L’histoire globale peut-elle aider à penser comme l’autre ?

A propos de François Jullien, Entrer dans une pensée, Paris, Gallimard, 2012.

L’histoire globale est par définition critique à l’égard de l’histoire traditionnelle, jugée eurocentrée, privilégiant les dynamiques européennes sur toutes les autres, également trop imprégnée des catégories occidentales d’analyse. De fait, une composante centrale de cette histoire globale vise à repérer l’eurocentrisme dans toutes ses dimensions, ce dont ce blog s’est souvent fait l’écho. Elle n’en est pas moins elle-même l’objet d’une critique forte : en élaborant la complexité des flux de marchandises, de techniques, d’idées, d’abord sur le continent afro-eurasien, puis à l’échelle planétaire, en définissant les acteurs de ces mouvements, elle continuerait à le faire dans les termes mêmes de la pensée européenne, identifiant des Etats, des marchés, un possible capitalisme, etc. Disons le d’emblée : cette critique paraît largement justifiée et, jusqu’à un certain point, salutaire. Il est ainsi possible que l’histoire globale des flux soit finalement plus utile en tant que pédagogie d’un décentrement très progressif, permettant à ses lecteurs de se débarrasser « en douceur » de leurs préjugés, qu’en tant que discours scientifique, supposé universalisable (qualificatif auquel, à l’évidence, elle ne peut prétendre).

On pourra cependant objecter que l’histoire globale n’est pas seulement élaboration d’interconnexions, à l’échelle de continents ou de la planète. Elle passe aussi par la méthode de la comparaison entre des sociétés supposées différentes, comme l’a brillamment illustré Kenneth Pomeranz dans « Une grande divergence », entre Chine et Grande-Bretagne. Là encore cependant, cette pratique peut facilement laisser l’analyste, surtout s’il  prend une situation européenne comme un des termes de la comparaison, en dehors des significations et représentations propres à la société « comparée ». La tentation sera grande de chercher dans cette dernière, au pire ce qui lui manque en regard de la « référence », au mieux ce qu’elle a de plus, mais sans vraiment décentrer le regard, sans nécessairement cerner les logiques implicites de l’autre société… Et c’est évidemment en ce sens qu’une certaine « histoire connectée » prétend constituer une alternative à l’histoire globale, en se penchant résolument sur les significations vécues par chacune des parties dans la rencontre ou en tentant de cerner comment les structures économiques, politiques, sociales, peuvent être vécues de part et d’autre. Pour ce faire, elle attache à juste titre une grande importance à l’analyse des textes ou témoignages oraux dans la langue même des parties prenantes. Peut-on pour autant penser qu’engager une telle démarche suffise pour en assurer la réussite ? A l’évidence non et c’est toute la difficulté de l’entreprise qui est indirectement démontrée par François Jullien dans cet ouvrage essentiel que constitue « Entrer dans une pensée ». Raison pour laquelle nous allons aujourd’hui nous permettre une exceptionnelle incursion dans la philosophie, ce qu’elle a à dire aux histoires globale, comparée, connectée, étant définitivement incontournable.

Jullien veut nous faire « entrer » dans la « pensée » chinoise… « Pensée » prise, semble-t-il,  à la fois dans son contenu philosophique et dans ses modalités concrètes ou quotidiennes, deux signifiés vraisemblablement non séparables. Et au titre de l’expérimentation il va choisir une phrase clé du corpus littéraire chinois, assertion supposée illustrer correctement un mode de pensée encore prégnant aujourd’hui.  « Entrer », c’est-à-dire en percevoir, sinon en adopter, les « plis », l’implicite, autrement dit ce dont un locuteur a un mal infini à se déprendre, même quand il tente de procéder à l’exercice du doute, tel que la philosophie occidentale l’a pratiqué à partir de Descartes. Tentative à priori impossible pour nous, notamment parce que la pensée chinoise est solidaire d’une écriture très particulière, donc dans un rapport de « dépendance non dénouée avec le pouvoir figurateur du tracé », solidaire aussi d’une langue qui, dans sa variante  classique, est « sans morphologie et quasiment sans syntaxe ». Tentative que ne permet pas non plus la démarche qui consisterait à cerner les écoles de pensée, leurs oppositions et successions, approche trop calquée sur l’histoire conflictuelle de la pensée européenne et peu crédible dans le cas chinois du fait des « connivences sourdement nouées, des évidences inlassablement réchauffées ». Tentative qui est peut-être enfin fondamentalement bloquée par le présupposé que toute pensée procède à partir de « questions », ce qui est de fait le cas dans la pensée grecque, puis européenne, mais peut-être pas dans la pensée chinoise. Bref le risque est immense que, même en pratiquant cette langue, on passe à côté de cette pensée, ce que démontre a plaisir l’auteur dans ses trois premiers chapitres.

Dès lors comment faire ? Jullien nous propose (chapitres 4 à 6) d’étudier, retourner, malaxer, appréhender de plusieurs points de vue différents, une seule phrase chinoise, une phrase qui, comme dans toute autre langue  « secrète un ordre qu’on ne défera plus », obligera à penser dans son sillage et même « pliera du pensable ». Il prend comme exemple d’une telle « pliure » la façon dont la première phrase de Proust, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », engage tout le déploiement de « A la recherche du temps perdu ». Et c’est dans le Yi Jing ou « Classique du Changement » que Jullien trouve sa phrase initiale, voire initiatique, celle qui va nous permettre une furtive incursion dans la pensée chinoise. Mais peut-on parler de phrase ? Il s’agit plutôt d’une succession de caractères que l’on peut considérer comme des « termes » et qu’il traduit par : « commencement – essor – profit – rectitude ». Bousculé par une telle différence, le lecteur occidental peut aisément considérer qu’il s’agit là d’une pensée prélogique, peut-être ésotérique, en tout cas non-structurée. Et déclarer alors qu’elle ne peut lui parler, le laisse indifférent et sans prise. Il peut aussi en être d’autant plus stimulé à suivre les développements que Jullien déploie ensuite et qui nous font commencer à « entrer »…

Cette « phrase » exprimerait d’emblée moins un sens qu’une cohérence. Ce serait « la formule-clé de ce qui fait indéfiniment réalité, dans son incessant procès, et que rien ne peut remettre en question – ne peut ni réduire, ni contredire ». Qu’on l’interprète en termes de succession des saisons à partir du printemps, de germination ou de reproduction, d’histoire des sociétés, il s’agit d’un mouvement englobant toute chose et tout être, ne marquant nulle tension ou opposition (par exemple avec un créateur ou une origine), ne laissant présager ni ailleurs, ni extérieur. L’angle de vue ici posé, pour parler en Européen, est « celui de tout processus déclenché et qui se propage, saisi dans son avènement et son déploiement ». Et si le profit consécutif à l’essor suggère une idée de moisson, pour que le bénéfice obtenu soit durable, encore faut-il « qu’il ne favorise rien de particulier, respecte un juste équilibre, ne dévie ni ne déborde. Aussi maintient-il par sa « rectitude », dernier terme de la phrase, son immanente capacité ; et cette fécondité à l’œuvre ne tarit-elle pas ». L’auteur se plaît ensuite à citer les commentaires faits en Chine sur cette phrase, notamment pour montrer combien elle n’interroge, ni n’explique, et même ôte toute prise au questionnement. En revanche, se présentant comme une évidence, tenant tout lié, cette phrase peut éveiller le soupçon du regard européen : « cet ordre si bien régulé ne servirait-il pas de machine à obéissance ? », de support idéologique à une conformité sociale sans cesse ressassée en Chine.

Arrivé à ce point, l’auteur nous a déjà fait « entrer » en dévoilant plusieurs intérêts d’une formulation aussi énigmatique au premier abord. Il a commencé à nous procurer un point de vue quelque peu chinois. Mais le franchissement du seuil va être réellement consommé en nous faisant confronter ce récit chinois de tout processus à ses équivalents occidentaux, celui de la Bible et celui des Grecs (chapitres 7 et 8). Dans le récit biblique, nulle continuité, mais au contraire un évènement fondateur et un dieu créateur extérieur ; chez Hésiode, un fondement éternel en partie en contradiction du reste avec la dimension temporelle. D’un côté une théologie, de l’autre une mythologie. Mais pour nous l’essentiel n’est pas dans le contenu : il est au contraire dans ce résultat « technique » étonnant qu’obtient François Jullien, à savoir nous permettre de relativiser chacune des trois traditions par les deux autres et même de lire les deux interprétations occidentales des origines avec un regard extérieur… On arrive peu à peu à moins de complaisance vis-à-vis des séparations et conceptualisations qui nous sont familières, on aperçoit plus facilement en quoi l’idée d’un créateur extérieur, par exemple, tout à la fois oriente définitivement et limite drastiquement la pensée européenne ultérieure. Et on en vient finalement à trouver bien des vertus au récit du Yi Jing tout en relevant son ambiguïté politique.

Il est certes impossible de résumer ici le corps d’un texte dense et érudit, dans lequel le simple amateur de réflexion philosophique peut aisément se perdre. Mais la trajectoire suivie par l’auteur ensuite est clairement exposée. Il commence par montrer (chapitres 9 et 10) combien les traditions hébraïque et hellénique sont de fait déjà interdépendantes car métissées en amont, sans doute à Babylone, certainement aussi en relation avec la foisonnante mythologie propre à la pensée indienne des origines. Ne seraient-elles donc qu’une ultime variation dans une infinité de récits des origines, tous soumis à des contradictions internes comme à des incompatibilités mutuelles ? Du coup, le retour à la phrase chinoise (chapitre 11) montre cette dernière comme incroyablement décantée : « on mesure alors à côté de quoi, sans s’en rendre compte, celle-ci est passée ; on la lit (du dehors) dans ce (qu’elle ne sait pas) qu’elle ne dit pas ». Et on réalise qu’elle ne se prête pas « à contestation, à autre chose que de la glose et de l’explicitation ». Se pourrait-il alors qu’elle n’ait rien à nous dire ? Renversant la question au chapitre 12, Jullien montre que c’est tout autant la Chine qui est restée indifférente aux mythes ou théologies, et jusque tard rétive à nos catégories de pensée par trop clivantes. Et de fait, si des vestiges de mythologie subsistent dans la culture chinoise, ils ne se déploient pas, « enfouis ou travestis par une cohérence qui prévaut sur eux et les étiole ». La Chine aurait ainsi privilégié un parti-pris ritualiste « qui n’est pas explicatif, mais tend à déceler la ligne d’évolution des choses pour y lire une propension à laquelle se conformer ». Elle a de ce fait choisi un des « possibles de l’esprit ». Ce qui l’amène à être fort peu concernée par d’autres partis-pris, les nôtres en particulier, de la même façon que son discours propre n’aurait rien à nous dire.

Cette variété des « possibles de l’esprit » est alors étudiée par Jullien dans l’exemple grec (chap. 13). Il voit dans la langue un outil clé de construction dans/de la pensée et montre remarquablement combien le grec « construit un sens » à partir d’une grammaire qui induit le concept de cause, lequel hypothèquerait définitivement la suite de la réflexion (y compris la notion de Dieu). A l’inverse le chinois (classique) « condense des cohérences », sans doute en grande partie du fait de son absence de grammaire, de temps, de distinction entre passif et actif, etc. et se traduirait en « formules » plus qu’en énoncés logiques. Penser selon les Grecs sera alors « trancher successivement dans une série organisée d’alternatives s’impliquant les unes à partir des autres, optant pour une solution et refusant l’autre », ce sera « problématiser ».  Chez les Chinois, ce ne sera pas cette déduction des raisons mais plutôt un dévidement ou enfilement, la phrase étant aussi processive que ce qu’elle cherche à faire entendre, et la problématisation étant superbement ignorée. Sur ces bases, l’auteur consacre le chapitre 14 à réhabiliter le sens de la traduction, à condition que celle-ci fasse précisément entendre ces écarts et permette de faire « entrer », non pas tire tout de suite vers les catégories européennes des textes qui leur sont profondément étrangers, phénomène dont il donne des incarnations certes grotesques mais qui ont malheureusement longtemps fait autorité. Au final il considère que la révélation de ces multiples « possibles de l’esprit » est sans doute le moyen d’un dialogue fructueux entre l’Europe et la Chine, de façon notamment à caractériser ce substrat commun dont les « possibles » auraient dérivé, mais cette conclusion paraît moins étayée et brillante que le reste de sa démonstration.

On ne cherchera pas à construire ici, en conclusion, ce que pourrait être pratiquement l’apport du livre de Jullien à l’histoire globale (ou connectée ou comparée). Cela se fera peut-être, ici ou là, par le travail effectif et l’étude attentive des « écarts ». Il me semble clair néanmoins que cet ouvrage devrait être, pour nous, véritablement fondateur.

3 réflexions au sujet de « L’histoire globale peut-elle aider à penser comme l’autre ? »

  1. Les différences entre les « pensées » sont-elles données ou sont-elles construites? Je ne pense pas qu’un jour Mr Li s’est réveillé en pensant d’une façon totalement différente de Mr Dupont. La différence entre les pensées est une source pour l’historien, pas un obstacle. Elle est le résultat de différences environnementales.

    La grande erreur de l’histoire connectée est de perdre de vue l’invariant humain sous prétexte que celui-ci a d’abord été construit à partir d’un modèle européen. Le danger de la comparaison c’est de tomber dans le relativisme dont aucune intelligence ne peut sortir. Il ne faut pas perdre de vue que la différence est une conséquence pleine de sens, jamais une cause.

  2. Les résistances humaines sont fortes. Penser autrement suppose d’accepter de lâcher-prise avec nos peurs. Celles qui nous poussent à construire des certitudes. Les modèles de pensée et d’organisation des sociétés humaines, des plus primitives aux plus élaborées, ne trouvent leur légitimité que dans la conscience collective.
    Les Empires d’aujourd’hui ne sont plus ceux d’hier. L’Homme d’aujourd’hui n’est plus celui des temps passés. N’est-ce pas le concept même de l’évolution de l’Homme ? Cette acceptation de l’évolution, sous toutes ses formes, ne serait-elle pas plus bénéfique à l’espèce humaine ? Qu’est-ce-qui peut justifier autant de craintes à adhérer à des concepts différents que ceux qui ont jalonnés jusque là notre existence ? Y-a-t’il plus de risques d’anéantissement de l’Humanité à penser autrement ? Le monde d’aujourd’hui n’a rien d’un monde en paix.
    Il me semble qu’il y a plus de sagesse à penser l’organisation du monde dans des concepts ouverts, croisés depuis l’apparition des premières organisations structurées, en interdépendances, dans des systèmes monde, évolutifs sans craindre d’en perdre pour autant, notre identité dans toute sa légitimité.

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