Tomé Pires et l’aventure portugaise en Asie

L’intrusion des Portugais dans l’océan Indien, au début du 16e siècle, constitue à l’évidence le premier acte de la future domination européenne sur l’ensemble du continent afro-eurasien. Construite dans l’esprit des croisades et résolument opposée à l’islam, cette pénétration visait d’abord à connecter l’Europe chrétienne aux troupes du légendaire prêtre Jean supposé résider en Afrique de l’Est, afin de prendre en tenailles les armées musulmanes. Au plan économique, elle cherchait à établir une relation directe entre le Portugal et l’Asie afin de marginaliser les commerçants vénitiens qui avaient jusque-là le monopole de l’importation en Europe des épices, parfums, soieries et porcelaines. Mais la conquête n’était pas dénuée d’objectifs sociaux internes : en donnant aux nobles l’occasion de se battre, le roi les neutralisait, tout en s’appuyant sur une nouvelle classe sociale, la noblesse de robe (nobreza de serviço) faite de serviteurs de l’État, représentants de la Couronne dans les provinces, petits notables ruraux en pleine ascension sociale. Cette nouvelle couche sociale devait rester longtemps proche du roi et fournir une grande partie du personnel de l’aventure asiatique. Apothicaire et administrateur, Tomé Pires en est l’un des plus fameux représentants et son histoire personnelle illustre clairement les limites et malentendus de ce premier effort de connexion entre les deux extrémités du continent.

Notre homme est né à Lisbonne, peut-être en 1468, dans une famille bourgeoise : son père était apothicaire du roi et possédait une boutique dans la rue qui regroupait les membres de cette profession On sait que son fils exerça cette même fonction auprès du prince Alphonse jusqu’en 1491. Puis, muni de recommandations suffisantes, Tomé Pires s’embarque pour l’Asie en 1511. À cette époque, la conquête portugaise n’en est qu’à ses débuts et les Lusitaniens ont déjà compris leurs faiblesses pour s’immiscer dans le commerce de l’océan Indien. L’Europe n’a en effet aucun bien à offrir qui soit nécessaire à l’Asie, voire seulement désirable (à l’exception du verre de Venise et de l’huile d’olive qui, par ailleurs, empruntent déjà les routes terrestres). Les Portugais sont loin d’avoir la connaissance des réseaux commerciaux locaux, menés par des diasporas aux pratiques très différentes. Quant aux méthodes de navigation portugaises, « elles n’étaient supérieures en rien à leurs homologues asiatiques » [Gordon, 2008, p. 159]. La seule force portugaise était, de fait militaire et organisationnelle : les équipages étaient les seuls à pouvoir donner le canon de façon décisive et les marchands portugais savaient qu’ils pouvaient compter sur l’appui du roi. Cette double capacité les distinguait profondément des commerçants locaux, presque jamais reliés à des pouvoirs politiques et par ailleurs non militarisés…

Le modèle d’implantation sera donc résolument militaire, basé sur la prise de comptoirs et la perception de taxes sur le commerce local [Subrahmanyam, 1999]. La violence est omniprésente avec l’arrivée d’Albuquerque qui va plus loin que les souhaits du roi en conquérant des places qui n’étaient pas initialement prévues (et en s’illustrant au passage par une effrayante cruauté). Dès 1506 il s’émancipe de son commandant pour prendre Qalhât, Quryât, Mascate et surtout Ormuz [Oliveira Martins, 1994, p. 192] avant, une fois devenu gouverneur, de s’emparer de Goa en 1510 et de soumettre Malacca l’année suivante. Il établit ainsi un modèle fondé sur la seule force militaire, avec un contrôle relativement dense du commerce (au moins dans l’Ouest de l’océan Indien), grâce aux forteresses construites. Enfin, il est évident que le roi cherche aussi à s’assurer un maximum de signes de vassalité de la part des souverains locaux et ce, afin de contrebalancer la puissance espagnole rivale. Ceci conduit Dom Manuel à exiger autant de tributs qu’il est possible d’en obtenir, « le commerce de longue distance étant finalement considéré d’abord comme un moyen pour obtenir un tribut politique par la mise en œuvre de moyens militaires » [Chaudhuri, 2001, p.69]. Sur ce point, le souverain portugais apparaît adopter la « couleur locale » en reprenant la vieille tradition des Ming avant 1433 dans la région [cf chronique de la semaine dernière]…

La conquête de Malacca en 1511 constitue un tournant dans l’aventure portugaise en ouvrant la route des épices de l’Asie du Sud-Est et surtout celle des richesses de la Chine et du Japon. Elle multiplie la possibilité d’imposer les cartazes (sortes de permis de commercer) avec le contrôle partiel du Pacifique ouest. Et c’est là que la carrière de Pires va dramatiquement bifurquer. Arrivé à Goa en 1511, déjà repéré pour ses capacités, il est presque aussitôt expédié à Malacca pour restaurer la sérénité dans la communauté portugaise locale, divisée quant à la façon de répartir les gains issus du contrôle de ce port stratégique. Pires y rédige un livre précieux pour la recherche historique, la suma oriental, dans lequel il décrit abondamment les denrées commercialisées (notamment les plantes médicinales), les marchés et la politique locale. Il nous apprend par exemple que les îles Banda étaient déjà spécialisées dans la noix de muscade et le macis, au point d’importer leur nourriture [Pires, 1944, p. 206]. Il analyse les ressources économiques des lieux qu’il fréquente, s’étonne devant les capacités de comptabilité orale des marchands indiens, relève la dépendance commerciale entre le port de Cambay, au Gujarat, et Malacca, comprend que « celui qui règne sur Malacca tient dans ses mains la gorge de Venise ». Mais il dévoile aussi ses propres œillères, classifiant les acteurs locaux comme chrétiens, musulmans ou païens, « apportant ainsi les croisades avec lui et imposant en Asie ce très ancien conflit méditerranéen » [Gordon, 2008, p. 165]. Il ne comprend jamais que l’océan Indien de cette époque demeurait un espace de relative tolérance et d’affiliations multiples. Il ne perçoit pas que la loyauté des membres des diasporas est d’abord commerciale. Il assimile la force à la couleur de peau, surévalue de ce fait la puissance persane et considère que les Chinois sont, de par cette apparence physique, proches des Européens !

Là réside sans doute la source de ses déboires à venir. En 1517, il est choisi pour mener une mission diplomatique en Chine. Considérant les Chinois comme des alliés naturels potentiels, leur trouvant des ressemblances avec les Allemands ou les Sévillans, il n’en déclare pas moins que « dix navires suffiraient au gouverneur de l’Inde pour conquérir le pays dans son entier » [Pires, 1944, p. 123]. Arrivé à l’embouchure de la rivière des Perles, il n’est pas immédiatement autorisé à continuer jusqu’à Canton. Après une vaine attente, les Portugais obligent les officiels locaux à leur laisser le passage puis, arrivés à Canton, tirent au canon en signe de liesse pour annoncer leur arrivée, message évidemment reçu en sens contraire par les Chinois. Il semble cependant qu’ils aient pu commencer à commercer dans le port mais, devant l’impossibilité d’obtenir une invitation de l’empereur à Pékin, commencèrent à s’impatienter. Le commandant de la flotte portugaise devait par exemple offenser les Chinois en bâtissant un fort de pierre et en n’hésitant pas à exécuter un de ses marins à terre…

Devant le comportement agressif de ces Européens, les officiels locaux finirent par céder et permirent le départ vers le Nord. Mais ce n’est qu’en février 1521 que Pires, arrivé à Pékin, se trouva enfin en position de demander audience à l’empereur. Malheureusement, entre-temps, un émissaire du sultan de Malacca avait appris à la cour la prise brutale du port par les Portugais et réclamait l’aide de la Chine dont Malacca s’était autrefois déclarée vassale. Au même moment les officiels de Canton avaient fait part de l’attitude incorrecte de ces soi-disant diplomates, colportant au passage la rumeur selon laquelle ils kidnappaient les enfants pour les dévorer… Quand la lettre d’ambassade portée par Pires fut ouverte et traduite, l’empereur réalisa que les Portugais refusaient toute subordination et rejetaient le statut de vassal de l’empire du Milieu, position que les dynasties chinoises avaient toujours imposée à leurs interlocuteurs étrangers. La suite était prévisible : le statut de diplomate leur fut retiré et ils furent emprisonnés à Canton. Il semble que Pires refusa d’écrire une lettre au gouverneur de Malacca pour exiger le retour de la ville à son souverain légitime, comme ses geôliers le lui demandaient. Il fut mis aux fers tandis que tous les biens de son ambassade étaient confisqués. En décembre 1522, les Portugais emprisonnés étaient condamnés à mort : ils furent exécutés, en septembre de l’année suivante, avec une rare cruauté…

La légende veut que Pires n’ait pas fait partie des malheureux qui furent suppliciés. Une lettre d’un prisonnier portugais parvenue à Malacca indique qu’il aurait été exilé dans une autre ville, et qu’il aurait même réussi à se marier avec une Chinoise qui lui aurait donné une fille [Gordon, 2008, pp. 174-175]… En tout état de cause, son histoire dramatique exprime parfaitement un malentendu classique dans les relations entre l’Europe et l’Asie. Trop sûre de son pouvoir, méconnaissant totalement le point de vue de ses partenaires et projetant ses propres habitudes de pensée dans un contexte nouveau, la puissance portugaise échoua à tirer parti du grand commerce dans l’océan Indien. Et lorsque, à l’inverse du mouvement centralisé initial, les Lusitaniens commencèrent à se disperser comme marchands sur l’ensemble des côtes, ils ne parvinrent pas à construire une diaspora commerciale durable, notamment du fait de mariages locaux qui, génération après génération, diluèrent le sang portugais et supprimèrent par ailleurs toute loyauté à la couronne…

CHAUDHURI K.N. [2001], Trade and Civilisation in the Indian Ocean, Cambridge, Cambridge University Press.
GORDON S. [2008], When Asia was the World, Philadelphia, Da Capo Press.
PIRES T. [1944], Suma oriental, London, Hakluyt Society.
OLIVEIRA MARTINS J. P. [1994], Histoire du Portugal, Paris, Éditions de la différence.
SUBRAHMANYAM S. [1999], L’Empire portugais d’Asie, 1500-1700, Paris, Maisonneuve et Larose.

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