De quoi l’Anthropocène est-il le nom ?

À propos de : BONNEUIL Christophe et FRESSOZ Jean-Baptiste [2013], L’Événement Anthropocène. La Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil, collection « Anthropocène ».

9782021135008L’histoire environnementale a le vent en poupe. À la suite de l’éditeur Champ Vallon et de sa collection « L’environnement a une histoire », plusieurs éditeurs se lancent dans des collections dédiées à ce thème. Le Seuil se distingue en inaugurant une collection « Anthropocène », dans laquelle paraissent simultanément trois titres – L’Événement Anthropocène ; Les Apprentis Sorciers du climat ; Toxique planète. Le premier volume est rédigé par les directeurs de cette collection, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz. Il fait office de manifeste, et son argumentaire s’inscrit dans une histoire globale de l’environnement.

Trois étapes, un éveil des consciences…

L’Anthropocène est un terme récent, formulé pour la première fois en février 2000 par le Néerlandais Paul J. Crutzen, chimiste spécialiste de l’atmosphère, à l’occasion d’un séminaire des Nations unies sur la géosphère prenant place au Mexique. Crutzen, prix Nobel de chimie, inlassable lanceur d’alerte climatique, entendait souligner que nous vivons dans une nouvelle ère, qui nécessite de nouveaux concepts pour être appréhendée. L’humanité a, expose-t-il, connu trois grands moments, qui correspondent à autant d’âges géologiques : le moment des chasseurs-cueilleurs couvre les dernières 2,5 millions d’années, le Pléistocène ; celui de la Révolution néolithique, l’agriculture, marque un nouveau rapport de l’homme à la nature et est résumé par le terme géologique d’Holocène, qui réfère au sens géologique davantage au réchauffement débutant voici 11 500 ans, phénomène ayant probablement favorisé l’apparition et l’extension de l’agriculture ; la Révolution industrielle, enfin, permet à l’humanité de s’affranchir des limites énergétiques qui ont toujours été les siennes et de se rendre maître du Monde. Un moment qui devrait être, selon Crutzen rejoint aujourd’hui par un nombre croissant de spécialistes et de mouvements écologistes, matérialisé par l’adoption d’une nouvelle ère géologique : l’Anthropocène, qui courrait pour Crutzen à dater de 1850, quand la Première Révolution industrielle (basée sur le moteur à vapeur mû par la combustion du charbon) fait sentir ses effets à l’ensemble du globe – il prend aussi l’« invention » [voir sur ce sujet] de la machine à vapeur, en 1784, comme date symbolique. S’ensuit pour les spécialistes une Deuxième révolution industrielle, impulsée par le moteur à explosion, le pétrole s’ajoutant au charbon pour enrichir la palette d’énergies accessibles.

La (Première) Révolution industrielle avait été qualifiée par Claude Lévi-Strauss de seconde rupture de l’histoire mondiale (entendue comme étant celle de l’humanité) avec la Révolution néolithique. Pour Crutzen, dont la pensée est accessible en français dans L’Âge de l’homme [SCHWÄGERL, 2010], il faut ainsi prendre acte de ce que l’humanité est depuis devenue l’agent qui désormais modèle la Terre, le principal acteur géologique : nous créons de nouveaux paysages, impactons le climat, altérons les océans, modifions le vivant. Comme le montrait John R. Mc Neill dans Du nouveau sous le Soleil  [McNEILL, 2000], nous avons ce faisant affecté de façon irréversible toutes les sphères de notre existence : lithosphère, pédospère, atmosphère, hydrosphère, biosphère… L’Anthropocène serait donc le vocable sous lequel l’humanité prendrait conscience d’un changement de paradigme capital.

Ou une fable ?

Le postulat de Bonneuil et Fressoz tient en une formule : il faut se méfier des grands récits. Et, insistent-ils, cela vaut aussi, et surtout, pour ce récit de l’Anthropocène, dont ils examinent à nouveaux frais la genèse et les implications sociopolitiques. Pour résumer, il existe un grand récit de l’Anthropocène, qui est le suivant : l’homme a modifié la Terre depuis deux siècles, mais il n’en n’était alors pas conscient ; jusqu’à ce que se manifestent une poignée de scientifiques éclairés et militants, les lanceurs d’alerte, à partir des années 1960-1970 ; leur discours a d’abord été ignoré, mais leur détermination a fini par payer à partir de l’an 2000, la troisième scansion où l’humanité a enfin pris conscience qu’elle jouait aux dés avec la planète sans connaître les règles du jeu, selon la formule de McNeill. Bref, un premier moment d’hubris technologique avec James Watt et sa machine à vapeur (1784) ; un deuxième épisode, marqué par l’éveil de quelques consciences avec Rachel Carson (Le Printemps silencieux, 1962) et le rapport The Limits to Growth du club de Rome (1972) ; et enfin un troisième temps, matérialisé par une entrée dans la maturité de la conscience écologique, les cris d’alarme de Crutzen et de quelques autres (James Lovelock, Claude Lorius, André Lebeau ou Al Gore…) finissant par être entendus à l’aube du 21e siècle.

Qu’on n’en déduise pas pour autant que les auteurs s’inscrivent en faux contre ce concept d’Anthropocène, qu’ils font résolument leur – « L’Anthropocène est une prise de conscience essentielle pour comprendre ce qui nous arrive ». Ils le martèlent : « L’Anthropocène (…). C’est notre époque. Notre condition. (…) Le signe de notre puissance, mais aussi de notre impuissance. C’est une Terre dont l’atmosphère est altérée par les 1 400 milliards de tonnes de CO2 que nous y avons déversées en brûlant charbon et pétrole. C’est un tissu vivant appauvri et artificialisé, imprégné par une foule de nouvelles molécules chimiques de synthèse qui modifient jusqu’à notre descendance. C’est un monde plus chaud et plus lourd de risques et de catastrophes, avec un couvert glaciaire réduit, des mers plus hautes, des climats déréglés. »

Mais pour eux, le grand récit officiel de l’Anthropocène, cette saga d’éveil à la conscience environnementale scandée en trois étapes, est une fable. Une fable qui n’a d’autre but que de déposséder l’humanité de ses capacités d’action, de la convaincre de confier le sort de la planète aux ingénieurs du système Terre, aux scientifiques comme aux politiques qu’ils conseillent. Ils rappellent d’abord que l’Anthropocène a été un moment voulu, par des entrepreneurs, des États qui ont fait le choix de cette nouvelle époque. Que les choix technologiques auraient pu être autres. Ainsi de cette machine à vapeur solaire qui aurait pu rivaliser en performance et coûts avec ses concurrentes à charbon, mais qui a été mise de côté par choix industriel. Ainsi des décisions qui ont fait de l’Amérique la première puissance industrielle du 20e siècle : l’éolien et le solaire fournissaient en électricité nombre de foyers au début du siècle, et le lobbying des grandes compagnies a poussé à imposer un système de production d’énergie massif et centralisé. Un choix aujourd’hui contesté, générant des mouvements de reprise en mains par les citoyens – voir à ce sujet Bénédicte Manier [MANIER, 2012], qui mentionne par exemple que 47 % de la distribution d’énergie aux États-Unis est aujourd’hui aux mains de coopératives ou de structures politiques locales. Le même développement, soulignent entre autres exemples Bonneuil et Fressoz, vaut pour le tramway. Sa disparition aux États-Unis a été planifiée par les groupes industriels qui en avaient acquis la concession. Ils ont imposé le développement des bus qu’ils commercialisaient, puis la vente en masse de véhicules individuels. Leur stratégie a fait de la ville nord-américaine, planifiée au commuting, ce qu’elle est aujourd’hui. 

Les enjeux d’une déconstruction

Dans ce combat visant à poser l’Anthropocène comme mythe planifié de notre époque, se profilent bien des enjeux sémantiques : réduire, comme on le fait souvent, l’Anthropocène à une « crise » environnementale induit ainsi que l’on peut s’en sortir en prenant les bonnes décisions – en ayant recours aux bons experts tel Jeremy Rifkin, qui prône une Troisième Révolution industrielle verdissant, décentralisant et démocratisant la production et la distribution d’énergie… Une crise serait donc passagère et gérable, tout le contraire de cette accélération vers le mur que l’on peut lire entre les lignes des rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Le développement durable, credo du verdissement de notre économie capitaliste, est à disséquer de la même façon : le développement durable est un mieux, en ce qu’il injecte le respect de l’écologie dans le paradigme économique. Mais est-il vraiment une solution « durable » ? Pourra-t-on consommer toujours plus, fût-ce en étant écologiquement responsables ? Allons plus loin : le développement durable n’est-il pas le cache-sexe derrière lequel s’abrite notre économie, et plus largement notre soif de confort consumériste, pour éviter de se poser la question de la décroissance à l’heure où la croissance faramineuse de la classe moyenne mondiale, dopée par l’émergence, promet aux industriels des profits immenses ?

La récente apparition des lanceurs d’alerte, accompagnant une prise de conscience globale, est pour Bonneuil et Fressoz un autre mythème de cette fable. Ils citent Buffon qui écrit, dans Les Époques de la nature (1780) : « La face entière de la Terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme ». Et Buffon de prophétiser ce qu’aujourd’hui nous promet la géoingénieurie, éreintée par Clive Hamilton dans Les Apprentis Sorciers du climat [HAMILTON, 2013] : l’humanité pourra « modifier les influences du climat qu’elle habite et en fixer pour ainsi dire la température au point qui lui convient ». À tous les moment du déploiement de l’Anthropocène, soulignent les auteurs, il s’est trouvé des gens pour alerter sur la pollution de l’air, le recul des forêts, l’extinction des espèces, le réchauffement climatique… Ajoutons que la fable est occidentalocentrée, puisque ses acteurs-jalons ont en commun d’être états-uniens ou européens – les lanceurs d’alerte n’ont-ils pu aussi être chinois ou indiens ? Peut-être, demain, la démocratie locale en Chine s’exercera-t-elle aux cris des mouvements environnementalistes ?

Au final, quel sens donner au mot « événement » ? Un événement n’est pas une « chose ». Adhérer à cette chose qu’est le grand récit officiel, « géocratique », de l’Anthropocène, pour Bonneuil et Fressoz, nous dépossède de nos capacités de citoyens. C’est un imaginaire aliénant, qui revient à confier à ceux qui savent, ceux qui nous amenés là, le sort du système Terre. Le débat renvoie à la science, à la technologie, à la philosophie, à la science politique (liberté, démocratie…) comme à l’histoire globale, les auteurs ayant clairement intégré les apports de ces différents champs dans leurs analyses. La Terre n’est pas une grande machine cybernétique que les savants pourraient réguler, l’histoire n’est pas linéaire et les citoyens ont leur mot à dire. Prendre conscience des enjeux sous-tendus par le mythe moderne de l’Anthropocène, c’est faire en sorte de nous approprier le contrôle de notre futur.

La démonstration est éloquente : à tous moments, ce sont des choix industriels et politiques qui ont dicté notre trajectoire. Alors qu’il est possible sinon probable que cette lancée nous mène dans l’impasse, savoir que de tout temps des voix se sont élevées pour signaler qu’il existait d’autres bifurcations, c’est nous donner les moyens de prendre le volant, de conceptualiser un « autre monde », peut-être de le rendre possible. Un monde que nous n’aurions plus honte de léguer à nos enfants.

 

CICOLELLA André [2013], Toxique planète. Le scandale invisible des maladies chroniques, Paris, Seuil, collection « Anthropocène ».

HAMILTON Clive [2013], Les Apprentis Sorciers du climat. Raisons et déraisons de la géo-ingénierie, trad. fr. Cyril Le Roy, Paris, Seuil, collection « Anthropocène ».

LEBEAU André [2008], L’Enfermement planétaire, Paris, Gallimard.

LEBEAU André [2011], Les Horizons terrestres. Réflexions sur la survie de l’humanité, Paris, Gallimard.

LORIUS Claude et CARPENTIER Laurent [2011], Voyage dans l’Anthropocène. Cette nouvelle ère dont nous sommes les héros, Arles, Actes Sud.

LOVELOCK James [2006], La Revanche de Gaïa. Pourquoi la Terre riposte-t-elle ?, trad. fr. Thierry Piélat, Paris, Flammarion, 2007, rééd. J’ai lu, 2008.

MANIER Bénédicte [2012], Un million de révolutions tranquilles. Travail, argent, habitat, santé, environnement : tout ce que les citoyens changent dans le monde, Paris, Les liens qui libèrent.

McNEILL John R. [2000], Du nouveau sous le soleil. Une histoire de l’environnement mondial au 20e siècle, trad. fr. Philippe Beaugrand, Paris, Champ Vallon, collection « L’environnement a une histoire », 2010.

SCHWÄGERL Christian [2010], L’Âge de l’Homme. Construire le monde de demain à l’âge de l’Anthropocène, trad. fr. Nicolas Vergnaud, Paris, Éditions alternatives, 2012.

 

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