C’est à une lecture inattendue que nous convie Jean C. Baudet avec ses Curieuses Histoires de la pensée. Philosophe, biologiste (on lui devrait, à en croire sa biographie sur wikipedia, la découverte des ancêtres des haricots) et poète, l’auteur a commis une multitude de livres relatifs à l’épistémologie historique des sciences. Il ambitionne ici de dresser une synthèse de l’histoire de la pensée, depuis ses lointaines origines préhistoriques jusqu’aux débuts de l’ère commune – une très longue période, qui voit la pensée atteindre un apogée au moment qualifié d’âge axial par le philosophe Karl Jaspers [1949], un concept récemment enrichi des considérations de Karen Armstrong [2009] et d’Yves Lambert [2007], dans des ouvrages déjà commentés sur ce blog.
La philosophie, un effort de pensée en vue du bonheur
Cette histoire des religions et de la philosophie – définie comme quelque chose qui serait « un effort de pensée en vue du bonheur » – est bâtie de courts chapitres. La structure, toute en didactique, graissant les mots-clés, s’attardant sur des concepts basiques…, manifeste un effort de vulgarisation louable, susceptible de faciliter la lecture du néophyte, qui aura tendance à irriter le lecteur plus averti. Il serait dommage de s’arrêter à cet aspect, car cet excellent panorama pour débutant de la pensée évolutionniste offre tant le mérite de l’originalité que celui de la synthèse.
La réflexion se développe à la façon d’une navigation sur Internet, une affirmation entraînant une courte explication, qui fournit elle-même matière à poser une définition, qui débouche à son tour sur une comparaison ou un exposé concentré de la pensée d’un auteur. Ainsi, après avoir disserté sur l’apport de Pascal Boyer – dont il résume l’apport en un lapidaire « les émotions liées à la mort sont à l’origine des religions » –, Baudet estime que « la religion est née en admettant l’existence d’un monde transcendant, ou plutôt les religions sont nées, car le processus se répétera en divers lieux, en fait en chaque localité où s’est installlé un groupe humain suffisamment avancé techniquement pour disposer de loisirs. Pour composer des poèmes. Pour inventer des dieux. » Ajoutons que le processus serait le même partout, ce qui amène l’auteur à en déduire que « partout le même système nerveux invente les mêmes dieux ». Entre-temps, il aura dressé un panorama sur la pensée magique selon James G. Fraser, se sera aventuré à définir le sacré en recourant à Bronislaw Malinowski, revenant sur l’émergence de la conscience ou du langage chez les hominidés tout en affirmant que le philosophe contemporain n’a rien de plus pour penser que celui de l’Antiquité grecque – de quoi écrire, lire, et un cerveau inchangé. À l’en croire, Gutemberg ou Internet n’ont rien apporté en termes de cognition.
Attention : objet publié non identifiable
Ce genre d’affirmation biaise cet ouvrage, et concourt à le rendre inclassable. J’appellerai cela un opni, pour objet publié non identifiable. Sa rédaction, sa mise en page, sa structure le destinent à l’initiation d’un jeune public. Sa densité en réserve clairement la lecture à un public aguerri. Et les opinions de l’auteur, pour stimulantes qu’elles soient, mériteraient critique – on regrettera que le parti-pris pédagogique de l’ouvrage empêche paradoxalement l’auteur de les étayer correctement, au bénéfice d’une simplification parfois abusive.
On s’amusera au passage de voir Baudet s’efforcer de suivre un plan chronologique, ne cessant de répéter que les dates sont relatives et que les historiens spécialistes s’écharpent sur les datations, tout en incluant de force dans sa visée évolutionniste des théories plutôt chaotiques que l’on devine lui avoir été soufflées par la lecture du philosophe Mircea Eliade : ainsi affirme-t-il que la divination serait née de l’invasion akkadienne de Sumer. Car les Akkadiens, nomades, auraient été ouraniens, soumettant et se mélangeant à des sédentaires, chtoniens. La fusion des deux panthéons, un basé sur des idées religieuses centrées sur la fécondité de la terre – religion d’en bas des Sumériens –, l’autre sur l’observation du ciel étoilé – religion d’en haut des Akkadiens –, aurait abouti à créer une perception linéaire et déterministe des événements, devenant prévisibles par l’astrologie ! Notons à sa décharge que l’ouvrage d’Armstrong, déjà mentionné, souffre des mêmes défauts : on peut facilement combler par l’imagination ce que la rareté des sources sur ces périodes ne permet pas d’appréhender de façon certaine.
L’auteur lui-même sait mettre en perspective, non sans humour, les affirmations des historiens qu’il commente. S’il tend à considérer Abraham ou Salomon comme des personnages davantage historiques que mythiques, il note, présentant une biographie de Moïse par Henri Cazelles : « C’est tout juste si Cazelles ne nous décrit pas la couleur de ses cheveux et les motifs décoratifs de sa tunique. Là où les documents historiques sont muets, pourquoi les historiens le seraient-ils ? »
Au final, à qui peut s’adresser cet étonnant ouvrage de synthèse ? D’abord à des médiateurs de savoir. Des enseignants par exemple, qui souhaiteraient s’initier rapidement aux principales thèses de l’histoire de la pensée antique et globale (on déplorera ceci dit la faible place accordée à la pensée chinoise), mais qui sauront conserver leur esprit critique pour mettre en perspective certaines affirmations. Ensuite à tous ceux qui souhaitent enrichir leur connaissance de cette période qui vit, selon la formule consacrée, « la naissance de la sagesse » – une naissance que l’auteur situe dans le creuset de la Grèce classique, rejoignant ainsi le camp des partisans du « miracle grec ». On apprend beaucoup de choses dans cet ouvrage, et les idées y abondent, même si nombre de ces dernières méritent de passer par le crible de la réflexion et de la vérification avant d’être validées.
À noter :
Dans la même veine très pédagogique, similaire aux entreprises de la Collection « Pour les Nuls » de First éditions, Jean-Noël Fenwick nous a gratifiés en 2010 d’un intéressant manuel de grande vulgarisation de big history (du big-bang aux début des civilisations, l’histoire du globe et du monde en 200 p. de paragraphes courts, avec ici recours massif à de multiples intertitres et dessins…) : Les Sept Coups de génie de Madame Bigabanga, Albin Michel/Universcience éd.
À propos de :
BAUDET Jean C. [2011], Curieuses Histoires de la pensée. Quand l’homme inventait les religions et la philosophie, Paris-Bruxelles, Jourdan Éditions.
Autres références :
JASPERS Karl [1949], Vom Ursprung und Ziel der Geschichte. München & Zürich ; traduction française : Origine et sens de l’histoire, Paris, Plon, 1954.
ARMSTRONG Karen [2009], La Naissance de la sagesse (900-200 avant Jésus-Christ). Bouddha, Confucius, Socrate et les prophètes juifs, Paris, Seuil ; traduit de l’anglais par Marie-Pascale d’Iribarne-Jaâwane, The Great Transformation : The world in the time of Buddha, Socrates, Confucius and Jeremiah, Atlantic Books, London, 2006.
LAMBERT Yves [2007], La Naissance des religions. De la préhistoire aux religions universalistes, Paris, Armand Colin.
Cher Monsieur TESTOT,
Merci d’avoir pris la peine de commenter longuement et finement mon dernier livre, « Curieuses histoires de la pensée ». J’ai tenté – il me semblait que c’était assez clair – de comprendre comment les religions se sont constituées. Il est évident que je n’en sais rien, et que personne ne peut prétendre le savoir. Je ne dispose que de mon intelligence (limitée) et de mon imagination (plus limitée encore) et d’une immense bibliothèque. Vous semblez dire que les autres philosophes d’aujourd’hui disposent d’autres ressources. Je voudrais bien savoir lesquelles. Il me semble que l’imprimerie (Gutenberg) et Internet n’ajoutent que des facilités de consultation de la bibliographie, et il me semble que celle-ci, aussi abondante soit-elle, ne comporte que des idées issues de … l’intelligence et de l’imagination de leurs auteurs… C’est ce qui différencie la philosophie de la science, celle-ci disposant de moyens techniques (microscopes, télescopes, etc.).
Mon livre est donc le résultat d’un travail philosophique, et je suis arrivé à la conviction (momentanée, il ne s’agit évidemment pas d’une certitude) que les religions sont des réponses, partout identiques (l’idée d’un monde « caché » et « supérieur »), à la peur de l’animal humain face à ses souffrances. C’est une hypothèse, qui bien entendu ne plaira pas aux croyants de toutes les sortes. Elle me semble assez cohérente, mais je ne peux pas la vérifier (voir Popper…).
Il se fait qu’en rédigeant le résultat de mes réflexions en suivant la chronologie (ne pensez-vous pas qu’il fallait parler d’Aménophis IV avant de parler de Lucrèce ?), et en m’efforçant d’aller au fond des choses (en évitant les pièges d’une terminologie prétentieuse), j’ai donné à mon livre des allures pédagogiques, voire même vulgarisantes. Il s’agit d’un effet collatéral de mon travail, car je n’ai jamais souhaité « vulgariser » quoi que ce soit. Je déteste même la vulgarisation, je peux bien vous l’avouer.
Je suis persuadé que si mon texte était paru sous une couverture blanche sans image, avec un titre plus « universitaire » (genre « Phénoménologie des origines de la pensée religieuse »…) vous auriez rédigé un compte rendu quelque peu différent (vraiment, ne pensez-vous pas ?). Si l’habit ne fait pas le moine, la couverture d’un livre oriente la critique !
Quant aux haricots, je ne vois pas pourquoi vous les mentionnez… J’ai en effet, il y a bien longtemps, fait des travaux de recherche fondamentale sur la génétique et la phylogénie des haricots, comme j’ai, plus récemment, travaillé sur l’histoire des sciences, mais je comprends mal la nécessité d’y faire allusion dans une recension où il s’agit de philosophie et d’histoire des religions.
J’espère que mon commentaire de votre commentaire ne vous paraîtra pas trop long. Quant aux religions chinoises, j’aurais certes pu développer davantage, mais mon objectif est de comprendre la pensée d’aujourd’hui, et les Grecs et les Hébreux ont plus « formaté » notre civilisation que Confucius, qu’on le veuille ou non.
Au fait, et pour finir pas un trait de critique, vaut-il mieux avoir émis une hypothèse sur l’origine des religions, ou sur l’évolution des haricots ?
Cher Monsieur BAUDET
Je vous remercie d’avoir pris la peine de répondre si longuement. Je suis désolé de ce que certains aspects de la recension que j’ai faite de votre ouvrage vous aient déplu. Concernant les haricots, il se trouve simplement que sur un blog portant sur l’histoire globale – mettant donc l’accent entre autres sur les contacts, les origines, les diffusions, le détail, trivial certes, a quelque sens – encore ne fais-je que le mentionner, pour suggérer que votre parcours s’initiait depuis les sciences dites « dures ».
Je ne pense pas que la couverture et le titre orientent la lecture et le commentaire d’un livre… quand on prend la peine de le lire.
Concernant la thèse de votre ouvrage, elle ne plaira pas aux croyants certes, mais je la partage, dans une optique moindrement évolutionniste. Vous postulez l’hypothèse que les religions s’originent dans « la conviction (momentanée, il ne s’agit évidemment pas d’une certitude) que les religions sont des réponses, partout identiques (l’idée d’un monde « caché » et « supérieur »), à la peur de l’animal humain face à ses souffrances. » Fort bien. Mais cette thèse n’est pas nouvelle. Ce qui est nouveau, c’est le travail de comparaison et compilation que vous mettez en œuvre pour l’appuyer, et qui a, peut-être involontairement (résultat de la mise en page ? de la démarche « encyclopédique » ?), des aspects beaucoup plus pédagogiques que 2 autres ouvrages parus sur des thèmes similaires (Armstrong et Lambert).
Enfin, point de divergence mineur, je reste pour ma part convaincu que tant l’imprimerie, Internet et tutti quanti ont initié une révolution du savoir, qui exerce des impacts cognitifs. Que tant de gens aient eu accès à l’éducation a produit une nouvelle société. Sans cette société des médias, vous n’auriez pas autant de lecteurs, ne produiriez pas autant de livres, je n’exercerai pas la profession de journaliste et nous ne pourrions, à plusieurs centaines de kilomètres de distance, échanger ainsi. Cela semble une platitude, mais non, je postule pour ma part l’hypothèse que le philosophe grec de l’Antiquité, ne disposant pas d’autant de supports mnémoniques que nous, procédait différemment pour penser.
Quant à Confucius, aujourd’hui officiellement délégué héraut de la culture chinoise, il exercera peut-être dans quelques décennies une influence sur notre pensée… Qui sait ? Il est vrai qu’aujourd’hui, nous pouvons économiser toute réflexion sur son apport à la philosophie occidentale. Je trouvai juste dommage de ne pas tester vos hypothèses évolutionnisme au miroir de la Chine.
Au final, les minuscules divergences qui nous opposent ont peu d’importance. J’ai apprécié la lecture de votre ouvrage, y ai beaucoup appris, et l’utiliserai à l’avenir pour enrichir ma réflexion. C’est là l’essentiel.
Bonjour,
Je n’ai pas lu ce livre. Mais je me permettrai de dire que s’il ne traite pas plus que les autres livres du genre de la philosophie hermétique, il sera tronqué. En effet, à mon sens, cette exclusion systématique qui dure depuis plusieurs siècles, et spécialement depuis Descartes et Mersenne, se doit d’être réparée au plus vite. Pour ceux qui étudient cette philosophie hermétique, son imprégation de tout l’occident est une telle évidence, que continuer à l’ignorer tient du complot ou de la stupidité.
La chose est très certainement réparable, vu le nombre d’éditions française de ces écrits. En ce qui me concerne je m’évertue à faire connaître Dorn et Paracelse (presque inconnus jusqu’ici) via les éditions BEYA, mais il y en a beaucoup d’autres. Quand daignera-t-on se mettre à jour avant que le ridicule n’éclate?