La naissance de l’État et les premières globalisations : la singularité mésopotamienne

Les échanges connaissent une importante extension au 4e millénaire av. J.-C., en Asie occidentale puis en Égypte. Liée à l’innovation cruciale que représente le développement d’une métallurgie du cuivre puis du bronze, et au progrès d’un élevage de moutons pour la laine, base d’un artisanat textile, cette extension préside à la naissance de l’État. Ce phénomène constitue une rupture majeure dans l’évolution des sociétés humaines, après celle du Néolithique. L’absence de ressources de la Mésopotamie du Sud en métaux, en pierre ou en bois, ne pouvait qu’inciter les élites de cette région à assurer leur approvisionnement. Les causes de la naissance de l’État sont cependant plus complexes. La « Révolution urbaine » est aussi une révolution idéologique, à l’intérieur de la société et dans son rapport à l’environnement : elle est le temps du grand divorce de la culture et de la nature, et le motif du triomphe de l’homme sur une nature hostile est prééminent dans la mythologie mésopotamienne. C’est en fait un ensemble de facteurs inscrits dans l’économique, le politique, le religieux et l’environnement qui amènent les transformations observées [Testart, 2004]. Cette naissance de l’État conduit elle-même à un nouvel essor des échanges, échanges de biens mais aussi de savoirs, de croyances et de valeurs.

La construction de l’État s’accompagne en outre de l’apparition de techniques de pouvoir inédites, utilisant l’écriture (à partir de 3400 av. J.-C. au plus tard en Mésopotamie) et elle introduit une division du travail radicalement nouvelle, à l’intérieur des sociétés à État et entre régions. Elle développe de nouvelles formes de mobilisation du travail et d’accumulation du capital, impliquant le recours à un travail servile puis salarié, et la collecte de taxes et de tributs. L’écriture représente une révolution cognitive et une puissante technique de contrôle social [Glassner, 2000]. Combinée à une standardisation des poids et mesures, la mise au point de systèmes de comptabilité marque une innovation majeure qui va fournir à l’État les assises d’une organisation efficace et accentuer un mouvement de complexification sociale impulsé notamment par la croissance du commerce extérieur [Hudson et Wunsch, 2004]. Le secteur public nouvellement constitué apporte les cadres qui permettent la formation de centres entrepreneuriaux : une accumulation du capital avec recherche de profit s’est d’abord développée avec l’appareil d’État et les institutions des temples, puis des palais [1].

L’intensification des pratiques agricoles – avec la mise au point de l’araire et de la traction animale [Sherratt, 2006], l’essor de l’irrigation et celle de l’arboriculture – entraîne en Mésopotamie une augmentation de la production et une croissance démographique nouvelle. Celle-ci alimente un processus d’urbanisation et un phénomène expansionniste, qui s’appuie sur la construction étatique et la diffusion d’une idéologie nouvelle. À partir de 3600 av. J.-C. env., un système de cités-États se met en place, où la ville d’Uruk apparaît prééminente : on parle ainsi d’« expansion urukienne » pour ce qui est en fait une extension des réseaux d’échange à partir de toute la Mésopotamie du Sud. Même si ces innovations sont antérieures, la diffusion de races de moutons à laine et la production de boissons fermentées (bière, vin de dattes) constituent d’autres faits marquants de la Révolution urbaine : celle-ci s’accompagne clairement d’une transformation dans l’habillement et dans la consommation alimentaire [Sherratt, 2004] qui sont partie intégrante de cette « civilisation urukienne » qui va se diffuser dans les régions voisines, et influencer jusqu’à l’Égypte [Wilkinson, 2004].

Le Sud mésopotamien exporte sans doute des textiles et d’autres objets manufacturés, et importe des matériaux bruts, des esclaves, et peut-être aussi des objets métalliques. L’« expansion urukienne » induit un phénomène de « globalisation » (à la fois extension des échanges de longue distance et interdépendance des régions connectées à travers l’instauration d’une division transrégionale du travail) au sein d’un espace que l’on peut considérer comme un premier système-monde [Algaze, 2001 ; Beaujard, 2011, 2012]. Vers le nord, à la recherche de métaux, le système s’étend jusqu’au Caucase (culture de Maykop) et entre en contact avec le monde des steppes de l’Asie centrale (ville de Sarazm). Vers l’ouest, on peut clairement observer des interconnections entre l’Anatolie, les Balkans et les steppes lors du développement de l’Âge du Bronze ancien [Sherratt, 1997].

Les Mésopotamiens du Sud forment des comptoirs et créent des « colonies » dans des régions plus au nord. L’extension des réseaux urukiens est sans doute favorisée – dans un premier temps – par l’émergence d’entités politiques au nord de la Mésopotamie avant même le milieu du 4e millénaire. Si les diasporas mésopotamiennes devaient traiter avec les puissances locales, les colonies, elles, ont peut-être eu parfois recours à la force. La métallurgie du bronze permettait la fabrication d’outils pour l’agriculture, mais aussi d’armes qui augmentaient la puissance militaire : la constitution d’armées a joué un rôle dans l’essor des États.

L’idéologie et certaines innovations de la Mésopotamie vont influencer d’autres régions. S’il n’y a pas eu emprunt de l’écriture sumérienne, il y a eu diffusion de l’idée de l’écriture et mise au point de systèmes particuliers, en Égypte, en Iran, et plus tard dans l’Indus et en Crète. En Afrique du Nord-Est, dans le courant du 4e millénaire, l’aridification de la Libye et du désert oriental encourage une intensification des pratiques agricoles dans la vallée du Nil, qui ici encore se combine à une extension des échanges pour aboutir à la formation d’États. Les terres fertilisées par le Nil constituent une aire relativement enclavée ; cette situation pourrait avoir favorisé un mode d’organisation politique centralisé et avoir assuré une meilleure stabilité au système égyptien que les surfaces irriguées de la Mésopotamie du Sud. La nature de l’État en Égypte tient aussi à des traits politico-religieux des sociétés où émerge cet État [Wengrow, 2006]. Les fondements idéologiques du pouvoir différaient entre Mésopotamie et Égypte, où le personnage du roi-dieu pharaon était le garant de l’ordre cosmique et social, les « rois » mésopotamiens représentant d’abord des administrateurs et des seigneurs de guerre. L’ordre en Mésopotamie résulte de négociations et de compétitions dans les cités, entre les cités, et entre urbains et nomades. En Égypte, qui s’urbanise à partir de 3500 av. J.-C. et développe l’écriture vers 3400, divers proto-États dominent des sections le long du fleuve et les régions avoisinantes. Leur affrontement aboutit à la formation d’un royaume unifié vers 3100 av. J.-C. L’Égypte bénéficie de liens indirects avec la Mésopotamie par le Levant, mais se développe en centre d’un système-monde distinct de celui de l’Asie occidentale.

En Asie du Sud, les conditions politiques et religieuses qui président à la formation de l’État au 3e millénaire dans la civilisation de l’Indus restent difficiles à cerner, mais l’essor de l’agriculture et des échanges et l’idéologie jouent ici encore un rôle crucial [Possehl, 2002 ; Ratnagar, 2004]. L’espace indusien formera avec l’Asie occidentale un système-monde unique à partir de 2600 av. J.-C.

La formation de l’État en Chine s’appuie également sur un double progrès de l’agriculture d’une part, des échanges d’autre part. L’arrivée des techniques d’une métallurgie du bronze par les routes de l’Asie centrale vers la fin du 3e millénaire a influé sur cette évolution au 2e millénaire av. J.-C. L’État dirigé par la cité d’Erlitou surgit dans le contexte d’espaces en compétition, partageant une culture commune. La présence de centres secondaires sans doute initiés par une colonisation venant d’Erlitou montre une volonté de contrôle des routes menant à des ressources naturelles (sel, cuivre, étain…), dans un processus comparable à ce que l’on observe lors de l’expansion urukienne en Mésopotamie [Liu et Chen, 2003]. Ce n’est toutefois qu’à la période suivante, dans la culture d’Erligang, que des indices de contacts au loin bien développés sont mis en lumière. Un système d’écriture, d’abord rencontré sur des omoplates d’animaux et des plastrons de tortues, puis sur des bronzes, apparaît vers 1500 av. J.-C.

Chang [2000] a toutefois défendu l’idée que le bronze et l’écriture n’ont pas joué de rôle économique majeur dans l’Âge du Bronze chinois, mais plutôt un rôle idéologique de support du pouvoir politique (cf. l’usage de récipients en bronze dans les cultes dynastiques… Il est vrai que le bronze, dont la fabrication est monopolisée par l’élite à partir de la phase Erlitou, n’est pas utilisé pour des outils agricoles). Malgré son intérêt, cette thèse oublie l’importance qu’a dû représenter la fabrication d’armes en bronze, et la possibilité d’un usage plus large de l’écriture, sur des matériaux périssables qui n’auraient pas laissé de traces.

Il est vrai cependant que l’État se construit en Chine sur des bases qui diffèrent en partie de ce que l’on observe en Mésopotamie, et que les innovations mésopotamiennes ont joué un rôle crucial dans l’évolution de l’ensemble du monde. L’idéologie de la civilisation urukienne a en fait marqué l’évolution de l’Occident, jusqu’à la Révolution industrielle et la période actuelle. Pour Chang [2000], la Mésopotamie est la seule des grandes civilisations à s’être lancée, dès la Révolution urbaine, dans une construction étatique fondée sur le contrôle de techniques de production nouvelles, un usage largement économique de l’écrit et « l’établissement de sociétés territoriales prévalant pour le règlement du comportement interpersonnel sur les clans primitifs et les lignages ». D’où l’idée d’une « bifurcation » occidentale originelle. Les développements mésopotamiens, souligne Chang, furent considérés comme « archétypiques du commencement des civilisations », alors qu’ils ont constitué un phénomène pour une part singulier.

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[1] Un processus de privatisation de la terre naît ensuite au sommet de la pyramide sociale, en même temps que la royauté, dans la première partie du 3e millénaire (Hudson 1996). La pratique de prêts à intérêt apparaît à la même époque, et le salariat est attesté. Dès le 3e millénaire, on observe la floraison d’un secteur privé et l’existence de marchés avec des fluctuations de prix. Dans le même temps, les archives de Fara montrent l’existence d’un système de taxation vers 2500 av. J.-C.