Le terme d’hégémonie est utilisé en géopolitique pour qualifier la nature du pouvoir exercé par la puissance qui semble mener le jeu dans l’espace international et imposer ses volontés à ses partenaires et/ou rivaux. Il est aussi d’usage fréquent en histoire globale pour caractériser, au sein des « systèmes-monde », comment se manifeste l’influence du centre ou « cœur » d’un tel système. Nos lecteurs ont été habitués à cette conceptualisation à partir des textes de Philippe Beaujard publiés ici même en février-mars 2010, puis ceux de Jonathan Friedman parus en novembre 2011. Nous proposons aujourd’hui une succession de trois articles destinés à préciser ce que recouvre ce terme d’hégémonie, ses origines, sa pertinence dans quelques débats récents de l’histoire globale. Commençons donc par un repérage de ses définitions.
Il revient sans doute à Kindleberger [1973] d’avoir, le premier, introduit ce terme, en tout cas dans le champ de l’économie politique. L’hégémonie relève selon lui de la capacité, pour la puissance dirigeante d’une période spécifique, de fournir les biens publics fondamentaux au niveau économique international. Il cite en particulier le libre-échange et un système monétaire international stable comme deux biens publics particulièrement précieux à l’échelle internationale. Il considère que le leader, tout en se montrant bienveillant, est aussi le seul à disposer de la puissance nécessaire pour assumer les coûts de fourniture de tels biens, mobiliser ses partenaires et leur imposer le respect des règles. Plus techniquement, l’Economie Politique Internationale a théorisé ce rôle d’hégémon comme la puissance qui peut créer et maintenir des « régimes internationaux ».
Dans cette perspective, un régime international, c’est « un ensemble explicite ou implicite de principes, de normes, de règles et de procédures de prise de décision autour desquelles les anticipations des acteurs convergent dans un domaine donné des relations internationales [Krasner, 1983, cité par Kébabdjian, 1999]. Un régime est donc plus qu’un système international dans la mesure où il traduit une certaine intériorisation des principes, normes et règles par les acteurs étatiques. Par ailleurs, un tel régime international, propre à chaque domaine, naît durant la période d’hégémonie incontestée d’un leader, grâce précisément à cette influence sans partage. Un tel régime international pourrait pourtant perdurer, en se transformant, alors même qu’il n’existe plus de leader hégémonique [Keohane, 1984, 16].
Mais la filiation du concept d’hégémonie ne s’arrête pas au début des années 1970. Si le terme hegemôn se réfère déjà, en Grèce, à la domination générale exercée par un Etat sur un autre, le mot « hégémonie » est utilisé, dès 1901, par les révolutionnaires russes, pour évoquer la domination d’un groupe dans la lutte politique [Anderson, 1978, p.25]. C’est cependant Gramsci qui, dans les années 1930, en a assuré la pérennité contemporaine en rapportant l’hégémonie à la domination d’une classe sociale sur une autre. Cette domination s’exerce « par la force et le consentement, l’autorité et l’hégémonie » [Gramsci, 1978, p.373], c’est à dire aussi grâce à une acceptation volontaire gagnée dans le domaine idéologique. L’hégémonie devient alors une contrainte considérée comme légitime par ceux qui la subissent. On retrouve en partie cette idée dans la notion de régime international : ce dernier contraint les Etats non hégémoniques mais ceux-ci en ont parfaitement intériorisé la légitimité à travers les principes, normes et règles du régime… Un Etat sera donc hégémonique sur ses rivaux s’il arrive à les convaincre que son propre intérêt est aussi le leur, que suivre cet intérêt leur donnera plus de pouvoir sur leurs propres sujets et/ou leur permettra de créer plus de richesse. Ou encore, plus généralement, « l’hégémonie sera ce supplément de pouvoir qui échoit à un groupe dominant en vertu de sa capacité à placer sur un plan « universel » tous les problèmes particuliers sources de conflit » [Arrighi, 1994, p.28].
Plus récemment Eichengreen [1996] a défini l’hégémon comme un pays dont le pouvoir de marché (caractérisé par une taille suffisante pour influencer prix et quantités) excède significativement celui de tous ses autres rivaux. On retrouve clairement ici des traits de la Grande-Bretagne entre 1780 et 1914, comme des Etats-Unis depuis 1945. Mais pour intéressante qu’elle soit, cette approche néglige évidemment deux éléments. En premier lieu, elle ignore le fait que l’hégémon est aussi dominant politiquement et peut, en cas de nécessité, faire usage de la force militaire. Elle passe également sous silence le fait que l’hégémon gagne une certaine légitimité idéologique afin de conserver son statut. Ce sont finalement les trois dimensions, économique, politico-militaire et idéologique, propres au statut d’hégémon qui lui permettent d’exercer une influence déterminante sur ses rivaux possibles, comme sur les périphéries. Cette influence hégémonique fait que les choix effectués par les Etats non hégémoniques, mais souverains, libres de s’échapper et de lutter, s’accordent finalement avec ceux de l’hégémon. D’abord pour des raisons d’intérêt économique mutuel, renforcées par une idéologie partagée. Ensuite parce qu’en cas de non-perception de cet intérêt mutuel et de perte de crédibilité de l’idéologie sous-jacente, la menace d’utilisation de la force suffit à aligner les comportements. Dans cette approche, l’hégémonie devient « le système des relations de pouvoir exercées par un hégémon et qui lui permet de structurer le champ d’action possible des autres acteurs » [Kébabdjian, 1999].
Pourquoi les systèmes-monde, depuis le 16e siècle, ont-ils eu besoin d’un hégémon ? Ou bien, si l’on admet que les rivalités entre nations sont une constante de l’histoire, pourquoi cette concurrence a-t-elle pris la forme d’une hégémonie plutôt que d’une dictature impériale ?
En réponse indirecte à cette question, Wallerstein avait distingué, dès 1974, deux formes possibles de système-monde, l’empire d’une part, l’économie-monde de l’autre. Pour cet auteur, un « empire » ou « empire-monde » est un ensemble politique centralisé dont « la force réside dans le fait qu’il garantit les flux économiques de la périphérie vers le centre par la force (tributs et impôts) et par des avantages de monopole en matière commerciale » [1974, p.15]. Dans un empire-monde, l’Etat central assure parfois la matérialité des flux de biens ou de capitaux et fait toujours circuler ces derniers au profit du centre. Corollaire de cette centralisation, bureaucratie et armée sont omniprésents, deviennent elles-mêmes sources de revenu privé, mais surtout engendrent des coûts parfois prohibitifs, destinés à mettre en péril la pérennité de l’empire-monde. Parallèlement, un empire-monde se caractérise par sa relative incapacité à générer une hausse du produit via des acteurs qui ne seraient pas directement liés à l’Etat central. Si la Russie tsariste (et sans doute aussi communiste) illustre ce concept, c’est évidemment l’empire romain et à un moindre degré l’empire hellénistique (même éclaté) qui correspondent le mieux à cette définition.
A l’opposé, une « économie-monde » est une aire plus large que toute unité politique juridiquement définie, dans laquelle le lien fondamental entre les parties est de nature économique. Dans cette variante de système-monde, les flux de surplus économique s’accroissent vers le centre sans pour autant nécessiter la lourde structure politique et militaire indispensable aux empires-monde. Dans une économie-monde, l’Etat « central » ne fait qu’assurer les conditions d’existence des flux mais il n’en assure jamais (ou seulement marginalement) la matérialité… C’est fondamentalement l’intérêt que des acteurs privés trouvent à produire et commercer librement qui assure la formation d’un surplus ponctionné finalement par le centre. L’économie-monde dirigée par Venise, du 12ème au 15ème siècle, résulte moins d’une contrainte militaire imposée (encore que Venise saura y avoir recours en dernière extrémité) que d’une structure plus subtile… Celle-ci assure que les Vénitiens trouveront à acquérir partout en Méditerranée les denrées souhaitées (débouché souvent crucial pour les producteurs locaux ou les commerçants venus d’Asie) et à bénéficier des marchandises apportées en Italie par les commerçants européens, notamment allemands (strictement obligés de venir à Venise pour se procurer la soie et les épices d’Orient).
Cette opposition entre empire-monde et économie-monde recouvre de fait l’opposition entre domination et hégémonie. Dans un empire-monde, c’est la contrainte politique et militaire qui assure seule la matérialité des flux de surplus vers l’Etat central : la domination de ce centre, passant par une forme donnée de violence, est indispensable. Dans une économie-monde, l’influence du centre, passant par l’instauration de dispositifs commerciaux, culturels, juridiques, suffit en temps normal à assurer la prospérité de celui-ci. Rome domine son empire-monde, Venise est hégémonique dans son économie-monde. On retrouve évidemment, dans cette approche de l’hégémonie, la dimension idéologique de ce terme : l’hégémon mène le système-monde aussi au nom d’un sentiment partagé d’intérêt économique mutuel, de certaines valeurs idéologiques communes, d’un certain ordre juridique accepté.
Dans tout système-monde, et plus encore dans sa phase initiale de constitution, plusieurs puissances peuvent néanmoins se disputer le leadership. Wallerstein [2006, p.94] considère que deux voies différentes se présentent à ces puissances pour assurer leur prééminence. La première consiste à évoluer vers l’empire-monde, la seconde est d’obtenir une situation d’hégémonie dans le système. Or, pour Wallerstein, il était strictement impossible que le système-monde moderne, fondé sur la montée en puissance du capitalisme, évolue vers un empire-monde (comme l’ont montré, du reste, les échecs de Charles-Quint, Napoléon et Hitler). La raison tient d’abord à ce que le capitalisme ne pourrait tolérer « l’existence d’une structure politique à même de mettre en cause la priorité de l’accumulation illimitée du capital. C’est pourquoi quand un Etat, quel qu’il soit, a tenté de transformer le système en empire-monde, il s’est heurté à l’hostilité des entreprises capitalistes les plus importantes » [ibid., p.95]. A l’inverse, « une division axiale du travail, des structures étatiques multiples mais articulées dans un système interétatique, et bien sûr des cultures multiples mais une géoculture les dépassant, est tout à fait conforme aux besoins d’un système capitaliste. L’hégémonie crée le mode de stabilité qui permet aux entreprises capitalistes, en particulier celles des industries monopolistiques de pointe, de prospérer » [ibid.].
Si l’hégémonie est la forme d’organisation du système-monde qui correspond le mieux aux besoins des entreprises capitalistes, on peut alors se demander pourquoi elle ne dure pas, pourquoi les Etats-Unis ont ainsi, au milieu du 20ème siècle, remplacé la Grande-Bretagne qui, elle-même, avait supplanté les Pays-Bas au milieu du 18ème. C’est que l’hégémon doit se concentrer sur la production et/ou la commercialisation, mais aussi presque toujours la finance, alors que, pour maintenir son pouvoir il doit aussi « se consacrer à son rôle politique et militaire, ce qui est à la fois onéreux et corrosif. Tôt ou tard, d’autres Etats parviennent à améliorer leur efficacité économique, au point d’affaiblir considérablement la supériorité du pouvoir hégémonique, voire de l’effacer. Ce qui affecte son poids politique. Il est alors contraint d’utiliser effectivement sa puissance militaire, au lieu de seulement menacer de le faire. Et ce recours à la force « impériale » […] ébranle le pouvoir économique et politique de la puissance hégémonique et est perçu comme un signe de faiblesse et la source du déclin futur, d’abord à l’extérieur puis à l’intérieur de ses frontières. » [ibid., p.96].
Cette question des transitions hégémoniques a notamment été approfondie par Arrighi [1994] puis reprise ensuite [Arrighi et Silver, 2001] dans une fresque remarquable du système-monde capitaliste. Nous en discuterons les thèses dans notre prochaine livraison…
Ce texte est une reprise légèrement modifiée du début du chapitre 6 de notre ouvrage, l’histoire économique globale, Seuil, 2009.
ANDERSON P. [1978], Sur Gramsci, Paris, Maspéro.
ARRIGHI G. [1994], The Long Twentieth Century, Money, Power and the Origins of our Times, London, Verso.
ARRIGHI G., SILVER B. [2001], “Capitalism and World (dis]Order”, Review of International Studies, n°27, p.257-279. Traduction française in Beaujard, Berger, Norel [eds].
EICHENGREEN B., 1996, Globalizing Capital, Princeton, Princeton University Press, trad. Française : l’expansion du capital, Paris, L’Harmattan, 1997.
GRAMSCI A. [1978], Cahiers de prison, cahiers 10, 11, 12, 13, Paris, Gallimard.
KEBABDJIAN G. [1999], Les théories de l’économie politique internationale, Paris, Seuil.
KEOHANE R.O. [1984], After Hegemony – Cooperation and Discord in the World Economy, Princeton, Princeton University Press.
KINDLEBERGER C. [1973], The World in Depression, 1929-1939, Berkeley, University of California Press.
WALLERSTEIN I. [1974], The Modern World System, tome I, New York, Academic Press.
WALLERSTEIN I. [2006], Comprendre le monde – Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris, La Découverte.