Introduction de Les Sagesses orientales, sous la direction de Laurent Testot, Sciences Humaines Éditions, 2021 – Sommaire en fin de texte.
Au 19e siècle, l’Europe dominait le Monde. Ses militaires, marchands et missionnaires quadrillaient des colonies couvrant les trois quarts de la planète, et exploraient les rares États demeurés indépendants, telles la Perse, la Thaïlande et la Chine. L’histoire s’écrivait du point de vue occidental, les pensées européennes servant de référence. Les missionnaires envoyés en Asie collectaient de leur côté, depuis déjà quelques siècles, des épopées magnifiques, des pensées complexes, des philosophies de haut vol et des religions qui, loin de se limiter à quelques cultes primitifs, faisaient preuve d’une sophistication remarquable. Et parfois, comme le bouddhisme, montraient une étonnante proximité, dans les rituels, avec le christianisme : usage d’eau bénite ou lustrale, articulation similaire des espaces sacrés, présence de clergé et d’ordres monastiques…
De là vient la confusion des termes : doit-on parler de sagesses, de pensées, d’idéologies, de philosophies ou de religions quand on réfère à ces réflexions indiennes et chinoises ? Tout terme utilisé pose une hiérarchie implicite, qui ici dérive du moment où l’Occident a « découvert » ces pensées. C’est une longue histoire, parfois surprenante. Qui se souvient de ce temps, dans les années 1950, où les intellectuels français initiés au soufisme faisaient de l’islam une religion « éclairée », spirituellement comparable à leur vision du christianisme, tout en considérant le bouddhisme comme une religion « arriérée », un ramassis de superstitions ?
Les temps changent, les perceptions aussi. Les orientalistes ont accumulé un Himalaya de connaissances. L’Asie a une histoire que l’on a bien explorée sur les deux derniers millénaires.
Démographiquement, l’Inde, la Chine, l’Asie du Sud-Est et l’Asie insulaire ont représenté, de tout temps, plus des deux tiers de l’humanité. Là sont nées des villes immenses, aux alentours du début de notre ère, en tous points comparables à Athènes ou à Rome. Au Moyen Âge, l’Inde et la Chine étaient bien plus riches et dynamiques que l’Europe. Nul étonnement si les pensées alors développées valent bien, en diversité et complexité, les philosophies grecques ou les théologies chrétiennes. Le Mahābhārata, un des récits sacrés de l’hindouisme, est bien plus long que la Bible. Les sūtra du bouddhisme furent les premiers livres imprimés au monde, dès le 8e siècle, en Chine et en Corée.
À la lumière de ce savoir nouveau, quel terme employer ? Doit-on parler de philosophies, de religions, d’idéologies ? Un peu de tout ça, et selon le contexte historique. Illustrons :
- En Inde, tout commence avec le védisme. Un ensemble de rituels de sacrifice, pratiqué en Iran et Inde du Nord, qui se structure autour de prêtres entre -1500 et -600. À la fin, le védisme accouche de nombreux textes, les quatre principaux étant dits Veda, ou gnose ; de commentaires ; et d’épopées.
- Au 6e siècle, le védisme se divise en trois branches : bouddhisme, brahmanisme (qui deviendra hindouisme vers le 6e siècle de notre ère) et jaïnisme.
- Le bouddhisme, né en Inde, s’est diffusé dans toute l’Asie. Aujourd’hui, on distingue deux écoles : le véhicule des anciens, dit aussi theravāda, dominant dans le monde indianisé (Inde, Myanmar, Thaïlande, Cambodge, Laos…) ; le grand véhicule, ou mahāyāna, dominant dans le monde sinisé (Chine, Corée, Japon, Viêtnam). Du grand véhicule est issu le bouddhisme tantrique, dit aussi véhicule du diamant ou vajrayāna, hégémonique au Tibet et en Mongolie, dont certains chercheurs estiment qu’il constitue une troisième école, distincte du mahāyāna.
D’innombrables courants de pensée, articulés autour de réseaux monastiques, ont fleuri dans le bouddhisme, créant parfois une confusion de termes. Philosophie ou religion ? Son fondateur, le Bouddha, ne se réfère aux dieux que pour dire qu’ils n’ont pas d’importance dans le salut individuel. Mais les rameaux successifs ont posé l’existence d’une myriade d’entités, tels les bodhisattva du mahāyāna, auxquelles on adresse des prières… Le bouddhisme en cela ressemble au catholicisme, qui a tué les dieux païens pour les voir ressusciter sous les oripeaux des saints. Comme le christianisme, c’est une religion du quotidien, qui parfois déploie des réflexions philosophiques de haute volée.
- L’hindouisme est un ensemble de cultes, regroupant un milliard de croyants. Il s’est constitué avec l’élaboration d’une théologie nouvelle mise en œuvre au Ier millénaire de l’ère chrétienne. Des divinités du salut ultime, Vishnu ou Shiva, sont amenées à opérer des avatāra, « descentes » en ce monde. Chaque homme peut alors accéder au salut par la bhakti, « dévotion ». La présence sur Terre du divin est manifestée par des temples abritant des représentations iconiques des divinités et de leurs cours, représentation céleste de la hiérarchie sociale. Dès ses origines, le système a généré de multiples attitudes cultuelles, tels ces renonçants, qui tentent d’approcher la divinité par une démarche érémitique. La Shmrti, « Tradition », maintient vivace en tous l’idée que chacun naît pour accomplir les devoirs liés à sa naissance dans la perspective du maintien du Dharma.
- En Chine, cohabitent trois sagesses, ou religions : taoïsme, confucianisme, bouddhisme mahāyāna et vajrayāna. On y trouve aussi du chamanisme, présent en Mongolie, Sibérie, Corée, et sous la forme quelque peu institutionnalisée du shintō, au Japon. Toutes ces idéologies se sont mélangées au point que les spécialistes évoquent autant « la religion des Chinois » que les « trois sagesses chinoises ». En l’espèce, il convient de distinguer, comme toujours, les réflexions de haut vol des pratiques cultuelles populaires. Ainsi les Entretiens de Confucius, premier texte où soit clairement formulée la règle d’or (« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ») au fondement du vivre-ensemble, sont riches d’enseignements philosophiques. Mais solliciter les mânes du maître, pour nombre de Chinois, est surtout une étape obligée : acheter quelque offrande accompagnant les prières que l’on adresse à Confucius le jour où on doit passer un examen.
Et que l’on vive dans un État considéré comme ultrasécularisé, aux références idéologiques ancrées dans l’athéisme militant, n’y change rien. Les dieux sont toujours là. D’ailleurs, le soft power chinois s’est choisi Confucius comme ambassadeur. Partout sur la planète, les instituts Confucius sont chargés de propager la langue, la civilisation et l’influence chinoises.
au sommaire :
L’aventure orientale de la pensée, Laurent Testot
La naissance des idéologies universelles, Laurent Testot
Partie I : Les pensées indiennes
Aux sources des pensées indiennes, Marc Ballanfat
L’unité de la pensée indienne, entretien avec Michel Hulin
Hindouisme et société des castes, Marie-Louise Reiniche
Vers 800 – Shankara réforme l’hindouisme, Brigitte Tison
Géopolitique des religions indiennes , Ingrid Therwath
Le yoga au-delà des clichés, Ysé Tardan-Masquelier
Comment le yoga a conquis l’Occident, Véronique Altglas
L’âge des gurū, Véronique Altglas
Mahāvīra, « Grand Homme » du jaïnisme, Jean-Pierre Osier
Les chemins du bouddhisme des anciens, Louis Gabaude
Et Ashoka propagea le message du Bouddha, Véronique Crombé
Le bouddhisme, une religion tolérante ?, Bernard Faure
Pourquoi christianisme et bouddhisme se ressemblent-ils ? Entretien avec Kyong-Kon Kim
Les sikhs, une religion originale, Denis Matringe
L’islam en Asie, une longue histoire de négociations, Michel Boivin
Partie II : Les pensées chinoises
Les trois piliers de la sagesse chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Quelques héros de la spiritualité chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Le confucianisme, une pensée en mouvement ?, Rémi Mathieu
Confucius au supermarché, Jean-François Dortier
Taoïsme : un aperçu des origines, Romain Graziani
La fondation du mouvement des Maîtres célestes, Pierre Marsone
La révolte des Taipings, Vincent Goossaert
Taoïsme, la voie du bien-être ?, Cyrille J.-D. Javary
Une médecine millénaire toujours officielle, Éric Marié
Une histoire du grand véhicule, Alexis Lavis
Le Sūtra du Lotus est traduite en chinois, Jean-Noël Robert
Le paradis, c’est les autres, entretien avec Matthieu Ricard
La méditation, pourquoi ça marche ?, Marc Olano
La méditation, un art… très occidental, Fabrice Midal
Aux sources du tantrisme bouddhique, Stéphane Arguillère
1959 : le bouddhisme tibétain entre en exil, Raphaël Liogier
Chine, un peuple religieux, un État athée ?, Vincent Goossaert
Le chamane mondialisé, Roberte Hamayon
Qu’est-ce que le chamanisme ?, Charles Stépanoff
Quand les chamanes officiaient à la cour des khans mongols, Marie-Dominique Even
Le shintō, une religion première au 21e siècle, François Macé
Inari, divinité syncrétique, Laurent Testot
La métaphysique des mangas, Fabien Trécourt
Art martiaux : sport des sages ?, Michel Brousse
Bibliographie
Glossaire