Traite négrière et formation du capitalisme (2)

En 1944, dans Capitalism and Slavery, Williams affirme que la traite des Noirs, « forme la plus avancée du capitalisme marchand », aurait été « une des principales sources de l’accumulation du capital qui, en Angleterre, a financé la révolution industrielle ». Et il semble en effet que des armateurs aient bien avancé de l’argent à James Watt auquel on attribue traditionnellement la paternité de la machine à vapeur. Mais au-delà de l’anecdote, si l’on peut penser que les riches armateurs ou planteurs disposaient de l’argent nécessaire pour financer les inventeurs et entrepreneurs de la Révolution industrielle, l’ont-ils réellement fait? 

La question est difficile à trancher tout en restant elle-même ambiguë. En premier lieu, on connaît mal le volume et l’affectation des revenus des armateurs et planteurs : ce qui est consacré à la consommation ostentatoire ou à l’achat de titres laisse peu de traces précises, d’où l’incertitude sur la fraction consacrée à l’industrie. Supposant ensuite que l’on connaisse l’investissement brut dans l’industrie des fortunes concernées, comment déterminer la part qui revient aux profits spécifiques de la traite plutôt qu’à ceux dégagés d’autres activités ? Si enfin ces difficultés sont levées, le point intéressant consiste a priori à évaluer la proportion de l’investissement industriel total imputable aux revenus de la traite… Tout en sachant qu’un tel ratio « mécanique » ne rend compte que d’un effet très localisé des revenus de la traite sur l’économie, via l’investissement. Les effets réels sont beaucoup plus diversifiés et mettent en jeu la dynamique de l’économie : stimulation des exportations pour fournir les marchés américains, donc de l’innovation locale, accroissement de l’emploi européen donc du revenu et de la possibilité d’importer les denrées coloniales, source de plus de pouvoir d’achat transatlantique, etc. Ces remarques faites, analysons néanmoins la contribution directe des revenus de la traite à l’investissement, les autres effets étant étudiés plus loin.

En Angleterre, on estime qu’une part importante des capitaux nécessaires au développement de l’industrie cotonnière du Lancashire a pu provenir de l’activité du port de Liverpool, principal pôle de la traite. Le capital commercial de la région de Glasgow, développé grâce au commerce du tabac, lui-même lié à l’esclavage, trouve un emploi considérable dans l’industrie après 1730 : les négociants du commerce atlantique prennent en Écosse le contrôle des industries du verre, du sucre et du lin. Devine a montré comment le store system des marchands de Glasgow sur le marché de la Chesapeake dépendait de l’échange des biens de consommation et d’équipement nécessaires à la vie des plantations contre la production américaine et exigeait le développement d’étroites relations entre marchands et producteurs industriels [Léon, tome 3, 1978, p. 53]. Dans le même esprit, des familles britanniques exploitant des plantations jamaïcaines investissent dans la métallurgie (cas des Fuller dans le Sussex) ou les carrières d’ardoise (cas des Pennant au pays de Galles). Mais plus globalement les planteurs semblent avoir privilégié la terre, les emprunts d’État ou la consommation à l’investissement industriel [Morgan, 2000, pp. 53-54]. Au niveau des armateurs, toutes les industries, du textile au charbon en passant par la construction navale, le raffinage du sucre ou encore l’industrie du verre ont reçu de leurs capitaux, sans qu’il soit possible de distinguer, dans ces apports, ce qui provient de la traite de ce qui résulte des autres activités de banque, d’assurance ou de transport que pratiquent aussi ces mêmes armateurs…

Si l’on quitte les faits bruts pour s’intéresser aux ratios entre revenus de la traite et investissement, la situation apparaît plus claire. Pour Barbara Solow, reprenant des calculs d’Engerman, les profits de la seule vente d’esclaves représentaient en 1770 environ 0,5% du revenu national britannique, mais 7,8% de l’investissement total et surtout 38,9% de l’investissement industriel et commercial proprement dit [Solow, 1985, p. 105]. La signification de ce ratio (lui-même relativement stable au long du 18ème siècle) est importante dans la mesure où, « aucune industrie n’a pu atteindre un tel ratio dans l’économie américaine moderne » [Morgan, 2000, p. 47]. Il est cependant possible qu’à l’époque, d’autres industries britanniques aient dépassé ce ratio, dans le textile notamment [Eltis et Engerman, 2000, pp. 134-135]. La traite n’en apparaît pas moins comme un moteur potentiel de l’investissement. Il reste alors à évaluer quelle part de ces profits allait réellement à l’investissement industriel et commercial, ce qui n’est pas déterminable aujourd’hui. Mais on peut aussi considérer que, de toute façon, le reste des revenus de la traite contribuait à l’essor productif par le biais d’autres investissements ou de la consommation. Le débat ne semble pas être clos pour autant : le bilan publié par Thomas [2000] tendant à relativiser l’ampleur de l’accumulation de capital à grande échelle par le biais de la traite.

Pour ce qui est de la France, les armateurs ont-ils investi l’argent gagné grâce à la traite ailleurs que dans la terre et dans la pierre ? A Nantes, on trouve beaucoup d’armateurs d’origine bourgeoise, qui ont acheté des charges anoblissantes et des seigneuries pour unir le prestige de la noblesse à celui de la fortune ; les Mautaudoin, Boutellier, Trochon, Luynes, Michel, Grou, Chaurand veulent tous être anoblis. Lemesle estime cependant que même si les négociants consentaient à payer des prix de plus en plus élevés pour obtenir des charges, celles-ci n’ont pas détourné une part importante de leur capital. Pourtant, le même auteur remarque que « les armateurs ne se sentaient pas la vocation de réinvestir leur capital dans l’industrie, même s’ils avaient développé et encouragé la construction navale, l’indiennage, le raffinage du sucre » [Lemesle, 1998, p. 95]. Pétré-Grenouilleau estime quant à lui qu’en ce qui concerne les ports français, les armateurs n’ont pas réalisé d’investissements massifs dans ces secteurs industriels : « Aussi, loin d’être un aboutissement logique, l’industrie est réduite dans la pensée des armateurs nantais (et sans doute également bordelais), à un simple auxiliaire » [1998, p. 129].

Si la participation à la traite fait de certains armateurs des acteurs de la révolution industrielle, on doit donc plutôt trouver ces individus parmi les Anglais que chez leurs homologues français. Par ailleurs, les profits de la traite ont vraisemblablement eu un impact économique significatif sur le volume de l’investissement industriel, comme l’indiquent les chiffres cités par Solow. Il importe maintenant d’étendre l’analyse pour prendre en compte plus globalement l’effet sur le développement européen de l’ensemble de ce commerce transatlantique qui explose dans la deuxième moitié du 18ème siècle…

A un premier niveau, il est clair que l’esclavage au sein des plantations, objectif intentionnel de la traite, a considérablement amélioré le revenu nord-américain. Or précisément, on sait que le débouché américain sera crucial pour l’Angleterre dans l’enchaînement des causes menant à la révolution industrielle. Du point de vue de la demande, en effet, l’industrie textile britannique a d’abord été stimulée par une lente élévation des revenus en Europe puis, entre 1750 et 1780, par le marché nord-américain, plus généralement atlantique [Verley, 1997] croissant qui a poussé à employer plus de travailleurs dans les manufactures britanniques. Cette demande de travail a en retour pesé à la hausse sur les salaires britanniques, justifiant en conséquence la recherche de gains de productivité, notamment par de nouvelles techniques. Par ailleurs cette demande américaine a ensuite permis d’écouler la production anglaise de textiles. En tant que résultat objectif de l’esclavage de plantations, la hausse du revenu américain a donc sensiblement contribué, à la recherche de gains de productivité dans l’industrie anglaise d’une part, à la vente des produits que ces mêmes gains de productivité permettaient d’autre part.

Une deuxième dimension de cette influence, connexe de la précédente, apparaît alors immédiatement. La production de coton, elle-même totalement imbriquée dans l’économie de traite et d’exploitation esclavagiste, a permis à l’Europe de bénéficier d’une matière première textile en abondance. De fait, les terres européennes encore utilisables (hors vivrier) n’auraient jamais suffi à produire, ne serait-ce que 10% de cet apport américain en matières premières. Et l’utilisation de techniques nouvelles et coûteuses ne se justifie que par deux facteurs primordiaux, des marchés et des matières premières. Les machines à filer et tisser qui seront alors mises au point n’étaient donc rentables qu’à condition de traiter une matière première suffisamment abondante, ce qui fut le cas avec les productions de coton nord-américaine et des Caraïbes. Elles exigeaient aussi des débouchés prometteurs, de fait ceux que l’Angleterre maîtrisait, de par sa domination des mers, notamment le débouché nord-américain puis le marché asiatique, autrefois alimenté en cotonnades par l’Inde. Autrement dit, traite et esclavage sont bien au cœur des enchaînements qui mènent, avec d’autres facteurs évidemment, à la vague d’ingénierie britannique qui caractérise le 18e siècle.

A un troisième niveau, on ne peut que relever une multitude d’influences de la traite sur les économies européennes en général, britannique en particulier. C’est d’abord un stimulant très direct à la production d’artefacts : on sait que les négriers échangeaient les esclaves amenés sur la côte africaine contre des armes, du textile, des produits à l’apparence prestigieuse. C’est ensuite une impulsion réelle donnée à la construction navale. A travers l’importation en Europe de sucre, second produit clé produit par les esclaves, c’est aussi la possibilité de fournir des calories bon marché à la classe ouvrière britannique. La traite, c’est aussi une source de revenus pour les États, soit directe quand ils imposent les bateaux négriers, soit indirecte à travers la taxation des importations de coton ou de sucre. Et bien évidemment, même si les armateurs investissent leurs profits dans la terre et non dans l’industrie, cela détermine des flux de revenu en chaîne dans les économies européennes…

Il est largement admis aujourd’hui que la révolution industrielle marque l’achèvement du mode d’organisation que l’on appelle « capitalisme ». Cette thèse est du reste commune, pour des raisons différentes, à Marx et à Weber. Pour le premier, la révolution industrielle, non seulement élargit le salariat (qui constitue le pivot du rapport de production capitaliste), mais encore transforme radicalement les forces productives. Pour le second, c’est la période de rationalisation des techniques et de libération définitive de la main d’œuvre de ses attaches traditionnelles. Dès lors, en tant qu’ils se situent au cœur de la révolution industrielle, par le capital fourni, les matières premières produites, la demande américaine stimulée, la rentabilisation de nouvelles techniques de fabrication, traite négrière et esclavagisme constituent bien une pièce maîtresse de la longue construction du capitalisme.

 

 

 

L’ensemble des deux textes de cet article constitue une version modifiée d’une partie de chapitre consacrée à ces thématiques, parue dans Norel (dir.) « L’invention du Marché », Paris, Seuil, 2004, pp. 317-328. Cet ensemble doit donc beaucoup aux pages rédigées initialement par Claire Aslangul.

 

ELTIS D., ENGERMAN S., 2000, « The Importance of Slavery and the Slave Trade to Industrializing Britain », Journal of Economic History, vol. 60, n°1, march.

LEMESLE, R.-M., 1998, Le commerce colonial triangulaire 18ème – 19ème siècles, Paris, PUF.

LEON, P. (Dir.), 1978, Histoire économique et sociale du Monde, vol. 3 : « Inerties et révolutions », Paris, Armand Colin.

MORGAN K., 2000, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, 1660-1800, Cambridge, Cambridge University Press.

PETRE-GRENOUILLEAU, O., 1998, Nantes au temps de la traite des Noirs, Paris, Hachette.

SOLOW B., 1985, « Caribbean Slavery and British Growth : the Eric Williams Hypothesis », Journal of Development Economics, n°17, 99-115.

THOMAS, H., 2000, The Slave Trade. The Story of the Atlantic Slave Trade : 1440-1870, New York, Simon and Schuster.

VERLEY, P., 1997, L’échelle du monde. Essai sur l’industrialisation de l’Occident, Paris, Gallimard. Réédition Tel 2013

WILLIAMS, E., 1944, Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press (rééd. Capricorn Books, 1966).

 

Traite négrière et formation du capitalisme (1)

Au-delà de la réprobation morale que suscite le développement du trafic d’êtres humains, il existe un certain nombre de débats spécifiquement économiques autour du phénomène de la traite négrière. Peut-on en calculer la rentabilité au niveau de ses acteurs immédiats ? Quels ont été plus globalement les profits de cette activité ? Ont-ils servi à financer la révolution industrielle et furent-ils finalement nécessaires au capitalisme ? Quel effet sur les exportations et la dynamique industrielle européennes ont eu les revenus de la traite ? L’enjeu est de taille pour l’histoire globale puisqu’il s’agit de préciser le rôle de cette traite dans la formation du mode de développement occidental. Dans ce premier papier, nous allons nous interroger sur les seuls profits des acteurs directement impliqués (armateurs, planteurs, États), laissant les effets macroéconomiques pour un second article.

Il est d’abord difficile d’évaluer les profits créés grâce à l’utilisation de l’esclavage car ils sont réalisés en plusieurs étapes, notamment aux niveaux des armateurs européens et des planteurs. Si les acteurs privés semblent au cœur du système, les États européens, par le biais des taxes sur les produits tropicaux et de la stimulation générale des économies nationales consécutive à l’essor du circuit triangulaire, ont aussi profité de la traite. Il semble que ce soit dans les métropoles européennes que les profits de la traite aient été les plus importants. Considérons donc d’abord les profits des armateurs. Ils sont a priori calculables en évaluant la valeur de la cargaison de retour, en ajoutant les éventuels gains monétaires directs sur la vente d’esclaves, en déduisant le prix de la cargaison initiale et l’ensemble des frais de l’expédition [Morgan, 2000, p. 39]. Mais la cargaison du négrier à son retour dans le port européen ne fait souvent que couvrir les frais du voyage et les profits apparaissent donc bien maigres sur le papier… Ce sont en réalité les cargaisons des navires en droiture (trajet direct aller-retour entre l’Europe et l’Amérique), contreparties de ventes antérieures d’esclaves, qui rapportent souvent les bénéfices réels, sous la forme de produits tropicaux qui seront en partie consommés dans le pays, en partie réexportés. Ainsi le profit total sur un transport d’esclaves ne devient souvent effectif que deux ou trois ans après la vente de ces esclaves. Villiers et Duteil [1997, p. 185] remarquent que le commerce négrier est l’un des premiers où l’on pratique la comptabilité en partie double, laquelle permet de faire apparaître la rentabilité réelle du commerce négrier à l’issue du cycle complet, soit après la vente des produits coloniaux. L’analyse de cette comptabilité prouverait que la vente des Africains représente la première source de profit.

Cependant, avec la dissociation des cargaisons et la marge énorme de fraude, les bénéfices réels sont difficiles à évaluer. On sait cependant comment les capitaines se servaient de la réglementation française pour frauder : afin d’encourager le trafic négrier, cette dernière stipulait que toute marchandise antillaise ramenée par des négriers en échange d’esclaves était exemptée de moitié des droits de douane ; les négriers pouvaient alors négocier avec les planteurs pour obtenir de ceux-ci (contre une remise sur ce qu’il leur restait à payer) des reconnaissances de dette en blanc, ce qui permettait ensuite à ces armateurs de ramener en France des marchandises dispensées de droit de douane qu’ils certifiaient avoir reçues contre fourniture d’esclaves [Pluchon, 1985, p. 246]. Malgré les difficultés d’évaluation, on estime globalement que, sauf désastres exceptionnels, la traite négrière a été rentable (et ce d’autant plus que la boucle était réalisée rapidement, et que le capitaine était assez habile pour inclure une grande marge de fraude). La richesse des familles d’armateurs en témoigne et les architectures de Bordeaux, Nantes ou la Rochelle l’ont inscrit dans la pierre. Les taux de profit ont parfois été estimés autour de 50 % de l’investissement initial. Étudiant le cas anglais, Williams [1944], qui retenait un taux de profit moyen de 33% pour le 18e siècle, estime que le commerce triangulaire rapportait de l’ordre de 300 000 livres sterling par an pour Liverpool grâce aux seuls esclaves à la fin du 18e siècle, et 4 millions de livres de revenus annuels pour les plantations britanniques des Antilles en 1798.

Butel appelle cependant à nuancer les estimations de taux de profit tournant autour de 30 à 40% [in Léon, tome 3, 1978, p. 61]. En réalité, ainsi que le conclut Saugéra dans son ouvrage sur Bordeaux, « il est aussi essentiel de poser la question des profits que difficile d’y répondre » et « excepté pour quelques cas, comme Marchais ou Nairac, la traite ne représentait pour la majorité [des armateurs] qu’une partie souvent accessoire de leur activité maritime et commerciale. Comment déterminer l’argent spécifiquement négrier, c’est-à-dire gagné grâce à la vente des Noirs ? » [Saugéra, 1995, p. 272]. Pétré-Grenouilleau conclut que, « popularisée par de mauvais ouvrages de vulgarisation, née sans doute des efforts déployés par les armateurs eux-mêmes afin d’attirer des investisseurs », l’idée selon laquelle les bénéfices négriers étaient considérables doit être abandonnée [Pétré-Grenouilleau, 1998, p. 105].

Morgan [2000, p. 39-44] a réalisé pour sa part un recensement des études sur le sujet et note que la tendance majoritaire situerait les taux de profit entre 6 et 10% pour les armateurs britanniques. Il montre que les taux de profit supérieurs à 15 % reflètent le plus souvent une surestimation du prix de vente comme du volume des captifs. Il opte pour les résultats donnés par Anstey [1975] qui, calculant sur un échantillon assez large de comptabilités d’armateurs, aboutit à un taux de profit moyen de 8,1% dans les années 1760, 9,1% dans les années 1770, 13,4% pour la décennie suivante, 13% pour la dernière du siècle et seulement 3,3% entre 1801 et 1807. Ces ordres de grandeur sont par ailleurs confirmés par le travail de Behrendt [1993] qui situe ces taux autour de 7,3% entre 1785 et 1807. Mais il est bien évident que ces calculs, aussi précis soient-ils, ne peuvent estimer correctement la fraude et il y a fort à penser que les taux de profit effectifs furent de ce fait sensiblement plus élevés. Ceci dit, dans une économie où la mobilité du capital devient forte, il n’y a pas lieu de penser que les taux de profit du commerce négrier dussent être beaucoup plus élevés que sur toute autre activité capitaliste (soit de l’ordre de 6 à 8%), sauf à considérer un risque d’entreprise a priori plus fort.

Au niveau des planteurs des îles et colonies américaines, les profits réalisés grâce à l’emploi d’une main-d’œuvre servile sont eux aussi difficiles à estimer. Il faudrait pour ce faire prendre en compte non seulement l’exploitation des esclaves au sens monétaire, mais aussi les conséquences que le système pouvait avoir sur le prix des terres locales et celui des denrées [Engerman, in Mintz, 1981, p. 228]. Les recherches récentes montrent que le travail servile offrait des rendements intrinsèques intéressants. La productivité des esclaves était plus faible que celle des ouvriers libres, mais les captifs étaient bien meilleur marché : selon Gemery et Hogendorn, en cumulant ces deux facteurs, « les esclaves coûtaient environ trois fois moins cher que les ouvriers libres ou contractuels » [in  Mintz, 1981, p. 20]. De plus, les esclaves constituaient un capital et pouvaient offrir des avantages non monétaires, tels que prestige ou concubinage, qui rehaussaient leur valeur subjective par rapport aux autres types de main-d’œuvre. Les mêmes auteurs remarquent que « l’achat de labeur servile ou contractuel s’apparente plus à l’acquisition de capitaux qu’à celle de main-d’œuvre » et citent des cas où les deux tiers de l’investissement (l’esclave) étaient récupérés dans la première année.

Pourtant, au niveau des colonies, les profits semblent moins importants que dans les métropoles : selon Garden, étant donnés les frais considérables d’investissement et de fonctionnement ainsi que les variations des prix sur le marché européen, le profit retiré par le planteur lui-même est assez faible, de l’ordre de 3 à 4% du capital investi [in Léon, t. 3, 1978, p. 254]. Par ailleurs, la vente n’a lieu qu’une fois par an, après la récolte. En conséquence, les cargaisons de sucre sont souvent utilisées pour payer les intérêts des avances faites par les négriers. Les planteurs brésiliens survivent grâce au commerce d’esclaves lui-même, alternativement de l’artisanat fabriqué dans les ateliers de leurs domaines ou en se faisant prêteurs d’argent. Comme les véritables profits sont réalisés dans les métropoles où la vente de denrées coloniales se fait au prix fort, les planteurs qui ont des liens corrects avec les grandes maisons de commerce européennes sont favorisés. Aux Antilles, on peut distinguer les méthodes du commerce français et celles du commerce anglais. Le négoce britannique a réussi à créer des liens permanents avec les planteurs par le système de la commission d’achat des produits d’Europe et de vente des denrées coloniales, sous l’égide des puissantes maisons de « facteurs » de Londres : ce système aboutit souvent à l’endettement des planteurs vivant des avances du négociant consignataire des produits. Aux Antilles françaises, il existe des liens directs entre capitaines de navires jouant le rôle de négociants et planteurs ; les négociants armateurs sont plus souvent acheteurs des cargaisons de retour [Léon, t. 3, 1978, p. 88]. Quoi qu’il en soit, dès le début, les marchands jouent un rôle essentiel dans la plantation sucrière en raison des exigences financières de ces cultures : ils fournissent les équipements, partagent les profits, accordent des avances sur récoltes.

Il n’en reste pas moins que les revenus des plantations britanniques aux Caraïbes sont considérables en valeur brute. Citant Burnard, Morgan [2000, p. 57] retient des revenus tirés de la Jamaïque à hauteur de 6 millions de livres par an (pour une valeur des plantations de l’île à 28 millions environ) en 1774. Le total des possessions britanniques vaudrait de l’ordre de 50 millions de livres et rapporterait à ses propriétaires (souvent absentéistes et résidant en Angleterre) quelque 10 millions de livres par an, soit de l’ordre de 15% du revenu national britannique à la veille de l’indépendance américaine. Il faut sans doute déduire de ces revenus le prix de la défense des territoires exploités, encore qu’elle réponde aussi à des intérêts stratégiques indépendants des planteurs. Toujours est-il que ces revenus considérables sont privatisés, utilisant ici la dépense militaire britannique et permettant un réinvestissement éventuel en métropole…

La question de la rentabilité globale de la traite reste donc, sinon indécise, du moins délicate à quantifier en raison de la multiplicité des niveaux où sont réalisés les profits, de la diversité des acteurs, de l’importance des « ententes verbales » entre ces derniers ou encore de l’imbrication entre profits privés et coûts publics. On retrouve ici un point central des débats d’aujourd’hui autour de la mondialisation, à savoir le lien complexe entre États et acteurs privés. Cependant le vrai problème, pour la formation du capitalisme européen, est évidemment ailleurs : en quoi la traite a-t-elle contribué à la révolution industrielle ? Ce sera l’objet de notre prochain article.

ANSTEY, R., [1975], The Atlantic Slave Trade and British Abolition 1760-1810, Londres, Mcmillan.

BEHRENDT S. D., [1993], The British Slave Trade, 1785-1807 : Volume, Profitability and Mortality, University of Wisconsin Ph.D., cité par MORGAN [2000].

BUTEL, P., [1978], « L’apogée du grand commerce maritime » et « La révolution américaine » in Léon, op. cit.

ENGERMAN, S. L., [1981], « L’esclavage aux États-Unis et aux Antilles : quelques comparaisons économiques et démographiques », in Mintz, op. cit. 223-246.

GARDEN M., [1978], « Le monde extra-européen » in Léon, op. cit.

GEMERY, H. S, HOGENDORN, J. S, [1981], « La traite des esclaves sur l’Atlantique : essai de modèle économique », in Mintz, op. cit. 18-45.

LEON, P. (dir.), [1978], Histoire économique et sociale du Monde, vol. 3 : « Inerties et révolutions », Paris, Armand Colin.

MINTZ, W. S. (Dir.), [1981], Esclave = facteur de production. L’économie politique de l’esclavage, Paris, Dunod.

MORGAN K., [2000], Slavery, Atlantic Trade and the British Economy, 1660-1800, Cambridge, Cambridge University Press.

PETRE-GRENOUILLEAU, O., [1998], Nantes au temps de la traite des Noirs, Paris, Hachette.

PLUCHON, P., [1980], La route des esclaves. Négriers et bois d’ébène au 18e siècle, Paris, Hachette.

SAUGERA, E., [1995], Bordeaux, port négrier. Chronologie, économie, idéologie, 17e-1me siècles, Paris, Karthala.

VILLIERS, P., DUTEIL , J.-P., [1997], L’Europe, la mer et les colonies, Paris, Hachette.

WILLIAMS, E., [1944], Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press (rééd. Capricorn Books, 1966).

 

 

 

La “Chindiafrique”, clé de la globalisation à venir

À propos du livre de Jean-Joseph Boillot et Stanislas Dembinsky, Chindiafrique. La Chine, l’Inde et l’Afrique feront le monde de demain, Paris, Odile Jacob, 2013.

La problématique de l’émergence (ou réémergence) économique des continents autrefois considérés comme « sous-développés » est aujourd’hui amplement débattue : puissance croissante et influence globale de la Chine, atouts surprenants de l’économie indienne dans les nouvelles technologies, ambiguïtés d’un développement de l’Afrique (surtout subsaharienne) encore trop axé sur l’exportation des produits primaires. Et c’est tout le mérite du livre de Jean-Joseph Boillot et de Stanislas Dembinsky que d’aborder ces trois « masses », ces trois sous-continents, comme un véritable ensemble, et ce à deux niveaux. D’un point de vue synchronique d’abord, ils arrivent à dégager les synergies mutuelles qui affectent dans la période actuelle ces trois blocs : apport des technologies chinoises et indiennes au développement africain, caractère indispensable des matières premières de ce continent pour les deux puissances asiatiques, pour ne citer que les plus évidentes. Dans une approche diachronique ensuite, ils montrent des évolutions étrangement parallèles en termes de démographie et de formation du capital humain, quoique à vingt ans de distance, la Chine ouvrant le bal, suivie de l’Inde puis de l’Afrique. Leur livre débouche alors sur une véritable démarche prospective quant à l’influence de cet ensemble dans la mondialisation. Mais cette approche tournée vers l’avenir s’appuie fondamentalement sur une démarche d’histoire récente comparée. Elle utilise aussi les apports de l’histoire globale même si on peut regretter que celle-ci soit souvent réduite aux travaux quantitatifs d’Angus Maddison. Au total une réflexion originale, parfois très subtile, et clairement enracinée dans une connaissance historique structurée.

Le livre s’ouvre sur une première partie consacrée à la démographie. On y découvre de fascinantes similarités dynamiques entre les trois blocs, analysées au moyen du concept de « fenêtre d’opportunité démographique ». Ce dernier traduit l’éventualité qu’un pays dispose, pendant une période limitée, d’un poids plus important, dans la population totale, des tranches d’âge constituant la population active. Exemple, la Chine qui, avec la politique de l’enfant unique, a connu en quelque sorte un « vieillissement par le bas » : après quinze ans de cette politique, elle s’est retrouvée avec une pyramide des âges étrangement gonflée dans les tranches de 20 à 60 ans et plus étroite à la base. Si on suit bien leur raisonnement (parfois elliptique), cela signifie économiquement une potentialité de développement fondée sur une main-d’œuvre non seulement abondante, mais de plus ayant à payer moins de charges pour soutenir les plus jeunes et les plus vieux dont la proportion faiblit. Pour peu que le modèle économique de développement sache utiliser cette main-d’œuvre, par exemple en développant des exportations industrielles « légères », surtout basées sur le travail, cette surabondance provisoire peut constituer une bénédiction pour le pays dans la compétition internationale pour la puissance économique, autrement dit la course au PIB. Si la Chine a gagné à peu près ce pari depuis environ trente ans, c’est cependant au prix d’une menace grave concernant le financement des retraites à partir de la fin de cette fenêtre, c’est-à-dire maintenant.

Curieusement l’Inde, avec une tout autre politique nataliste, connaît la même fenêtre, non plus entre 1980 et 2010, mais depuis 2005 et sans doute jusqu’à 2035. Ici c’est la chute beaucoup plus progressive du taux de fertilité qui en est responsable. Plus étonnant encore, l’Afrique devrait aussi bénéficier d’une telle fenêtre, mais plutôt à partir de 2030, avec cependant des hétérogénéités régionales considérables et une lenteur certaine dans la décroissance du taux de fertilité. La question est alors de savoir si l’Inde, et surtout l’Afrique, pourront utiliser leur fenêtre d’opportunité démographique au moins aussi efficacement que la Chine. Si l’Inde semble bien partie, la question demeure entière pour le continent situé au sud de l’Europe, entraînant évidemment un risque de migration massive (surtout intra-africaine pour l’instant) pouvant déstabiliser notre continent. Par ailleurs tout dépendra de la qualification de la main-d’œuvre afin qu’elle puisse réellement occuper les emplois susceptibles d’être créés. Les trois blocs ont réalisé des avancées importantes en termes d’alphabétisation (90 % en Chine contre 68 % en Inde et 65 % en Afrique en 2010) mais, si l’Inde et l’Afrique ont fait des progrès récents considérables en matière d’enseignement primaire et secondaire, la seconde reste très en retard en matière d’enseignement supérieur (2 % du capital humain).

On s’attendrait à trouver, dans la deuxième partie du livre, portant sur l’économie, une réflexion sur les stratégies de développement à mettre en œuvre pour précisément absorber cette main-d’œuvre temporairement croissante. Cette partie rappelle d’abord l’histoire longue des trois blocs étudiés en montrant que Chine et Inde représentaient, selon Maddison, chacune 25 % du PIB mondial vers 1500, 33 % pour la Chine et 16 % pour l’Inde vers 1820, mais seulement 5% chacune en 1950, après un siècle et demi de révolution industrielle dans le monde occidental. Les auteurs attachent beaucoup d’importance aux choix politiques généraux de l’Inde et de la Chine dans la seconde moitié du 20e siècle pour « socler » le décollage ultérieur. Ils montrent le rattrapage dans l’accumulation du capital (surtout en Chine) mais se contentent d’analyser la question de la productivité à l’aide de l’indicateur quelque peu « magique » de Goldman Sachs. La tendance serait cependant claire : « Chindiafrique passerait d’un peu plus du quart du PIB mondial aujourd’hui à près de la moitié en 2030, pour bondir à 60 % de l’ensemble en 2050 » selon un modèle prévisionnel du CEPII. Basculement planétaire donc, mais qui amènerait les trois blocs « à retrouver finalement un poids économique correspondant à leur poids démographique ». Au final on garde l’impression que cette partie (parfois très descriptive et lourde à suivre) n’a pas répondu vraiment à la question de l’absorption intelligente de la main-d’œuvre indienne et africaine issue de la fenêtre d’opportunité démographique.

Sur un plan plus qualitatif, c’est ce que fait davantage la troisième partie qui démontre avec clarté comment Chine et Inde ont fait leur place dans les technologies de l’information et comment cette transformation permet aujourd’hui à l’Afrique de réaliser un saut technologique crucial. En amenant en Afrique un hardware de faible prix et bien adapté, la Chine a permis une extension considérable des équipements en matière d’informatique et de communication sur ce continent. Plus portés sur le software, les Indiens ne sont pas en reste et, au total, l’Afrique « pourrait sortir de cette bataille des trois prochaines décennies comme une des régions les plus câblées au monde ». Mais de même, dans les biotechnologies, Chine et Inde s’efforcent de concurrencer ou de dépasser les économies occidentales : leur progrès semble directement utilisable par une Afrique confrontée à une pénurie alimentaire grave si elle se contente des moyens agricoles productivistes actuels utilisant trop de produits chimiques et d’équipements. Les auteurs ne se posent pourtant pas ici (seulement deux pages, plus loin et au chapitre 12) la question de la soutenabilité de l’utilisation des OGM, pourtant au cœur du problème comme l’ont montré les déboires des producteurs indiens de coton OGM ces dernières années. Les auteurs sont plus convaincants quand ils décryptent l’intérêt que représentent la Chine et l’Inde pour les entreprises globales soucieuses aujourd’hui de délocaliser leurs activités de recherche et développement. Et ils sont passionnants quand ils détaillent les nouveaux business models et autres « innovations frugales ». « Au lieu de partir d’équipements de haut de gamme et de chercher simplement à en réduire le coût, le processus de production est inversé : on développe des technologies à bas coûts en partant des besoins et des contraintes des populations des pays en développement. » En témoignent la voiture nano de l’Indien Tata, les véhicules deux-roues totalement électriques, les modèles de téléphone mobile adaptés aux coupures de courant ou comportant plusieurs carnets d’adresse pour une utilisation à plusieurs, le smartphone associé à un scanner d’empreintes digitales qui permet à des petits commerçants de fonctionner comme banquiers de leurs clients pauvres, le réfrigérateur solaire à 70 $, etc. Plus théoriquement, les entreprises locales  pratiquent souvent une externalisation inverse en s’adressant pour leurs composants intermédiaires, non à de petits sous-traitants, mais à des multinationales étrangères qui se voient ainsi ouvrir un marché prometteur. Par ailleurs, les produits le plus vendus combinent souvent des biens déjà existants, comme ces mobiles connectés à un poste de télévision de façon à permettre la navigation sur le Web… Bref, une capacité inédite d’innovation frugale régit clairement la consommation dans la Chindiafrique.

Le quatrième temps du livre porte sur les ressources naturelles et agricoles. On y lira un dossier bien documenté et analytique sur la question pétrolière, montrant la part que les sociétés chinoises et indiennes prennent désormais dans l’exploitation, potentiellement en concurrence, peut-être aussi avec des effets délétères sur le développement africain. Quant aux matières premières, si le poids de la Chine dans leur consommation comme dans leur production est devenu très important (avec en particulier le problème des terres rares), les auteurs soulignent surtout la féroce concurrence entre Chine et Inde pour leur obtention, que ce soit en Afghanistan, en Birmanie ou en Afrique. Encore considérées comme des jouets  entre les mains des sociétés chinoises (avec des accords de troc matières premières contre infrastructures souvent léonins), bien des économies africaines doivent cependant pouvoir développer une capacité purement nationale en matière de production minière, notamment parce que leur abondante jeunesse l’exigera sans doute, selon les auteurs. Au-delà se profile évidemment le spectre de l’épuisement possible de certaines matières premières : si Boillot et Dembinsky plaident pour un recyclage important, ils en montrent aussi les limites, comme celle du développement de modes d’usage moins centrés sur la propriété des biens et plus sur leur location, la frugalité ne semble pouvoir être évitée. Le livre aborde aussi la question délicate de l’agriculture, développe notamment l’idée de « révolution doublement verte », mais les accaparements de terres arables en Afrique par des sociétés chinoises et indiennes sont trop rapidement évoqués.

L’ouvrage se clôt avec une cinquième partie consacrée aux problèmes de puissance et aux cartes politiques détenues par la Chindiafrique. On y comprend que l’hégémonie chinoise sur le monde n’est pas pour demain sans pour autant être totalement exclue, le rapport de forces entre néocommunistes (nationalistes et volontiers épris de puissance externe) et internationalistes libéraux (soucieux de promouvoir une « ascension pacifique » de la Chine via le pouvoir économique) l’interdisant pour l’instant. On y apprend que l’Inde est un softpower, au même titre sans doute que l’Union européenne dont on évoque le pouvoir idéologique possible dans l’avenir. Mais cette partie reste finalement assez convenue et apporte peu de réelles nouveautés.

Au total, le livre de Boillot et Dembinsky s’avère riche d’une multitude d’informations et aborde des problèmes importants : on retiendra notamment l’analyse stimulante des fenêtres d’opportunité démographique successives de Chindiafrique tout comme la présentation documentée des ressorts de l’innovation frugale. Mais le livre a aussi les défauts corollaires de ses qualités : en se voulant raisonnablement grand public, avec un style journalistique éventuellement plus impressionniste qu’analytique, avec des digressions parfois peu justifiées et des illustrations pas toujours utiles, il fait souvent perdre le fil du raisonnement et de la problématique initiale. Mais il a clairement posé un nouvel objet de recherche et ce n’est pas son moindre mérite. Gageons qu’il constituera une base importante d’études ultérieures sur un sujet effectivement crucial pour l’avenir de notre mondialisation.

MADDISON A. [2003], L’Économie mondiale. Statistiques historiques, Paris, OCDE.

L’océan Indien de Philippe Beaujard (2)

 

Après avoir recensé le premier tome du travail de Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien, sur ce blog, le 7 janvier dernier, je viens de terminer son tome 2 qui porte sur la période 600-1500. À vrai dire on sort un peu « groggy » après les 580 pages d’une telle lecture, tant la richesse du matériau accumulé apparaît toujours aussi  invraisemblable, tant les problématiques sont abondamment documentées et discutées dans le moindre détail, tant également il paraît difficile de retenir les faits ou éléments d’analyse significatifs, à l’évidence trop nombreux. Mais le plaisir de la découverte reste entier… Et plus que tout, on quitte ces pages avec l’impression qu’on ne savait presque rien du sujet avant de se laisser emporter par l’auteur sur les chemins du renouveau islamique, les expéditions des Chola, les relations entre Chinois et Mongols, l’essor puis le déclin de Mojopahit, les stratégies des marchands karīmī ou encore la subtilité du grand commerce swahili.

Ce volume peut, de prime abord, être considéré comme plus accessible que le premier dans la mesure où il traite de périodes plus proches de nous et réputées mieux connues : nous allons voir que c’est en partie une illusion, tant l’auteur mobilise de faits et d’histoires familiers aux seuls spécialistes d’une part, tant la synthèse obtenue est manifestement innovante d’autre part. On pourrait aussi penser que son objet est mieux cerné. À la différence du premier volume qui nous présentait la lente création, puis la pluralité des systèmes-monde régionaux, entre le Néolithique et notre ère, enfin leur unification en un seul système afro-eurasien, ce second tome traite de l’évolution de cet unique système-monde, de ses cœurs successifs, de ses dynamiques et de ses retournements de hiérarchies, dans un cadre désormais établi. Il s’ouvre avec l’essor parallèle de l’Islam et de la Chine Tang (7e siècle) et se clôt au moment où les aventuriers européens vont considérablement élargir le monde connu et rendre moins significatif le seul espace afro-eurasien. Mais si le système est désormais unique, la problématique du livre éclate rapidement en une multitude de thématiques d’analyse tout à fait cruciales, lesquelles empêchent de se contenter d’une description chronologique linéaire.

Ce volume est divisé en trois livres principaux, correspondant rigoureusement aux pulsations enregistrées de ce système-monde afro-eurasien. Le premier livre traite du cycle d’expansion-contraction qui se met en place entre 6e et 10e siècles, avec comme cœurs, la Chine Tang, les califats omeyyade puis abbasside, sans doute aussi quelques royaumes indiens et l’Empire byzantin. Au cours de ce cycle, la contraction est relativement longue, environ 150 ans, de 850 à la fin du 10e siècle. Le deuxième cycle (11e -14e siècles) est engagé par le dynamisme de la dynastie Song avec comme cœurs annexes l’Inde chola puis du sultanat de Delhi, les empires seljukide puis ilkhanide, l’État égyptien enfin. Au sein de ce cycle, la contraction est nettement plus courte, 70 ans environ, à partir de 1330. Le troisième livre ne correspond qu’au premier essor du troisième cycle, au seul 15e siècle, mené par les Ming, quelques sultanats indiens (notamment du Gujarat), l’empire de Vijayanāgara, les empires ottoman, safavide, moghol et toujours l’Égypte. Dans chacun de ces livres, les différentes aires géographiques sont traitées successivement, bien sûr en marquant à chaque fois les relations entre les différents espaces. Mais la lecture peut aussi éviter la juxtaposition des chapitres géographiques et se faire selon trois cheminements distincts. Comme dans le premier tome, le lecteur peut pratiquer une lecture abrégée en étudiant les introductions des trois livres, puis le remarquable épilogue, soit au total 110 pages qui fourniront les jalons essentiels du volume. Il peut aussi pratiquer la lecture linéaire (complète) proposée par l’auteur qui a évidemment ses vertus. Il peut enfin lire d’abord avec profit les pages 537 à 580 de l’épilogue : il y trouvera l’essentiel des conclusions de Beaujard et surtout se familiarisera avec l’explication de la logique systémique (pp. 537-546), elle-même reprise dans le schéma (noté Ep.3, juste avant la page 577) particulièrement utile en cours de lecture. De même, il est conseillé de bien analyser les planches (notées Ep.1 et Ep.2) qui donnent une vision très synthétique des hypothèses analytiques de l’auteur. C’est seulement après que le lecteur pourra choisir entre lecture abrégée et lecture complète.

Comme dans le premier tome, la pertinence de l’idée de système ne se révèle que très progressivement, lors des innombrables avancées analytiques que recèle la lecture complète. C’est bien la chair du système-monde qui nous apparaît peu à peu, dans une démarche parfois très empirique et inductive, sans pour autant que l’on se noie dans la mesure où le fil directeur est assez souvent rappelé. À la différence d’approches plus théoriques et déductives, Beaujard construit la complexité des systèmes-monde sans nous épargner les détails ou les nuances, même lorsque l’hypothèse théorique peut en ressortir affaiblie. Par exemple il ne cède pas à la tentation de ne relever qu’un cœur ou centre, tout en reconnaissant que dans ces trois cycles, la Chine est véritablement motrice. Du reste, la démonstration de cette influence chinoise n’est pas véritablement faite. Il faudrait, pour en amener la preuve, montrer que la croissance chinoise précède toujours celle des autres cœurs, semi-périphéries et périphéries, de quelques années ou décennies. Il faudrait aussi montrer par quel biais l’essor en Chine engendre un essor général : est-ce par ses transferts de techniques ? Serait-ce par ses exportations de produits désirables qui pousseraient les élites d’autres régions à faire produire leurs « dépendants » afin d’obtenir ces biens en contrepartie ? Serait-ce encore par ses réformes institutionnelles bonnes à copier, son poids démographique (via les importations), ses velléités impériales (comme au début du 15e siècle) ? Sur tous ces points on pourra regretter que l’auteur reste plus allusif que conclusif, même s’il amène beaucoup d’éléments, notamment dans l’épilogue. Et ce n’est pas un mal que ce débat reste ouvert…

Un des apports de ce tome 2 réside dans l’analyse faite des liens entre marchands et pouvoirs politiques. Une certaine vulgate voudrait que l’océan Indien soit un espace dans lequel les pouvoirs politiques auraient laissé faire les marchands, par indifférence idéologique d’une part, parce que les ressources étatiques se trouvaient plutôt dans la taxation foncière d’autre part. Ainsi, on n’aurait que rarement cette imbrication entre politiques et marchands, cette institutionnalisation du pouvoir des marchands, voire cette instrumentalisation mercantiliste des commerçants « nationaux » qui caractérise l’Europe, dès le 13e siècle avec Venise et Gênes, puis les Pays-Bas au 17e. De fait, le concept de diasporas commerçantes semble là pour proposer un tout autre modèle, permettre un commerce affranchi des pouvoirs étatiques et une certaine liberté des individus assurant la circulation des biens. Sur ce point, le livre de Beaujard constitue une véritable mine dans la mesure où il montre que de multiples types de relations sont possibles et qu’aucune conclusion simple ne s’impose. Si le commerçant diasporique existe bien, on observe aussi le lien étroit du pouvoir avec des guildes marchandes (Empire mongol et différents États de l’Inde), l’existence de princes qui se font marchands (Inde et Asie du Sud-Est), voire même condottieres, des cas invraisemblables de taxation étatique (cas du Yémen rasūlide en 1422), des aventures personnelles de marchands qui deviennent souverains. Par ailleurs les expéditions militaires maritimes afin de protéger « ses » intérêts et ceux de ses marchands ne sont pas si rares (Égypte mamelouke au 15e siècle, pouvoir chola en 1025 contre Sriwijaya, soutien actif de la Chine ming au sultanat de Malacca en 1405, etc.). Cependant, de tels liens semblent ne pas s’avérer durables ni institutionnalisés. Par ailleurs et surtout ils n’amènent pas cette politique d’expansion et d’implantation commerciale par la force qui caractérisera l’Europe à partir du 16e siècle : peu de politiques de comptoirs, encore moins de conquêtes territoriales visant à former un empire indissolublement politique et commerçant. Autrement dit, si les idées mercantilistes ont pu pénétrer l’esprit de bien des souverains de l’océan Indien, elles n’ont que très rarement revêtu les formes que privilégiera l’Occident. Sur ce point Beaujard ne renie pas une partie de la vulgate, mais il la précise et la complexifie singulièrement.

Un second point peut retenir l’attention, la question de la logique systémique. Pour l’auteur, les choses semblent claires : une logique unique existe avant le 16e siècle tandis qu’ensuite, avec l’émergence du capitalisme européen, ce mode de production sera à même d’imposer au système-monde sa logique propre. Cependant, la complexité de la logique systémique générale proposée pour les périodes pré-modernes (voir ici les pages 537-546) suscite quelques interrogations quant aux formes précises qu’elle peut prendre dans chacune des phases d’expansion. En général et au départ, c’est bien un facteur exogène, le changement climatique avec réchauffement et humidification qui semble, dans la quasi-totalité des situations, engendrer croissance agricole, donc aussi démographique, puis croissances des échanges, de l’industrie et des villes, lesquelles à leur tour stimulent innovations techniques, idéologiques et institutionnelles. Ces dernières, en accroissant la division du travail et en stimulant la compétition permettent un remarquable progrès tant de l’État que du secteur privé. Mais elles déterminent aussi indirectement inégalités sociales (donc conflits, voire guerres) et diminution des ressources, baisse des rendements marginaux de l’investissement et parfois décentralisation du capital. La spirale négative menant à la contraction est alors enclenchée. Il est dommage que l’ouvrage ne nous fournisse pas, au sein de chaque cycle systémique, un tableau précis de ce qui se réalise de ce schéma général et de ce qui reste secondaire ou inexistant. En clair, il semble qu’un schéma de logique systémique aurait pu être spécifié pour chacun des trois cycles étudiés ici. À titre d’exemple, la phase d’expansion du 15e siècle semble moins résulter de progrès agricoles (dans le cadre d’un réchauffement caractérisé) que d’une réelle ouverture commerciale assez générale impliquant la Chine de Yongle, l’Empire de Vijayanāgara, les sultanats commerçants indiens (Gujarat et Bengale), leurs équivalents à Malacca, Pasai, Brunei, ou encore les réseaux égyptien et yéménite. Comment en rendre compte dans le cadre du schéma proposé de logique systémique ? Il y a sans doute là des travaux complémentaires à mener qui ne pourraient qu’enrichir les analyses déjà réalisées.

On pourrait sans doute faire des remarques similaires sur les types de hiérarchies que l’auteur propose : par exemple, alors que le statut de semi-périphérie est souvent très bien analysé (voire par exemple le cas de la côte swahili), on a parfois du mal à saisir, dans chaque cycle, qui sont les semi-périphéries par rapport aux périphéries. Des tableaux synthétiques s’imposeraient sans doute. De même la question de la monétarisation des économies, que l’auteur juge à juste titre fondamentale, fait plus l’objet de développements informatifs que véritablement analytiques : quelles régions parvenaient à internationaliser leurs monnaies et avec quels effets en retour ? Là aussi une synthèse manque peut-être afin de faciliter la mémorisation d’un lecteur qui se voit débordé par la masse d’informations… D’autres thèmes seraient à évoquer, par exemple celui de la création des systèmes de marchés et de leur effet économique en retour sur les pays qui les mettent en place, fût-ce de façon encore embryonnaire. De même quant à la structure des excédents et déficits commerciaux dans le système-monde, question cruciale dans le cadre de la détermination des hégémons éventuels successifs de ce système. Cependant sur ces différents points, la démarche plus déductive que j’aurais tendance à privilégier n’est pas nécessairement la meilleure. Il était important sans doute de réunir d’abord un riche matériau factuel avant de songer ensuite à l’exploiter à partir d’hypothèses théoriques renouvelées… En revanche on trouvera ici une analyse très originale et subtile de l’échange inégal et de sa construction sociale à partir d’une remarquable étude de la désirabilité des biens échangés dans le commerce de longue distance.

Au total, et il ne faudrait surtout pas l’oublier, c’est bien d’un prodigieux livre d’histoire qu’il s’agit ici, ouvrage d’érudition et de repérage, à l’échelle du monde de l’époque, de la diversité des liens économiques, politiques, culturels et religieux entre les sociétés. C’est aussi un livre de plaisir, celui de découvrir des faits inattendus, voire stupéfiants, de réaliser aussi combien les hommes ont pu réagir de façons différentes à des problèmes similaires. C’est enfin un livre qui génère une intense satisfaction, celle de sentir que notre connaissance progresse et que le « monde global » s’est construit dès ces temps anciens, en dehors d’une Europe qui, pour important qu’allait être son rôle ultérieur, n’en constitue pourtant que le « visiteur du soir ».

BEAUJARD P. [2012], Les Mondes de l’Océan Indien, tome 2 : L’océan Indien au cœur des globalisations de l’Ancien Monde (7e – 15e siècles), Paris, Armand Colin.

Promenades dans les siècles d’or africains

À propos de :

François-Xavier Fauvelle-Aymard [2013], Le Rhinocéros d’or. Histoires du Moyen Âge africain, Alma Éd.

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Il scintille en couverture, fragile bibelot de métal précieux. Le rhinocéros d’or a été découvert à Mapungubwe, au nord-est de l’Afrique du Sud, en 1932. C’est l’un des sites d’Afrique où l’on trouve trace du grand commerce dans lequel baignèrent les côtes orientales et le nord sahélien, du 8e au 15e siècle. Durant le Moyen Âge européen, l’Afrique connut en effet un âge d’or. S’épanouirent de brillantes civilisations, dont il ne reste aujourd’hui que des traces fugaces : des mentions dans les écrits des marchands de l’époque, des puits de mines, des ruines qui, pour être ponctuellement classées, comme Mapungubwe, sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, souffrent fréquemment d’un manque de suivi dans les fouilles.

Le rhinocéros d’or, ainsi, est peut-être le témoin d’un commerce sur très longue distance. À Mapungubwe comme ailleurs ont été découverts des artefacts attestant d’échanges avec l’intérieur des terres africaines (or et ivoire), le monde musulman (céramiques persanes), l’océan Indien (cauris, coquillages servant de monnaie), l’Inde (perles de verre) et même la Chine (porcelaines). Et l’animal possède une particularité. Il est unicorne, comme les rhinocéros que l’on trouve en Asie, et non bicorne, comme les espèces africaines. Comme il a été élaboré à partir d’une âme en bois sur laquelle on a martelé des feuilles d’or, de ce précieux métal que l’on extrayait du Zimbabwe, les hypothèses sont ouvertes : le support de bois a peut-être été fabriqué en Inde et enrichi sur place ; ou sa corne unique ne serait que détail symbolique… À l’instar de nombreux objets déterrés en Afrique, les conditions de la découverte du rhinocéros d’or, sans relevé stratigraphique ni recueil des éléments contextuels, excluent que l’on approfondisse son histoire.

Ce rhinocéros est emblématique de l’histoire précoloniale de l’Afrique : il fait partie de ces quelques traces fragmentaires, éblouissantes, que l’on peine à contextualiser tant sont épaisses les obscurités alentour. Une histoire que François-Xavier Fauvelle-Aymar explore, au fil de 34 essais, tous articulés autour d’un document commenté. Les sources écrites, ou cartographiques, sont arabes, ou juives, pour l’essentiel, plus tardivement européennes. Elles se focalisent bien évidemment sur le commerce, s’efforcent obstinément de deviner ce qu’il y a au-delà : d’où vient cet or, au-delà des sables et des montagnes, auquel s’alimente le commerce mondial, et dont les intermédiaires noirs et touaregs dissimulent l’origine pour conserver leur précieux rôle d’interface commerciale ? La propagation des religions balise les axes de l’échange. Ainsi l’« adhésion nouvelle du roi du Ghana à la foi musulmane (…) est une caution pour les marchands (arabes), la garantie de l’application, dans ces contrées lointaines, d’un droit commercial reconnu comme équitable ». Les confusions, telle celle de Marco Polo qui croit que Mogadiscio et Madagascar sont un seul et même lieu, brouillent parfois les pistes que l’archéologie peine à compléter. Les légendes, comme celle qui postule que l’or pousse à la manière des carottes, brouillent en sus les témoignages.

Les historiettes, par ce qu’elles montrent, sont captivantes : il y est question d’une très hypothétique expédition maritime envoyée en Amérique par un roi malien du début du 14e siècle, de l’inflation attestée que provoqua au Caire son successeur alors qu’il prodiguait généreusement son or à tous ceux qu’il rencontrait lors de son pèlerinage à La Mecque. On y voit circuler, au milieu du 10e siècle, en Mauritanie, un chèque (ou plutôt une lettre de change) du montant astronomique de 42 000 dinars – témoignant de l’importance des richesses négociées alors aux confins du Sahara. Le sel achète l’or, qui se négociera en tissus ou en esclaves. On voit les naïfs se faire plumer, les imprudents s’égarer dans le désert, ne laissant pour seule trace qu’une cargaison d’une tonne de laiton retrouvée par les guides de Théodore Monod un petit millénaire plus tard – et depuis reperdue. Et surtout, on devine dans les ombres épaisses laissées par ces documents fragmentaires des royaumes prospères, aux politiques complexes. En Abyssinie, la diplomatie permet à des entités chrétiennes et musulmanes de cohabiter en gérant leurs hostilités, voire en s’arrangeant avec leur conscience : les deux sociétés réprouvent la castration, mais les esclaves eunuques sont de grande valeur commerciale… Qu’importe, on ferme les yeux de part et d’autre sur ce qui se passe.

D’un continent que certains se plaisent à imaginer sans passé, héritiers de ces colons blancs qui s’acharnaient à attribuer au roi Salomon les mines qu’ils découvraient abandonnées, ou à penser que ce port en ruine se devait d’être phénicien ou égyptien, bref se refusaient à envisager que les indigènes aient jamais produit quoi que ce soit d’historique, ce livre présente une tout autre image : celle d’une Afrique glorieuse et quelque peu interlope, dont les civilisations ont longtemps prospéré, tissant de fragiles ramifications jusqu’en Chine. Avant de succomber à la saignée démographique massive que lui infligèrent les traites négrières, et d’entrer dans les ténèbres le temps d’une parenthèse de quelques siècles. Une Afrique en émergence, qui a besoin de reconstituer une histoire rompant avec la vulgate de sociétés trop souvent représentées comme pétrifiées dans les traditions.

Article également publié ce mois-ci dans Sciences Humaines, n° 246, mars 2013.