L’économie de l’offshore, un pan méconnu de la globalisation

À propos de Ronen PALAN, The Offshore World, Sovereign Markets, Virtual Places and Nomad Millionaires, Cornell University Press, 2003.

La question des paradis fiscaux, plus généralement de ce qu’on nomme parfois l’économie de l’offshore, est aujourd’hui à la mode, et les grandes puissances semblent désormais d’accord pour au moins affaiblir considérablement le secret bancaire et traquer les « optimisateurs fiscaux », aimable terme du monde de l’entreprise et qui ne recouvre rien d’autre que la fraude fiscale, plus ou moins tolérée on le sait. C’est du reste cette relative tolérance qui constitue tout le problème de l’économie offshore, de son intégration fonctionnelle au monde économique officiel, de son lien particulier avec les pouvoirs politiques. C’est précisément cette problématique que développait Ronen Palan, il y a déjà dix ans, dans un livre qui constitue une pièce fondamentale de l’histoire de la globalisation économique, The Offshore World, malheureusement non traduit dans notre langue.

Que recouvre l’économie de l’offshore ? Pour Palan, les formes en sont multiples mais elles partagent toutes un point commun : les transactions offshore « se déroulent toujours dans des enclaves juridiques spécialement conçues et séparées de leurs équivalents officiels par la levée de certaines, voire de toutes les régulations ». Si c’est sans doute Radio Luxembourg qui a popularisé cette notion, et peut-être fourni le nom, par sa radio « pirate » en 1959, destinée à capter les audiences britanniques et françaises, c’est la finance qui lui a donné toute son importance. En premier lieu le marché non régulé des eurodollars dès la fin des années 1950. À partir de 1958, des exportateurs européens payés en dollars US se mirent à les déposer sur leurs comptes dans des banques françaises, britannique ou autres hors États-Unis. Ces banques les leur empruntèrent donc à moyen terme et firent ainsi des crédits en dollars, hors de toute régulation, dans leur pays de résidence comme aux États-Unis. Comme les firmes états-uniennes étaient alors gênés sur le marché américain, pour financer leur expansion extérieure, c’est elles qui fournirent le gros contingent des demandeurs sur ce nouveau marché… Deux décennies plus tard, ce marché non régulé imposait son mode de fonctionnement à l’ensemble des marchés financiers, notamment obligataires. Londres, Hong-Kong devinrent des centres offshore « spontanément » selon Palan, tandis que New York créait le sien dans les années 1980, plus tard imité par Tokyo, Singapour et Bangkok. C’est en second lieu, et c’est plus connu, les paradis fiscaux, dont les précurseurs sont d’ailleurs toujours européens et pas d’abord antillais ou latino-américains. Mais Palan ajoute à juste titre à ces deux incarnations bien connues de l’offshore, les pavillons de complaisance, les zones franches d’exportation, plus récemment certaines activités commerciales sur Internet. Au total, il montre dans une énumération particulièrement documentée que la logique de l’économie offshore est bien vivante et en perpétuelle évolution… Le véritable apport de son livre est cependant l’analyse théorique qu’il en fait, parfois avec une certaine lourdeur ou dispersion dans les arguments, mais le plus souvent avec une réelle pertinence.

Première question : le développement d’une économie offshore est-il uniquement le résultat de taxations et de régulations abusives propres aux grands pays développés ? C’est la thèse traditionnelle des théories statiques du changement qui considèrent que l’offshore s’explique en mettant en relation la rationalité des agents économiques (États, entreprises, individus) et les conditions environnementales qui président à leurs choix. Ainsi des agents rationnels et maximisant leur profit réagiront dans un sens univoque à toute transformation de leur environnement vers plus de contraintes et de taxes. À l’inverse, les théories dynamiques du changement postulent que les conditions institutionnelles et structurelles qui peuvent mener à l’offshore sont bien autre chose qu’un simple environnement extérieur. Elles sont elles-mêmes des créations historiques qui possèdent leur propre évolution tout en se transformant sous l’action des agents. C’est par exemple la thèse de Johns [1983] pour qui la structure de compétition économique entre les États, clairement mise en place par la révolution industrielle britannique voire même durant le mercantilisme, est la matrice de l’offshore. Si cette compétition s’est manifestée historiquement par la spécialisation productive, pourquoi refuserait-on aujourd’hui aux petits pays qui n’ont aucune capacité intrinsèque à engendrer du profit au sein de la production, de jouer de leur souveraineté en matière de régulation pour se créer des rentes ? Dans cette approche, le moteur de la création de l’offshore serait tout autant sinon plus à trouver du côté des offreurs que des demandeurs… Mais en finir avec l’offshore signifierait alors, soit retirer leur souveraineté à certains pays, soit amener les États à se coordonner sur une politique unique, ce qui revient au même. Il y a donc ici une contradiction lourde puisque les États ne pourraient résoudre le problème qu’au prix d’une violation des principes de souveraineté et d’autodétermination.

Palan montre alors que la théorie du « public choice » a écarté ce raisonnement en se concentrant sur la logique de la compétition en matière de régulation et de taxation. Si chaque pays fait payer un prix en échange d’un certain nombre (et d’une certaine qualité) de services, alors leur mise en concurrence devrait logiquement déboucher sur l’obtention d’un rapport qualité-prix optimal pour ces services dans chaque pays. Mais un tel raisonnement reconnaît alors implicitement la primauté du marché sur les droits souverains des États. Il admet également que la souveraineté devient un produit susceptible d’être commercialisé. Et il légitime en quelque sorte l’offshore, oubliant par ailleurs que cette compétition en matière de régulation n’est pas un fait de « nature » mais a bel et bien une histoire, un trajectoire dont précisément la théorie doit rendre compte.

L’auteur adopte en conséquence une thèse plus complexe qui va enraciner l’offshore dans l’histoire économique du 19e siècle : « La structure internationale qui apparaît à la fin de ce siècle portait une contradiction entre l’émergence d’États-nations pourvus de souverainetés mutuellement exclusives […] cherchant à imposer une taxation des affaires d’une part, l’engagement à soutenir l’internationalisation du capital d’autre part. » Et pour lui, cette contradiction forte ouvrait une multitude de solutions possibles, celle qui allait sortir étant largement déterminée par des conjonctures spécifiques, des événements particuliers, des acteurs parfois incertains quant aux conséquences de leurs actions. D’où le recours à l’histoire pour éclairer ces différents éléments.

De fait la genèse de l’État souverain européen du 19e siècle fut longue et très progressive. À la fin du Moyen Âge, les États se voient désormais comme souverains et distincts mais néanmoins encore « intégrés dans un ordre chrétien universel fondé sur une loi naturelle ». Trois siècles plus tard, sans doute en lien avec l’épistémologie newtonienne du monde, ces entités ne se voient plus comme relevant d’un ordre naturel mais comme distinctes et surtout identifiées par des espaces géographiques séparés, dès lors en compétition les uns avec les autres. La territorialisation de la souveraineté serait alors devenue centrale et c’est elle qui se cristallise au début du 19e siècle. Les frontières physiques encore incertaines sont alors précisées tandis que les zones de souveraineté maritime sont établies à 12 miles nautiques (avec du reste une extension imaginaire du territoire, tant vers la haute atmosphère – 50 miles – que vers les profondeurs de la Terre…). Mais parallèlement, la montée de la grande entreprise capitaliste détermine une internationalisation du capital à partir des années 1860 qui vient bousculer ce processus d’établissement de la « cage nationale ». Se pose alors le problème de la résolution des différends liés aux comportements de citoyens d’un pays présents sur un autre territoire : comment les régler sans violer les souverainetés respectives tout en favorisant le fonctionnement économique ? C’est notamment par l’instauration de traités bilatéraux que passe cette résolution, notamment après 1860 et le traité de libre-échange franco-britannique. Avec l’attribution d’une série de droits, pour les individus d’un pays, dans le pays partenaire, avec également l’établissement précis des « localisation juridiques », à travers également la délégation aux marchands eux-mêmes de la fixation de certaines règles, les efforts juridiques de l’époque ont résolu certains problèmes. Ils ont tout autant multiplié les failles que l’offshore allait désormais utiliser…

Curieusement, les premiers « paradis fiscaux » apparaissent dans le cadre d’une concurrence entre États… américains. Durant les années 1880, l’État du New-Jersey est le premier à proposer des avantages fiscaux aux entreprises, suivi de près par le Delaware (1898). Mais dans ces deux cas, les États correspondants accueillent physiquement l’entreprise, loin des hébergements virtuels propres à l’offshore. C’est après 1929 que les premiers exemples d’investissement offshore apparaissent réellement à partir de la Grande-Bretagne. Il est alors admis qu’une entreprise enregistrée à Londres mais dont toute l’activité serait à l’étranger ne paierait plus l’impôt britannique… C’était là une faille béante qui devait faire de Londres une véritable place offshore, quoique non déclarée comme telle. Une entreprise londonienne pouvait ainsi investir à l’étranger, s’y montrer totalement britannique pour échapper à l’impôt local, montrer inversement aux autorités anglaises qu’elle n’avait aucune activité en Grande-Bretagne, bref jouer sur les deux tableaux pour n’être plus imposée nulle part. Et ce avec sans doute une réelle tolérance de la part des autorités britanniques, bienveillance qui reflète bien la contradiction matricielle avancée par Palan. C’est aussi dans les années 1920 que, sur la base d’un secret bancaire créé dès la Révolution française pour attirer les fortunes des aristocrates, la Suisse acquit le statut de refuge international préféré des premiers « optimisateurs fiscaux ». Dans la décennie suivante, le pays renforçait son secret bancaire de façon à attirer agressivement les capitaux étrangers. Et dans le cas suisse comme dans le cas britannique, des lois furent établies permettant de séparer individus ou firmes en plusieurs entités distinctes, ce qui rendait évidemment plus facile l’utilisation de l’offshore puisque l’entité y possédant un actif se trouvait séparée de sa « forme dans le pays d’origine ». Ce principe nouveau de division possible des personnes juridiques sous plusieurs juridictions serait le véritable fondement de l’offshore

Par la suite, l’offshore est resté relativement discret jusqu’aux années 1960, à l’exception du cas très particulier du marché des eurodollars. Mais avec la crise qui secoue le monde développé, dès la fin de cette décennie, la recherche de détaxations deviendra cruciale. Mais Palan prend bien soin de montrer que ce mouvement était prévisible dès l’immédiat après-guerre : en effet le fordisme des pays développés avait accru les responsabilités économiques des États, donc aussi leur levée de recettes fiscales. Dans le même temps, les paradis fiscaux les plus en vue à l’époque, tous européens du reste (Suisse, Luxembourg, Liechtenstein, Monaco, Andorre, Gibraltar et les îles anglo-normandes) avaient maintenu les leurs à un niveau faible, notamment parce que, sans industrie ou presque, ils n’avaient pas à suivre le même chemin. Le hiatus entre les deux types de systèmes fiscaux devenait inévitable. Pour les pavillons de complaisance, l’histoire est aussi celle d’une faille ouverte fortuitement dans la législation. Devant recycler des bateaux capturés ou récupérés après la Première Guerre mondiale, les États-Unis décideront de les vendre à des Américains mais, pour ne pas qu’ils soient des concurrents nationaux des navires marchands états-uniens, ils furent obligés de s’enregistrer au Panama. Une fois ceci réalisé, d’autres armateurs comprirent vite les possibilités ouvertes par la législation correspondante. En ce qui concerne les zones franches d’exportation, c’est pareillement Puerto-Rico qui constituera un précédent à la fin des années 1940. Dans tous ces cas, Palan parle d’innovation apparemment accidentelle de ces véhicules de l’économie offshore, tout en soulignant le caractère incontournable de ces derniers, dans le cadre d’un capitalisme de plus en plus soumis, de fait, à des taxations et surtout régulations, de la part des États développés.

Nous n’avons pas la place de développer ici les remarquables ajouts de l’auteur sur la période des quarante dernières années, de même que ses réflexions plus théoriques. Mais au final il apparaît bien que le « monde de l’offshore », pour clandestin et « extérieur » qu’il soit, est profondément intégré au monde économique officiel, largement fonctionnel avec ce dernier. Tout ceci pour dire que le projet de sa disparition reste peut-être un vœu pieux, malgré la multiplicité des déclarations politiques récentes en ce sens. Néanmoins on ne peut s’empêcher de penser que l’état de détresse des finances publiques états-uniennes et européennes aujourd’hui milite quand même en faveur d’un allégement de ses abusives prérogatives. L’avenir est aussi fait d’inédit et on a toujours le droit de rêver…