Le 21e Congrès international des sciences historiques (1) s’est tenu à Amsterdam du 22 au 28 août 2010, rassemblant environ 1500 historiens du monde entier. De l’ensemble hétéroclite des thèmes abordés (plus d’une centaine), nous retiendrons ici deux éléments. Premièrement, la place centrale accordée à la thématique des empires. Outre son intérêt intrinsèque, cette thématique alimente la réflexion sur des problèmes contemporains. Deuxièmement, ce congrès a été marqué par une table ronde consacrée à l’histoire globale, occasion de faire le point sur un champ disciplinaire qui gagne en légitimité et en cohérence tout en se situant aux frontières de l’histoire académique.
Les empires à l’honneur
Le panel consacré aux empires a offert un aperçu de la variété de questions que soulève cette thématique. Dusan Kuvak (Institut européen de Budapest) a rappelé le lien entre l’essor du nationalisme et l’implosion de l’Empire des Habsbourg, et Antoine Fleury (Institut européen de l’Université de Genève) s’est penché sur l’impact de l’idéal wilsonnien du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans l’Empire ottoman. Plus généralement, selon Tomasz Schramm (Université de Poznań), le 20e siècle pourrait être lu comme une lutte entre empires et États-nations qui trouve son dénouement avec la victoire des seconds, marquée par la chute de l’URSS. Plutôt que l’empire comme forme politique, c’est l’empire comme idée, comme mémoire, qui a été présenté par Chantal Metzger (université de Nancy-2) dans une communication intitulée « La mémoire d’un empire perdu : le cas allemand 1919-1945 ». Si l’Allemagne n’a pas eu l’occasion de conserver longtemps ses colonies (confisquées après la Première Guerre mondiale), les ligues coloniales, les associations d’anciens coloniaux, les milieux d’affaires qui commerçaient avec cet empire ont cherché, dans l’entre-deux-guerres, à maintenir le sentiment d’un « empire perdu » dans la population et à attiser les revendications coloniales.
La thématique des empires peut également éclairer des problématiques contemporaines. Comme le soulignait Henry Laurens, la question des rapports entre les empires coloniaux et leurs anciennes colonies continue de se poser, sous des formes nouvelles, avec l’immigration des anciens colonisés dans les métropoles. D’autre part, la chute d’un empire s’accompagne de profonds bouleversements dans la hiérarchie des puissances. Comme le rappelait Hiroaki Adachi (université de Nara), la fin de l’Empire romain a vu l’essor du christianisme et l’apparition de l’islam. La fin des empires d’Europe centrale est marquée par l’affirmation de l’État-nation comme source la plus légitime de la souveraineté. L’effondrement des Empires coloniaux français et britanniques acte d’un changement d’échelle de la politique mondiale avec la domination de deux « superpuissances ». C’est peut-être dans cette idée de changement d’époque, accompagnant la chute d’un empire, qu’il faut voir une des raisons du succès de cette thématique aujourd’hui, à l’heure où l’on tente de définir le monde qui s’est ouvert à la fin de la guerre froide. La notion d’empire continue d’ailleurs d’être invoquée pour tenter de catégoriser un éventuel « ordre mondial » actuel (voir l’article de Thomas Lepeltier sur ce site). La question se pose cependant de la pertinence du terme d’empire pour décrire des réalités historiques si diverses.
En effet, le panel sur les empires a vu se succéder des contributions sur l’Empire romain, les Empires habsbourgeois, russe, ottoman, allemand, les aspirations impérialistes d’Hitler et de Mussolini, les empires coloniaux européens et l’URSS. Les mises en relation ont souvent porté sur les facteurs susceptibles d’expliquer l’effondrement des empires, mais peu de réflexion a été menée sur leurs caractéristiques communes en tant que formes politiques. Dans un récent ouvrage intitulé Comparative Imperiology (2), Kimitaka Matsuzato (université d’Hokkaido), propose des pistes pour une définition fonctionnelle (c’est-à-dire en fonction du rôle politique qu’ils semblent avoir joué) de quatre empires (japonais, français, russe et Qing). Les empires se caractériseraient ainsi comme l’autorité politique la plus haute, permettant de fédérer des sociétés, des cultures, des régions, des pouvoirs ou des États différents. Cela se traduit par une forme administrative pouvant être qualifiée de « pluralisme légal », née de l’interaction entre les institutions de la métropole et les institutions locales. Cette piste, qui mériterait d’être étendue à d’autres empires, pourrait offrir des perspectives intéressantes pour repenser les rapports entre les catégories d’empire et d’État-nation à l’heure où la carte politique du monde connaît de profondes transformations. Peut-on, par exemple, parler d’État-nation, au sens européen du terme, à propos de l’Inde ou de la Chine ? Dans quelle mesure un projet comme l’Union européenne peut-il être pensé à la lumière des constructions impériales (3) ? Se poser de telles questions implique de sortir des cadres (au niveau des thèmes et des périodes historiques) de l’histoire académique. C’est là le projet de l’histoire globale.
L’histoire globale : des contours qui s’affirment
La table ronde animée par Olivier Pétré-Grenouilleau (Science-Po Paris) s’organisait autour de trois problématiques : qu’est-ce que l’histoire globale ? Comment l’histoire globale peut-elle être réalisée ? Quels sont les avantages et les inconvénients de cette approche ?
Il est ressorti du premier temps de cette table ronde que les chercheurs s’accordaient, dans les grandes lignes, sur une définition de l’histoire globale. Par-delà les différentes écoles, il apparaît que l’histoire globale se caractérise par la mise en relation, pour un objet historique donné, de périodes et/ou d’espaces géographiques différents. Ainsi définie, l’histoire globale s’accommode mal des cadres de l’histoire académique, qui se divise en périodes (ancienne, médiévale, moderne, contemporaine) et d’un point de vue thématique. Ce caractère non conventionnel de l’histoire globale peut expliquer les interrogations sur sa légitimité en temps que champ autonome (le comité d’organisation du congrès ayant d’ailleurs choisi une tournure interrogative pour le titre de la table ronde : « Une approche globale de l’histoire est-elle possible ? »).
Le second temps de la table ronde, qui portait sur les mises en pratique de l’histoire globale, a permis de mettre l’accent sur une tension interne à cette discipline. Si l’histoire globale est une méthode de travail, cette expression peut aussi être comprise comme un souhait de rendre compte du passé dans sa globalité. Ainsi, Poul Duedhal (université d’Aalborg) est revenu sur le projet, initié par l’Unesco au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d’écriture d’une histoire de l’humanité. Il s’agissait de concevoir une histoire sans orientation géographique particulière, qui mettrait en avant l’interdépendance des différentes cultures et leur contribution à un héritage culturel commun. Le global apparaît donc ici comme un objet d’étude, avec les critiques que cela peut soulever (suspicion que, sous couvert de traiter de l’histoire de l’humanité dans son ensemble, le récit adopte un point de culturellement situé). Si le projet initié par l’Unesco peut, selon Duedhal, être considéré comme une contribution importante à l’émergence d’un courant d’histoire global, le travail de Sven Beckert (université d’Harvard), intervenu dans un second temps, est une illustration de ce que l’on pourrait qualifier de nouvelle histoire globale. Engagé dans l’écriture d’une histoire du coton, il montre en quoi cette marchandise a pris une importance globale (d’abord en Asie, puis en Europe) et permet de renseigner le processus de la globalisation. Le global devient alors une méthode : découvrir les multiples facettes d’un objet historique et comprendre comment il s’insère dans une histoire plus large (4).
Dans le dernier temps de cette table ronde, Michihiro Okamoto (université de Tôkyô) a adressé une mise en garde au courant de l’histoire globale. De la même façon que les processus de construction des nations ont favorisé l’écriture d’histoires nationales, le processus actuel de globalisation favorise l’écriture d’une histoire globale. Or si les historiens s’accordent aujourd’hui pour critiquer les écritures nationales de l’histoire, ils devraient faire preuve d’une même vigilance vis-à-vis de l’histoire globale. Il fait donc part de sa préférence pour une écriture de l’histoire qui mettrait en avant le caractère synchronique du passé (comme mise en avant de la diversité des perspectives sur une époque donnée) et non diachronique (c’est-à-dire comme succession d’événements). C’est en ce sens que l’histoire globale peut contribuer à « décentrer » l’histoire plutôt que de la réorienter sur de nouvelles perceptions du passé (qu’elles soient influencées par une époque ou une aire culturelle donnée) (5).
Cap sur la Chine
Le prochain Congrès international des sciences historiques, prévu en 2015, se tiendra dans la ville de Ji’Nam (province du Shandong). Le choix de la Chine comme pays hôte s’inscrit dans une politique visant, selon les termes du CISH, à « dé-européaniser » l’organisation. Si on peut saluer cette évolution, certaines réserves ont été émises au sein de la profession (notamment la question de la liberté de l’accès aux sources pour les travaux sur l’histoire de la Chine) (6). Une question est de savoir si la « globalisation » de la discipline historique s’accompagnera de la définition d’un terrain d’entente entre historiens au niveau des méthodes et des critères de validité de leur discipline.
(1) Le Congrès international des sciences historiques est organisé tous les cinq ans par le Comité international des sciences historiques (CISH), fondé à Genève le 15 mai 1926. Le CISH comprend un bureau central et des bureaux nationaux présents dans 53 pays : www.cish.org
(2) Kimitaka Matsuzato (dir.), Comparative Imperiology, 2010, Sapporo, Slavic Research Center (SRC), disponible en ligne : http://srch.slav.hokudai.ac.jp/coe21/publish/no22_ses/contents.html
(3) Voir sur ce point Lagrou, Pieter, « Europe in the world : imperial legacies » dans Mario Telo (dir.), The European Union and the Global Goverance, 2008, Londres, Routledge.
(4) www.news.harvard.edu/gazette/2005/11.17/03-beck.html
(5) Voir l’entretien de la revue Sciences Humaines avec Olivier Pétré-Grenouilleau http://www.scienceshumaines.com/il-faut-decentrer-l-histoire_fr_21143.html
(6) Pour un aperçu des débats, voir l’émission « la fabrique de l’histoire » du 02 septembre 2010 sur France Culture, « Géopolitique des congrès d’histoire », autour d’Olivier Pétré-Grenouilleau, Jean-François Sirinelli, Pim den Boer et Yvan Combeau, www.franceculture.com/emission-la-fabrique-de-l-histoire-histoire-des-empires-44-2010-09-02.html