C’est à la fin du 19e siècle que furent découverts les documents de la Geniza du Caire. Il s’agit de correspondances d’affaires tenues par des marchands juifs, au moins depuis le 9e siècle, et qui s’étaient retrouvées entassées sans précaution, dans une pièce sans fenêtre ni porte, adjacente de la synagogue, et comportant seulement une fente haute dans le mur par laquelle ces documents avaient été négligemment jetés. Pourquoi en avait-il été ainsi ? Il faut savoir que la religion juive interdisait, à l’époque, de détruire tout document écrit contenant le nom de Dieu. Or les lettres de ces marchands invoquaient presque toujours le tout-puissant… La seule solution était donc de les entreposer dans une réserve inaccessible qui, le climat sec aidant, devait conserver ces documents jusqu’à nos jours. Et c’est ainsi que l’on peut connaître beaucoup, aujourd’hui, sur la vie et les affaires d’un certain Abraham ben Yiju qui vécut dans la première moitié du 12e siècle, fut un grand commerçant entre Aden et le sud de l’Inde et un membre éminent de la diaspora marchande juive dans l’océan Indien. Dans un livre très vivant, Stewart Gordon [2008] en a brossé un portait passionnant.
Notre homme serait né dans un port tunisien vers 1100, d’un père rabbin, mais l’ensemble de ses frères devait épouser, comme lui, la carrière commerciale. À l’âge de vingt ans, il aurait suivi les caravanes allant au Caire afin d’y porter des lettres d’introduction de son père auprès de marchands juifs de cette ville. Quelques années plus tard, il est à Aden où il entre en relation avec un certain Madmun ibn Bandar, sans doute le marchand le plus influent de la place à cette époque et dont la correspondance propre a aussi été retrouvée. Cet homme d’affaires possédait un réseau commercial allant de l’Espagne jusqu’à Ceylan et agissait donc à la fois en Méditerranée et dans l’ouest de l’océan Indien. Sur ces parcours de longue distance, la piraterie était devenue importante et, par ailleurs, récifs, vents et tempêtes pouvaient facilement endommager ou faire disparaître les bateaux marchands. C’est la raison pour laquelle le souci des marchands à l’époque était de diminuer leur risque, en faisant appel à des marins chevronnés et fiables, en répartissant leurs cargaisons sur plusieurs navires, dans des emballages scellés et portant le nom du destinataire. Pour pallier le risque économique, ils commerçaient de nombreux types de biens afin de se protéger contre les fluctuations inattendues des cours. Par ailleurs ils décrivaient par le menu, dans leurs lettres, tout ce qu’ils envoyaient afin que leur partenaire à destination puisse vérifier scrupuleusement les arrivages. La relation de confiance entre partenaires était évidemment le socle même de ce commerce et sa condition indispensable : de fait ces partenaires ne prenaient pas de commission pour la réception des biens, leur revente, la tenue de comptes, l’achat de denrées à expédier en retour… Simplement ils attendaient la réciproque au sein d’un réseau qui ne pouvait tolérer la défection frauduleuse.
Après trois ans d’apprentissage auprès de Madmun, Abraham fut envoyé à Mangalore, sur la côte sud-ouest de l’Inde, afin de se consacrer au commerce des épices, sans doute muni d’un petit capital de démarrage. Leur correspondance, dans les années suivantes, est remplie de conseils de marché, d’informations sur les autres marchands ou les événements politiques, d’évaluations de leurs affaires. On apprend ainsi qu’Abraham fut en froid avec son mentor durant l’année 1138 car le jeune partenaire s’était fait gruger par un marchand indien qui ne lui avait jamais livré la cardamome déjà payée. On tenta de menacer le voleur d’une mise à mal de sa réputation mais rien n’y fit. À l’évidence Abraham dut supporter la perte comme en témoigne le débit sec de 300 dinars de son compte chez Madmun : le rapport de forces ne penchait manifestement pas en sa faveur. Si Aden n’envoyait en général rien d’autre que de l’argent, Mangalore expédiait des épices en retour. Des biens de luxe circulaient également : vaisselle raffinée, mobilier, mets délicats, papier, destinés notamment aux marchands ou à leur famille. Cette dernière était partie prenante dans l’alliance commerciale : Madmun avait ainsi épousé la sœur de son alter ego cairote et les cadeaux entre partenaires concernaient bien souvent leur femme ou leurs enfants.
Gordon fait remarquer que la liberté dont jouissaient les marchands juifs de longue distance du 12e siècle contraste avec la rigidité du commerce dirigé par les guildes en Europe, à la même époque. Liberté quant aux lieux ou dates de marché, liberté quant aux prix, évaluation subjective de la qualité d’un côté contre fixation stricte des prix et des qualités, comme des lieux et dates ou encore des normes de l’apprentissage de l’autre. Différence aussi quant au contrôle du pouvoir politique, inexistant dans l’océan Indien, parfois très serré en Europe. Cependant l’Inde avait aussi ses guildes commerçantes [Thapar, 1984] et la Chine exerçait, sous les Song, une véritable police sur les commerçants étrangers. Mais assez généralement, la liberté de commercer semble avoir été plus grande dans l’océan Indien et les marchands semblent n’avoir eu aucune aspiration politique. Les souverains locaux du littoral indien taxaient les commerçants, certains obligeaient les commerçants à faire escale dans leurs ports, mais la plupart se contentaient de les protéger un minimum et les laissaient agir à leur guise.
Abraham ben Yiju ne cantonnait pas ses liens commerciaux à la diaspora juive. Il avait par exemple des partenariats réguliers avec des commerçants Gujaratis et maintenait des relations d’affaires avec ses fournisseurs d’épices, sans pour autant se déplacer vers les lieux de production. En revanche, il semble avoir lui-même investi dans la production de produits métalliques, recevant par exemple de la vaisselle détériorée venant d’Espagne et destinée à être refondue près de Mangalore. Néanmoins ses contacts en dehors de la diaspora n’ont pas fait l’unanimité : son mariage avec une Indienne réduite en esclavage dans sa jeunesse devait lui attirer une certaine réprobation et il eut les pires difficultés à marier sa fille dans une communauté juive conforme à ses vœux. De la même façon il utilisa pour son négoce les services d’un esclave indien qui devait devenir son agent et voyagea jusqu’à Aden pour le compte de son maître. Amitav Ghosh [1994] en fit, du reste, un personnage de roman devenu célèbre…
La fin de sa vie fut certainement plus difficile. Il dut s’occuper de la libération de ses frères et sœurs, enlevés par les troupes de croisés qui envahirent la Tunisie en 1148 et totalement dépouillés. Il quitta Mangalore pour toujours en 1149 et, après avoir été volé par un de ses frères qu’il cherchait à aider, il s’installa au Yémen pour continuer à commercer. Il aurait terminé son existence près de sa fille, mariée en Tunisie à l’un de ses neveux, ce qui lui permit de maintenir sa fortune au sein de sa famille d’origine tout en sauvant celle-ci de la misère. Au-delà du personnage, c’est incontestablement une logique de commerce qui est désormais connue à travers les documents de la Geniza [Goitein, 1999], logique déjà très ancienne au 12e siècle et qui n’avait pas été sans effet sur le commerce européen du haut Moyen-Âge, entre 4e et 8e siècle [Norel, 2009, p. 180]. En ce sens, l’histoire d’Abraham ben Yiju est aussi un peu la nôtre…
GHOSH A. [1994], In an Antique Land, New York, Vintage books.
GOITEIN S. D. [1999], A Mediterranean Society: The Jewish communities of the world as portrayed in the documents of the Cairo Geniza, vol. 1, Economic Foundations, Berkeley, University of California Press.
GORDON S. [2008], When Asia Was the World, Philadelphia, Da Capo Press.
NOREL P. [2009], L’Histoire économique globale, Paris, Seuil.
THAPAR R. [1984], A History of India, vol. 1, London, Penguin Books.