La Chine et l’Europe, quelle histoire globale ?

Lors de la table-ronde organisée par Sciences Humaines lors des Journées de l’histoire à Blois ‒ rare occasion de rencontrer nos lecteurs ‒, une question fut posée sur l’européocentrisme, sur le décentrement et sur le piège d’un éventuel enfermement dialectique Europe(Occident)/Chine. Le temps manquait pour une réponse précise et j’évoquai rapidement l’historien Joseph Ferrari, qui, en 1867, publia un ouvrage sur La Chine et l’Europe. Ce billet lui est donc consacré [1].

La Chine n’a pas été une découverte du 19e siècle. Loin s’en faut ; les interactions entre extrême Occident et extrême Orient de l’Eufrasie remontent au moins au début du Ier millénaire. Mais la Chine est l’Empire inconquis [Gruzinski, 2011] et le regard européen demeure jusqu’au 18e siècle très ambivalent, oscillant entre admiration (Voltaire) et rejet (Montesquieu). Au siècle suivant, les choses semblent basculer ‒ ce qui permet au passage de donner un sens métahistorique à la « grande divergence » analysée par Kenneth Pomeranz. La Chine vacille et finit par s’ouvrir aux puissances européennes ; dès lors, l’Europe ne se connaît plus de rivale. La date fatidique de ce basculement est le traité de Nankin, signé le 29 août 1842 au terme de ce qu’on appellera ensuite la première guerre de l’opium. Une décennie plus tard, la brèche britannique est agrandie par le traité de Tianjin, signé le 26 juin 1858 à la fin de la deuxième guerre de l’opium, qui ouvre onze ports chinois aux puissances étrangères (Royaume-Uni, France, Russie, États-Unis). C’est ce traité que célèbre le marquis de Courcy dans un livre consacré à L’Empire du Milieu, paru en 1867 [Texte 1] :

« La formidable muraille qui abritait les soupçons et l’ignorance de l’Empire du Milieu n’existe plus. Nous contemplons maintenant face à face cette civilisation antique dont l’éclat émerveillait les regards de nos voyageurs, alors que l’Europe sortait à peine des ténèbres du moyen âge. Elle est restée immobile dans son égoïste isolement, et son immobilité l’a fatalement conduite à la décrépitude. La civilisation occidentale, que ses origines chrétiennes et les instincts naturels de notre race ont faite, au contraire, essentiellement expansive, est maintenant aux prises avec elle; elle doit la vaincre en la régénérant. »[2]

Ce à quoi s’oppose fermement Joseph Ferrari dans un ouvrage exactement contemporain [Texte 2] : « la Chine n’est ni barbare, ni stationnaire, ni solitaire ».[3]

Et Ferrari de s’interroger :

« si ses ressemblances avec notre civilisation nous fascinent, comment comparer son histoire avec la nôtre ? D’après quelles règles rapprocher des révolutions accomplies aux deux extrémités de la terre sans se toucher ? Quel rapport peut-il y avoir entre des héros qui ont vécu en même temps dans deux milieux si lointains et sans soupçonner l’existence les uns des autres ? »[4]

Joseph Ferrari (1811-1876) était un historien franco-italien, professeur de philosophie dans son exil français, parlementaire à son retour dans l’Italie unifiée. Marqué par la lecture de Vico, dont il assura la publication des œuvres complètes, il développa une réflexion philosophique de l’histoire, étendue progressivement de l’Italie au Monde, et dont le principe fondamental est la synergie qui anime l’ensemble des peuples : Ferrari ne peut en fait penser la Chine isolée du reste du Monde. Notons au passage que Ferrari est l’un des premiers, sans doute sous l’influence de l’italien, à utiliser l’adjectif « mondial » [Capdepuy, 2011].

C’est dans l’Histoire de la raison d’État, parue en 1860, que Ferrari dévoile pour la première fois les synchronismes planétaires dont la mécanique serait essentiellement fondée sur la guerre entre les peuples :

« Pas de distance, pas de désert, pas de montagne qui interrompe ce funèbre entrelacement de combats ; la guerre coule partout comme l’eau qui cherche son niveau. Aucun vide, aucun intervalle, nulle paix sur la terre ; ce bois abandonné, cet îlot négligé, reçoivent leurs battues périodiques, leurs buissons ne peuvent abriter aucun fugitif. […] Dans les temps calmes, les nations se tiennent par le travail sourd des unités et des fédérations ; mais aux jours des révolutions, celle qui s’agite la première transmet un choc qui fait le tour du monde. Le surcroît de force que lui donne son progrès l’engage à faire des conquêtes ; et ses invasions explosives continuent jusqu’à ce que les nations les plus arriérées aient découvert le moyen de l’arrêter en l’imitant ; en d’autres termes jusqu’à ce que l’équilibre se soit partout rétabli. C’est ainsi que lorsqu’une roue dentée tourne, son mouvement se communique à tout l’engrenage ; chaque roue tourne de droite à gauche ou de gauche à droite, en sens inverse de sa voisine, et toutes les pièces crient tant que l’impulsion ne s’épuise pas complètement. Ne vous étonnez donc pas si une secousse d’Athènes ébranlait Crotone, si une catastrophe de Babylone retentissait au loin jusque sur la plage d’Espagne, si l’Europe, que les évêques mettaient en révolution vers l’an 1000, refoulait les musulmans sur tous les points, si le reflux contre les croisades portait Saladin à Jérusalem et les Tartares à Moscou, à Varsovie et à Bude. Rome, à son apogée, donnait aux Chinois l’idée de la combattre, et, quelques siècles plus tard, les invasions partaient des plateaux de l’Asie pour envahir les provinces de l’Allemagne, de la Gaule, de l’Ibérie et de l’Afrique. »[5]

Toujours en exil, il développa pleinement sa théorie dans La Chine et l’Europe, où il affronte ce que la vanité européenne refuserait de voir, à savoir l’ampleur de la civilisation chinoise. Pourtant, lui aussi, reprend à son compte le double récit de la Chine qui se replie et de l’Europe qui conquiert le Monde, de cette divergence du 19e siècle :

« Ce retard de la Chine, cette accélération de l’Europe sont dus au génie de notre race, qui travaille enfin sur les données de l’expérience et se dérobe à la domination de la mythologie chrétienne. Le bon sens chinois nous surpassait tant que nos religions gaspillaient nos forces et nous jetaient à la conquête tantôt de la toison d’or, tantôt de Jérusalem ; alors Confucius battait les Évangélistes, les mandarins étaient supérieurs aux évêques, et notre plus grand soin était d’enchaîner et de persécuter nos inventeurs et nos hommes de génie. Mais les données de la renaissance, de la réformation et de la Révolution française rendent le bon sens à nos rois, à nos tribuns, à nos chefs ; ils ne sont plus aliénés dans l’Église ou du moins ils sont en voie de guérison. Dès lors ils deviennent à peu près des mandarins; dès lors la supériorité de notre race nous rend plus rapides que les lettrés de la Chine. De là l’artillerie, qui nous donne le nouveau monde et reste stérile entre les mains des Chinois ; de là notre exploration du globe et notre domination sur toutes les côtes, tandis que les Chinois n’arrivent pas en Europe, voyagent sur nos navires, et s’étendent en esclaves, en travailleurs, en ouvriers, sans aspirer à aucune conquête. »[6]

Mais Ferrari minimise « les anticipations et les retards de la Chine sur l’Europe [qui] ne dépassent jamais l’intervalle de deux générations » et conclut de façon quasi prophétique d’une part sur la montée en puissance des États-Unis et de la Russie, et d’autre part sur le rattrapage de la Chine :

« Les dangers actuels de l’Europe viennent de la Russie et de l’Amérique. Au point de vue du progrès, de la population, des ressources naturelles, de l’expansion assurée, il y a là un excédent de forces qui déplacera les entourages des nations, et déterminera des révolutions inattendues. Dès 1789 la France se trouve entre la double influence de la république et du Czar, et même aujourd’hui l’Angleterre redoute avant tout les Américains et les Russes. Ce sont aussi les ennemis que redoute la Chine, et si notre civilisation est condamnée à se frayer sa route entre ces deux extrêmes avec les explosions latines et les prodiges de la science, dans la prochaine période de 1875 à 2000 la Chine résoudra à son tour le même problème en quatre temps avec les lettrés de Pé-king et les rebelles du Chen-si. Elle a si souvent passé des phases les plus sanguinaires aux plus pacifiques qu’elle pourra commenter les King avec nos sciences physiques avant que nous arrivions au règne des fonctionnaires philosophes. »[7]

Cependant, la pensée peut-être trop systématique, trop mécanique, pas assez européocentrée de l’histoire du monde a pu ne pas convaincre et l’ouvrage de Ferrai sombra dans l’oubli, jusqu’à ce que Robert Bonnaud [8] l’en sorte au début des années 1990 et se l’approprie dans une réflexion personnelle sur « les tournants historiques mondiaux » [Bonnaud, 1992]. De fait, certains synchronismes que distingue Ferrari et que reprend Bonnaud, non sans les corriger, ou du moins non sans en souligner les limites et les erreurs, ne peuvent qu’interpeler les tenants de l’histoire globale et reposer la question même de la globalité. L’hypothèse de fond qui est posée par ceux-ci est celle de l’interconnexion croissante des hommes et des sociétés et l’histoire des mondialisations, dont la globalisation est le dernier terme, est précisément celle du tissage de la toile humaine [McNeil R. & McNeil W.H., 2003]. Or, pour Ferrari, l’unification sociale qui résulte d’interactions croissantes est le fait notamment de la guerre.

C’est ce qu’a bien rappelé Laurent Testot dans son précédent billet sur la guerre, sur la place de celle-ci dans les diffusions et les interactions à l’intérieur d’un espace eufrasien dont l’Europe et la Chine constitueraient les deux pôles, et dont l’histoire pourrait presque se résumer à une sorte de ping-pong mondial, selon le modèle élaboré par Christian Grataloup dans les Lieux d’histoire [Grataloup, 1996].

Pourtant, Bonnaud reproche à Ferrari d’être « contactualiste » :

« Faut-il que les peuples fassent la chaîne, que les hommes se touchent, pour que leur histoire soit commune, pour que leur devenir soit collectif ? Pour que la recherche des moyennes planétaires soit légitime, faut-il d’abord démontrer que les hommes sont parents, et que la noosphère existe ? »[9]

Il établit ainsi un parallèle entre la mécanique newtonienne qui nécessitait l’existence d’un éther comme médiateur de la force gravitationnelle et la pensée ferrarienne qui exigerait, pour reprendre une notion moderne, un « méta-espace » :

« Nouveaux Ferraris, partirons-nous à la recherche d’autres éthers ? Appellerons-nous au secours des synchronismes d’hypothétiques marchands, de mystérieux missionnaires, compterons-nous sur de providentiels marchands nomades, sur de prodigieux migrants ? Remplacerons-nous la chaîne des guerres par la chaîne des complots et des consignes, avec ses chefs d’orchestre clandestins et ses émissaires internationaux, ou par la chaîne de l’or et des circuits monétaires, ou par la chaîne des nuées, des fluctuations climatiques, ou par celle des virus ? »[10]

On pourrait presque s’étonner de ces remarques tant le diffusionnisme est un modèle prégnant dans l’explication historique, notamment en histoire globale, dont l’approche est notoirement sécante avec celle de l’histoire connectée.

Car il est une autre hypothèse qui permet d’expliquer certaines synchronies : l’évolutionnisme structuraliste ; et Bonnaud regrette que Ferrari en soit resté « au seuil de la notion de structure planétaire ». De fait, sans forcément suivre Robert Bonnaud dans ses réflexions, on peut simplement rappeler que les Européens débarquant en Amérique ont trouvé un autre monde, pas une autre humanité.

Au final, c’est là une autre manière d’appréhender l’histoire globale. L’unité de l’humanité résulte-t-elle de la mondialisation ? Ou bien lui est-elle antérieure ? Le lecteur prendra garde d’éviter le piège rhétorique d’une question en réalité mal formulée en distinguant l’unité essentielle, originelle, de l’humanité, diffusée à l’occasion d’une pré-mondialisation, et l’uniformité acquise par l’humanité, qui résulte bien, elle, de la mondialisation comme entremise croissante des hommes entre eux. Ce n’est donc pas tant la Chine qui doit interpeler que l’Amérique « pré-colombienne » et son histoire parallèle. Mais on quitte ici l’histoire globale pour l’histoire universelle.

Bibliographie

Bonnaud R., 1992, Y a-t-il des tournants historiques mondiaux ? La Chine, l’Europe et Ferrari, Paris, Kimé.

Capdepuy V., 2011, « Au prisme des mots. La mondialisation et l’argument philologique », Cybergeo : European Journal of Geography, article 576, : http://cybergeo.revues.org/24903

Courcy R., marquis de, 1867, L’Empire du Milieu, Paris, Didier et Cie.

Ferrari J., 1867, La Chine et l’Europe. Leur histoire et leurs traditions comparées, trad. de l’italien, Paris, Didier et Cie,

Grataloup C., 1996, Lieux d’histoire. Essai de géohistoire systématique, Montpellier, GIP Reclus.

Gruzinski S., L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle, Paris, Fayard

McNeil R. & McNeil W.H., 2003, The Human Web: a Bird’s View of Word History, New York, W.W. Norton & Company.

Pomeranz K., 2010, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’évolution de l’humanité ».


Notes

[1] J’en profite ainsi pour ouvrir le blog à une certaine interactivité. Dans la mesure de nos compétences, ces billets peuvent être des réponses à d’éventuelles questions de nos lecteurs.

[2] Réné de Courcy (marquis), 1867, L’Empire du Milieu, Paris, Didier et Cie, p. viii.

[3] Joseph Ferrari, 1867, La Chine et l’Europe. Leur histoire et leurs traditions comparées, trad. de l’italien, Paris, Didier et Cie, p. v.

[4] Ibidem

[5] Joseph Ferrari, 1860, Histoire de la raison d’État, Paris, Michel Lévy frères, p. 117.

[6] Ibidem, p. 595.

[7] Ibidem, p. 596.

[8] Robert Bonnaud (né en 1929) n’est pas à proprement parler un historien de la globalité, mais davantage de l’universalité. Hors-normes, il s’inscrit dans un courant de pensée peu estimé par l’historiographie traditionnelle, celle de la synchronie et du comparatisme. Et lorsqu’il parle de Joseph Ferrari, de la marginalité de celui-ci, de son rejet par l’Université, on peut penser qu’il parle aussi un peu de lui-même. Sa vision de l’histoire est fondamentalement un engagement. Ami d’enfance de Vidal-Naquet, il dénonça les massacres perpétrés par l’armée française dans un article paru dans la revue Esprit en 1957, puis soutint le FLN, ce qui lui valut d’être emprisonné en 1961. Son universalisme est un anti-nationalisme et son ouvrage sur Ferrari, publié en 1992, est une forme de manifeste.

«Sans doute, parce que les années 1980, nationales et nationalistes, néo-impériales même, pleines de ferveurs et de nostalgies patriotiques et occidentalistes, les années Rambo, Malouines, les années Reagan, Thatcher, Craxi, Hernu, etc., les années de la revanche des histoires nationales et du “quadripartisme” (les quatre périodes canoniques, une vision très occidentale de l’histoire), n’avantagent guère le théoricien des parallélismes planétaires. »

Robert Bonnaud, 1992, Y a-t-il des tournants historiques mondiaux ? La Chine, l’Europe et Ferrari, Paris, Kimé, p. 10.

[9] Robert Bonnaud, 1992, Y a-t-il des tournants historiques mondiaux ? La Chine, l’Europe et Ferrari, Paris, Kimé, p. 105.

[10] Ibidem


Texte 1

Réné de Courcy, 1867, L’Empire du Milieu, Paris, Didier et Cie, préface, pp. v-xi.

« Les traités de Tien-Tsin et les conventions qui leur servirent de corollaires ont réalisé une des plus grandes et des plus nobles conquêtes de la civilisation moderne, en ouvrant aux entreprises du négoce étranger, à la libre propagande des missionnaires chrétiens, aux investigations du voyageur et du savant, la plus riche, la plus industrieuse, la plus féconde, la plus populeuse, la plus curieuse contrée de l’univers. Désormais il n’est plus un port important des côtes chinoises qui n’admette les navires de toutes les nations du globe, il n’est pas un lieu de l’empire chinois qui ne puisse être visité par les Européens ; il ne s’y rencontre pas une ville, pas un village où le prêtre chrétien ne puisse enseigner ouvertement sa doctrine. Nos ambassadeurs résident à Péking. Aucune humiliation ne leur est imposée. Ils interprètent directement les griefs de leur pays et de leurs nationaux, et traitent d’égal à égal avec les conseillers intimes de l’empereur. Que de belles et brillantes promesses dans ces conquêtes ! Déjà nos marchands se sont établis, sous la protection de nos consuls, dans les grandes villes que baigne le Yang-tze-Kiang, la principale artère de la Chine. Les intelligentes populations du vaste et fertile bassin qu’arrosent le fleuve Bleu et ses tributaires, profitent, avec empressement, des avantages de notre industrie. Sa supériorité éclate à leurs regards. Elles en partagent avec nous les bénéfices. Éclairées par l’intérêt, le guide irrésistible de leur race, elles ouvrent les yeux à la lumière. Le vieux préjugé chinois est frappé au cœur. Quels magnifiques triomphes attendent notre civilisation, quels gains immenses sont réservés à notre commerce si ce préjugé vient à disparaître entièrement, si, mettant à profit la science de nos ingénieurs aussi bien que l’expérience de nos industriels, et nous abandonnant la part de bénéfice et d’influence qui serait due légitimement à notre concours, la nation chinoise vient à multiplier la puissance de ses ressources nationales, par la construction de chemins de fer et de télégraphes qui relient entre elles ses grandes cités, par l’établissement d’un service régulier de steamers sur les innombrables rivières qui sont les routes commerciales de l’empire, avant tout, par l’exploitation des richesses inouïes que recèlent ses mines d’argent, de cuivre, de fer et de houille.

Une transformation si magnifique et si féconde n’est point improbable. Nous avons vu la valeur approximative du négoce étranger que représentait en Chine, pour l’année 1855, la somme de 300 millions de francs y atteindre, neuf ans plus tard, sans tenir compte du trafic de l’opium, le chiffre énorme de 4 milliard 200 millions de francs bien que les districts producteurs du thé et de la soie eussent été, en partie, dévastés par les rebelles, bien que la terreur qui régnait autour de Shang-haï, au temps où l’insurrection cernait, de toutes parts, ce grand] emporium des échanges maritimes, en eût banni, pendant plusieurs années le crédit et la confiance. Que de si rapides progrès, accomplis dans des conditions défavorables, nous servent de leçons et d’encouragements ! La formidable muraille qui abritait les soupçons et l’ignorance de l’Empire du Milieu n’existe plus. Nous contemplons maintenant face à face cette civilisation antique dont l’éclat émerveillait les regards de nos voyageurs, alors que l’Europe sortait à peine des ténèbres du moyen âge. Elle est restée immobile dans son égoïste isolement, et son immobilité l’a fatalement conduite à la décrépitude. La civilisation occidentale, que ses origines chrétiennes et les instincts naturels de notre race ont faite, au contraire, essentiellement expansive, est maintenant aux prises avec elle; elle doit la vaincre en la régénérant.

Ce prodigieux triomphe est-il assuré, est-il prochain ? Nul doute pour moi, que les destinées sociales, industrielles et mercantiles du peuple chinois n’appartiennent désormais à l’Europe. »


Texte 2

Joseph Ferrari, 1867, La Chine et l’Europe. Leur histoire et leurs traditions comparées, trad. de l’italien, Paris, Didier et Cie, préface, pp. i-vi.

« Les premières études relatives à la Chine causèrent une vive impression sur le monde savant de l’Europe par la révélation de faits qui blessent profondément l’orgueil de la tradition chrétienne. On a eu tout à coup une autre tradition, avec des dates aussi anciennes que les nôtres, avec la prétention non moins exclusive de remonter seule aux origines de l’humanité, avec des fondateurs, des inventeurs, des réformateurs bien supérieurs aux patriarches et aux héros de la Bible, enfin avec une religion reproduisant tellement nos dogmes et nos cérémonies que nos missionnaires en ont été réduits à imaginer que le démon avait parodié notre religion dans l’intérêt de l’enfer. Le spectacle de trois cent millions d’hommes régis depuis 4000 ans par des philosophes qui laissent passer chez eux les rédempteurs et les papes comme les accidents éphémères de l’ignorance ou les maladies incurables de l’esprit achevait d’humilier notre vanité.

Pour s’en délivrer, on a inventé trois mots ; et en disant que le Céleste Empires est barbare, stationnaire et isolé, on l’a livré à la stérile curiosité des antiquaires.

Mais la Chine est-elle barbare ? Il n’y pas un éventail, pas une boîte à thé arrivée de Nan-king qui ne démente cette extravagante accusation. Demandons plutôt si l’Europe est civilisée en Angleterre, où l’aristocratie règne sur le sol ; en Russie, où le peuple est esclave ; à Constantinople, où il n’y a ni arts, ni philosophie, ni littérature ; en France, en Espagne, en Italie, en Autriche, où l’on adore un pontife inutilement combattu par tous les hommes éclairés. Demandons plutôt si toutes les places mises au concours dans toute l’Europe, abstraction faite de tout rang nobiliaire, et si les hommes supérieurs mis à la tête des États de par la loi ne nous donneraient pas un progrès qu’on doit encore considérer comme une utopie.

La Chine est-elle stationnaire ? Elle nous dit au jour le jour la date précise de ses inventions ; elle nous apprend quand elle a inventé l’écriture, quand elle l’a perfectionnée, à quelle époque elle a fondé son académie, comme elle l’a depuis étendue, quelles ont été les vicissitudes de ses lois, les modifications qu’elle a imposées à la propriété, à la pénalité, à l’administration ; elle nous dit combien de fois elle a réformé sa géographie, déplacé ses capitales, renouvelé son calendrier. L’idée qu’elle soit stationnaire vient de ce que nos habits, nos modes, nos gouvernements beaucoup plus mobiles qu’ils ne le sont ; nos moindre variations nous absorbent ; nous y jouons la vie et les biens, tandis que les Chinois, vus à distance et engagés à leur tour dans des variations et des vicissitudes qui nous échappent, nous semblent immobiles comme les astres. Mais eux aussi, en nous observant de loin, en voyant les Grecs, les Romains toujours habillés de la même manière, les Français toujours sous la monarchie, les catholiques constamment attachés à la Bible, pourraient nous croire sinon barbares, du moins stationnaires.

L’accusation d’isolement serait moins injuste, car nous n’avons connu la Chine que sous Louis XIV ; elle a eu tort de ne pas se présenter plus tôt à notre curiosité, à ne pas recevoir plus tôt la visite de Cabral, de n’avoir vu dans nos premiers navigateurs portugais ou espagnols que des pirates incapables de l’étudier, dans nos missionnaires français ou italiens que des bonzes disposés à la tromper, dans nos voyageurs les plus ingénieux que des individus dédaignés par leurs compatriotes, comme Marco Polo chez les Vénitiens. C’est un tort ; mais la distance de Pé-king à Paris étant la même que celle de Paris à Pé-king, on pourrait avec autant de raison dire à la Chine que nous avons vécu isolés, dans un coin du monde, que notre politique et notre religion n’ont pas eu la force de dépasser Madras et Bombays, de se faire connaître à Canton, que dis-je ? de rester à Constantinople ou à Jérusalem. Si nous avons bouleversé plusieurs fois notre continent, si les Grecs, les Romains, les chevaliers, les croisés ont fait un effroyable fracas, il faut aussi user d’indulgence envers les Chinois qui ont plusieurs fois rasé leurs villes, incendié leurs capitales, envahi ou absorbé les barbares, subi ou imposé d’affreux désastres pendant des siècles, en un mot mis aux prises des armées de quinze cent mille combattants sans que l’Europe s’en soit aperçue. Ne faut-il pas leur pardonner s’ils ne sont venus chez nous ni pour inventer le papier-monnaie, qu’ils ont connu deux siècles avant nous, ni pour imiter l’imprimerie, qu’ils ont fait fonctionner cinq siècles avant nous, ni même pour dérober la boussole, qu’ils possédaient une vingtaine de siècles avant que les Romains eussent des barques ? Ils n’ont pas été plus isolés que nous, puisque la Perse, le Japon, l’Inde et la Tartarie recevaient leurs nouvelles.

Mais si la Chine n’est ni barbare, ni stationnaire, ni solitaire, si elle mérite toute notre attention, si ses ressemblances avec notre civilisation nous fascinent, comment comparer son histoire avec la nôtre ? D’après quelles règles rapprocher des révolutions accomplies aux deux extrémités de la terre sans se toucher ? Quel rapport peut-il y avoir entre des héros qui ont vécu en même temps dans deux milieux si lointains et sans soupçonner l’existence les uns des autres ? Je crois avoir résolu ce problème dans mon Histoire des Révolutions d’Italie, où j’ai montré comment à chaque période les républiques de la Toscane, le royaume de Naples, le duché de Milan, les États les plus variés, la papauté elle-même et par l’entremise de la papauté victorieuse ou vaincue, tous les États de l’Europe marchaient sur la même route, sans le savoir, sous l’unique pression de la guerre qui les condamnait à se maintenir de niveau pour rester indépendants. Dans mon Histoire de la raison d’État, j’ai généralisé cette loi et maintenant je m’adresse encore une fois au lecteur dans l’espérance de confirmer ces généralisations en expliquant le monde par la Chine. Puisque toutes les histoires se ressemblent, l’histoire la plus ancienne, la plus continue, la plus explicite servira de guide, et en voyant toutes ses révolutions reproduites en Europe l’une après l’autre, on comprendra comment le jour om Salomon disait mélancoliquement : “Il n’y a rien de nouveau sous le soleil”, on lisait sur la statue mystérieuse du temple de Lo-yang : “Le ciel n’a point de parenté ; il traite également tous les hommes.” »

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