils achetaient les matières premières, contrôlaient et supervisaient la production, imposaient les tarifs à la pièce qui leur convenaient et vendaient eux-mêmes le produit fini sur le marché. Dans de nombreuses villes, de 40 à 50 % de la population était impliquée dans l’industrie textile et la majorité des tisserands et des teinturiers travaillaient directement ou indirectement comme sous-traitants pour les marchands. Les travailleurs urbains devaient travailler de longues heures, y compris nocturnes, pour un salaire de subsistance : la moitié passait dans l’achat de pain. À Gand au 14e siècle, les peigneurs étaient généralement payés à la pièce, de même que les cardeurs de Gênes ou les tisserands de Londres. À Florence, des contrats de travail prévoyant un salaire fixe existaient, et nombreux étaient ceux qui y aspiraient, « libres » de vendre leur force de travail, comme l’écrirait Karl Marx à propos des travailleurs britanniques du 17e siècle. Les marchands pouvaient compter sur les autorités pour maintenir les salaires au plus bas. Les premières insurrections ouvrières eurent lieu dans ces villes médiévales.

Si les marchands des villes européennes étaient bien moins prospères que leurs confrères chinois, tant au Moyen Âge qu’à la Renaissance, ils étaient bien mieux introduits dans les arcanes du pouvoir politique. La bourgeoisie urbaine européenne était de fait le bénéficiaire principal des cités-États, ainsi que des premiers États modernes, comme les Pays-Bas. Ces États lui apportèrent toujours le soutien militaire et financier qui lui permit de poursuivre son expansion commerciale aux quatre coins de la planète.

N.B. : Cet article a été publié pour la première fois dans « La grande histoire du capitalisme », Sciences Humaines, Hors-série spécial n° 11, mai-juin 2010, sous le titre « Les villes médiévales, terreau de la bourgeoisie ». www.scienceshumaines.com