Pour une histoire de la mondialisation non téléologique

Nous avons montré (papier du 7 février) que l’histoire de la mondialisation peut aisément tomber dans le piège d’une interprétation téléologique qui expliquerait le présent comme la conséquence nécessaire d’une certaine loi de l’histoire. Nous avons également montré que tel semble bien être le cas de l’approche néoclassique en la matière (papier du 21 février), laquelle pose un idéal-type, le principe de convergence, qui devient explicatif par lui-même. Comment réaliser une histoire de la mondialisation qui, tout en assumant l’inévitable « dépendance téléologique », ne procède pas d’une « interprétation téléologique » ? C’est le défi que le papier d’aujourd’hui cherche à relever.

La question fondamentale est de savoir s’il est scientifiquement acceptable de rechercher les chaînes de causalité propres à un phénomène contemporain, sans tomber dans une « téléologie implicite », comme le suggère clairement Minard [2010, p. 456], qui ne procède pas pour autant à la distinction entre dépendance et interprétation téléologiques. Notre réponse consiste à dire que recherche de causalité et dépendance téléologique sont toujours intimement mêlées. Rickert [1997, pp. 130-131] l’énonçait fermement : « Le principe méthodique de la sélection de l’essentiel en histoire est dépendant de valeurs, même dans la recherche des causes, dans la mesure où seules entrent en considération les causes spécifiquement significatives pour la réalisation des biens. » Autrement dit, il ne peut strictement pas exister de recherche de cause hors du cadre de cette dépendance téléologique. Opposer une recherche de causes « sous dépendance téléologique » à une recherche des causes en quelque sorte « pure » n’aurait absolument aucun sens…

Mais ceci nous oblige à assumer, avec Simmel, cette idée plus radicale peut-être que l’historien ne recrée pas un monde ayant existé, mais qu’il donne forme à une matière, qu’il crée un monde original, en grande partie dépendant de nos valeurs présentes et qui ne peut avoir de sens que pour nous. Dans cette conception, le passé est non seulement réinterprété mais encore sélectionné par ses conséquences. Il doit alors être clair que l’histoire sera nécessairement toujours reprise en fonction des questions nouvelles que suscitera l’avenir. La subjectivité du choix prend alors une portée positive : « Si l’histoire est toujours jeune, si elle est toujours à refaire […] c’est que la vie elle-même se renouvelle avec les valeurs auxquelles elle s’attache et que l’homme n’aura jamais fini d’interroger, aussi longtemps qu’il continuera à créer. La subjectivité du choix exprime donc en réalité l’infini de la curiosité historique et elle exprime aussi l’infinité de l’objet » [Aron, 1970, p.225].

Au total la « dépendance téléologique » apparaît comme une condition formelle inévitable mais finalement féconde de la recherche historique. Il importe bien sûr de la différencier de l’interprétation téléologique, laquelle porte sur le contenu de connaissance. La dépendance téléologique n’implique nullement de relier le point (provisoirement) terminal connu à une « raison à l’œuvre » ; elle ne requiert pas plus de considérer qu’un résultat s’impose malgré des actions humaines contraires ou que ce résultat est un aboutissement ultime et nécessaire. De ce point de vue, la dépendance téléologique ne peut nous pousser à considérer, dans le cas qui nous intéresse, la mondialisation présente comme strictement nécessaire ou encore irréversible. Enfin cette dépendance téléologique ne relève évidemment d’aucune eschatologie, fût-elle inconsciente… Elle détermine uniquement le cheminement de la recherche à partir d’une définition de l’objet dans le cadre de valeurs propres à notre contemporanéité.

Qu’est-ce donc en conséquence, au terme de ce long détour, que faire aujourd’hui l’histoire économique de la mondialisation ?

Cela consiste, en application stricte de la logique précédemment évoquée, à construire l’objet de recherche en lien avec des « valeurs » contemporaines. Il faut donc sans doute partir de la mondialisation telle qu’elle se présente à nous, à la fois dans ses attributs descriptifs et dans les « problématiques lourdes » qu’elle nous impose. Nous avons proposé ailleurs [Norel, 2004, pp. 18-24] de caractériser cette « mondialisation contemporaine » par trois éléments, trois « individus significatifs », qui apparaissent seuls véritablement nouveaux depuis le début des années 1980. Bien sûr la libéralisation commerciale, centrale dans l’approche par la convergence, fait partie des éléments matériels à prendre en compte. Mais l’analyse historique montre d’emblée que l’ouverture des économies qu’elle est censée entraîner constitue une tendance de longue durée presque continue (sauf entre 1929 et 1950) depuis le début du 19e siècle. Elle ne sera donc pas retenue dans les éléments novateurs…

Premier élément significatif, la mondialisation des firmes, c’est-à-dire à la fois la définition de stratégies immédiatement conçues sur l’espace mondial, la tendance éventuelle à constituer des oligopoles mondiaux par branche, l’adoption de stratégies post-fordistes ou encore « cognitives ». Le deuxième élément s’identifie à la libéralisation des mouvements de capitaux qui doit manifestement beaucoup à l’action des gouvernements américains des années 1970-1980 : elle détermine la « globalisation financière » qui est à la fois une ouverture internationale des marchés financiers et un approfondissement de ces derniers avec la multiplication de produits destinés à gérer des risques parfois inédits. Le troisième « individu significatif », c’est l’affaiblissement (parfois disparition, souvent transformation ou changement de niveau) des régulations étatiques nationales qui se voient partiellement supplantées par des régulations d’ordre multilatéral, soit à un niveau régional comme celles que s’impose l’Union européenne, soit à un niveau mondial comme l’OMC.

Outre leur caractère original développé ailleurs [idem, pp. 462-541] et qui justifie leur intérêt empirique, ces trois éléments nous paraissent significatifs à la fois des stratégies des acteurs et des « problématiques lourdes » évoquées. Il n’est sans doute pas besoin de préciser que la logique de déploiement des firmes détermine de « nouvelles géographies du capitalisme » [Bouba-Olga, 2006] qui conditionnent la problématique douloureuse des délocalisations. Nulle nécessité non plus d’insister sur le fait que la mobilité internationale des capitaux est l’un des éléments déterminants de l’affaiblissement des politiques économiques nationales (pourtant cruciales en matière d’emploi) ou que, plus généralement, la transformation des régulations étatiques entraîne de lourdes restructurations d’activités (par exemple comme conséquence des accords commerciaux multilatéraux). Stratégies d’acteurs et problématiques vécues sont donc au cœur de ces trois éléments significatifs, ce qui n’était pas immédiatement le cas dans l’approche néo-classique par la convergence.

Est-il possible de procéder à une imputation causale de ces différents phénomènes ? Le tenter, c’est réaliser que ces éléments semblent être des reprises de phénomènes antérieurs similaires. Il est en effet aisé de repérer, dans la seconde moitié du 19e siècle, des antécédents assez caractéristiques : montée d’un investissement direct extérieur propre au « capital financier », intégration financière par la mobilité des capitaux particulièrement forte dans l’espace atlantique, régulation internationale « spontanée » des conjonctures dans le cadre de l’étalon-or. Mais où et quand commenceraient ces derniers éléments ? À quelles causes les relier ? Le réflexe immédiat serait de les imputer à l’achèvement de la révolution industrielle… Mais cet épisode de notre histoire, par ailleurs controversé dans sa nature, semble lui-même avoir été impulsé, puis accéléré, par la constitution d’une « économie atlantique » préalable fondée, entre autres, sur le commerce triangulaire. Cette économie atlantique associait elle-même mouvements internationaux de biens et de facteurs, dans le cadre d’embryons de réseaux d’affaires transnationaux, sous l’hégémonie de la Grande-Bretagne… Autrement dit, des formes d’investissement à l’étranger, de circulation du capital et de régulation internationale (via l’hégémonie d’une puissance) ont précédé le 19e siècle et l’achèvement du capitalisme. Il paraît donc particulièrement arbitraire d’arrêter la régression causale autour de 1780… Mais alors, jusqu’où remonter ?

C’est en fait la difficulté à répondre à cette question qui peut alors nous pousser à un travail d’abstraction afin de cerner « des “faits singuliers” au sens de « types » représentatifs d’un concept abstrait », pour reprendre Weber (cf papier du 24 février), des faits permettant de nous procurer des concepts servant de « moyens de connaissance ». Dans cette perspective on peut dégager un double mouvement, dont les trois phénomènes cités ne seraient que la traduction contemporaine, et qui va nous permettre de construire l’idéaltype « transhistorique » (Hodgson, 2001) indispensable à la lecture du processus historique de mondialisation dans la longue durée…

Les auteurs anglo-saxons emploient couramment le terme de « globalization » pour qualifier ce que nous appelons spontanément mondialisation. La francisation de ce terme en « globalisation » semble donc ne fournir qu’un synonyme. Pourtant les économistes ont régulièrement appliqué ce vocable aux transformations récentes de la finance (on parle moins de « mondialisation financière »). Il y a sans doute là une intuition intéressante dans la mesure où la « globalisation financière » coïncide avec un approfondissement certain des marchés, une connexion plus étroite entre eux, la création de produits et de marchés nouveaux. Plus théoriquement, nous dirions que le système des marchés financiers tend à se faire plus « complet ». Ce terme marquerait plus un approfondissement de la logique marchande qu’une extension géographique des flux concernés…

Cette transformation sémantique est intéressante en ce qu’elle révèle indirectement les deux mouvements centraux que recouvre, dans la longue durée, le processus de « mondialisation ». Ce processus est constitué d’abord d’une extension géographique de l’espace des productions destinées à l’échange. Il est également structuré par une progression de la régulation marchande et de la transformation des sociétés en fonction des impératifs du marché, ce que, en suivant Polanyi, on pourrait qualifier de processus de désencastrement. Qui plus est, nous allons montrer que le premier mouvement a tendance à entraîner le second mais de façon discontinue, souvent paradoxale et dans le cadre d’évidentes réversibilités. Si ces deux mouvements coïncident apparemment aujourd’hui, leur association stricte et leur synergie évidente sont finalement assez nouvelles… Plus précisément, le premier mouvement n’entraîne véritablement le second que dans la mesure où l’État est actif dans une certaine forme d’instrumentalisation du grand commerce : seule cette instrumentalisation semble à même de créer des systèmes de marchés à partir du 17e siècle. Nous allons dans le reste de cet article développer les concepts liés à ces deux mouvements. C’est seulement dans un prochain article que nous tenterons de préciser historiquement les modes d’instrumentalisation du grand commerce par les États.

L’extension géographique des productions destinées à l’échange (pas nécessairement marchand) est effectivement une très vieille histoire. L’Antiquité nous en fournit des exemples avérés (production organisée par les Mésopotamiens en Anatolie dès le 19e siècle av. J.-C., structuration productive du monde méditerranéen occidental par les Carthaginois au 8e siècle avant notre ère). Le commerce de céréales des cités grecques (5e et 4e siècles) ou l’expansion romaine du 1er siècle (avec les prélèvements fiscaux qui obligeront les provinces à produire pour honorer leurs obligations) constituent de réelles occasions d’étendre la sphère de production à un espace géographique inédit. Il n’est pas besoin d’insister sur le fait que cette expansion se reproduit avec l’Islam (à partir de 632 ap. J.-C.), avec l’Empire carolingien, mais aussi la pénétration de Venise en Méditerranée orientale (12éme-13èmes siècles), l’essor atlantique du 16e siècle, les conquêtes mercantilistes de l’océan Indien au 17e, etc.

Ce qui frappe d’abord dans ces différentes expansions de la sphère productive, et c’est un point crucial pour notre propos, c’est l’infinie variété des modalités de l’échange qui l’accompagnent. Cet échange n’est pas toujours marchand : les Phéniciens semblent avoir pratiqué le « troc à l’aveugle »; en Égypte, en Mésopotamie, en Europe sous Charlemagne et dans bien d’autres cas, les prix sont souvent administrés, fixés par le pouvoir ou diplomatiquement négociés. Les exigences fiscales de Rome constituent autant d’occasions d’échanges obligatoires situés hors marché. Les tributs que la Chine impériale perçoit de ses voisins à partir des Han (-206, +220) échappent au marché (mais la revente aux marchands, par le pouvoir, des biens obtenus, en crée un en retour). Cet échange des productions peut être aussi clairement marchand avec des prix libres. Dans ce cas il est réalisé, soit par des marchands individuels et indépendants, le plus souvent appartenant à des diasporas nationales précises, comme dans l’océan Indien dès le 3e siècle, soit par des marchands soutenus et financés par leurs économies, voire leurs « États » d’origine, Venise ou la Ligue hanséatique. L’échange peut être aussi pris en charge par des compagnies directement publiques ou étroitement subventionnées par le pouvoir politique (Compagnies des Indes française ou hollandaise). Qu’elle soit d’abord le fait des conquêtes militaires, des liens diplomatiques ou le résultat de pratiques commerciales (marchandes ou pas), cette extension géographique des productions vouées à l’échange est un fait de longue durée incontestable.

En parallèle (mais pas toujours simultanément) se produit une progression de la régulation marchande, une constitution des marchés en système, une transformation réelle et parfois brutale des sociétés, désormais soumises aux impératifs de ce qui devient progressivement le capitalisme. C’est en cela que la mondialisation constitue un processus d’ « invention du marché », non pas évidemment des marchés en tant que tels, mais plutôt des systèmes de marchés et de la régulation qu’ils induisent, au niveau national puis mondial. On le voit : il importe de distinguer plusieurs concepts relatifs au marché et à son approfondissement. Le concept de marché ne fait pas en soi problème : à un niveau élémentaire, un marché existe dès lors que, pour un bien donné, une offre autonome est confrontée à une demande autonome et que le prix qui en résulte est accepté par les agents économiques et laissé libre de varier quand offre et demande subissent des chocs. Au-delà des marchés spécifiques, on peut reconnaître l’existence d’un « système de marchés » au fait que ces différents marchés, de biens et surtout de facteurs, communiquent, influent les uns sur les autres, et déterminent ainsi une certaine régulation marchande de l’activité globale. Le point crucial d’émergence de systèmes de marchés, c’est lorsque de réels marchés de la terre, du travail et du capital apparaissent, deviennent socialement tolérés et déterminent en conséquence une réelle capacité du système productif de répondre à des variations de demande… De tels systèmes de marchés sont cependant lents à se mettre en place à un niveau « national » ou territorial et n’apparaissent progressivement, en Europe, qu’à partir du 17e siècle…

Pour ce qui nous concerne, le concept de « capitalisme » apparaît évidemment intéressant. S’il constitue un marqueur de l’achèvement des systèmes de marchés, le capitalisme va cependant au-delà. Il se constituerait, selon Weber (1991), entre le 12e et le 19e siècle et ajouterait aux systèmes de marchés embryonnaires une main-mise du capital sur les moyens de production et la recherche rationalisée du profit dans le but de l’auto-expansion de ce capital. Parmi les six conditions que Weber pose comme préalables à cette recherche rationnelle du profit, nous en retiendrons deux : la détention des moyens de production par des entreprises lucratives autonomes à la recherche du profit d’une part, l’existence d’une main-d’œuvre strictement contrainte de se vendre d’autre part. Ce sont là précisément les conditions qui marquent le primat du capital et le travail de désencastrement que ce dernier entreprend. Techniques et droit rationnels, liberté de marché et satisfaction des besoins humains au moyen de ce même marché viendraient compléter le tableau  Ces conditions seraient strictement nécessaires à la rationalisation de l’activité tournée vers le profit. Il apparaît alors que la transformation des sociétés en fonction des impératifs de marché coïncide aussi avec la montée en puissance du capitalisme…

Le processus historique de mondialisation peut alors être défini comme la synergie par laquelle le mouvement d’expansion géographique des échanges facilite la progression de la régulation marchande, puis éventuellement du capitalisme. Mais cette synergie n’a rien de mécanique : le premier mouvement n’entraîne le second que tendanciellement et les conditions de l’accomplissement de ce dernier sont multiples. En revanche, c’est bien cette synergie que l’on observe dans la mondialisation présente. La réintégration dynamique dans la sphère des échanges de la Chine après 1980, de la Russie après 1990, mais aussi de l’Amérique latine après la décennie perdue, voire de l’Afrique ces dernières années, s’est accompagnée d’une sophistication des marchés, d’une libéralisation mondiale, d’une main-mise du capital sur de nouveaux territoires (vivant, connaissance, etc.). C’est bien elle aussi qui a été observée dans ce que les néoclassiques nomment la première mondialisation (1860-1914). Et il apparaît possible de la repérer aussi à la fin du 18e siècle : le capitalisme anglais atteint sa maturité par l’apparition de techniques rationnelles et la réalisation d’un marché du travail salarié, lesquelles sont strictement dépendantes de la constitution de l’empire et de sa dimension commerciale.

Il resterait à savoir pourquoi cette synergie ne se produit pas du tout ou seulement très partiellement, ailleurs et dans d’autres temps (on pense par exemple à la Chine de la dynastie Song). Il faudrait aussi comprendre pourquoi certaines puissances européennes, qui ont pourtant pratiqué l’expansion géographique des échanges (l’Espagne et le Portugal au 16e siècle), n’en ont pas bénéficié sous la forme d’un progrès de la régulation marchande ou d’une construction du capitalisme. Ceci sera l’objet d’un autre papier…

ARON R., 1970, La Philosophie critique de l’histoire, Paris, Seuil (coll. Points)

BOUBA-OLGA O., 2006, Les Nouvelles Géographies du capitalisme : comprendre et maîtriser les délocalisations, Paris, Seuil.

HODGSON G., 2001, How Economics Forgot History, London and New York, Routledge.

MINARD P., 2010, « Révolution industrielle et divergence Orient-Occident – une approche d’histoire globale », Revue de synthèse, tome 131, 6e série, n° 3, pp. 455-464.

NOREL P., 2004, L’Invention du marché, une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

RICKERT H., 1997, Sciences de la culture et sciences de la nature, Paris, Gallimard.

SIMMEL G., 2004, La Forme de l’histoire, Paris, Gallimard.

VEYNE P., 1996, Comment on écrit l’histoire ? Paris, Seuil (coll. Points).

WEBER M., 1991, Histoire économique, Paris, Gallimard.

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