Le retour de la Chine au centre

Surpassant le Japon en 2011, la Chine est devenue la deuxième économie mondiale. Son objectif : dépasser les États-Unis, se hisser au rang de première puissance mondiale. Son ascension dans les hautes technologies et la finance se confirme…

Relevons toutefois deux paradoxes, liés à la récente actualité économique. La Chine dispose de la moitié du réseau ferré à grande vitesse au monde, elle projette d’exporter sa technologie aux États-Unis…, et ne peut empêcher l’accumulation de pannes et un accident majeur à Wenzhou qui a fait plusieurs dizaines de victimes le 23 juillet 2011. Second paradoxe : la tournée du Premier Ministre Wen Jiabao en Europe, en juin 2011, s’est accompagnée d’un soutien appuyé au plan de sauvetage de l’euro, qui conforte la montée en puissance de la monnaie chinoise ; et pourtant, les banques d’État chinoises ne sont pas capables de financer le développement d’un très dynamique secteur privé.

La Chine se réapproprie-t-elle la place qui était la sienne au 18e siècle, alors qu’elle pesait aussi lourd dans l’économie mondiale que l’Europe ? Après la « grande divergence » qui s’est opérée après le 18e siècle, assiste-t-on aujourd’hui à une « grande convergence » des économies chinoise et occidentales, avec un spectaculaire retour de la Chine au centre ?

Revenons sur quelques-uns des débats qui ont marqué l’interprétation de la dynamique de l’économie chinoise sur la longue durée. Le premier concernait les « germes du capitalisme ». Il fut posé par les historiens chinois. Ceux-ci souhaitaient inscrire la Chine dans la trame marxiste déterminant l’histoire des sociétés, marquée par la succession d’étapes historiquement nécessaires, du féodalisme au socialisme en passant par le capitalisme. Ils exploraient donc l’histoire économique chinoise des 16e-18e siècles à la recherche d’indices la rendant « précapitaliste », tels que l’établissement de relations salariales à grande échelle dans l’artisanat, et de façon moins visible, dans le commerce maritime. Pénétré de la vision téléologique du marxisme, ce débat supposait une caractérisation dogmatique de l’économie de la Chine prémoderne. Il a obligé les historiens chinois à d’aberrantes contorsions intellectuelles, dictées par l’idéologie marxiste alors omniprésente dans leur pays.

Ce cadre d’interprétation a été considérablement renouvelée par l’analyse de la grande divergence qui s’est produite entre la Chine et l’Europe au cours du 18e siècle. La question de la divergence posée par les historiens Kenneth Pomeranz et Li Bozhong sortait du cadre eurocentrique et de la vulgate marxiste pour s’attacher à discerner les éléments endogènes de la croissance chinoise. Elle s’appuyait sur des données quantitatives pour fonder une comparaison, très avantageuse pour la Chine, entre le bassin du Bas-Yangzi et l’Europe du Nord-Ouest. L’Occident, selon Pomeranz, ne marque alors sa différence que grâce à des facteurs contingents, en l’occurrence un accès à des ressources spécifiques : la présence de gisements de charbon en Europe occidentale, et des transferts massifs de produits agricoles du Nouveau Monde évitant à l’Europe une érosion de ses sols.

Cette analyse a été récemment soumise à la critique. L’économiste Ma Debin montre par exemple, à partir d’une étude sur les rémunérations dans le bassin du Bas-Yangzi au 18e siècle, que les salaires réels n’y sont pas sensiblement plus élevés que ceux de Pékin ou de Canton, et que les villes chinoises à cette époque ressemblent à celles de l’Italie, très loin derrière Londres ou Amsterdam.

Il apparaît clairement que la question de la divergence – et par extension celle du retour de la Chine au centre, aujourd’hui – ne peut se réduire à la mesure de différences dans les niveaux de revenus ou de productivité per capita. Elle doit prendre en compte la différente trajectoire des institutions économiques apparues dans des environnements politico-juridiques très contrastés. Par institutions économiques, entendons ici des instruments qui ont donné forme entre autres au développement du commerce international, et qui en retour ont facilité l’essor de l’économie intérieure. Les investissements conjoints dans des opérations commerciales, les procédures de vente aux enchères, les instruments de crédit, l’assurance maritime, etc., sont autant d’institutions qui ont façonné le paysage économique, juridique et comptable.

Mais ne nous arrêtons pas à la description d’instruments – souvent semblables – qui apparaissent à une période donnée en Europe et en Chine. Insistons plutôt sur la comparaison des trajectoires respectives de la Chine et de l’Europe, autour de trois thématiques : les conditions d’émergence du capitalisme ; les conceptions de la richesse ; les institutions économiques.


1 Les conditions d’émergence du capitalisme

À étudier la seule genèse du capitalisme, il semble que la divergence entre l’Europe et la Chine s’est produite beaucoup plus tôt qu’au 18e siècle. Déjà très prononcée à l’époque médiévale, elle se déploie dans deux domaines au moins : les premières formes d’organisation des entreprises, et la formalisation du droit privé. La dissociation de l’économique et du politique s’est opérée très tôt en Europe. Sans nul doute, parce que le pouvoir y est hétérogène. Le pluralisme institutionnel du Moyen Âge européen fragmente le pouvoir politique, au plus haut niveau avec les deux grands rivaux que sont le Saint-Empire romain germanique et la papauté, mais aussi à tous les degrés inférieurs, de par sa kyrielle d’institutions de taille plus réduite, principautés, comtés, duchés, baronnies, monastères, évêchés… Aucun de ces pouvoirs ne peut prétendre à une autorité absolue sur un territoire donné.

L’hétéronomie de l’autorité est au cœur de l’époque médiévale en Europe. Elle empêche la concentration des pouvoirs et permet une concurrence entre juridictions qui est source d’innovation. D’où les innovations économico-juridiques qui se produisent dans les villes du Nord de l’Italie à la fin de l’époque médiévale, à l’origine par exemple de nos sociétés par action. La confiance entre l’investisseur (le détenteur de capitaux) et l’entrepreneur est au cœur du processus de création et d’accumulation du capital. Cette alchimie subtile qui permet à l’épargne de se transformer en capitaux longs repose sur la mise au point d’instruments financiers négociables.

Mais il faut aussi au capitalisme une classe d’entrepreneurs. Des acteurs économiques autrement dit, dont la richesse ne repose pas seulement sur le foncier. C’est en somme ce qui se produit en Angleterre durant la seconde moitié du 17e siècle, et qui culmine avec la Glorieuse Révolution de 1688. La fusion de la bourgeoisie de négoce et de la noblesse whig, opposée à l’absolutisme royal, crée une nouvelle classe qui évincera, sans effusions de sang, la noblesse terrienne antérieure. Une classe d’investisseurs – dont le philosophe John Locke sera l’un des principaux hérauts – qui joue sur le « crédit public » émerge alors. Cette mutation n’a jamais pu se produire en Chine, restée probablement trop centralisée pour cela.

Le capitalisme ne peut donc être réduit à la révolution industrielle. Il prend racine beaucoup plus tôt, dans des micro-innovations juridiques et comptables qui vont placer l’entrepreneur au centre du processus de développement économique. Dans un système instable, parce qu’il repose sur l’innovation et que le risque y est inhérent, les instruments progressivement mis au point pour la gestion du risque joueront ici un rôle essentiel. Le système qui fonde la grande divergence entre Europe et Chine à la fin du 18e siècle ne repose pas sur l’addition de la machine à vapeur et du chemin de fer, mais sur la conjonction, unique et très ancienne, entre la fragmentation du système politique et le développement du droit privé.


2 Les conceptions de la richesse

Les doctrines économiques chinoises, loin d’être monolithiques, légitiment cependant des pratiques très différenciées. De grandes pulsations traversent l’histoire économique chinoise. Elles nous sont restituées par la Controverse sur le sel et le fer, qui porte sur la rivalité entre l’exercice de monopoles comme instrument économique renflouant le Trésor public, et l’économie de marché, en 81 av. J.-C. Ou encore au milieu du 16e siècle, sur le commerce et la guerre, dans la relation tendue que la dynastie Ming entretient avec les nomades de la steppe, au nord, et avec les pirates japonais sur les côtes du Sud-Est. Elles refont surface, sous une forme différente, lors de l’ouverture chinoise à la fin des années 1970 et la remise en cause de la stratégie maoïste, et au début des années 2000 lors de l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

La prospérité est en Chine pensée comme un empilement de richesses, sans que l’on se soucie d’en assurer les fondations. Le processus d’enrichissement est en lui-même prospérité. Mais qui s’enrichit sous les Ming ? Les marchands de sel, les fournisseurs des armées, bref les négociants à qui l’administration impériale a conféré un monopole. Aujourd’hui ce sont les dirigeants des grandes entreprises d’État et les promoteurs immobiliers. Sans relations avec l’administration, il n’est pas d’affaires possibles. En Chine, ce n’est pas le marché, en tant que processus, qui rend possible l’accès aux ressources, mais les connivences et la corruption.

Le marchand dans la Chine impériale tardive a toutefois besoin de protection, car il opère dans un univers où règne la défiance et le risque politique. Il peut facilement être accusé par l’administration de se livrer à des activités illégales, tant la frontière entre ce qui est licite et la contrebande est floue et ténue. Il lui faut donc s’assurer de solides protections, qu’il recherchera auprès de l’administration locale (en la corrompant) ou auprès de puissantes bandes de pirates. La recherche du patronage de grands marchands, ou de pirates, fait partie, tout comme celle de la corruption des fonctionnaires locaux, du répertoire des stratégies rationnelles du petit marchand pour que ses affaires puissent se poursuivre.

Pourquoi de telles associations ne parviennent-elles pas à imposer leur dynamique propre, et donner lieu à des arrangements institutionnels qui s’inscriraient dans la durée ? Peu de chercheurs se sont posé la question. La pérennité des dispositifs facilitant les affaires semblent pourtant être une des clés, en Europe, de l’influence des marchands et de leur constitution en une couche sociale autonome.

Dans ce contexte, la question de l’influence politique des grandes familles marchandes auprès de la cour de Pékin mérite une attention particulière. Les récentes études menées sur les communautés de négociants de Huizhou insistent sur la capacité d’influence des grandes familles de marchands de l’Anhui sur l’administration impériale, dans la mesure où, grâce à l’entrée de leurs fils dans la carrière mandarinale, ils étaient capables de peser sur l’administration ou du moins de la sensibiliser à la culture marchande, et de contrecarrer par conséquent ainsi l’idéologie confucianiste.

Pourtant, que les marchands de Huizhou (Anhui) produisent aux 17e et 18e siècles un nombre très élevé de lettrés n’est que le signe d’un comportement éminemment rationnel : protéger leur statut, assurer la continuité de leurs affaires. Mais les grandes familles de marchands se battent-elles pour obtenir une concurrence libérée des interférences de la bureaucratie ? Autrement dit, souhaitent-elles un environnement des affaires caractérisé par des règles claires – si l’expression n’était pas anachronique, nous serions tenté de dire par un cadre juridique stable et transparent ? Cela ne semble pas être le cas. Les marchands préfèrent toujours contrôler l’administration locale grâce à une corruption ciblée et donc s’impliquer dans le pouvoir régional.

Cet « entrepreneuriat politique » dont il faudrait cerner les modalités et l’efficacité, fait partie, hier comme aujourd’hui, de la panoplie des stratégies rationnelles des grands négociants. Qu’il puisse faciliter à long terme l’accumulation du capital est douteux. Si l’élargissement de l’influence familiale va toujours de pair avec la recherche du profit, il est plus facile d’accéder à la richesse en manipulant les institutions gouvernementales au niveau local qu’en améliorant la compétitivité de son entreprise.

Fu Yiling, le grand historien de l’économie chinoise, reconnaît le haut degré de sophistication de l’économie marchande sous les Ming, mais ne discerne pas de forces susceptibles de transformer le mode de production agraire en Chine.

C’est ce paradoxe qui mobilise les historiens japonais dans les années 1950. Terada Takanobu suggère que le capital marchand sous les Ming et au début de la dynastie suivante, celle des Qing, reste confiné dans la sphère de la circulation et n’a pas d’impact sur la production. En fait ce sont les modalités d’extraction du profit qui sont révélatrices de l’économie Ming. Le profit est en effet réalisé en jouant sur les différentiels de prix dus à la distance ou aux variations saisonnières. Le capital ne s’accroît pas parce qu’il investit la sphère de la production, mais plutôt en raison de mesures préférentielles (la concession de monopoles, obtenue en cultivant des relations très étroites avec l’administration, et la corruption de la bureaucratie locale), ou encore de la fraude.

L’extraordinaire efflorescence de l’économie marchande en Chine à la fin de la dynastie Ming, et au début de la dynastie Qing, ne signifie pas que la logique de l’accumulation puisse s’enclencher. L’existence de très riches marchands a engendré une illusion d’optique qui a fait confondre richesse et capital, et fait oublier l’effet stérilisant de l’obsession de l’argent rapide – conséquence de l’incertitude majeure qui règne au niveau politique.

Et si les marchés ont atteint dans certaines régions un haut degré d’intégration, la question centrale reste celle du rôle de l’entrepreneur, la façon dont il peut opérer, les garanties juridiques dont il peut bénéficier, l’ampleur des capitaux auxquels il peut avoir accès. Les mécanismes du marché fonctionnent avec une grande efficacité au niveau local. Mais dès qu’une entreprise prospère et veut se développer, elle se heurte à un plafond de verre. Des pans entiers des secteurs les plus dynamiques de l’économie chinoise ne peuvent aujourd’hui prospérer qu’à l’ombre de puissantes tutelles bureaucratiques. Du jour au lendemain, des secteurs « gris » sont qualifiés de zones interdites, leurs dirigeants jetés en prison ou contraints à l’exil. Reste que l’insécurité de la propriété ne dérive pas tant, dans la Chine prémoderne, des empiètements de l’administration que de l’accusation contre les détenteurs d’un bien, de la violation d’une loi ou d’un règlement. Le déclin de la prépondérance des marchands de Huizhou est étroitement liée à la fin des privilèges conférés par la vente et la distribution du sel résultant de la réforme du sel des années 1830.

De manière générale, le rôle des institutions est peu étudié dans les écrits de l’école californienne, dont Pomeranz et Li Bozhong sont les plus éminents représentants. Elle fait l’hypothèse que les institutions et le cadre juridique fonctionnent en Chine prémoderne de façon différente, mais tout aussi efficace que celles de l’Europe occidentale. Cette interprétation optimiste laisse plusieurs questions sans réponse : comment les contrats sont-ils exécutés ? Quelles sont les garanties dont bénéficient les investisseurs ? Comment sont distinguées les responsabilités juridiques du détenteur de capitaux et de l’opérateur commercial ?

En matière de production de droit privé, la profusion de règles informelles (règlements des familles et des clans, des guildes) a été perçue comme un substitut tout aussi efficace au droit commercial formel. Il existe certes un droit privé en Chine, et l’importance des contrats a été maintes fois soulignée. Alors que le rôle du système juridique relève plutôt de l’intermédiation – on préfère la pétition au recours juridique – la « conciliation didactique » joue plus que la décision judiciaire.

La loi est codifiée avec un degré de flou qui donne aux échelons locaux une marge de manœuvre importante. C’est l’administration qui règle les problèmes juridiques, ou la coutume, mais un droit privé formalisé, écrit, n’apparaît pas comme un facilitateur du développement économique.


3 Les institutions économiques

En Chine, la formalisation de l’entreprise, en tant qu’institution-clé du développement économique, se déploie selon une trajectoire singulière. Elle va des premiers partenariats commerciaux répertoriés sous les Song (au 12e siècle) jusqu’à la fondation de la China Merchants’ Steamship Navigation Company en 1872. La dynastie des Qing, proche de sa fin, entérine alors le partage des responsabilités entre les fonctionnaires et les marchands. Elle se prolonge ensuite, par la formalisation de la première Loi sur les entreprises en 1904, accordant une reconnaissance juridique à la constitution des sociétés commerciales et à la responsabilité limitée. Elle est profondément différente de celle que connaît l’Europe. Comment expliquer une telle divergence ?

Des associations de détenteurs de capitaux sont attestées, nous l’avons vu, sous les dynasties Song et Yuan, du 10e au 14e siècle, puis du 16e au 19e siècle. Marchands, mais aussi fonctionnaires locaux s’associent pour acheter une jonque et se lancer dans une expédition commerciale outre-mer. Les partenariats se forment entre frères, oncles, neveux, bref, à l’intérieur du cercle de famille ou du clan. On peut trouver des mentions de partenariats de commerce ultramarin parmi les marchands de l’Anhui, une province pourtant dépourvue de façade maritime. Là encore, la mobilisation des capitaux repose exclusivement sur les liens familiaux et claniques. La plupart du temps, les marchands font partie du voyage. Parents et amis des membres de l’équipage avancent également une partie des fonds et en attendent un profit.

Comment ont évolué ces formes d’associations ? À Xiamen, au 18e siècle, le capital assemblé pour une expédition porte tout simplement le nom du navire affrété, auquel on ajoute souvent le caractère hao. À l’inverse de la commenda de la Méditerranée médiévale, dotée d’un statut juridique particulier, et en quelque sorte autonome, les partenariats commerciaux ne renvoient jamais, en Chine, à une entité dotée d’une personnalité juridique. Ils sont toujours liée aux personnes, ou au navire. Loin d’être inefficaces, ces différentes formes d’associations ne débouchent pas sur des formes d’organisations stables ni élaborées.

Le Chinese repository, un périodique publié à Canton entre 1832 et 1851, fournit de précieuses informations sur les formes d’organisation du commerce maritime chinois durant la première moitié du 19e siècle. Construites au Siam, les jonques chinoises qui commercent entre le Siam et la Chine sont appelées « navires à proue blanche » (bai tou chuan). Leurs propriétaires sont des Chinois établis à Bangkok, ou des nobles siamois. Ces derniers s’assurent des parents de la personne qu’ils nomment subrécargue, représentant à bord du navire du propriétaire de la cargaison, de l’armateur ou de l’affréteur. Les subrécargues des armateurs chinois sont généralement un de leurs parents, un homme jeune qui a épousé une de leurs filles. Si la jonque fait naufrage, ou qu’elle est capturée par des pirates, les garants, tenus pour responsables, sont jetés en prison.

À la date à laquelle a été rédigé ce document (1832), et alors que le commerce ultramarin bénéficie d’une expérience de près d’un millénaire, il n’existe pas de mécanismes qui permettent le transfert du risque. Il n’y a pas davantage de distinction entre la responsabilité juridique de l’armateur et celle du chargeur. Là encore, les mécanismes juridiques mis au point dans l’Europe médiévale avec la commenda sont très évocateurs des avancées dans la conduite des affaires permises par un environnement juridique spécifique.


Carences institutionnelles et monolithisme du pouvoir

L’économie chinoise se présente aujourd’hui comme une formation hybride, mêlant des éléments traditionnels aux influences étrangères héritées du 19e siècle, que viennent encore transformer en profondeur trois décennies de réforme et d’ouverture avec l’irruption massive du capital étranger. On peut estimer que les institutions économiques de la Chine prémoderne n’étaient pas favorables à un développement de type capitaliste, mais après tout, ce n’était pas leur objectif. La finalité du système chinois n’était pas l’accumulation du capital ni la production de richesses sur une échelle illimitée, bien au-delà de la satisfaction des besoins. Si la valeur suprême que se donne la société chinoise traditionnelle est la stabilité, l’harmonie, il est inutile de la juger à l’aune de notre conception du développement économique. Un droit commercial privé formalisé peut être considéré comme plus efficace que les relations personnelles (guanxi) lorsqu’il s’agit de développer un marché national.

Reste que les institutions développées par la Chine au cours de son histoire sont loin d’être inefficaces. Et que les formes d’organisation économique inventées par les marchands dans le contexte d’une haute instabilité des affaires témoignent d’une remarquable cohérence avec leurs objectifs économiques.

Les sinologues japonais de l’école de Kyôto avançaient que la Chine avait échoué à se moderniser et à parcourir les phases du développement économique comparables à celles de l’Occident en raison de la structure monolithique du pouvoir politique. Cette intuition forte nous renvoie à la philosophie politique européenne. Chez John Locke, la critique de l’absolutisme ne portait pas seulement sur les dommages que ce dernier faisait subir à la liberté. Elle englobait aussi la menace qu’il faisait peser sur la propriété. Ce double caractère du despotisme nous invite à replacer la question de l’origine de la divergence économique entre Europe et en Chine dans l’ordre politique et juridique.

Article repris des Grands Dossiers des sciences humaines, « L’histoire des autres mondes », n° 24, sept.-oct.-nov. 2011.