Les discours sur l’état de l’Union : une source pour l’histoire globale ?

L’objectif de ce billet est de présenter le corpus des discours sur l’état de l’Union des présidents américains et leur intérêt pour alimenter les recherches sur une approche globale de l’histoire. Ces discours sont disponibles, dans leur intégralité, à l’adresse suivante : www.presidency.ucsb.edu. J’ai moi-même traduit les extraits présentés ci-dessous, et j’invite le lecteur à se référer aux versions originales, reproduites en fin de document.

Les discours sur l’état de l’Union sont des discours par lesquels le président des États-Unis informe le Congrès [1] des grandes orientations qu’il souhaite donner à sa politique. Ces discours furent institués par l’article II de la Constitution américaine, portant sur les attributions du président :

(1) « Il [le président] doit, de temps à autre, donner au Congrès des informations sur l’état de l’Union, et soumettre à leur considération les mesures qu’il juge nécessaires et opportunes [2]. »

Le premier discours sur l’état de l’Union a été prononcé par George Washington, à New York, le 8 janvier 1790. Cette tradition s’est perpétuée, annuellement, presque sans interruption jusqu’à la présidence d’Obama. Cette continuité est une des raisons pour lesquelles cette source mérite l’attention de l’historien. L’étude de ces discours offre, en effet, un accès privilégié pour observer, sur le long terme, comment le pouvoir présidentiel réagit aux événements qui ont rythmé l’histoire des États-Unis : les événements les plus connus et les mieux étudiés comme la guerre de Sécession, les deux guerres mondiales, la guerre froide, la guerre du Viêtnam, les attentats du 11 septembre… Mais ces discours donnent également accès à des événements peut-être moins connus, comme la guerre dite de Tripoli, toute première guerre menée par les États-Unis après leur indépendance (voir les discours du président Jefferson entre 1801 et 1805), ou la guerre hispano-américaine, qui se solda par l’indépendance de Cuba (voir les discours du président McKinley de 1897 à 1900). Aborder ces événements via les discours sur l’état de l’Union donne accès à des informations détaillées sur la conduite des opérations, leurs coûts, les unités déployées. Mais une telle source pourrait également permettre d’aborder des problématiques moins conventionnelles : la comparaison des discours sur l’état de l’Union peut, par exemple, nourrir une histoire, sur le long terme, de la justification des opérations militaires auprès de l’opinion publique. Dans cette perspective, je reproduis ci-dessous un extrait du discours du président McKinley, en 1898, et un extrait du discours du président Roosevelt, en 1941 :

(2) « Le 15 février dernier, survenait la destruction du navire de combat le Maine alors qu’il se trouvait, en toute légalité, dans le port de La Havane, pour une mission de  courtoisie internationale – une catastrophe dont la nature suspecte et l’horreur ont profondément agité le cœur de la nation. […] La conclusion de l’enquête du conseil d’administration navale a établi que l’origine de l’explosion était externe, causée par une mine sous-marine, et il ne manquait plus qu’un aveu pour déterminer la responsabilité de l’auteur.

Tous les éléments de cette affaire emportaient la conviction du plus réfléchi, avant même la conclusion du tribunal maritime, que la crise dans nos relations avec l’Espagne autour de Cuba était imminente [3]. »

(3) « Il y a exactement un an aujourd’hui, je disais au Congrès : “Quand les dictateurs… sont prêt à nous faire la guerre, ils ne vont pas attendre un acte de guerre de notre part… Eux – pas nous – vont choisir le moment, le lieu et la méthode de leur attaque.”

Nous connaissons leur choix du moment : un paisible dimanche matin, le 7 décembre 1941.

Nous connaissons leur choix du lieu : un avant-poste américain dans le Pacifique.

Nous connaissons leur choix de méthode : la méthode d’Hitler lui-même [4]. »

La richesse des discours sur l’état de l’Union, dans la perspective de l’écriture d’une histoire globale, provient également du fait que les présidents américains y abordent de nombreuses facettes de la politique des États-Unis : l’économie, la finance, le droit, la diplomatie, le commerce, les questions de société, les questions environnementales… Pour chacun de ces objets, il pourrait être intéressant de suivre l’évolution de leur traitement à mesure que les États-Unis se sont affirmés comme un acteur global. À titre d’exemple, je reproduis, ci-dessous, les extraits des discours d’Andrew Jackson (1831), de Rutherford B. Hayes (1877) et de Bill Clinton (1998), qui peuvent être abordés comme autant d’étapes dans le rapport du pouvoir exécutif à l’environnement :

(4) « Si de l’état satisfaisant de notre agriculture, de nos manufactures, de nos infrastructures, nous en venons à l’état de notre marine et de notre commerce avec les nations étrangère et entre nos États, nous avons peine à trouver moins de raisons de nous réjouir. Une Providence bienfaisante a fourni pour les exercer et les encourager une côte étendue, bordée de baies de grande capacité, de longues rivières, des mers intérieures; avec un pays produisant tous les matériaux pour la construction navale et tous les produits de base pour le commerce lucratif, et rempli d’une population active, intelligente, bien éduquée, et sans peur du danger [5]. »

(5) « L’expérience des autres nations nous enseigne qu’un pays ne peut pas être dépouillé de ses forêts en toute impunité, et nous nous exposons aux conséquences les plus graves si le gaspillage et l’imprudence avec lesquels les forêts des États-Unis sont détruites ne sont pas contrôlés efficacement [6]. »

(6) « Notre défi environnemental primordial, ce soir, est le problème mondial du changement climatique, le réchauffement global, la crise commune qui nécessite une action dans le monde entier. La grande majorité des scientifiques ont conclu sans équivoque que si nous ne réduisons pas les émissions de gaz à effet de serre, à un moment donné dans le siècle prochain, nous allons perturber notre climat et mettre nos enfants et nos petits-enfants en danger. En décembre dernier, l’Amérique a conduit le monde à un accord historique, engageant notre nation à réduire les émissions de gaz à effet de serre par les forces du marché, les nouvelles technologies, et l’efficacité énergétique. »

En somme, les discours sur l’état de l’Union présentent deux aspects de la globalité à laquelle peut aspirer une écriture globale de l’histoire : la globalité comprise comme une approche multifacettes des événements, de par la diversité des questions que doit aborder le président américain dans son discours ; la globalité dans son sens d’interconnexions géographiques, tendance qui s’est renforcée à mesure que les États-Unis se sont affirmés comme superpuissance. Or, il va de soi que, si les discours sur l’état de l’Union peuvent, en ce sens, offrir une perspective globale sur l’histoire, il s’agit d’une histoire via un prisme culturel bien particulier. Ainsi, l’intérêt de l’étude des discours sur l’état de l’Union pourrait également provenir de l’opportunité qu’ils offrent d’expérimenter le concept de métarécit, compris comme le cadre philosophique, politique, idéologique au sein duquel les événements sont interprétés. Les discours sur l’état de l’Union se prêtent d’autant mieux à l’étude de ce concept que les présidents américains prennent soin d’inscrire les priorités de leur agenda politique dans un récit, aux accents mythiques, des grandes étapes de l’histoire de leur nation. Voici, par exemple, comment le président Lyndon Johnson présentait, en 1965, son projet de « Great Society » :

(7) « Il y a deux cent ans, en 1765, neuf colonies se réunissaient pour la première fois afin d’exiger leur libération du pouvoir arbitraire.

Au cours d’un premier siècle, nous avons lutté pour maintenir l’unité de la première union continentale démocratique dans l’histoire de l’homme. Il y a cent ans, en 1865, à la suite d’une terrible épreuve du sang et du feu, le pacte de l’union fut enfin scellé.

Au cours d’un deuxième siècle, nous avons travaillé à établir une unité de but et d’intérêt parmi les nombreux groupes qui composent la communauté américaine.

Souvent, cette lutte amena la douleur et la violence. Elle n’est pas encore terminée. Mais nous avons réalisé une unité d’intérêt au sein de notre peuple qui est inégalée dans l’histoire de la liberté.

Et ce soir, maintenant, en 1965, nous commençons une nouvelle quête de notre union. Nous cherchons l’unité de l’homme avec le monde qu’il a construit – avec le savoir qui peut le sauver ou le détruire, avec les villes qui peuvent le stimuler ou l’étouffer – avec la richesse et les machines qui peuvent cultiver ou aliéner son esprit.

Nous cherchons à établir une harmonie entre l’homme et la société qui permettra à chacun d’entre nous d’élargir le sens de sa vie et à chacun d’entre nous d’élever la qualité de notre civilisation. C’est la recherche que nous commençons ce soir.

Mais l’unité que nous cherchons ne peut pas réaliser toutes ses promesses dans l’isolement. Car aujourd’hui, l’état de l’Union dépend, dans une large mesure, de l’état du monde [7]. »

Cet extrait nous confronte avec une fonction archaïque de la narration historique, qui a été notamment analysée par George Kennedy dans ses travaux d’histoire comparée de la parole publique [8] : raconter l’histoire pour entretenir la cohésion d’une société donnée et raconter l’histoire pour donner un sens aux événements. Il s’agit de deux conditions de l’action collective. L’histoire, comme discipline académique, entretient un rapport ambigu à ces deux fonctions : le souhait de l’historien d’écrire un récit utile à ses contemporains peut-être mis en balance avec le risque de restreindre la définition de son auditoire à des catégories trop étroites, comme l’ont longtemps été les nations. Et le projet de l’histoire globale, tel qu’il fut notamment porté par Christopher Bayly [9] dans le monde anglo-saxon, trouve une de ses sources dans une volonté de décentrer l’écriture de l’histoire. Une question est alors de savoir si un tel projet peut faire l’économie d’une réflexion sur l’auditoire auquel il s’adresse et sur les fonctions qu’il pourrait remplir.

[1] « Le Congrès des États-Unis (United States Congress) est le parlement bicaméral du gouvernement fédéral des États-Unis, c’est-à-dire sa branche législative. Les deux chambres sont le Sénat des États-Unis (United States Senate)  et la Chambre des représentants des États-Unis (United States House of Representatives). »

[2] « He [the President] shall from time to time give to the Congress Information of the State of the Union, and recommend to their Consideration such Measures as he shall judge necessary and expedient. »

[3] « At this juncture, on the 15th of February last, occurred the destruction of the battle ship Maine while rightfully lying in the harbor of Havana on a mission of international courtesy and good will – a catastrophe the suspicious nature and horror of which stirred the nation’s heart profoundly. […] The finding of the naval board of inquiry established that the origin of the explosion was external, by a submarine mine, and only halted through lack of positive testimony to fix the responsibility of its authorship.

All these things carried conviction to the most thoughtful, even before the finding of the naval court, that a crisis in our relations with Spain and toward Cuba was at hand. »

[4] « Exactly one year ago today I said to this Congress: “When the dictators. . . are ready to make war upon us, they will not wait for an act of war on our part. . . . They – not we — will choose the time and the place and the method of their attack.”

We now know their choice of the time: a peaceful Sunday morning — December 7, 1941.

We know their choice of the place: an American outpost in the Pacific.

We know their choice of the method: the method of Hitler himself. »

[5] « If from the satisfactory view of our agriculture, manufactures, and internal improvements we turn to the state of our navigation and trade with foreign nations and between the States, we shall scarcely find less cause for gratulation.A beneficent Providence has provided for their exercise and encouragement an extensive coast, indented by capacious bays, noble rivers, inland seas; with a country productive of every material for ship building and every commodity for gainful commerce, and filled with a population active, intelligent, well-informed, and fearless of danger. »

[6] « The experience of other nations teaches us that a country can not be stripped of its forests with impunity, and we shall expose ourselves to the gravest consequences unless the wasteful and improvident manner in which the forests in the United States are destroyed be effectually checked. »

[7] « Two hundred years ago, in 1765, nine assembled colonies first joined together to demand freedom from arbitrary power.

For the first century we struggled to hold together the first continental union of democracy in the history of man. One hundred years ago, in 1865, following a terrible test of blood and fire, the compact of union was finally sealed.

For a second century we labored to establish a unity of purpose and interest among the many groups which make up the American community.

That struggle has often brought pain and violence. It is not yet over. But we have achieved a unity of interest among our people that is unmatched in the history of freedom.

And so tonight, now, in 1965, we begin a new quest for union. We seek the unity of man with the world that he has built – with the knowledge that can save or destroy him, with the cities which can stimulate or stifle him – with the wealth and the machines which can enrich or menace his spirit.

We seek to establish a harmony between man and society which will allow each of us to enlarge the meaning of his life and all of us to elevate the quality of our civilization. This is the search that we begin tonight.

But the unity we seek cannot realize its full promise in isolation. For today the state of the Union depends, in large measure, upon the state of the world. »

[8] KENNEDY, George A. [1998], Comparative Rhetoric: An Historical and Cross-Cultural Introduction, Oxford, Oxford University Press.

[9] BAYLY, Christopher A. [2007], La Naissance du monde moderne, Paris, Les Éditions de l’Atelier.

Hayden White et le défi de l’histoire globale

La pensée d’Hayden White est rendue difficile d’accès dans le monde francophone du fait qu’elle n’a jamais été traduite en français. Les écrits de White, et en particulier son ouvrage phare Metahistory (1), permettent pourtant d’alimenter une réflexion sur les liens entre la philosophie de l’histoire et la discipline historique. L’objectif de ce billet est de montrer ce que la pensée de White peut apporter à la compréhension des enjeux de l’émergence d’un courant comme l’histoire globale.

La grande idée d’Hayden White que nous retiendrons ici est l’idée selon laquelle il n’y a pas à proprement parler d’histoire qui ne soit également une philosophie de l’histoire (2). Il appuie cette hypothèse sur un raisonnement à trois temps : il n’y a pas d’accord entre les historiens sur ce qui peut être considéré comme une explication spécifiquement historique ; un tel accord ne saurait, de toute façon, exister, dans la mesure où l’histoire n’est pas à proprement parler une science comme peut l’être la physique ; par conséquent, la préférence pour un mode d’explication ne repose pas sur des critères scientifiques objectifs mais dépend d’une certaine vision de l’histoire qui révèle la sensibilité, éthique et philosophique, de l’historien (3).

Hayden White s’est, en particulier, intéressé aux évolutions de l’historiographie au 19e siècle, période au cours de laquelle l’histoire s’est affirmée comme une discipline autonome. Dans la seconde partie de son ouvrage Metahistory (Four kinds of « realism » in nineteenth-century historical writing), White explique qu’un des enjeux pour les historiens qui ont œuvré pour la professionnalisation de leur discipline était de se démarquer des grandes explications des évolutions des sociétés humaines offertes par la philosophie de l’histoire. Or, dans l’esprit de White, l’émancipation de l’histoire par rapport à la philosophie n’a pas reposé sur l’identification de critères objectifs qui permettraient de déterminer ce que devrait être une explication spécifiquement historique. C’est ici que nous pouvons pointer autant la faiblesse de l’hypothèse de White que son intérêt théorique. La faiblesse de l’hypothèse est de faire reposer les évolutions historiographiques sur les seuls rapports de forces idéologiques, comme si la période de la professionnalisation de la discipline historique pouvait se comprendre comme un simple changement de goût sur ce qui pouvait être considéré comme une manière valide d’expliquer l’histoire (4). L’intérêt de l’hypothèse d’Hayden White est qu’elle permet de pointer une tension au cœur de l’identité de la discipline historique : un conflit entre la puissance explicative de l’histoire et son réalisme, c’est-à-dire sa proximité avec « ce qui s’est réellement passé ». Pour le dire autrement, si une explication historique d’inspiration marxiste peut permettre une vision cohérente des grandes étapes des évolutions des sociétés humaines, il est toujours possible de lui reprocher de ne pas suffisamment tenir compte de toute la complexité des choses humaines. Nous aimerions maintenant faire l’hypothèse que l’opposition originelle entre l’histoire et la philosophie de l’histoire, telle que pointée par White, s’est rejouée, dans des modalités différentes mais comparables, dans le contexte historiographique qui a précédé l’émergence du courant de l’histoire globale.

Ce contexte historiographique a notamment été décrit par Antoine Prost dans les derniers chapitres de ses Douze leçons sur l’histoire (5). En particulier, nous retiendrons ici les pages consacrées à l’effondrement du paradigme labroussien (effondrement progressif, qui se serait amorcé à partir des années 1970). L’histoire sociale, telle que pratiquée par Ernest Labrousse, permettait d’expliquer les grandes évolutions historiques en lien avec les cycles économiques de baisses et de hausses des prix. Prost rappelle notamment comment Labrousse relie dans sa thèse (La crise de l’économie française à la fin de l’ancien régime) les événements de 1789 aux mauvaises récoltes de 1788, mauvaises récoltes qui sont intervenues à la fin d’un cycle, amorcé vers 1778, de baisse des prix agricoles (et, par conséquent, de paupérisation du monde paysan). Selon Prost, la puissance explicative du paradigme labroussien avait, pour corollaire, le recours à des concepts (comme celui de lutte des classes) qui sont tombés en désuétude à mesure que l’influence du marxisme s’est érodée. Ainsi, la capacité de cette approche à expliquer les évolutions des sociétés humaines n’est plus apparue comme une raison suffisante pour excuser un niveau de généralité qui n’accordait que peu de place au sujet agissant. En conséquence « l’histoire sociale s’est donc tournée vers des niveaux d’analyses moins larges, où la liberté des acteurs retrouve sa place ; l’échelle a changé » (6).

Outre le changement d’échelle dont parle Antoine Prost, la période de l’effondrement du paradigme labroussien s’est également caractérisée par une remise en question de l’idée même qu’un historien puisse proposer quelque chose comme un point de vue de surplomb sur la réalité historique. En particulier, l’histoire orale, telle qu’elle pouvait être pratiquée par Paul Thompson, envisageait de collecter les témoignages des « oubliés de l’histoire » pour contrebalancer l’écriture de l’histoire académique, suspectée de refléter la philosophie des classes dominantes (7). Hélène Wallenborn a notamment pointé les problèmes posés par ce type d’approche, dans l’optique de l’écriture d’une histoire qui soit significative à l’échelle d’une communauté : « De cette attention portée à l’individu, que l’on nomme parfois “retour au sujet” aux constructions du monde social par lui, à la construction sociale du discours, il n’y a qu’un pas. Ceci amène à une déconstruction d’une conception globale de l’histoire, en une kyrielle de récits, considérés comme ayant tous la même valeur » (8).

C’est à la lumière de ce contexte que l’on peut, selon nous, comprendre l’ampleur du défi que constitue le passage à une approche globale de l’histoire. Il s’agit en effet de renouer avec la possibilité d’expliquer les grandes transformations historiques et ce, au risque que le retour à une échelle plus large soit dénoncé comme l’expression d’un point de vue sur l’histoire. Ce problème a notamment été pointé par Christopher A. Bayly dans l’introduction de son ouvrage La Naissance du monde moderne : « Un deuxième problème se pose quand il s’agit d’écrire une histoire du monde, qui découle de la récente notoriété acquise par des historiens qui ne réfléchissent pas du tout en se plaçant dans cette optique, et qui ont tendance à rejeter toutes les grandes fresques centrées sur le capital. À compter de 1980, un certain nombre d’historiens ont été influencés par une école de pensée qui a été qualifiée de postmoderne ou de postcoloniale. Les adeptes de cette approche sont souvent hostiles aux approches comparatives élargies, à ce qu’ils appellent les métarécits, selon eux, complices du capitalisme et de l’impérialisme qu’ils essaient de décrire » (9). La solution adoptée par Bayly repose sur l’affirmation que « toute histoire, même celle des “fragments”, est une histoire qui s’inscrit implicitement dans l’universel » (10). Par conséquent, il rejette l’idée « qu’il puisse y avoir une contradiction quelconque entre l’étude des fragments de société ou des exclus du pouvoir d’une part, et celle des grands processus par lesquels la modernité s’est construite de l’autre » (11).

C’est ici, selon nous, que l’idée d’un désaccord consubstantiel à la discipline sur ce que devrait être une explication spécifiquement historique permet de mesurer les enjeux de l’affirmation d’un courant comme l’histoire globale. En effet, il sera toujours possible de pointer un certain accent des grandes synthèses telle que celle proposée par Bayly qui évoque les grandes tentatives d’explications philosophiques de l’évolution des sociétés humaines. D’un autre côté, nous sentons qu’il y a quelque chose de stérile dans le débat sans fin sur l’échelle à adopter ou le niveau de réalité à privilégier (qu’elle soit sociale, économique, culturelle, anthropologique ou identitaire) pour rendre compte le plus fidèlement possible de la réalité passée. Pour cette raison, il nous semble que la valeur ajoutée de l’histoire globale gagnerait à être située sur un autre terrain, celui de son utilité sociale. Antoine Prost avait, entre autres, pointé le fait que le changement d’échelle illustré par le succès de la microhistoire s’accompagnait d’une érosion du rôle social de l’histoire : « Engagés dans cette direction, les historiens se transforment en orfèvres et en horlogers. Ils produisent des petits bijoux, des textes ciselés, où brillent leur savoir et leur savoir faire, l’étendue de leur érudition, leur culture théorique et leur ingéniosité méthodologique mais sur des sujets infimes qu’ils maîtrisent splendidement, ou sur des sujets qui ne prêtent pas à conséquence pour leurs contemporains » (12). Dans sa Rhétorique, Aristote a, peut-être le premier, cerné ce qui constitue l’essence de la contribution de l’histoire aux sociétés humaines : « C’est d’après le passé que nous augurons et préjugeons de l’avenir » (Rhét., I, 9, 1368a). Une telle idée est, d’ailleurs, reprise dans les dernières pages des Douze leçons sur l’histoire d’Antoine Prost : « Une société sans histoire est incapable de projets » (13). Ainsi, il se pourrait que l’enjeu de l’affirmation (notamment, sa reconnaissance académique) de l’histoire globale rejoigne la question de la possibilité de renouer avec un rôle social de la discipline historique : fournir aux citoyens une perspective sur l’histoire qui leur permette d’augurer d’un futur dont les grands enjeux doivent désormais être pensés à une échelle globale.

Victor Ferry est doctorant du FRS-FNRS et chercheur à l'Université Libre de Bruxelles (http://gral.ulb.ac.be/)

(1) WHITE, Hayden, Metahistory: The Historical Imagination in Nineteenth-Century Europe, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1973.

(2) « There can be no “ proper history” which is not at the same time “philosophy of history” », ibid., p.xi.

(3) « Il apparaît que les sciences physiques ont progressé en vertu des accords, qui ont été atteints de temps à autre, entre les membres de la communauté scientifique établie, sur ce qui doit être considéré comme un problème scientifique, sur la forme que doit prendre une explication scientifique valide, et sur le type de données qu’il sera permis de considérer comme des preuves au sein d’une explication scientifique de la réalité. Parmi les historiens, un accord de ce type n’existe pas et n’a jamais existé. Cela peut refléter la nature proto scientifique de l’entreprise historiographique, mais il est important de garder à l’esprit ce désaccord congénital (ou ce manque d’accord) à propos de ce qui doit compter comme une explication spécifiquement historique de n’importe quel ensemble de faits historiques. En effet, cela signifie que les explications historiques sont tenues d’être liées à différentes présuppositions métahistoriques sur la nature du champ historique, des présuppositions qui génèrent différentes conceptions du type d’explication qui peut être utilisé dans les analyses historiques » (comme il s’agit de notre propre traduction, nous invitons le lecteur à se référer à la version originale). Ibid., pp. 12-13.

(4) Pour une lecture critique des hypothèses d’Hayden White voir notamment le onzième chapitre de GINZBURG, Carlo, Le Fil et les Traces : vrai, faux, fictif, Lagrasse, Éditions Verdier, 2010.

(5) PROST, Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996.

(6) Ibid. p. 231.

(7) THOMPSON, Paul, The Voice of the Past, Reading, Oxford University Press, 1978.

(8) WALLENBORN, Hélène, L’Historien, la parole des gens et l’écriture de l’histoire : le témoignage à l’aube du XXIe siècle, Bruxelles, Labor, 2006.

(9) BAYLY, Christopher A., La Naissance du monde moderne, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2007, pp. 27-28.

(10) Ibid. p. 17.

(11) Ibid. p. 17.

(12) PROST, Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p.286.

(13) Ibid. p. 305.

L’histoire globale en débat : retour sur le 21e Congrès international des sciences historiques

Le 21e Congrès international des sciences historiques (1) s’est tenu à Amsterdam du 22 au 28 août 2010, rassemblant environ 1500 historiens du monde entier. De l’ensemble hétéroclite des thèmes abordés (plus d’une centaine), nous retiendrons ici deux éléments. Premièrement, la place centrale accordée à la thématique des empires. Outre son intérêt intrinsèque, cette thématique alimente la réflexion sur des problèmes contemporains. Deuxièmement, ce congrès a été marqué par une table ronde consacrée à l’histoire globale, occasion de faire le point sur un champ disciplinaire qui gagne en légitimité et en cohérence tout en se situant aux frontières de l’histoire académique.

Les empires à l’honneur

Le panel consacré aux empires a offert un aperçu de la variété de questions que soulève cette thématique. Dusan Kuvak (Institut européen de Budapest) a rappelé le lien entre l’essor du nationalisme et l’implosion de l’Empire des Habsbourg, et Antoine Fleury (Institut européen de l’Université de Genève) s’est penché sur l’impact de l’idéal wilsonnien du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans l’Empire ottoman. Plus généralement, selon Tomasz Schramm (Université de Poznań), le 20e siècle pourrait être lu comme une lutte entre empires et États-nations qui trouve son dénouement avec la victoire des seconds, marquée par la chute de l’URSS. Plutôt que l’empire comme forme politique, c’est l’empire comme idée, comme mémoire, qui a été présenté par Chantal Metzger (université de Nancy-2) dans une communication intitulée « La mémoire d’un empire perdu : le cas allemand 1919-1945 ». Si l’Allemagne n’a pas eu l’occasion de conserver longtemps ses colonies (confisquées après la Première Guerre mondiale), les ligues coloniales, les associations d’anciens coloniaux, les milieux d’affaires qui commerçaient avec cet empire ont cherché, dans l’entre-deux-guerres, à maintenir le sentiment d’un « empire perdu » dans la population et à attiser les revendications coloniales.

La thématique des empires peut également éclairer des problématiques contemporaines. Comme le soulignait Henry Laurens, la question des rapports entre les empires coloniaux et leurs anciennes colonies continue de se poser, sous des formes nouvelles, avec l’immigration des anciens colonisés dans les métropoles. D’autre part, la chute d’un empire s’accompagne de profonds bouleversements dans la hiérarchie des puissances. Comme le rappelait Hiroaki Adachi (université de Nara), la fin de l’Empire romain a vu l’essor du christianisme et l’apparition de l’islam. La fin des empires d’Europe centrale est marquée par l’affirmation de l’État-nation comme source la plus légitime de la souveraineté. L’effondrement des Empires coloniaux français et britanniques acte d’un changement d’échelle de la politique mondiale avec la domination de deux « superpuissances ». C’est peut-être dans cette idée de changement d’époque, accompagnant la chute d’un empire, qu’il faut voir une des raisons du succès de cette thématique aujourd’hui, à l’heure où l’on tente de définir le monde qui s’est ouvert à la fin de la guerre froide. La notion d’empire continue d’ailleurs d’être invoquée pour tenter de catégoriser un éventuel « ordre mondial » actuel (voir l’article de Thomas Lepeltier sur ce site). La question se pose cependant de la pertinence du terme d’empire pour décrire des réalités historiques si diverses.

En effet, le panel sur les empires a vu se succéder des contributions sur l’Empire romain, les Empires habsbourgeois, russe, ottoman, allemand, les aspirations impérialistes d’Hitler et de Mussolini, les empires coloniaux européens et l’URSS. Les mises en relation ont souvent porté sur les facteurs susceptibles d’expliquer l’effondrement des empires, mais peu de réflexion a été menée sur leurs caractéristiques communes en tant que formes politiques. Dans un récent ouvrage intitulé Comparative Imperiology (2), Kimitaka Matsuzato (université d’Hokkaido), propose des pistes pour une définition fonctionnelle (c’est-à-dire en fonction du rôle politique qu’ils semblent avoir joué) de quatre empires (japonais, français, russe et Qing). Les empires se caractériseraient ainsi comme l’autorité politique la plus haute, permettant de fédérer des sociétés, des cultures, des régions, des pouvoirs ou des États différents. Cela se traduit par une forme administrative pouvant être qualifiée de « pluralisme légal », née de l’interaction entre les institutions de la métropole et les institutions locales. Cette piste, qui mériterait d’être étendue à d’autres empires, pourrait offrir des perspectives intéressantes pour repenser les rapports entre les catégories d’empire et d’État-nation à l’heure où la carte politique du monde connaît de profondes transformations. Peut-on, par exemple, parler d’État-nation, au sens européen du terme, à propos de l’Inde ou de la Chine ? Dans quelle mesure un projet comme l’Union européenne peut-il être pensé à la lumière des constructions impériales (3) ? Se poser de telles questions implique de sortir des cadres (au niveau des thèmes et des périodes historiques) de l’histoire académique. C’est là le projet de l’histoire globale.

L’histoire globale : des contours qui s’affirment

La table ronde animée par Olivier Pétré-Grenouilleau (Science-Po Paris) s’organisait autour de trois problématiques : qu’est-ce que l’histoire globale ? Comment l’histoire globale peut-elle être réalisée ? Quels sont les avantages et les inconvénients de cette approche ?

Il est ressorti du premier temps de cette table ronde que les chercheurs s’accordaient, dans les grandes lignes, sur une définition de l’histoire globale. Par-delà les différentes écoles, il apparaît que l’histoire globale se caractérise par la mise en relation, pour un objet historique donné, de périodes et/ou d’espaces géographiques différents. Ainsi définie, l’histoire globale s’accommode mal des cadres de l’histoire académique, qui se divise en périodes (ancienne, médiévale, moderne, contemporaine) et d’un point de vue thématique. Ce caractère non conventionnel de l’histoire globale peut expliquer les interrogations sur sa légitimité en temps que champ autonome (le comité d’organisation du congrès ayant d’ailleurs choisi une tournure interrogative pour le titre de la table ronde : « Une approche globale de l’histoire est-elle possible ? »).

Le second temps de la table ronde, qui portait sur les mises en pratique de l’histoire globale, a permis de mettre l’accent sur une tension interne à cette discipline. Si l’histoire globale est une méthode de travail, cette expression peut aussi être comprise comme un souhait de rendre compte du passé dans sa globalité. Ainsi, Poul Duedhal (université d’Aalborg) est revenu sur le projet, initié par l’Unesco au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’écriture d’une histoire de l’humanité. Il s’agissait de concevoir une histoire sans orientation géographique particulière, qui mettrait en avant l’interdépendance des différentes cultures et leur contribution à un héritage culturel commun. Le global apparaît donc ici comme un objet d’étude, avec les critiques que cela peut soulever (suspicion que, sous couvert de traiter de l’histoire de l’humanité dans son ensemble, le récit adopte un point de culturellement situé). Si le projet initié par l’Unesco peut, selon Duedhal, être considéré comme une contribution importante à l’émergence d’un courant d’histoire global, le travail de Sven Beckert (université d’Harvard), intervenu dans un second temps, est une illustration de ce que l’on pourrait qualifier de nouvelle histoire globale. Engagé dans l’écriture d’une histoire du coton, il montre en quoi cette marchandise a pris une importance globale (d’abord en Asie, puis en Europe) et permet de renseigner le processus de la globalisation. Le global devient alors une méthode : découvrir les multiples facettes d’un objet historique et comprendre comment il s’insère dans une histoire plus large (4).

Dans le dernier temps de cette table ronde, Michihiro Okamoto (université de Tôkyô) a adressé une mise en garde au courant de l’histoire globale. De la même façon que les processus de construction des nations ont favorisé l’écriture d’histoires nationales, le processus actuel de globalisation favorise l’écriture d’une histoire globale. Or si les historiens s’accordent aujourd’hui pour critiquer les écritures nationales de l’histoire, ils devraient faire preuve d’une même vigilance vis-à-vis de l’histoire globale. Il fait donc part de sa préférence pour une écriture de l’histoire qui mettrait en avant le caractère synchronique du passé (comme mise en avant de la diversité des perspectives sur une époque donnée) et non diachronique (c’est-à-dire comme succession d’événements). C’est en ce sens que l’histoire globale peut contribuer à « décentrer » l’histoire plutôt que de la réorienter sur de nouvelles perceptions du passé (qu’elles soient influencées par une époque ou une aire culturelle donnée) (5).

Cap sur la Chine

Le prochain Congrès international des sciences historiques, prévu en 2015, se tiendra dans la ville de Ji’Nam (province du Shandong). Le choix de la Chine comme pays hôte s’inscrit dans une politique visant, selon les termes du CISH, à « dé-européaniser » l’organisation. Si on peut saluer cette évolution, certaines réserves ont été émises au sein de la profession (notamment la question de la liberté de l’accès aux sources pour les travaux sur l’histoire de la Chine) (6). Une question est de savoir si la « globalisation » de la discipline historique s’accompagnera de la définition d’un terrain d’entente entre historiens au niveau des méthodes et des critères de validité de leur discipline.

(1) Le Congrès international des sciences historiques est organisé tous les cinq ans par le Comité international des sciences historiques (CISH), fondé à Genève le 15 mai 1926. Le CISH comprend un bureau central et des bureaux nationaux présents dans 53 pays : www.cish.org

(2) Kimitaka Matsuzato (dir.), Comparative Imperiology, 2010, Sapporo, Slavic Research Center (SRC), disponible en ligne : http://srch.slav.hokudai.ac.jp/coe21/publish/no22_ses/contents.html

(3) Voir sur ce point Lagrou, Pieter, « Europe in the world : imperial legacies » dans Mario Telo (dir.), The European Union and the Global Goverance, 2008, Londres, Routledge.

(4) www.news.harvard.edu/gazette/2005/11.17/03-beck.html

(5) Voir l’entretien de la revue Sciences Humaines avec Olivier Pétré-Grenouilleau http://www.scienceshumaines.com/il-faut-decentrer-l-histoire_fr_21143.html

(6) Pour un aperçu des débats, voir l’émission « la fabrique de l’histoire » du 02 septembre 2010 sur France Culture, « Géopolitique des congrès d’histoire », autour d’Olivier Pétré-Grenouilleau, Jean-François Sirinelli, Pim den Boer et Yvan Combeau, www.franceculture.com/emission-la-fabrique-de-l-histoire-histoire-des-empires-44-2010-09-02.html