In memoriam : William H. McNeill (1917-2016), pionnier de l’histoire globale

Il était un géant parmi les historiens. William H. McNeill est décédé vendredi 8 juillet 2016 à Torrington (Connecticut, États-Unis), à l’âge de 98 ans. Père fondateur de la World/Global History, ce pionnier laisse lui derrière une œuvre immense.

William H McNeill

En 1963, William H. McNeill publie The Rise of the West. A History of the Human Community aux Presses de l’Université de Chicago, fruit d’une décennie de travail. Il y étudie l’histoire humaine, à l’échelle du Monde, sur cinq millénaires. Dès sa sortie, l’ouvrage est acclamé par la critique. Il est couronné par le prix National Book Award, catégorie histoire. Dans l’influent New York Times, l’historien Hugh Trevor-Roper ne tarit pas d’éloges, y voyant « le livre le plus savant, le plus intelligent, le plus stimulant, le plus fascinant jamais rédigé. » Cet imposant pavé de plus de 800 pages se vendra à 75 000 exemplaires dans la décennie qui suit.

William H. McNeill n’est pourtant pas le premier à se colleter à une histoire d’ampleur planétaire. Arnold J. Toynbee (A Study of History, 14 tomes, publiés entre 1934 et 1961), Oswald Spengler (Le Déclin de l’Occident, 2 tomes, 1918 et 1922) ou Herbert G. Wells (The Outline of History, 1920), pour ne citer que les plus connus, se sont déjà livrés à cet exercice. La différence est que les travaux de William H. McNeill feront école, amenant des générations d’étudiants à porter un nouveau regard sur l’histoire des autres. Ils encourageront d’autres historiens, d’abord anglo-saxons, puis espagnols, allemands, japonais, indiens, chinois, africains, arabes, et même aujourd’hui français…, à explorer la nouvelle voie d’une histoire mondiale « à parts égales ».

 

L’histoire globale comme un antidote

Comme l’essentiel des sciences humaines, l’histoire académique a été conçue au 19e siècle, une époque où l’Europe dominait le monde, par ses empires coloniaux et ses politiques d’influence sur les rares États qui échappaient à sa mainmise directe. Les minorités raciales étaient priées de se tenir au service du Blanc, les femmes n’avaient nulle voix au chapitre. Cette histoire académique était souvent raciste. Elle bâtissait notamment des récits nationaux fondant la légitimité des conquêtes – le mythe de Charles Martel écrasant les troupes « arabes » à la bataille de Poitiers en fournit un exemple… Comme toute histoire en train de s’écrire, elle était subjective : elle entendait expliquer le présent à la lumière du passé. Le présent manifestait une supériorité militaire et géopolitique écrasante de l’Occident. D’où une histoire téléologique, s’efforçant de déterminer le ou les facteurs qui avaient amené à cet état de choses – dont on ne pouvait deviner à l’époque qu’il serait transitoire.

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William H. McNeill, comme il le souligne dans sa préface à l’édition révisée de The Rise of the West, sous-titrée With a Retrospective Essay (publiée en 1991, University of Chicago Press), voyait ce livre comme un antidote aux vision d’Oswald Spengler et d’Arnold Toynbee (pour lequel il conserva toute sa vie un très grand respect). Dans leurs ouvrages respectifs, ces deux auteurs concevaient les civilisations comme des entités autonomes voire figées dans leur essence – même si, dans la vision organiciste d’Oswald Spengler, une civilisation était tel un être vivant, croissant vigoureusement avant de décliner et de s’éteindre. Dès cet ouvrage de 1963, William H. McNeill ambitionnait de revoir à nouveaux frais l’histoire, de la libérer du déterminisme eurocentré. Il confesse que la première édition était entachée de défauts – ne serait-ce que parce que les sources disponibles à cette époque surévaluaient systématiquement le rôle des Européens dans l’histoire mondiale.

En 1991, les travaux de William McNeill et de ceux qui l’avaient rejoint avaient entraîné la fusion de nombre de département d’area studies (des laboratoires d’enseignement supérieur spécialisé dans l’étude d’aires culturelles données) autour de cursus généraux en World History. Des chercheurs influents avaient produit des études séminales… L’histoire mondiale n’était désormais plus documentée ni enseignée de la même façon. Il y avait eu un avant et un après The Rise of the West – même si cet ouvrage, relu après le nettoyage historiographique qu’il avait contribué à engendrer, semble désormais souffrir, à son tour, d’eurocentrisme, car rédigé à la lumière de sources qui étaient alors, à l’époque, forcément eurocentrées.

 

Aux sources des histoires connectée et environnementale

Le grand apport de The Rise of the West a été de s’attarder sur les données démographiques (élaborant une démarche réellement transdisciplinaire), de prendre en compte le temps long et les grands espaces (cinq millénaires d’histoire, le Monde pour terrain), de procédéer par jeux d’échelles et de souligner ainsi que la dynamique de l’Occident était au plus vieille de cinq siècles. Que cette dynamique s’était nourrie des apports orientaux. Et que les civilisations, comme les gens, ne vivaient qu’en échangeant, que ce soient des biens, des coups, des gènes ou des germes. « Le moteur des changements sociaux, insistait William H. McNeill, est le contact avec des étrangers dépositaires de techniques nouvelles et non familières. (…) On ne peut concevoir d’histoire mondiale qui ne prenne pas en compte la circulation des idées et des techniques. » Ce faisant, William H. McNeill ne faisait pas que rédiger le premier ouvrage, à proprement parler, d’histoire globale. Il semait aussi les graines à venir d’une histoire connectée magnifiquement relayée par Jerry H. Bentley, et aussi celles d’une histoire environnementale, incarnée aujourd’hui, entre autres, par son fils John R. McNeill, avec lequel il a cosigné, en 2003, le superbe et synthétique essai d’histoire mondiale environnementale The Human Web: A Bird’s View of World History (W.W. Norton & Company).

COUV Le temps de la Peste_WH McNeill_Histoire_mondiale

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Né à Vancouver (Canada), William H. McNeill a passé les quarante ans de sa carrière d’enseignant-chercheur à l’Université de Chicago (1947-1987), signant une vingtaine de livres. Mentionnons juste deux d’entre eux, qui ont eu la chance insigne (à l’inverse de The Rise of the West) d’avoir été traduits en français – même si ils sont épuisés). Plagues and Peoples (Anchor Press Book, 1977), a été traduit par Claude Yelnick sous le titre Le Temps de la peste. Essai sur les épidémies dans l’histoire (Hachette, 1978). Et The Pursuit of Power: Technology, Armed Force, and Society since A.D. 1000 (The University of Chicago Press, 1982), est devenu, traduit par Bernadette et Jean Pagès, La Recherche de la puissance. Technique, force armée et société depuis l’an Mil (Économica, 1992). Ces deux ouvrages développent un regard complémentaire, quasi biologique, des évolutions des sociétés, que ce soit à travers le prisme des épidémies ou celui de la technologie guerrière. Ils n’ont pas pris une ride et s’imposent comme des classiques fondateurs d’une histoire environnementale innovante, prise au sens large. Respect.

 

 

Quand les fictions deviennent méthode – Rencontre avec Ivan Jablonka

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Ivan Jablonka est professeur d’histoire à l’Université Paris-13, auteur notamment de Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus. Une enquête, Seuil, 2012, rééd. coll. « Points », 2013 ; L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Seuil, 2014. Dernier ouvrage paru : Le Corps des autres, Seuil, 2015.

NB : La première partie de cet entretien est publiée dans le dossier « L’imagination au pouvoir » de Sciences Humaines spécial n° 273, en kiosques de la mi-juillet à la mi-septembre 2015 – un dossier s’inscrivant dans le thème du Festival international de géographie de cette année.

Vous avez écrit deux ouvrages en dialogue. D’abord un essai de biographie familiale, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eu ; puis une analyse de l’écriture de l’histoire et des sciences sociales, L’histoire est une littérature contemporaine. Pouvez-vous résumer la démarche qui a sous-tendu cette aventure éditoriale ?

Mon Histoire des grands-parents provient d’une quête d’enfant, que j’ai mise en œuvre quand je suis devenu historien. Mais je ne voulais pas que mon livre soit lu seulement comme le témoignage émouvant d’un petit-fils parti sur les traces de ses grands-parents. Je propose aussi une autre manière de faire de l’histoire – enquête, rencontres, voyages, post-disciplinarité, jeu passé-présent, écriture. Pour mettre au clair ce que j’avais tenté de faire, j’ai rédigé une explicitation méthodologique, un second livre, une sorte de discours de la méthode.

Je l’ai écrit pour répondre à un sentiment aigu que j’éprouve, celui d’une crise des sciences sociales. Cette crise est multiforme : frappant l’université, l’édition, la librairie, elle menace d’expulser les sciences sociales de la cité. La réponse ne peut être que collective. Nous, chercheurs, pouvons offrir de nouveaux objets intellectuels, de nouvelles manières d’écrire les sciences sociales. Plus originales, plus justes, plus honnêtes, plus réflexives.

Vos grands-parents sont des anonymes broyés par la Shoah, parmi des millions d’autres. Comment l’historien que vous êtes peut retracer la vie de ces gens qui seraient restés de parfaits inconnus s’ils ne vous avaient eu pour descendant ?

Mes grands-parents ont disparu sans rien laisser derrière eux, excepté deux orphelins, quelques lettres et un passeport – pour ce qui est des archives familiales. En revanche, à leur insu, ils ont donné naissance à des centaines d’archives en Pologne et en France. Ces traces sont toutes liées à la répression multiforme qu’ils ont subie, en tant que communistes en Pologne, sans-papiers dans le Paris des années 1930, juifs pendant l’Occupation. Ces archives, publiques – c’est là quelque chose d’essentiel –, je les ai exhumées au cours d’une enquête, en un combat contre le silence et l’oubli. J’ai rencontré une vingtaine de témoins dans le monde entier, me rendant aussi dans les lieux qu’ont fréquentés les disparus, depuis leur shtetl de Pologne jusqu’à Auschwitz en passant par le Paris de Ménilmontant et les champs de bataille de Picardie.

Ce faisant, j’ai tenté de conjurer le néant où ont sombré mes grands-parents avec des millions d’autres, disparus dans un génocide qui visait à tuer les gens, mais aussi à effacer leur mémoire. Ce vide s’explique par une autre chose : mes grands-parents étaient des gens modestes, artisans de Pologne rurale, dans un milieu où le recours à l’écrit, à la parole publique, est rarissime. Ils font partie des 99,9 % de l’humanité qui ont passé sur cette Terre sans rien dire ni faire de mémorable.

Se confrontant à ce genre d’enquête, certains historiens n’hésitent pas à introduire une part de fiction, qu’ils présentent comme nécessaire à l’intelligibilité du récit, permettant d’en combler les vides. Avez-vous fait face à cette tentation de la fiction « plausible » ?

Votre question sous-entend qu’il existerait deux types de récit, selon une cartographie classique de l’écriture : il y aurait, d’un côté, les « faits », l’établi, l’avéré ; de l’autre, le « fictionnel », le romanesque, l’imaginaire. L’historien se situerait dans la première lignée, mais il aurait le droit de s’aventurer dans la seconde, en imaginant des faits qu’on ne connaît pas ou qu’on a du mal à mettre au jour.

Cette dichotomie me gêne. Je pense que les frontières sont ailleurs et que les sciences sociales recourent sans cesse à des « fictions de méthode ». Il ne s’agit pas de dire, comme les postmodernes, que l’histoire est une fiction verbale : ce serait tuer les sciences sociales. L’histoire n’est pas et ne sera jamais fiction ; la sociologie n’est pas et ne sera jamais roman, etc. Je me désolidarise de la formule de Paul Veyne selon laquelle l’histoire est un « roman vrai ». Si l’histoire est littérature, ce n’est pas par sa forme romanesque, comme si Stendhal nous donnait la matrice de l’intelligible.

En revanche, je pense que les sciences sociales pratiquent des fictions assumées, que j’appelle « fictions de méthode » et qui sont non seulement omniprésentes, mais nécessaires. Elles permettent de distinguer les sciences sociales du « factuel » plat, qu’on retrouve dans un bulletin météo, un bilan d’entreprise ou une fiche Wikipédia. Les sciences sociales, grâce à l’enquête, expliquent le réel au lieu de simplement le refléter. Comprendre n’est pas décalquer.

Quelques exemples ?

D’abord, en effet, le plausible. N’importe quel chercheur émet des hypothèses. Il ouvre les portes, puis il les referme. Il fait proliférer les hypothèses, avant de les détruire une à une. C’est ainsi que Karl Popper décrit le raisonnement scientifique.

La narration, en histoire comme dans les autres sciences sociales, est tissée de fictions de méthode. Le fait qu’il y ait un début et une fin est une fiction de méthode, car on sait bien que le temps ne s’arrête jamais. Pourtant, on prend la liberté, avec de grands ciseaux, de couper le temps de 1453 à 1789 ou de 1870 à 1940. Ce sont des décisions narratives, auxquelles on peut ajouter les variations de tempo, accélérations ou ralentissements.

Autre exemple, les concepts. De très nombreux concepts utilisés en sciences sociales sont des fictions de méthode. Max Weber le dit textuellement à propos de l’idéal-type, qui n’existe pas dans la réalité. C’est la même chose pour les « règles du jeu » chez Pierre Bourdieu, le « voile d’ignorance » chez John Rawls…

Et même les anachronismes ! Il ne s’agit pas d’affirmer que Cléopâtre avait un iPhone. Mais Georges Duby parle de Guillaume le Maréchal comme du « Platini du 12e siècle ». Jacques Le Goff évoque les « intellectuels » au Moyen Âge, alors qu’aucune affaire Dreyfus n’a encore permis de les identifier. Pour Lucette Valensi, les juifs et les musulmans de la péninsule ibérique ont été victimes, au 16e et au 17e siècle, d’un « nettoyage ethnique ». Tous ces anachronismes sont des fictions de méthode, conscientes d’elles-mêmes. Si nous parlions avec les termes d’époque, non seulement nous serions incompréhensibles, mais nous reproduirions le réel au lieu de l’expliquer.

Vous appelez à une « littérature du réel ». Quel aspect prendrait-elle ?

Dans la « littérature du réel », j’inclus tous les textes qui ont vocation à expliquer et à comprendre le réel, en mettant en œuvre des fictions de méthode et les autres outils des sciences sociales. Je pense aux témoignages, grands reportages, biographies, autobiographies, carnets de bord, récits de voyage, essais, et bien sûr aux sciences sociales elles-mêmes, quand elles acceptent de s’incarner dans un texte. On peut définir cette littérature du réel comme l’ensemble des écrits traversés par des raisonnements de sciences sociales. Et on comprendra mieux l’expérience cognitive irremplaçable que constituent les œuvres de Primo Levi, Varlam Chalamov, Alexandre Soljenitsyne, Annie Ernaux, Nicolas Bouvier, parmi d’autres. C’est une littérature qui, pour comprendre le réel, met en œuvre des raisonnements communs à l’histoire, la sociologie ou l’anthropologie.

Cette opposition entre littérature et histoire a bien une histoire ?

Oui, mais il est important de s’entendre sur les termes. Aujourd’hui, il existe une confusion totale entre trois mots : littérature, fiction, roman. Quand certains littéraires ou chercheurs en sciences sociales parlent de littérature, ils pensent à la fiction ou ils parlent du roman. La confusion est telle que, d’emblée, on ne sait pas de quoi on parle. J’ai assisté à des colloques qui s’intitulaient « Histoire et littérature » et je comprenais en cours de route que, pour leurs organisateurs, l’histoire se résumait à l’Histoire, aux « choses importantes du passé », Rome, Napoléon, la Seconde Guerre mondiale, etc. Pas un seul historien n’accepterait cette définition. L’histoire est une démarche intellectuelle qui vise à comprendre, au sens le plus large, toutes les actions des hommes, les actions de tous les hommes – et cela inclut la « préhistoire ».

Parlons maintenant de littérature. Le mot tel qu’on l’entend apparaît seulement à la fin du 18e siècle, donc deux millénaires après l’historia d’Hérodote. J’ai proposé dans mon livre un certain nombre de critères de littérarité : l’ambition esthétique, l’invention d’une forme neuve, le déploiement de l’imagination, la polysémie, le façonnement d’une voix singulière, sans oublier le travail des institutions qui font entrer un auteur dans le canon « littéraire ». Il y a donc plusieurs critères de littérarité, et la fiction est un élément parmi d’autres, non nécessaire.

Dès sa naissance et pendant toute l’Antiquité, l’histoire se considère comme une forme de « littérature ». À l’époque classique, l’histoire est liée aux belles-lettres, à la rhétorique, à la poésie. Donc, pendant 95 % de son histoire, l’histoire a été une littérature. Bien sûr, aujourd’hui, cette conception n’est plus acceptable, parce que l’histoire a un certain nombre d’exigences méthodologiques qui ne sont pas compatibles avec les belles-lettres, en particulier l’éloge et la mythologie.

Quand cette rupture a-t-elle eu lieu ?

À la fin du 19e siècle. C’est le moment de la révolution méthodique. Elle a lieu en histoire mais aussi en sociologie, avec Les Règles de la méthode sociologique de Durkheim. Cette révolution définit les règles de la méthode historienne, qui sont encore en vigueur aujourd’hui. On peut bien sûr remonter à Mabillon, mais nous sommes alors au moment où elles se cristallisent dans un corps de doctrine, dans un raisonnement intellectuel et aussi – ce qui est très important – dans un milieu professionnel. L’histoire devient non seulement une démarche intellectuelle rigoureuse, mais un milieu académique, institutionnalisé, à l’université.

Le problème, c’est que, depuis cette époque, on fait la confusion entre un milieu professionnel, une discipline académique, d’une part, et, de l’autre, une démarche intellectuelle. Or il est nécessaire de faire la distinction entre les deux. Aujourd’hui, on ne peut pas considérer que l’histoire se fait uniquement à l’université. L’histoire en tant que démarche intellectuelle n’est pas liée à un milieu professionnel. L’université n’est pas l’alpha et l’oméga des sciences sociales.

Pour revenir au 19e siècle, au moment où l’histoire s’invente comme discipline professionnalisée et académique, elle renonce aussi à un certain mode d’écriture. Elle cesse d’être littérature. Une méthode sans littérature a fait suite à une littérature sans méthode. Le littéraire devient quelque chose d’impossible, de ridicule, voire de scandaleux. Les sciences sociales considèrent avec mépris le chercheur qui écrit, comme Jules Michelet ou Élisée Reclus : il n’est qu’un « littérateur ».

C’est à ce moment-là que s’invente ce que j’appelle le non-texte, c’est-à-dire un texte qui ne cesse d’abjurer sa propre littérarité. Il proclame : « Attention, je ne suis surtout pas de la littérature ! » Le non-texte naît dans la période pasteurienne : il lutte contre les « microbes littéraires » – pour la génération de Langlois, Seignobos, Lanson, Durkheim, les sciences sociales doivent fuir leur littérarité. D’où l’invention du non-texte académique, pasteurisé, hygiénique.

Ce divorce entre les sciences sociales et la littérature était peut-être un passage obligé au 19e siècle, mais aujourd’hui, on peut parfaitement concevoir une histoire rigoureuse, solide épistémologiquement, qui soit pourtant une littérature. C’est ce que j’ai essayé de faire dans mon livre sur mes grands-parents. Naturellement, d’autres l’ont fait avant moi : Claude Lévi-Strauss dans Tristes Tropiques, William Vollmann dans Poor People, des historiennes comme Michelle Perrot ou Mona Ozouf. À aucun moment, ces œuvres profondément littéraires ne renient la méthode des sciences sociales.

Ne peut-on dire la même chose de Georges Duby ?

Bien entendu. Toute l’œuvre de Duby apporte la démonstration que l’histoire peut être littéraire sans renoncer aux réquisits épistémologiques et méthodologiques qui s’imposent à elle depuis la fin du 19e siècle. C’est donc une erreur de perspective de lier la méthode des sciences sociales et le non-texte pasteurisé. Cent ans après la révolution méthodique, les sciences sociales sont assez solides, épistémologiquement et institutionnellement, pour tenter de nouvelles expériences, pour hybrider les genres, pour inventer une nouvelle littérature, qui fasse partie des écrits du réel et qui ne soit pas tournée vers le 19e siècle et le roman social.

C’est là mon point de divergence avec Paul Veyne. Il soutient que l’histoire est littérature, parce que science fragile, faible, privée de méthode. C’est intéressant, mais c’est un renoncement. Ce faisant, Veyne se tourne vers les vieilles formes romanesques du 19e siècle, avec le problème de la fiction qu’il ne règle pas. Il faut aborder sereinement la question de la fiction, qui n’est ni un problème ni un danger, mais une ressource, si elle est assumée sous la forme de fictions de méthode. La forme que pourraient prendre les sciences sociales au 21e siècle, c’est la littérature du réel, une enquête qui incarne ses raisonnements dans un texte.

Les nouveaux médias, serious games, transmédia, etc., ne vont-ils pas opérer un bond encore plus important, brouiller totalement les frontières ? On entend aujourd’hui parler d’un jeu vidéo aussi anhistorique qu’Assassins’ Creed comme d’un moyen d’appréhender, en histoire, le contexte visuel de la Révolution française…

Ce sont des formulations polémiques dont je ne peux que me dissocier. Heureusement qu’il existe encore des écoles, des universités, des livres, des revues, des colloques, pour apprendre et discuter l’histoire. Cependant, quand on regarde les pratiques contemporaines et les mutations des industries culturelles, on constate que le public est en train de rompre avec l’histoire et la sociologie universitaires. Les gens lisent de moins en moins de livres, voient de plus en plus de films et de séries, consultent de plus en plus Internet. C’est un fait que, aujourd’hui, l’histoire se transmet et se vit à travers des formes non universitaires.

Nous, chercheurs, porteurs d’une méthode et d’une démarche, ne devons pas mépriser ces nouveaux médias. Il me paraît intéressant de proposer des formes hybrides, qui injecteraient des sciences sociales dans des supports autres que le texte et le non-texte. Des expériences très novatrices peuvent être entreprises. Quand il crée une pièce de théâtre sur la base de témoignages d’enfants rescapés du ghetto de Varsovie, le dramaturge David Lescot propose de nouvelles formes. Quand Jean-Pierre Azéma, spécialiste incontesté de la Seconde Guerre mondiale, travaille avec Frédéric Krivine au scénario d’Un village français, que fait-il sinon projeter des raisonnements historiques dans un nouveau média ?

J’ai publié dans La Vie des idées un article intitulé « Histoire et bande dessinée ». Les sciences sociales ne doivent pas avoir honte de rencontrer les arts graphiques. Le travail de Joe Sacco sur les massacres de Gaza en 1956, la biographie qu’Emmanuel Guibert a consacrée à Alan, un jeune soldat américain dans la Seconde Guerre mondiale, l’étude d’Étienne Davodeau sur la jeunesse ouvrière rurale des Mauges dans les années 1950 relèvent, à leur manière, des sciences sociales, par les raisonnements historiques, sociologiques et anthropologiques qu’ils mettent en œuvre. Au 21e siècle, les sciences sociales pourraient prendre la forme d’une expérimentation sur la forme – sans cesser d’être elles-mêmes, c’est-à-dire de rendre compte avec rigueur de réalités présentes ou passées.

Il ne faut pas opposer les historiens, chercheurs, universitaires, garants d’une pureté conceptuelle dans leur tour d’ivoire, et les profanes qui vulgarisent pour le « grand public ». C’est une vision injuste, et même catastrophique, du point de vue des sciences sociales. Ces médias permettent de tenter de nouvelles expériences et de proposer une nouvelle offre intellectuelle. Cela ne signifie pas qu’il faille arrêter de produire du non-texte académique ; les disciplines vivent de cela et j’y ai moi-même beaucoup contribué dans mes domaines de spécialité.

L’opposition entre sciences sociales et fiction, telle que posée au 19e siècle, avait pour but de distinguer le vrai du faux. Les formes hybrides que vous évoquez peuvent poser problème. On voit certes d’excellentes bandes dessinées essayant de coller au réel, de Joe Sacco à Étienne Davodeau. Mais il existe aussi des BD anhistoriques, ésotéristes voire complotistes sur les templiers ou l’histoire secrète. Comment continue-t-on alors à distinguer le vrai du faux ?

La raison d’être des sciences sociales n’est pas de décréter la Vérité, mais de produire des énoncés vrais, rigoureusement testés, étayés par des raisonnements et des preuves. Cela passe par une méthode, que je résumerai à l’aide de mots-clés et en distinguant les étapes pour les besoins de la cause : définition d’un problème ; prise de distance vis-à-vis de ce problème ; collecte de sources à travers une enquête ; administration de la preuve ; recherche de contre-exemples ; effort de comparatisme , etc.

À l’aide de cette méthode, on peut formuler des énoncés à visée de vérité, dont on attend qu’ils soient critiqués par la communauté des chercheurs. Je ne vois pas pourquoi cette méthode ne pourrait pas être appliquée en littérature, dans la bande dessinée, la photo, le théâtre, la vidéo… Beaucoup l’ont fait. Raymond Depardon et Annie Ernaux sont pour moi des quasi-sociologues, Joe Sacco et David Lescot des quasi-historiens, Nicolas Bouvier et Étienne Davodeau des quasi-anthropologues. Tous mettent en œuvre une démarche compatible avec les sciences sociales, et je ne crois pas qu’ils aient les agrégations ni les doctorats correspondants. Les Mauvaises Gens d’Étienne Davodeau raconte le parcours professionnel et syndical de la génération de ses parents. Regardons sa méthode : il délimite un problème, un espace, un groupe social ; il recherche des sources, qui plus est inédites ; il rencontre des témoins ; il porte un regard critique sur son objet. Il finirait, à ce compte-là, par être plus royaliste que le roi.

La question du vrai et du faux est fondamentale ; c’est d’ailleurs sans doute la seule qui nous importe. Notre métier est de faire des sciences sociales, c’est-à-dire de formuler un discours de vérité ouvert au débat et à la critique. Mais cela ouvre justement la question de la forme. On peut imaginer de nouvelles formes au service du vrai, pour mieux inscrire dans des récits l’expérience vécue des hommes.

Propos recueillis par Laurent Testot

L’évolution de l’humanité par elle-même

Nous savons que nos ancêtres ont connu une évolution influencée par leur environnement. Mais pouvons-nous deviner, alors que nous avons entrepris plus ou moins à l’insu de notre plein gré de modifier de fond en comble les biotopes terrestres, de quoi aurons l’air nos descendants ? Les modifierions-nous d’aventure ?

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Le primate en son milieu

Jean-François Bouvet, dans son Mutants. À quoi ressemblerons-nous demain ?, relève le défi. Il procède à une utile compilation des récents découvertes scientifiques concernant notre évolution d’Homo sapiens depuis quelque 200 000 ans. Un succès de l’évolution que cette bête, passée de quelques milliers d’individus hantant la savane africaine à plus de 7 milliards aujourd’hui. Une image résume le parcours : plus besoin de chasser-cueillir, le supermarché est au coin de la rue. Nous avons bouleversé le taux de CO2 atmosphérique (+ 40 % en deux siècles), disséminé épisodiquement comme à Fukushima quelques nucléotides à longue durée de vie, cultivons des organismes génétiquement modifiés un peu partout – tant pour le soja que pour le colza, 80 % des surfaces cultivées dans le monde –, menaçons la biodiversité mondiale au point d’émuler les grandes catastrophes d’antan avec une sixième extinction… Bref nous sommes entrés dans l’ère de l’Anthropocène, de l’humain-qui-modifie-la-Terre, cela nous le savons.

Ce que nous savons moins, c’est que l’Anthropocène n’est pas qu’une ère géologique dont l’humanité serait l’agent tellurique. Elle est aussi une ère biologique dont l’Humain est acteur autant qu’objet, démiurge et victime. L’Anthropocène transforme nos corps, nous fait muter, défend Bouvet. « Songez que le 7 août 2013 à 15 h 32, le Chemical Abstract Service (CAS), autorité mondiale en matière d’information chimique, ne recensait pas moins de 72 962 494 substances différentes – et 96 de plus seulement vingt minutes plus tard… Un véritable big bang chimique ! » Dans lequel baignent nos organismes.

Récapitulons en quoi nous avons changé, à quoi ressemble ce nouvel Homo mutans qui se change lui-même ? Nous sommes de plus en plus grands ; de plus en plus gros ; de moins en moins fertiles ; de plus en plus sexuellement précoces ; et vivons de plus en plus vieux…

Souvent taille varie…

Commençons par le poncif qui veut que la taille ait toujours eu vocation à s’accroître. Pour autant que nous puissions le deviner, nos ancêtres du Paléolithique étaient… grands ! Les ossements des chasseurs-cueilleurs arrivés en Europe depuis quarante millénaires (à l’époque, les Aborigènes australiens du lac Mungo tutoient le double mètre) montrent des gaillards musclés excédant le mètre quatre-vingts. La femme de Menton (France), vieille de 20 000 ans, aurait affiché sous la toise un insolent mètre quatre-vingt-dix. C’est apparemment la Révolution néolithique qui met un terme à ces belles statures : les paysans du Néolithique mesurent en moyenne 1,60 m. Et mathématiquement, perdent en volume cervical. Ce qui, incidemment, facilite l’accouchement et participerait, entre bien d’autres facteurs, du succès reproducteur des paysans sur les chasseurs-cueilleurs.

D’autres variations de taille se devinent dans les séries statistiques. Elles peuvent être dues, comme les variations de la pigmentation de la peau, à des adaptations au climat : en règle générale, une grande taille facilite la transpiration, de concert avec une peau foncée. Au froid, mieux vaut être trapu et de peau claire pour synthétiser la vitamine D apportée par les rayons solaires. Il semble que les populations grandissent progressivement jusque vers le 12e siècle de notre ère, puis que les tailles s’effondrent de 6 cm – peut-être à l’occasion du Petit Âge glaciaire (13e-19e siècle). À partir de la seconde moitié du 19e siècle, les tailles repartent à la hausse en Europe. La conscription aide à camper des séries statistiques pour les humains mâles, et montre que ceux-ci ont gagné 12 cm en France ce dernier siècle et demi. D’autres facteurs que l’hérédité influent : les apports suffisants en nourriture lors des périodes de croissance (les quatre premières années, puis à la puberté) se révèlent déterminants – un Nord-Coréen mesurerait aujourd’hui en moyenne 20 cm de moins que son cousin de Corée du Sud, alors qu’ils auraient été de stature égale avant la Partition (1953) – ; certaines parasitoses, longtemps très répandues, peuvent aussi limiter la croissance de l’enfant ; et plus on est exposé précocement dans son enfance à un travail pénible, moins on grandit.

Famines, parasitoses, travail des enfants… Ces trois derniers facteurs affectent davantage les milieux pauvres que les riches, ce qui explique que les séries de l’école militaire de Saint-Cyr – l’élite de la Nation – donnent de meilleures moyennes que les bureaux enregistrant les soldats du tout-venant. Pour aller vite, les chiffres disponibles montrent que partout sur la planète, les Humains grandissent – aujourd’hui plus vite dans les pays en développement (Chine), moins rapidement dans des pays riches qui ont déjà connu des gains de croissance importants (États-Unis). La disponibilité en ressources alimentaires et l’allongement des études (donc le non-travail des enfants) contribuent à cette crise de croissance mondiale, qui entraîne aussi un léger renforcement de notre dimorphisme sexuel : l’écart de taille entre hommes et femmes s’accroît doucement.

Nos héritiers ? Obèses et féminisés

Non, décidément, nous ne sommes plus des Cro-Magnons. Notre nourriture devenant de moins en moins coriace, nos mâchoires se sont réduites au point que les 32 dents se bousculent dans nos bouches. Les taux de prévalence de l’obésité (pour bonne part corrélés au niveau de vie) explosent partout sur la planète, suite à une vie de plus en plus sédentaire allant de pair avec une consommation inédite et croissante de graisses, de sucres et d’un cocktail chimique qui, pour être fait de faibles doses, n’en influence pas moins un certain nombre d’évolutions : le bisphénol A diffusé par certains plastiques alimentaires et la tributyltine libérée par les tuyaux en PVC distribuant l’eau courante sont obésogènes, de même que semblent l’être les antibiotiques dispersés dans la nature suite à l’élevage intensif.

Dans un registre similaire, avec les mêmes accusés : la puberté est de plus en plus précoce. Pour les filles, depuis le milieu du 19e siècle, il a été constaté que l’âge moyen des premières règles (marquant la fin du processus de puberté) aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest est passé de 17 à 12 ou 13 ans. Les jeunes filles sportives connaissent cette étape généralement plus tardivement que leurs voisines obèses… La puberté est un processus complexe, faisant intervenir nombre d’hormones facilement perturbables : or le DDT (toujours utilisé dans le monde pour lutter contre les moustiques) comme le bisphénol A ont des molécules proches des œstrogènes. Si l’on commence juste à deviner les raisons de l’avancement de ce stade chez les filles, on se perd en conjectures pour les garçons. Seul reste le constat : leur puberté est plus précoce.

L’évolution, apparemment liée en première ligne à la pollution chimique et aux progrès de l’obésité, affecte largement les jeunes hommes. Ils se « féminisent » : pénis plus court, distance ano-génitale de plus en plus réduite, baisse du taux de testostérone. Les accusés ? Les perturbateurs endocriniens, substances entre autres très largement présentes dans les pesticides ou les cosmétiques, ont souvent des actions anti-androgène (parmi d’autres, certains ayant des actions de type œstrogène, d’autres des effets cancérigènes…). Quant à la qualité du sperme, dixit Bouvet, elle « régresse à une vitesse stupéfiante » : une étude française montre que pour la teneur moyenne en spermatozoïdes du sperme des hommes de 35 ans a décru de près d’un tiers entre 1989 et 2005. Alors que l’indice moyen de 100 millions de spermatozoïdes / mL, calculé dans les années 1950, reste la norme supposée, les prélèvements dans le monde se situent entre 60 et 50 millions aujourd’hui. Les suspects ont noms phtalates, bisphénol A et alii… L’infertilité féminine s’accroissant également (un nouveau suspect fait irruption : les particules fines polluant l’atmosphère…), en parallèle avec le report vers un âge avancé de la conception du premier enfant, nul étonnement devant les progrès fulgurants de la procréation médicalement assistée.

Vieillir, oui, mais combien de temps ?

S’il est un leitmotiv fréquemment entendu, c’est l’allongement de l’espérance de vie. Il a été extrêmement important en un siècle et demi, on le sait. Sans revenir sur tous les débats en cours, notons que si l’espérance de vie continue à croître en France, l’espérance de vie en bonne santé, elle, ne croît plus et a même tendance à baisser. Il y a une décennie que les États-Unis, et d’autres pays développés, ont suivi le même chemin. Aujourd’hui c’est l’espérance de vie, tout court, qui décline chez eux. On peut accuser les effets délétères et à long terme du tabac, ils sont indéniables, reste aussi que l’accès aux soins joue un rôle essentiel dans l’allongement de l’espérance de vie – les Russes, avec le démantèlement des soins de santé basique du système communiste, le savent bien pour en avoir payé le prix fort durant les décennies 1990-2000. D’ici à pronostiquer que le démantèlement progressif des services de santé en France devrait à moyen terme exercer un impact sur l’espérance de vie… Vous prendrez bien un report de retraite supplémentaire ?

Résumons l’essentiel : certaines évolutions (multiplication des accouchements par césarienne, qui altère la faune intestinale du nourrisson ; sélection de l’embryon permettant d’éliminer des maladies héréditaires…) sont culturelles et donc, comme le dit Bouvet, « révisables au gré de l’évolution des mœurs ». D’autres (allongement de l’espérance de vie, augmentation de la taille…) sont à relier aux conditions de vie et « sont réversibles à court terme si lesdites conditions viennent à se dégrader ». D’autres enfin (troubles relatifs à la sexualité et à l’obésité) semblent liées au moins pour partie au big bang chimique. Et on peut parier que ces mutations-là resteront acquises par nos descendants. D’abord parce que les polluants persisteront. Ensuite parce que nombre d’expériences en laboratoire ont prouvé les effets transgénérationnels de ces substances.

BOUVET Jean-François [2014], Mutants. À quoi ressemblerons-nous demain ?, Paris, Flammarion. La plus grande part de ce billet est issu de la lecture de cet ouvrage. En complément, le lecteur pourra se référer à NISAND Israël et MATTEI Jean-François [2014], Où va l’humanité ?, Paris, Les Liens qui Libèrent ; et De PUYTORAC Pierre [2014], L’Homme. Coauteur de l’évolution, Versailles, Quae Éd.

Les outils peuvent-ils nous parler du passé ? Rencontre avec Éric Boëda

Eric BOEDA

Éric Boëda est professeur de préhistoire à l’université Paris-X–Nanterre, membre de l’Institut universitaire de France, auteur notamment de Techno-logique & Technologie. Une Paléo-histoire des objets lithiques tranchants, @rcheo-editions, 2013.

 

Vous êtes spécialiste des outils préhistoriques, un terme qui évoque souvent la pierre taillée. Mais qu’entend-on exactement par outil ?

Ce sont des objets que l’on interprète comme étant à l’interface entre nous et l’environnement. Le terme est donc extrêmement vague, puisque ces outils peuvent être des objets naturels sans modification, ou des objets que l’on a modifiés afin de pouvoir réaliser une action. Le statut d’outil est plus lié à la façon dont on le perçoit qu’à sa réalité même. Par exemple, on sait que les singes à l’état sauvage utilisent des objets naturels en pierre, sans les transformer, comme outils pour casser une noix. En revanche ils transforment la matière végétale, en la cassant avec les dents. C’est le cas des bâtons permettant de déloger un lézard ou d’attraper des termites. Quels que soient ces objets, quand on les retrouve hors contexte, on ne sait pas que ce sont des outils. Vus entre les mains des singes, ils deviennent les témoins de cultures.

Or, pour qualifier un objet préhistorique d’outil, il faut qu’il ait été transformé. Sans cela, rien n’atteste qu’il ait pu servir. Il faut aussi que cet objet ait été conservé. Des outils ou parties d’outils ont pu être en bois, en os, en fibres végétales, en tissus animaux… Mais tout ça est périssable. Seul reste le minéral, la pierre. Et plus on remonte dans le temps, plus cela devient flou.

 

Parce que les vestiges deviennent de plus en plus rares ?

Oui, mais pas seulement. C’est aussi lié à l’idée que l’on a de ce que doivent être les premiers outils. On va souvent dire que cet objet a été un outil parce qu’il a fait l’objet de transformations, et que ces transformations sont suffisamment complexes pour que nous soyons certains que ce n’est pas la nature qui les a faites. C’est toujours très subjectif. Mettez dix archéologues autour d’un objet, et vous pourrez avoir dix analyses différentes.

 

Mais jusqu’à quand peut-on remonter dans le temps avec les pierres taillées ?

En Afrique, on en est à peu près à 2,7 millions d’années (Ma). En Chine, entre 2,2 et 2,5 Ma. Le plus ancien reste en Afrique. Mais il faut savoir qu’en Afrique de l’Est, vous n’avez pas besoin de fouiller pour ramasser de très vieux outils, l’érosion des rivières et l’activité volcanique du Rift les déterrent pour vous. Cela explique pourquoi ce terrain est très documentée. Dans les sites asiatiques sur lesquels j’ai travaillé, on devait creuser des dizaines voire des centaines de mètres de sédiments, et c’est le hasard qui permet de découvrir un site, jamais la recherche systématique, qui en est rendue impossible.

 

Ce qui revient à chercher une aiguille dans une botte de foin, si on se rappelle que la densité humaine devait être alors très faible. Peut-on au moins deviner qui a fabriqué les premiers outil ?

Non. Car il n’existe aucun site associant des objets dont on soit assuré qu’il s’agit d’outils avec des restes d’homininés. À 2,7 Ma, en Afrique, on sait qu’on a plusieurs candidats possibles : Australopithèques, Paranthropes, Homo… Et le jour où vous trouverez les restes d’un homininé associés à des outils, qui vous dira qu’il n’a pas été mangé par les détenteurs de ces objets ? Cela me décourage que l’on pose toujours la question, parce qu’en l’état actuel de nos connaissances il ne peut y avoir de réponse. Il faut comprendre que plus on recule dans le temps, moins il y a de choses à dire. Ce qui n’empêche pas certains de vouloir retracer l’histoire du début de l’humanité à la manière d’une épopée.

 

Mais ne peut-on rien savoir de certain sur ces outils ? Après tout, l’archéologie expérimentale nous montre aujourd’hui comment ils pouvaient être taillés, utilisés…

Je suis moi-même expérimentateur depuis longtemps. On a beaucoup expérimenté, mais trop souvent sans réflexion. Nous n’avons généralement reproduit que des formes, réduisant ce qui est par ce qui « doit-être ». Il faut procéder à de vraies expérimentations…

 

Comme chasser le mammouth au milieu de la steppe ?

Non, pas du tout ! Une vraie expérimentation, c’est comme un test de médicament : vous définissez une opération, et vous en faites varier tous les paramètres, les uns après les autres. Prenez un caillou, et essayez de faire un tranchant. Dans le caillou, vous avez la partie qui va être travaillée, un tranchant, et la partie qui sera prise en main. Comment vous l’utilisez, comment vous le manipulez, et pour faire quoi ? Face à ces objets là, nous sommes dans la position du chimpanzé auquel on a donné un crayon en lui demandant d’écrire. Pour vraiment appréhender ces outils dans leur contexte, il faut les repenser totalement. Il faut comprendre comment ces objets ont évolué dans le temps. Ce qui nous permettra d’imaginer à quoi a pu ressembler le premier outil, et de comprendre la place qu’occupe celui qu’on a sous les yeux.

 

Ce pourquoi vous recourez à la notion de lignée…

Oui, tout à fait. Un objet peut avoir des fonctions différentes, et une même fonction peut être réalisée par différents objets. Un objet ne se définit pas par ce qu’il donne à voir, mais dans son devenir. Toute la difficulté est là. La notion de lignée fixe une échelle d’évolution d’objets successifs répondant au même principe de fonctionnement et ayant le même objectif. Vous faites une différence entre une 2 CV, une 4L, une DS, etc. Vous êtes capable de dire que ce sont des voitures, de parler de leurs caractéristiques techniques, de savoir que l’une a précédé l’autre. Un Martien qui voit une DS ne sait pas ce que c’est. La clé de voûte, c’est la mémoire. Vous, vous avez la mémoire de la lignée des voitures, vous savez à quoi ressemblait la première, et vous pouvez restituer l’action qui consiste à s’en servir, et vous pouvez anticiper les modèles des voitures du futur.

De la même façon, si je vous dis hache, vous savez que ça sert à couper le bois, qu’elle ait 10 000 ans ou qu’elle soit neuve. En revanche si je vous dis biface, là rien ne va plus. On n’en fait plus depuis 300 000 ans dans le bassin méditerranéen et sa périphérie, on en a perdu la mémoire. Et l’expérimentation nous permet de savoir comment les fabriquer, mais pas comment ils ont été utilisés.

 

Vous avez écrit que « les préhistoriens cataloguent des objets de pierre taillée, mais ce savoir cumulatif ne peut générer un savoir explicatif. Comment expliquer en effet qu’un même objet réalisé et utilisé de façon identique, soit produit en des lieux différents, sans contacts possibles, comme l’expose l’ethnologie, et en des périodes différentes, comme le montre l’archéologie ? » L’approche en termes de lignée vous permet-elle d’expliquer le paradoxe que vous soulignez ?

André Leroi-Gourhan a posé une grande œuvre à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Un des volets de sa recherche, concernant la notion de tendance, a été abandonné en préhistoire. Il n’a intéressé que les philosophes et certains historiens. Nous faisons des recherches multiples, produisons du savoir ponctuel. Ethnologue, linguiste, préhistorien, lui était capable d’aborder un problème sous de multiples facettes, ce qui nous fait défaut aujourd’hui. Nous ne voyons un objet, spécialisation oblige, qu’à travers un seul aspect. Leroi-Gourhan avait une vision globale, intégrée. Il a travaillé sur l’aspect diachronique des objets, leur évolution sur le long terme. Et il a effectivement observé que des inventions apparaissaient d’un continent à l’autre, suivaient une trajectoire parallèle, sans communication possible entre ces lieux.

C’est un problème qu’il reste à élucider, on ne peut pas se permettre de dire que ça n’existe pas. Ainsi, quand on compare la Chine, l’Afrique et le bassin méditerranéen, le démarrage est toujours le même, c’est l’utilisation d’un tranchant. Mais la partie préhensive diffère. En Afrique, on va fracturer des blocs et récupérer des éclats. Le tranchant se donne systématiquement puisque vous fracturez une matière minérale, mais la partie que vous aurez en main est aléatoire. En Asie, surprise : les premiers objets qu’on a sous les yeux, à 2,2 Ma, sont déjà façonnés. Les galets ont été sélectionnés pour leur préhension, façonnés pour aménager un tranchant. On en retire l’impression qu’en Asie, la partie préhensive a été un élément extrêmement important dès le départ.

 

Et là-dessus arrivent les bifaces, des pierres à deux tranchants souvent symétriques ?

Oui, beaucoup plus tard. 1,7 Ma en Afrique, et 0,8 Ma en Chine. Mais il faut savoir que ce qu’on appelle biface apparaît en plusieurs endroits, très décalés dans le temps. Ensuite que les densités varient. Les bifaces en Afrique de l’Est sont très communs. Ce sont les premiers objets façonnés, ils se substituent à ces premiers tranchants à la partie préhensive aléatoire et représentent au maximum 20 % de la boîte à outils – tout le reste continue à être fait d’éclats. En Chine les bifaces restent rarissimes, 0,1 %, donc 99,9 % d’outils restants faits à partir de galets. Et entre les deux, au Proche-Orient, il y a des endroits où les bifaces représentent 100 % des pièces. Et on voudrait que ce soient partout et toujours les mêmes bifaces, en négligeant ces contextes ! Sans compter que les matières varient : silex bien sûr, basalte, quartztite…

 

Certains font de la diffusion des bifaces l’indice de schémas migratoires, élaborant une théorie de peuplement qui verrait Homo erectus sortir d’Afrique et conquérir le monde…

Si on introduit le degré d’évolution de ces pièces, on se rend compte que pour une même temporalité entre l’Afrique ou le Proche-Orient et l’Europe, il existe un décalage des plus importants. Alors qu’en Afrique ou au Proche-Orient les bifaces sont à un stade de lignée avancée, en Europe à la même période les bifaces en sont à un stade technique de début de lignée. Ces données sont en faveur de la notion de convergence d’une idée technique, et non le fait de populations migratrices conquérantes générées par un nouveau type humain. Une idée technique peut très bien être empruntée par un groupe par simple contact, et être alors transformée selon des traditions techniques propres. En réalité, en ne prenant qu’un type d’objet, qui plus est fantasmé, nous sommes dans la fabrication d’une épopée et non dans une démarche scientifique rigoureuse.

 

Ce ne serait en tout cas pas une raison esthétique, comme le défendent certains de vos collègues, qui a poussé à tailler des bifaces ?

Quand on n’a rien à dire, c’est ce qu’on avance. Quand on ne comprend pas un objet, on le juge en termes esthétiques : est-il digne ou non de figurer dans une vitrine ? Maintenant, tous les objets façonnés par des artisans ont une plus-value. Sur un biface, qui nécessite plus de travail qu’un éclat, ça se voit mieux.

 

 

biface

Ces deux bifaces ont été fabriqués il y a 300 000 ans, en des lieux sans contact possible. Celui de gauche, de couleur jaune, a été trouvé sur le site d’Umm el Tlel (Syrie) – photo Éric Boëda. Celui de droite, bleu, provient du site de Petit Bost en Aquitaine – photo Laurence Bourguignon.

Selon vous, il n’est donc pas cohérent de reconstituer comme on le fait des mouvements migratoires de la lointaine préhistoire en suivant les schéma de diffusion de certains outils de pierre taillée ?

Le scénario des différentes sorties d’Afrique, de migrations d’Ouest en Est, est une histoire d’anthropologues et pas de préhistoriens. Il n’est pas innocent que les sorties d’Afrique sont toujours mises en parallèle avec l’apparition d’un nouveau bel objet, comme c’est le cas avec les bifaces et l’Homo erectus, et ainsi de suite. Les évolutions biologiques et technologiques sont supposées se confondre, et toute une évolution est alors ramenée à un seul objet.

Quand vous travaillez sur la matérialité des choses, vous voyez que c’est impossible. Dans chaque espace géographique, vous avez des identités complètement différentes. Encore plus étonnant : une même région va voir plusieurs identités se succéder, mais malgré tout, conserver un tronc commun, une identité géographique de base. Au niveau de la culture technique, nous voyons des innovations apparaître dans un groupe, puis parfois se diffuser vers un autre groupe, par contact. Mais là où des anthropologues verraient une population remplacer sa voisine en emmenant sa culture, je perçois plutôt qu’une idée technique a été captée et adaptée par la population voisine. Travailler sur la matérialité des vestiges ne confirme pas le grand récit anthropologique.

 

Votre discours n’est-il pas trop critique vis-à-vis des approches contemporaines de la préhistoire ?

J’ai participé longtemps à cette préhistoire là, mais j’en étais arrivé à m’ennuyer. Puis j’ai eu la chance de rencontrer des philosophes, des historiens, des ethnologues. Ils souhaitaient se confronter à la profondeur temporelle, à Néandertal. J’étais intéressé par leur façon de penser. Ça a été la découverte de Gilbert Simondon (1). Une voiture n’arrête pas de se transformer, tout en gardant le même principe de fonctionnement. À partir de là, je me devais d’analyser les objets différemment. Ma façon de travailler aujourd’hui est certainement mieux perçue à l’étranger qu’en France, là où il n’y a pas d’écoles constituées.

 

Comment procédez-vous ? En multipliant les points d’observations dans le monde, pour restituer les différentes lignées régionales, les mémoires oubliées d’objets dont nous supposons à tort qu’ils sont identiques ?

Il faut revenir à la sémiologie, essayer de retranscrire les intentions techniques qu’il y a derrière chaque objet. Et il faut avoir une analyse au niveau structural. Je suis comme un docteur devant un malade : je peux regarder les symptômes et les décrire ; je peux aussi les prendre en compte dans leur ensemble, et poser un diagnostic.

 

Si l’outil n’est pas, n’est plus le propre de l’homme, pourrait-on envisager néanmoins qu’il existe une coévolution de l’homme et de la technique ?

Oui, je le pense. Les chimpanzés transforment des bâtons, ils ont une certaine technicité, mais ils n’ont pas connu cette évolution. On n’a jamais vu de singe utiliser des tranchants. Ce qui est très surprenant chez l’homme, c’est la permanence des changements techniques : depuis 2,5 Ma, il n’a jamais arrêté d’innover, il a toujours cherché à modifier l’objet. C’est là à mon sens la grande spécificité humaine. L’homme a toujours cherché à modifier ses objets, les singes ne l’ont pas fait. Pourquoi ? Je n’en sais rien.

Et quand on prend un cycle d’évolution, que j’appelle une lignée d’objets, ces lignées, dans la lointaine préhistoire, font jusqu’à 0,5 ou 0,6 Ma. Et au fur et à mesure que l’on se rapproche du présent, le temps de réalisation de ces lignées devient de plus en plus court. Aujourd’hui, on a des objets qui naissent, évoluent et disparaissent en une génération, voire moins. Sur le temps long, force est de constater que les cycles de transformation des objets deviennent de plus en plus brefs. En revanche, les hommes ne se sont jamais satisfaits de ce qu’ils ont créés. D’où les lignées.

 

Propos recueillis par Laurent Testot

 

(1) Le philosophe Gilbert Simondon (1924-1989) a traité des rapports de l’homme au vivant et de l’histoire de la technique.

 

NB : une version courte de cet entretien est simultanément publiée dans le dossier « Préhistoire : quinze questions sur nos origines », dirigé par Laurent Testot, Sciences Humaines, n° 262, août-septembre 2014.

 

Et si… la science-fiction rencontrait l’histoire globale ? 2/2

Suite et fin de la chronique de la semaine dernière. Ou comment un sujet que l’on pourrait croire surgi d’une nouvelle de science-fiction (SF), écrivant lui-même de la fiction, nous plonge dans le labyrinthe de son âme de génie torturé.

4) Comment entrer dans le cerveau d’un savant schizoïde ?

Norbert Wiener (1894-1964), pour avoir vraiment existé, semble un authentique personnage de SF. Son père, linguiste à l’université de Harvard, clamant qu’on pouvait faire de n’importe quel enfant un surdoué, avait très tôt pris son éducation en main : il aurait su lire à 1 an et demi ! (selon Wikipedia), et a décroché sa licence à 12 ans, son doctorat de logique mathématique à 18. Celui qui déclara un jour se percevoir comme une créature de Frankenstein, création de son géniteur, est entré dans l’histoire comme le créateur du terme de cybernétique – science des systèmes envisageant le monde comme des ensembles reliés par des interactions. Une discipline qui a eu dans les années 1950-1960 une fécondité dans des domaines aussi divers que l’économie, l’ingénierie, la philosophie ou encore la psychanalyse, en sus d’influencer de façon décisive la robotique et l’informatique.

Wiener a introduit le terme de feedback (rétroaction, à la base de la cybernétique) durant la Seconde Guerre mondiale, en travaillant sur des canons antiaériens qu’il souhaitait rendre capables d’anticiper la trajectoire de leurs cibles. À l’orée du livre Les Rêves cybernétiques de Norbert Wiener, de Pierre Cassou-Noguès [Seuil, 2014], notre héros est présenté comme taraudé par un problème de conscience : il a involontairement et très marginalement favorisé, par l’exploitation militaire d’une équation qu’il a autrefois résolue, l’avènement de la bombe A. Citons-le : « La fin de la guerre est proche. L’usage de la bombe atomique conduit les savants américains à un grand examen de conscience [a lot of soul searching]. Nous devons vivre maintenant avec une horrible responsabilité potentielle. »

« Depuis que la bombe atomique est tombée, je guéris peu à peu d’une attaque de conscience [… acute attack of conscience] d’autant plus sévère que je suis un savant qui a participé au travail de guerre, qui a vu son travail de guerre s’intégrer dans un ensemble plus large, utilisé d’une façon que je n’approuve pas et sur laquelle je n’ai absolument aucun contrôle. Je pense que l’on peut présager qu’il y aura une troisième guerre mondiale, je n’ai pas l’intention de laisser utiliser mes services dans un tel conflit. »

Ce contexte est essentiel pour comprendre la démarche de Cassou-Noguès, qui a exhumé une nouvelle de Wiener : Un savant réapparaît. Cette nouvelle, publiée en annexe à la fin du livre de Cassou-Noguès, est donc restée inédite jusqu’à aujourd’hui. Si elle avait été publiée, elle l’aurait été sous le transparent pseudonyme de W. Norbert, réminiscence du bon Dr Wiener, par ailleurs auteur d’essais scientifiques aux titres aussi évocateurs que L’Usage humain des êtres humains ou God and Golem. La nouvelle s’ouvre dans un bar, sur la réunion de cinq savants juifs, à l’occasion d’un congrès qui se tient en Israël. Hasard « incroyable » qu’autorise évidemment la fiction, sur l’envers de la nappe où nos savants se mettent à gribouiller, figure déjà une équation posée la veille par un mystérieux client. La formule permet de résoudre une aporie mathématique ouvrant la voie à la « micro-instrumentation » – la nouvelle, écrite vers 1955, anticipe ainsi les nanotechnologies de plusieurs décennies. Commence l’enquête : un savant étant identifiable par le style de ses équations, les cinq enquêteurs finissent par trouver, dans ce pays où tout le monde a changé de nom, le bon savant au nom indéterminé : Lilienblum/Posner. Il a fait retraite au fond d’un kibboutz plutôt que de contribuer à la création de nouvelles armes toujours plus destructrices – un sage qui tel Spinoza polit des lentilles. Et le mauvais savant va machiavéliquement l’assassiner pour s’approprier son travail. Mais qui est _______, ce mauvais savant ?

Commence alors une mise en abîme, amplifiée par les béances que l’auteur a négligé de combler dans son texte : pourquoi N. Wiener/W. Norbert écrit-il ça ? En quoi la fiction reflète-t-elle son combat intérieur ? Quels sont ses modèles de savants, ses références d’écrivains de fiction ? Pourquoi cet agnostique est-il torturé par sa judéité ? Serait-ce parce que celle-ci l’a fortement handicapé au début de sa carrière, car les universités américaines connaissaient dans les années 1920 un climat antisémite, et freinaient par quotas la carrière de savants juifs ? Si nombre de juifs participeront à la mise au point de la bombe, ce seront pour l’essentiel des réfugiés fuyant l’Europe.

Dévidant simultanément le fil de la fiction (celle de Wiener) et la trame historique de la vie du savant, tissant des allers et retours sur fond de grande histoire, Cassou-Noguès réalise une performance en associant science et fiction. On y voit la naissance d’une science militarisée, où le travail du scientifique se parcellise afin que peu soient capables d’en retracer la cohérence des étapes – le projet Manhattan reposait sur des équipes dispersées, chargées de résoudre des problèmes isolés. Wiener comme son rival John Von Neumann en sont conscients, ils parlent de l’ère de la science à 1 million de dollars – « Megabuck ou Kilogrand science ». Sont mis en scène sur fond de maccarthysme les tourments d’un savant torturé par sa conscience et par la peur – la nouvelle n’est pas la seule à mettre en scène l’idée d’un savant disparaissant du jour au lendemain, sans qu’on sache si l’acte est criminel ou volontaire.

La fiction et l’histoire concourent alors à restituer une ambiance, à dévoiler un imaginaire nourri d’Edgar Allan Poe (notamment pour Le Joueur d’échecs de Maelzel), de Samuel Butler (Erewhon), de Carel Capek (Rossum’s Universal Robots) ou d’Arthur Conan Doyle (les aventures de Sherlock Holmes). Et cet imaginaire importe autant que le parcours du personnage. Le bon savant Wiener devrait-il s’escamoter ? Ou doit-il se consacrer à promouvoir sa cybernétique comme la science du futur paisible de l’humanité – alors même qu’il entrevoit, dans son œuvre scientifique, la possibilité d’usines autoreproductrices fabriquant seules des machines qui aviliront l’homme ? Une usine qui s’autoduplique fera-t-elle le bonheur de l’homme libéré du travail, ou relèguera-t-elle l’ouvrier humain à l’état d’épave frappée d’obsolescence, bonne pour le rebut ? Inquiétude. « La machine cybernétique prend corps dans l’écho de la bombe », rapporte Cassou-Noguès. Les extraits de biographie deviennent alors la chronique de l’avènement d’une science qui n’est plus synonyme de progrès, puisqu’elle peut désormais, sinon détruire le monde, au moins l’altérer irrémédiablement. Sombre prophète de ces temps qu’il a contribué à faire advenir, Wiener évoque la façon dont « un mélange de religion, de pornographie et de pseudo-science » est susceptible de nous changer en des « dupes [fools] aussi prévisibles qu’un rat se démenant dans un labyrinthe ».

Démiurge de la cybernétique, auteur à part égale d’anticipation, Wiener est conscient de la porosité entre fiction et science. Cela explique-t-il que son œuvre contienne en germe les réflexions futures du post-humanisme et du cyborg ? L’« humanité augmentée » aux prothèses est-elle encore humaine ? Une « machine à faire la guerre », ordinateur optimisant la mise à feu atomique, est-elle le meilleur des stratèges, ou le pire ? Les militaires ont-ils pensé à programmer l’instruction « L’humanité doit survivre à la fin du jeu » ? Son rival Von Neumann, lui, est apparemment aussi dépourvu de sentiments qu’un robot. C’est un pur cerveau où germera l’étrange notion de l’homme comme « acteur rationnel » – probablement lui-même est-il un des êtres les plus proches d’incarner cette vision de l’homme dépourvu d’émotions et optimisant à tout moment ses intérêts. Il se montre pourtant capable d’entretenir un réseau de relations sociales avec un talent extraordinaire. Est-il en mesure d’imiter sans relâche la plus pure des sympathies ? Est-il humain ou mécanique ? Est-il le mauvais savant – ou le meilleur ?

En conclusion, que retenir de cet exposé de quelques-unes des façons d’exploiter une association entre science-fiction (au sens large du thème) et histoire ? D’abord, que la fiction n’est pas un additif aussi commode que ce que l’on pourrait croire à première vue. Un historien recourant à la fiction pour meubler des vides dans une biographie (cela arrive) se doit, bien sûr, d’avertir son lecteur, mais aussi de coller au réalisme et d’adopter une démarche prudente et cohérente. Ceci étant posé, on comprend que le recours à une forme autre d’écriture, pour l’historien produisant de la fiction comme pour le romancier s’essayant à l’histoire, peut être tentant.

Pourrait-on pour autant développer une narration en dehors des cadres normatifs du genre d’origine ? Je pense que la réponse semble négative. Ainsi l’uchronie (qui dans son origine est certes historique, mais dont les cadres de référence aujourd’hui ressortent de la SF) ne permettrait aux historiens que de poser des scénarios alternatifs, mais qui se doivent de rester dans le registre de la vraisemblance forte pour rester crédibles – donc de revenir à la trame du récit initial, un temps dévié par un accident. Et si… l’histoire se devait de rester imprévisible ?

Concluons sur une dernière citation de Wiener (traduite, comme les précédentes, par Cassou-Noguès) :

« Notre temps est un âge byzantin, un âge d’épigonie, qui partagent la haine et la peur byzantines de l’homme entier. Byzance choisissait ses fonctionnaires parmi les chambellans mutilés de la cour royale. Nous dirigeons notre couteau directement sur le cerveau. Une forme de lobotomie frontale, au moyen d’une épingle, est devenue une procédure courante chez les psychiatres, et ce manque de respect pour l’intégrité du cerveau chez ceux que la société considère comme inadaptés [misfits] n’est que l’extension grotesque d’une politique qui nourrit ses scientifiques d’un demi-savoir de façon à en faire les agents serviles de la politique formulée par nos véritables héros, les businessmen, et les menace de toutes les peines s’ils ont la présomption de réfléchir à la nature et aux conséquences des politiques destructrices qu’on leur demande de mettre en place. »