Enseigner la première mondialisation du 16e siècle à partir de L’Aigle et le Dragon de Serge Gruzinski

En 2015, Serge Gruzinski publiait L’Histoire, pour quoi faire ?, dans lequel il s’interroge sur les conditions et les raisons d’être de l’enseignement de l’histoire aujourd’hui, et plaide sur la nécessité, dans un monde global, d’une histoire globalisée, plus complexe, ouverte au Monde et moins linéaire. Dans sa réflexion, il revient sur une expérience qu’il lui a été donnée de voir, à Roubaix, en sa terre natale : une pièce de théâtre écrite et jouée par les élèves de Laurent Guitton, enseignant au lycée Jean-Rostand. Celui-ci, en appendice du livre, revient sur ce projet mené en 2013. Dans le texte qui suit, il prolonge cette réflexion plus en détail.
VC

Le point de départ de cette expérience pédagogique provient d’un double sentiment de réjouissance et de frustration :

– La frustration face au traitement suggéré, je n’ose dire imposé, par le programme officiel et les fiches-ressources d’accompagnement pour la question de la première mondialisation des 15e et 16e siècles.

– La réjouissance et le plaisir intellectuel à la lecture à l’hiver 2012 de l’ouvrage de Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle (Fayard, 2012). [Cf. le billet sur le blog]

C’est de ce décalage épistémologique qu’est né ce projet d’adaptation de l’ouvrage à destination d’un public scolaire sous la forme d’une séquence pédagogique, puis d’une adaptation théâtrale réalisée à Roubaix en mai 2013, en présence de l’auteur Serge Gruzinski : un acte de transgression de la lettre du programme scolaire…

  1. Quelle histoire globale et connectée dans les programmes scolaires ?

Au lycée, en classe de seconde, pour la période des 15e-16e siècles, le thème 4 est intitulé : « Nouveaux horizons géographiques et culturels des Européens à l’époque moderne ». Les empires y sont étudiés dans la question intitulée « L’élargissement du monde » (Bulletin officiel spécial n°4 du 29 avril 2010).

Voici la présentation qui en est faite dans les instructions officielles du ministère : « Au XVe siècle, le monde s’organise autour de vastes territoires plus ou moins unifiés (Chine des Ming, Empire ottoman, empires aztèque et inca) et de régions plus morcelées (royaumes européens). De vastes zones d’échanges et de circulation relient déjà ces mondes dont il convient de mettre en regard différents lieux. Le programme propose ainsi plusieurs entrées par « des territoires du monde ».(…) C’est pourquoi le programme propose une approche qui, jouant sur les échelles et les temporalités, privilégie les interconnexions » (B.O. du 30 juin 2010).

Or, ces « territoires du monde » sont considérés à partir de leur seule capitale, selon une réduction d’échelle qui mérite d’être interrogée : « De Constantinople à Istanbul : un lieu de contacts entre différentes cultures et religions » pour l’étude obligatoire de l’Empire ottoman ; « Une cité précolombienne confrontée à la conquête et à la colonisation européenne » (soit Mexico-Tenochtitlan, soit Cuzco) ou « Pékin : une cité interdite ? » pour la Chine des Ming, tandis qu’une autre entrée peut s’accomplir par l’étude d’un « grand port européen » (Lisbonne, Séville, Anvers).

Outre la redondance de la démarche (une capitale d’empire à deux reprises, pourquoi pas suivie d’une autre ville portuaire), ce programme présente le défaut de devoir choisir entre l’espace américain et le monde asiatique, donc de segmenter l’histoire de cette première mondialisation : s’il permet une histoire connectée, il n’autorise pas une histoire globale du monde à cette époque. C’est pourquoi certains collègues se rabattent logiquement sur l’étude d’« un navigateur européen et ses voyages de découverte », en particulier sur le voyage circumterrestre de Magellan, avec toutefois le risque d’escamoter les enjeux de la rencontre entre les empires et les populations du monde.

Or, c’est l’un des nombreux intérêts de L’Aigle et le Dragon de Serge Gruzinski que de permettre de faire le lien entre les dynamiques ibériques de conquête et le destin des empires aztèques et chinois, de dépasser la période des grands voyages ibériques de la fin du 15e-début 16e siècle, pour montrer la construction d’un monde connecté avec ses réussites et ses échecs, jusqu’à la fin du 16e siècle.

  1. L’expérience pédagogique autour de l’Aigle et le Dragon

Transmettre des innovations historiographiques de l’histoire globale à une classe composée d’adolescents de 15-16 ans, a priori peu concernés par les expériences lointaines des Espagnols au Mexique et des Portugais en Chine au début du 16e siècle, peut apparaître comme un défi risqué, une véritable gageure. Plusieurs stratégies d’adaptation ont été nécessaires pour aboutir à une mise en forme pédagogique de cette histoire savante :

– Une activité cartographique : construction progressive d’une carte mondiale de synthèse et maîtrise de cartes à des échelles différentes, continentale, régionale, locale (documents 1 et 2).

Doc 1 Doc 1

Doc 2  Doc 2

– Séquence construite autour de questions problématiques successives :

Quelles sont les motivations de l’expansion des Européens ?

Pourquoi la réussite de la conquête du Mexique ? Pourquoi l’échec de la conquête de la Chine ?

Quels sont les résultats de la colonisation espagnole au 16e siècle ?

Dans quelle mesure la Chine des Ming se ferme-t-elle au monde aux 15-16e siècles ?

– Construction d’un tableau de synthèse synchronique et progressif

Logique synchronique en mettant en parallèle les deux expériences historiques : lecture horizontale, qui permet les connexions ; logique progressive en montrant les évolutions historiques des espaces : lecture verticale, qui intègre la chronologie.

– Démarche fondée sur une alternance pédagogique :

La narration du professeur : un choix assumé du récit, ou plutôt d’un double récit parallèle (Mexique et Chine) et l’approche analytique des sources primaires : deux textes (document 3) et des images.

Doc 3 Doc 3

Cortes et La Malinche Lienzo de Tlaxcala

Image 1. Cortes et la Malinche, Lienzo de Tlaxcala

Portugais en Chine

Image 2. Portugais en Chine

Volonté de montrer une histoire en construction, fondée sur des acquis historiographiques préalables.

– Recherche personnelle des élèves : réalisation de deux biographies synthétiques (Cortès et Pires) à résumer en cinq points.

– Évaluation à deux niveaux : 3 petits travaux personnels notés et une ambitieuse composition finale sur le thème d’ensemble des « Nouveaux horizons géographiques et culturels des Européens à l’époque moderne ».

  1. Les enjeux  d’une histoire globale scolaire

Quels sont les enjeux de cette expériences d’histoire globale centrée sur les logiques impériales ?

a/ Les enjeux scientifiques 

– Il s’agit de partir d’une histoire narrative et incarnée, à travers la geste des conquêtes européennes (ou des tentatives de conquête) de mondes inconnus et exotiques, qui n’ont pas été compris comme des entités impériales (l’Empire mexica ou aztèque et la Chine des Ming) ; une geste à l’origine d’un impérialisme européen incarné par des personnages célèbres (Cortès) ou anonymes (Pires), faisant montre de motivations et de logiques d’action complexes.

– Ensuite, de mettre en place une histoire totale, où interfèrent tous les domaines de l’histoire des empires : aspects militaires et diplomatiques, transferts technologiques, échanges économiques de produits anciens ou nouveaux, créant des circuits et des réseaux commerciaux ; bio-histoire faisant une part aux épidémies comme aux métissages physiques ; histoire culturelle, intégrant rites et croyances religieuses comme les réflexions sur l’altérité.

– Puis, de construire une histoire globale, selon plusieurs logiques : une histoire parallèle et synchrone des expériences impériales ibériques dans le monde ; une histoire comparée de deux projets de conquête démesurés (Espagne en Amérique, Portugal en Chine), contre deux empires bien différents, avec deux issues opposées.

– Enfin, de réaliser une histoire connectée des « quatre parties du monde » dans le second 16e siècle avec des phénomènes de circulation, de transferts, d’acculturation, de métissage, d’hybridation, dans la mesure du possible par une histoire « à parts égales » entre des acteurs impliqués dans des logiques impériales (cf les deux textes du document 3).

= Une entreprise de démythification et de mise en réel de l’histoire, à partir d’un enseignement offrant une vision distanciée du phénomène « mondialisation » et des logiques d’empires.

 

  1. Les enjeux ontologiques

Transposer un ouvrage savant ou universitaire en une expérience pédagogique pour une classe de jeunes lycéens permet de manipuler différents leviers de nature psychologique, sociologique et civique.

 

Dimension psychologique : une histoire appropriée

– Par un processus d’appropriation : les élèves n’ont pas été dans une situation classique d’apprentissage scolaire, mais se sont mués en historiens en herbe capables par eux-mêmes d’accéder à une forme d’écriture de l’histoire, avant de voir s’incarner un illustre historien… de leur quartier !

– Par un processus d’identification personnelle aux acteurs de la grande histoire, aux héros = valorisation.

– Par un processus de déplacement : endosser l’identité d’un autre, éloigné dans le temps historique (au-delà des effets de génération) et l’espace civilisationnel : donc se mettre à la place de et en situation d’expérimenter = jeu sur l’altérité.

Dimension sociologique : pour une histoire globale et croisée

– Mise en perspective d’une histoire familiale, d’un parcours d’immigration complexe, parfois/souvent lié à la colonisation-décolonisation, voire d’une situation de domination socioculturelle dans la France actuelle.

– Élèves issus de l’immigration de confession musulmane : offrir un regard distancié sur l’identité religieuse et les relations variables entre les religions (cf les Portugais catholiques considérés comme musulmans par les Chinois, des Portugais aidés par des Malais musulmans).

Dimension politique et civique

– Dépasser le roman national, insuffisant à lui seul à donner du sens à leur parcours familial et social, pour une histoire globale.

– une histoire globale au 16e siècle, à comprendre comme les prémisses de notre mondialisation, comme un moment fondateur incontournable, la première modernité expliquant les dynamiques de notre mondialisation.

= offrir à un public scolaire aux origines culturelles variées une vision critique et distanciée d’une mondialisation toujours plus complexe, afin de mieux les préparer à leur futur rôle de citoyen… du monde.

Correction du tableau Doc 4

Plan du cours  Doc 5