Voici la deuxième partie de « Histoire globale, pensée globale », texte constituant l’introduction du dernier livre d’Alessandro Stanziani, Les Entrelacements du monde. Histoire globale, pensée globale (XVIe-XXIe siècles), CNRS Éditions, 2018.
Les courants de l’histoire globale au 21e siècle
Contrairement à ce que formulent certaines critiques, l’histoire du monde (world history) et celle de la globalisation ne constituent que deux des nombreuses approches de l’histoire globale. De l’histoire universelle à la comparaison et à l’histoire connectée, l’histoire globale inclut toute approche qui ne soit pas étroitement centrée sur une aire culturelle ou un pays. Ces approches foisonnantes opèrent un décentrement de perspective et remettent en discussion des chronologies et des orientations affirmées. Ainsi, au lieu de souligner la supériorité de la pensée occidentale sur toutes les autres en termes d’universalité, scientificité, droits, liberté, progrès techniques, etc., l’histoire globale met en évidence les interactions entre plusieurs valeurs et solutions. Elle dessine des dynamiques multipolaires. La suprématie de l’Occident s’exprime alors dans certains domaines – géopolitiques, militaires, économiques – pendant une période assez limitée, grosso modo entre le début du 19e et la fin du 20e siècle. Avant et après cette courte période, d’autres régions du monde s’imposent ou, le plus souvent, la multipolarité domine. Jamais l’histoire de la Chine, de l’Inde, de plusieurs pays d’Afrique n’aura attiré autant d’attention parmi les historiens, sociologues, politistes, enseignants et auprès du grand public qu’au cours des dernières années (2).
Par ce biais, l’histoire globale remet en discussion la périodisation européocentrique conventionnelle entre histoires ancienne, médiévale, moderne et contemporaine (3) : nouvelle histoire de Rome, importance de l’histoire ancienne de la Chine, de l’Eurasie (4) et surtout de l’Afrique longtemps négligée par les historiens traditionnels (5). L’histoire globale propose des explications nouvelles, parmi d’autres, de l’essor de la science (6), du capitalisme et de ses dynamiques (7), ceux-ci n’étant plus vus juste comme un succès unique du monde occidental mais comme une dynamique globale de longue durée où les influences mutuelles entre plusieurs mondes sont la règle. Il ne s’agit pas seulement de revendiquer l’importance de l’Islam, de l’Asie et de l’Afrique dans l’histoire mondiale, mais également de souligner des millénaires de rencontres entre ces mondes. L’histoire globale ne nie pas la suprématie de l’Occident, mais elle ne l’explique plus comme une nécessité historique et comme un exploit fondé sur ses seules connaissances et institutions. Il est dès lors tout à fait légitime de parler d’un véritable tournant global de nos jours, après le tournant social des années 1960 et 1970 (lorsque l’histoire mettait l’accent sur les dynamiques sociales) et le tournant culturel des années 1980 et 1990 (insistant au contraire sur le rôle du savoir dans les dynamiques historiques).
À première vue, l’histoire globale comme histoire de la planète répond à la globalisation récente : l’interdépendance étroite entre les parties du globe, comme jamais auparavant, auraient encouragé les historiens à proposer des démarches d’histoire mondiale. Sans être fausse, cette interprétation est partielle, car, en effet, l’histoire dite mondiale (world history) récente a démarré aux États-Unis dans un contexte particulier, au milieu du Pacifique, dans les îles Hawaï. Mieux connues pour leurs cocotiers et leurs villégiatures pour riches Américains, ces îles n’étaient pas réputées pour leur université. Pourtant, voilà qu’au milieu des années 1990, quelques universitaires relégués à Hawaï constatent qu’après tout, se trouver entre l’Amérique et l’Asie pouvait avoir quelques avantages en termes de recherche, d’autant que la Chine donnait des signaux forts de réveil. Le contexte historique est particulier : Bill Clinton et Toni Blair évoquent alors les vertus du marché et de la globalisation. En mettant de côté l’attentat d’Oklahoma city (168 morts), l’assassinat d’Yitzhak Rabin ou les 7 000 Musulmans bosniaques assassinés, l’enthousiasme semble s’imposer. La chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, l’attention prêtée aux phénomènes de globalisation, ajoutées à l’émergence de la Chine, puis de l’Inde, produisent des effets importants au sein de la communauté académique américaine. Le « global » s’affirme comme la catégorie principale dans les forums publics. Le constat d’une écrasante majorité de thèses et de chaires consacrées à l’histoire nationale et de la marginalité des études sur les aires culturelles ne paraît pas répondre aux soucis suscités par la globalisation. Des conférences sont organisées, à Hawaï même, puis dans d’autres universités afin de contester ce cloisonnement. Le Journal of World History est fondé et publié par les Presses de l’Université d’Hawaï ; il ne s’agit pas d’étudier uniquement la Chine ou l’Inde, mais le monde dans sa globalité. L’ambition de cette revue et de la world history en général est celle de fournir une synthèse de l’histoire mondiale différente des images conventionnelles centrées sur l’Occident et son expansion. Depuis, de très nombreux ouvrages d’histoire mondiale ont vu le jour ; certaines synthèses comme celles de Bayly, Darwin, Cooper et Burbank, Osterhammel (8) parmi d’innombrables autres ont ainsi proposé des représentations de l’histoire mondiale radicalement différentes de celles, par exemple, de Hobsbawn, Cameron, North et Thomas (9). Autant ces derniers célébraient l’Occident, autant ces nouveaux auteurs proposent une approche multipolaire.
L’histoire du monde n’est pas perçue partout de la même façon. Ainsi, en Russie, l’histoire mondiale s’inspire souvent de l’histoire universelle à la soviétique, avec une description successive des principales régions du monde, dans une hiérarchie finalement assez civilisationniste et européocentrique. L’histoire du monde à l’américaine, quant à elle, ne peut s’empêcher de placer le continent nord-américain au cœur de ses démarches, qu’il s’agisse de critiquer le capitalisme et l’impérialisme états-unien, ou bien d’exalter la lutte pour la liberté et la démocratie mondiale propulsée par les Etats-Unis (10). C’est encore différent au Japon où le même mot (ou expression) désigne histoire mondiale et histoire globale. S’il n’est fait aucune différence entre les deux, le contenu de cette notion évolue depuis la Seconde Guerre mondiale, en passant d’une catégorisation entre histoire orientale, histoire occidentale, histoire du Japon vers une histoire du monde connecté, mais dans laquelle le Japon reste néanmoins « particulier » (11)…
À côté des ouvrages individuels, les entreprises collectives se sont multipliées ces dernières années ; les principales maisons d’édition anglo-saxonnes – Wiley, Cambridge, Oxford, Palgrave, Routledge – ont lancé des collections d’histoire globale. Ce désir d’exhaustivité rappelle les anciennes histoires universelles, tout autant que des entreprises semblables traditionnellement produites par ces mêmes maisons (Cambridge et son histoire de la Chine, de l’Afrique, de l’Inde, de la Russie, etc.). Comme ces précédentes parutions, les nouvelles histoires mondiales expriment l’état de l’art à un moment donné. Ce sont des synthèses sélectives – s’appuyant sur les réseaux des coordinateurs – plutôt que des travaux novateurs ; elles sont en bonne partie dans l’air du temps, ne font pas de vagues majeures et ne déplacent pas les lignes. Néanmoins, plusieurs éléments distinguent ces nouvelles publications des anciennes histoires universelles, à commencer par les périodes étudiées : les histoires globales n’hésitent pas à remonter loin dans le temps, jusqu’au paléolithique et au-delà, en rencontrant l’histoire géologique et celle de l’univers. L’histoire ne commence plus avec les débuts de l’écriture et ne cherche plus à mettre en évidence l’essor « inévitable » de l’Occident. Que faut-il retenir et penser de cette dynamique ?
Si Dieu n’existe pas, tout est permis ; cette angoisse de Dostoïevski est celle de nombreux historiens face à l’histoire du monde, accusée de superficialité, de manque de rigueur, de méconnaissance des régions discutées, et à laquele on reproche de recourir à une littérature secondaire (12). Cependant, attaquer l’histoire mondiale en tant que telle, c’est se tromper de cible : ces synthèses sont les bienvenues comme manuels avancés ; pas question de s’en priver, sauf si l’on considère que le public généraliste et les étudiants ne sont pas dignes d’attention ou que seule l’histoire nationale compte. Cela n’a pas plus de sens de critiquer ces travaux au motif qu’ils s’appuient essentiellement sur des sources secondaires ; pour quelles raisons des synthèses historiques réalisées par Hobsbawm et mettant l’accent sur la Révolution industrielle anglaise et la Révolution française seraient acceptables, tandis que celles émanant d’un spécialiste de l’Inde seraient à condamner ?
C’est là un aspect sans doute dérangeant pour nous Européens ; comment est-il possible d’écrire l’histoire du monde sans mettre l’Europe au cœur de ses dynamiques ?
En réalité, la limite principale de ces synthèses récentes réside dans le fait que, contrairement aux déclarations de principe de leurs auteurs, elles ne sont pas véritablement émancipées d’une posture européocentrique. Ainsi, Bayly ne remet pas en discussion la suprématie anglaise, même s’il cherche à l’inscrire ces phénomènes dans des dynamiques globales dans lesquelles les mondes non européens ne constituent pas que des récipients passifs de l’Angleterre et de l’Occident en général[1]. Il en va de même pour l’ouvrage d’Osterhammel, qui ne discute pas les contributions des historiographies nationales. L’importance et la notion même de Révolution industrielle ne sont pas remises en question – et ceci malgré les nombreux débats dans ce domaine et les avancées de l’historiographie. Finalement, ces travaux de synthèse et les collections des grandes maisons d’édition anglo-saxonnes s’appuient presque exclusivement sur des auteurs issus des universités anglaises et états-uniennes. Ils ignorent le plus souvent les historiographies autres que celles écrites en langue anglaise. Rappelons-nous ce que Bloch observait déjà en 1933 : face à la multiplication des ouvrages collectifs et des collections d’histoire universelle et d’histoire du monde, il critiquait, d’une part, l’absence des nations et des histoires nationales, et d’autre part, le fait que ces ouvrages n’évoquent jamais les problèmes et les limites des connaissances de leurs auteurs et des historiographies disponibles (14). Ces deux limites sont encore valables de nos jours.
Alessandro Stanziani
(2) Un exemple entre tous, le succès des Rencontres de l’histoire de Blois d’octobre 2015 consacrées aux Empires et réunissant des dizaines de milliers de participants.
(3) Caroline Douki, Philippe Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54-4 bis, 2007, pp. 7-22. Patrick Manning, Navigating World History: Historians create a Global Past, Basingstoke, Palgrave-Macmillan, 2003 ; « On Transnational History », American Historical Review, 111-5, décembre 2006.
(4) Juste quelques références à titre d’exemple, dans une bibliographie désormais immense : Martin Pitts, Miguel John Versluys, Globalisation and the Roman World, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 ; Peter Fibiger Bang, Christopher Bayly (dir.), Tributory Empires in World History, New York, Palgrave McMillan, 2011 ; Nicola Di Cosmo, Ancient China and its Enemies: the Rise of Nomadic Power in East Asian History, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ; Claude Nicolet, L’Inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l’Empire romain, Paris, Fayard, 1988.
(5) Erik Gilbert, Jonathan Reynolds, Africa in World History, from Prehistory to the Present, Londres, Pearson, 2012.
(6) Morris Law, Beyond Needham. Science, Technology and Medicine in East and South-East Asia, Chicago, University of Chicago Press, 1998 ; Kapil Raj, Relocating Modern Science, Basingtoke, MacMillan, 2007.
(7) Sven Beckert, Empire of Cotton, New York, Kopf, 2014.
(8) Christopher Bayly, The Birth of the Modern World, 1780-1914, Londres: Blackwell, 2004, traduction française La Naissance du monde moderne, Paris, Éditions de l’Atelier, 2006 ; John Darwin, After Tamerlane. The Rise and Fall of Global Empires, 1400-2000, Londres, Penguin Book, 2007 ; Jürgen Osterhammel, The Transformation of the World. A Global History of the Nineteenth Century, Princeton, Princeton University Press, 2014, traduction française La Transformation du monde. Une histoire globale du XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2017 ; Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires in World History, Princeton, Princeton University Press, 2010, traduction française Empire, Paris, Payot, 2011).
(9) Eric Hobsbawm, The Age of Revolution, 1789-1848, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1962, traduction française L’Ère des révolutions, Paris, Fayard, 2011 ; Rondo Cameron, A Concise Economic History of the World, Oxford, Oxford University Press, 1993 ; Douglass North, Robert Thomas, The Rise of the West: A New Economic History, New York, Norton, 1973.
(10) Dominic Sachsenmeier, Global Perspectives on Global History: Theories and Approaches in a Connected World, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
(11) Masashi Haneda, Toward Creation of a New World History, Tokyo: Japan Publishing Industry Foundation for Culture, 2018, original in japanese 2011.
(12) Chloé Morel, Manuel d’histoire globale. Comprendre le global turn des sciences humaines, Paris, Colin, 2014 ; Sebastian Conrad, What is Global History?, Princeton, Princeton University Press, 2016.
(13) Ces synthèses rappellent certes les anciennes histoires universelles, mais avec une différence majeure tout de même : ces ouvrages mettent à l’avant-plan les dynamiques des mondes non européens avant, pendant et après l’expansion de l’Occident.
(14) Marc Bloch, « Manuels ou synthèses », Annales d’histoire économique et sociales, 1933, p. 67-71, reproduit in Histoire et historiens, Paris, Armand Colin, 1995, pp. 66-71.
Prochain article : « Comparaisons versus connexions ».