La mer impériale

À propos de :

Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans

Cyrille P. Coutansais, CNRS Éditions, 2013.

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Ayant récemment dirigé un hors-série de Sciences Humaines Histoire consacré à « La nouvelle histoire des empires », j’ai été frappé, lors de mes lectures exploratoires du sujet, par une observation de Gérard Chaliand : si l’Inde a pu être conquise tout entière par les Britanniques, alors que les conquérants précédents (d’Alexandre le Grand aux Moghols, qui ne contrôlaient que l’Inde du Nord) s’y étaient cassés les dents, c’est qu’ils seraient arrivés par voie maritime, et non terrestre.

Voile et canons

Par un hasard amusant, l’image retenue en couverture de « La nouvelle histoire des empires » est celle d’un navire occidental des 17e ou 18e siècles, un brick peut-être (je ne suis pas spécialiste de technologie marine). En tout cas, il montre ce que Geoffrey Parker, dans La Révolution militaire (voir le billet « La guerre moderne, 16e – 21e siècles »), estime être le ressort de la puissance coloniale occidentale : au-delà de la capacité à mettre en œuvre des canons, l’habilité à les utiliser sur mer, émergeant des lignes de sabord, en ligne, au plus près de la ligne de flottaison, permettant d’envoyer par le fond tout rival assez téméraire pour s’y frotter. Des Portugais s’insérant de force dans les réseaux commerciaux de l’Asie côtière du 16e siècle aux Britanniques assiégeant la Chine au 19e siècle, les empires coloniaux européens s’imposent progressivement au monde par cette combinaison meurtrière d’artillerie et de voile (cette dernière étant remplacée tardivement par le cuirassé mû par la vapeur), comme le soulignait Caro M. Cipolla dans un livre au titre explicite : Guns, Sails, and Empires: Technological innovation and the early phases of European expansion, 1400- 1700 [Sunflower University Press, 1985].

D’Athènes à Albion, en passant par Sriwijaya et Venise, la mer a permis à des hégémonies différentes de s’imposer. N’ayant pas disposé du temps nécessaire à leur évocation dans « La nouvelle histoire des empires », je vais combler cette lacune en explorant un étonnant ouvrage : l’Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans, de Cyrille P. Coutansais – premier atlas publié en français se revendiquant des apports de l’histoire globale.

Il est vrai que le terme empire, comme le souligne l’auteur, conseiller juridique à l’état-major de la Marine française, « évoque l’Égypte pharaonique, la Perse achéménide ou encore la Chine des Ming plutôt que les dominations crétoise, carthaginoise ou vénitienne. La raison ? Probablement une fascination pour ces grandes emprises continentales, aptes à rassembler peuples et territoires, et une méconnaissance des choses de la mer. L’apparent soft power vénitien n’a pourtant rien à envier au hard power gengiskhanide. » L’argument, en creux, ramène aussi à un paradoxe : en France, le terme empire renvoie d’emblée aux Premier et Second Empires des Napoléon, ou à l’Empire colonial d’une France successivement royaliste, révolutionnaire, impériale et républicaine – des entités qui avaient une dimension ultramarine plus ou moins affirmée, mais tenue pour périphérique.

Un empire maritime, poursuit Coutansais, est « une puissance détenant une flotte capable d’exercer sa force et son contrôle sur les mers, afin d’en maîtriser les principaux courants d’échange. » Telle quelle, elle détient ainsi une « capacité hégémonique. Si Venise peut faire face à l’Empire ottoman, elle le doit certes à sa puissance financière qui lui offre la possibilité d’armer sans cesse de nouvelles galères mais, plus encore, à son rôle d’intermédiaire obligé du commerce entre l’Orient et l’Occident. La Sublime Porte, dépendante des ressources que lui procurent ces échanges, est ainsi contrainte de se plier au bon vouloir de la Sérénissime. »

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Entre Chine et Monde : vivons-nous un tournant mondial ?

Invité la semaine dernière par Louise Benat-Tachot (du CLEA) et Miguel Rodriguez (du Crimic) à prendre part à un colloque intitulé « Le Pacifique, du 16e au 21e siècle », j’y ai ébauché une brève synthèse des rapports que l’histoire mondiale entretient avec la Chine, courant sur les derniers siècles. Sans surprise, le sujet renvoie à nombre de billets parus sur ce même blog.

Pourquoi l’Asie, pourquoi la Chine ? D’abord un chiffre, extrait de l’œuvre de l’économiste Angus Maddison : 75 %, part supposée de l’Asie dans le PIB mondial durant le premier millénaire de notre ère, contre moins de 10 % pour l’Europe. Ensuite un travail collectif (« L’histoire des autres mondes », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 24, sept.-oct.-nov. 2011), que j’ai dirigé il y a deux ans, et qui inspire pour partie cet article : une vraie histoire mondiale, comprendre non eurocentrée, ramène en quelque sorte l’Asie au centre. Et souligne bien involontairement que sans la Chine, l’histoire du monde n’aurait pas été la même. Si Christophe Colomb n’était pas parti vers l’ouest dans l’idée de trouver le grand khan de Chine afin de le convertir et de lui soutirer son or pour financer une croisade, nous n’aurions pas eu d’objet pour ce colloque, initié pour le 500e anniversaire de la « découverte » du Pacifique par Vasco Núñez de Balboa. La politique des Grandes Découvertes européennes, du 15e au 18e siècle, peut se résumer en une obsession : trouver une voie d’accès vers la Chine, les Indes, leurs richesses.

Indéniablement, la Chine est au centre d’un grand pan de l’histoire mondiale. Le monde chinois, ce sont de vastes plaines cultivées, une grande civilisation qui a représenté, au moins depuis le début de notre ère, de 30 à 20 % aujourd’hui de l’humanité. Cette densité explique que les Chinois soient à l’origine de nombre d’inventions, dont je dresse une liste très loin d’être exhaustive : la boussole, la poudre, le papier, l’imprimerie, la bureaucratie (résumée en une constante : les fonctionnaires ont représenté, ces deux derniers millénaires, quelque 10 % de la population chinoise). Ajoutons-y pour faire bonne mesure le papier-monnaie, le gouvernail d’étambot, le caisson étanche pour les bateaux, le haut-fourneau, l’arbalète, la brouette, la poste d’État, etc. Pour une liste exhaustive, se référer à l’encyclopédique œuvre dirigée par Joseph Needham.

Toutes ces inventions ont été diffusées vers l’Europe, qui les a améliorées et en a fait les outils de son hégémonie mondiale, qui court en gros peut-être du 16e, en tout cas au moins du 19e à la moitié du 20e siècle. Ces emprunts se font d’abord par la steppe, puis l’océan Indien via le monde musulman, enfin la route de la Soie quand les Mongols l’unifient au 13e siècle – ce « grand désenclavement » auquel Jean-Michel Sallmann a récemment consacré un bel ouvrage. C’est par cette route que Marco Polo peut témoigner des fastes de la cour du grand khan. C’est Marco Polo avec d’autres qui inspirent Christophe Colomb dans son équipée. L’histoire est connue, pour plus de détails, voir le beau livre que Bernard Vincent a consacré à 1492. L’année admirable, ou la biographie de Christophe Colomb. Héraut de l’apocalypse par Denis Crouzet : Colomb cherchait la Chine, il trouve les Amériques. C’est la première mondialisation, au moins selon l’acception des historiens hispanisants – les économistes voient souvent leur première mondialisation au 19e siècle, avec l’extension mondiale du libre-échange. Cette première mondialisation est d’abord ibérique. Espagnols et Portugais se partagent le monde en 1494, avec le traité de Tordesillas.

Les premiers à arriver en Chine sont les Portugais. Ils contournent l’Afrique et le Moyen-Orient, s’insèrent assez brutalement dans les denses réseaux commerciaux, déjà connus des Chinois, qui sillonnent l’océan Indien depuis le début de notre ère et auxquels Philippe Beaujard a consacré une anthologie [commentée en 2 billets, ici et ]. Cela ne va pas sans mal, comme le montre Serge Gruzinski dans L’Aigle et le Dragon. Si les Espagnols terrassent les Aztèques et les Incas, les Portugais échouent à dicter leur loi à la Chine : trop peuplée, trop bien organisée, familière des canons, et surtout indifférente aux maladies véhiculées par les Européens. Ces pandémies, la variole en tête, seront le facteur décisif des conquêtes espagnoles. Car l’Eurasie, avec ses civilisations qui commercent et qui élèvent des animaux, a été un gigantesque bouillon de culture. En Asie comme en Europe, les populations partagent les mêmes agents pathogènes depuis des millénaires et sont immunisées. Les Amérindiens, à l’écart de ce grand brassage microbien, vont payer le prix lourd : au 16e siècle, leur population s’effondre, peut-être à 10 ou 20 % de ce qu’elle était à l’arrivée des Blancs – ce qui explique l’aisance des conquêtes.

Très vite, les Espagnols arrivent à contourner les Amériques et ouvrent à leur tour une voie vers la Chine à travers le Pacifique. Des Amériques jaillit un flux de métaux précieux, or et surtout argent. Qu’y a-t-il alors à acheter ? De la soie (de Chine), des cotonnades (d’Inde), de la porcelaine (de Chine)… Dès le 16e siècle, l’Asie draine peut-être la moitié de l’or et de l’argent du Nouveau Monde. En témoigne la mise en place du galion de Manille. Le but est d’aller droit au client final, sans transiter par l’Europe.

Les puissances émergentes du moment, la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, veulent aussi leur part du gâteau. Elles se heurtent à une première difficulté : comment accéder à la Chine alors que Portugais et Espagnols contrôlent les chemins non bloqués par les puissances asiatiques terrestres, telles la Russie, la Perse, L’Empire ottoman, l’Empire moghol en Inde ? De deux façons : d’abord en cherchant d’autres voies. Une anecdote à ce sujet, contée par Timothy Brook dans son splendide livre Le Chapeau de Vermeer : Samuel Champlain coordonne pour la couronne française l’exploration de l’Amérique des Grands Lacs. Il achète, probablement à Paris, une robe de cérémonie chinoise d’immense valeur, on l’imagine toute de soieries et dorures, dans l’idée que l’agent qui arrivera à la cour impériale chinoise doit paraître à son avantage. Et ce sont les Hurons qui profitent du spectacle, alors qu’un employé de Champlain s’adresse à leurs chefs déguisé en mandarin.

Ces tentatives de contournement échouent, il n’y a pas d’autre voie. Seconde option, qui se révèle efficace dès le 17e siècle : la concurrence, au besoin armée. Les bateaux anglais et néerlandais pillent et détruisent leurs rivaux ibériques. C’est l’acte de naissance d’un certain capitalisme, en tout cas un essor formidable du secteur privé, des compagnies par actions, les Compagnies des Indes. Et ces nouveaux venus écartent les Ibériques du grand jeu.

Seconde difficulté, partagée par tous les États européens : la Chine n’est pas intéressée par le commerce. Les hommages venus de loin, oui. Quelques échanges bien contrôlés dans des comptoirs verrouillés, pourquoi pas ? Elle veut bien des métaux précieux. Alors, pour acquitter une balance commerciale toujours plus déséquilibrée, les Espagnols envoient leur argent en Chine, quand les pirates anglais ne font pas main basse dessus.

Si, à la fin du 18e siècle, on avait posé à un Candide extraterrestre la question : demain, qui dominera le monde ?, il aurait sans hésiter répondu : la Chine, évidemment ! Superpuissance militaire, prémices d’industrialisation et de consommation, population homogène… Elle avait apparemment tous les atouts. Au milieu du 19e, elle se fait pourtant humilier lors des deux guerres de l’Opium livrées par les puissances occidentales afin de l’obliger à jouer le jeu du libre-échange, et s’effondre. Dépassée technologiquement, certes. Mais aussi, on l’oublie trop souvent, ravagée de l’intérieur par un conflit civil à l’ampleur inégalée dans l’histoire, la guerre messianique des Taiping, qui fait peut-être 30 millions de morts (1851-1864).

Un autre facteur qui a pu jouer a été exposé par Kenneth Pomeranz dans Une grande divergence. Comparant l’Angleterre de la Première Révolution industrielle et le bassin du Bas-Yangzi, qui connaissent à la fin du 18e siècle une situation socio-économique similaire, il souligne que les deux sociétés en étaient arrivées à une sorte de piège malthusien écologique : le déboisement empêchait d’accroître une activité liée au charbon de bois, et les limites de productivité agricole obéraient une extension économique en Chine. Alors que l’Angleterre disposait d’énormes réserves en charbon fossile, et jouissait de 20 millions d’« hectares fantômes » dans le Nouveau Monde dont elle pouvait extraire les ressources agricoles. Elle était aussi en mesure d’imposer à l’Inde de cesser de produire des cotonnades et de devenir un fournisseur de matières premières – l’Inde, rappelons-le, est restée sous la coupe d’une société anonyme fondée en 1600, la Compagnie anglaise des Indes orientales, du milieu du 18e siècle jusqu’en 1858…

Un autre historien américain, non traduit en français, John R. McNeill, plonge lui aussi dans l’histoire environnementale pour montrer, dans Mosquito Empires, pourquoi l’Amérique latine est restée hispanophone et lusophone. Les Anglais voulaient mettre la main dessus, ils en avaient les moyens militaires, ils ont échoué. À cause des moustiques, qui ont offert un avantage décisif aux primo-arrivants. En déportant des esclaves africains par millions dans le Nouveau Monde, les Européens y ont aussi acclimaté le paludisme Plasmodium falciparum – le plus meurtrier – et la fièvre jaune. Les populations déjà sur place, au moins celles dont les ancêtres avaient survécu, y avaient gagné une immunité. Même en infériorité numérique, Espagnols et Portugais ont ainsi résisté aux invasions britanniques. Il leur suffisait d’attendre quelques mois, retranchés dans leurs fortins, que les fièvres anéantissent 90 % des contingents adverses. D’autres ouvrages, tels ceux de Charles C. Mann (1491 ; 1493) ou, de Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire, qui montre la destruction des communautés andines par la pollution liée à l’activité minière, soulignent le riche apport de l’histoire environnementale quant aux sujets ici évoqués.

Ensuite, la Chine connaît l’Occupation japonaise, la parenthèse maoïste, les dizaines de millions de morts liés à ces événements, bref un grand bond… en arrière. 1979, Deng Xiao-Ping initie une libéralisation progressive. À partir de 1985, les entreprises japonaises envoient leurs usines en Chine. Par cette délocalisation induite par la flambée du yen, elles diffusent leur modèle d’industrialisation. Une main-d’œuvre active et peu rémunérée s’emploie alors à édifier l’atelier du monde.

En moins de trois décennies, la Chine fait irruption dans l’économie mondiale, avec des taux de croissance annuels de 10 % – même s’ils se réduisent ces dernières années. Elle émerge, ou plutôt ré-émerge. Elle valide ce nouveau statut en 2000, par son entrée dans l’OMC (Organisation mondiale du commerce). En 2008, détenant les plus grandes réserves financières de la planète, c’est la Chine, conjointement au Japon, qui sauve de la banqueroute le dollar en rachetant à tour de bras de la dette américaine. En 2009, elle devient le premier exportateur mondial. En 2010, la Chine acquiert le rang de deuxième économie mondiale, dépassant le Japon. Quatre entreprises chinoises figurent en 2010 dans les dix premiers groupes mondiaux. Quelque part dans les décennies 2020-2030, pense-t-on aujourd’hui, elle doublera les États-Unis et reviendra à la place qui serait la sienne dans l’arène internationale : la première. Tout ça a déjà été dit.

François Gipouloux, dans son ouvrage La Méditerranée asiatique, a campé la vaste fresque des flux marchands de ces cinq derniers siècles. Derrière l’ampleur d’un phénomène qui n’a pas de précédent historique en termes d’échelle, il relativise les atouts chinois.

Quand la Chine a sauvé le dollar, on prête à Hillary Clinton la phrase suivante : « On ne sermonne pas son banquier. » Il y aurait pourtant matière à gronder, en ce qui concerne le sort des minorités culturelles ou ethniques (Tibétains, Ouighours…). Les camps de travail existent toujours. Sans être une dictature, la Chine reste un régime autoritaire, et l’appareil de surveillance du Web est un véritable Léviathan. La liberté de religion n’existe pas. L’État contrôle tout en la matière, une vieille obsession chinoise dérivant d’une histoire scandée par les rébellions messianiques. Plus largement, la liberté d’entreprendre est balbutiante. Paradoxe : le secteur entreprenarial chinois est un des plus dynamiques du monde. Le secteur bancaire est le mieux nanti de la planète, car faute de Sécurité sociale et de retraite, les Chinois affichent le plus haut taux d’épargne du monde, 40 % de leurs revenus. Or les banques se montrent plus que rétives à financer le secteur privé. Car tout est régi par le triumvirat banques d’État – Parti unique – entreprises publiques.

Selon Gipouloux, en Europe, le capitalisme s’est bâti sur une fragmentation des pouvoirs politiques propice au développement du droit privé. Rien de tel en Chine. L’État a toujours, et il continue, gardé les marchands sous sa coupe. Une des conséquences est l’apparition aujourd’hui de la plus grande diaspora de l’histoire mondiale, jaillie du monde chinois depuis une dizaine d’années : de 30 à 50 millions de personnes, rêvant de faire fortune ailleurs que chez eux sous l’ombrelle qu’étend complaisamment un État expansionniste sur toute la planète. Conséquence : il y a une ChinAfrique, et il existe une ChinAmérica del Sur, que décrivent par exemple les journalistes espagnols Heriberto Araujo et Juan-Pablo Cardenal dans Le Siècle de la Chine. Ils consacrent ainsi des passages édifiants au pillage des ressources minières du Pérou par des conglomérats chinois.

Ceci dit, historiquement parlant, les Chinois ont été, dans des secteurs qui leur étaient propres, parfois plus libéraux que les Européens. Un exemple, extrait des Bâtisseurs d’empire d’Alessandro Stanziani : l’auteur estime que sous la dynastie Qing (du milieu du 17e siècle au début du 20e), l’État finance son armée et son importante expansion territoriale par le recours massif au secteur privé – ce qui le fragilisera à terme. Et cela se passe au moment où le monopole étatique de la violence est constitutif, en Europe, de l’émergence des États-nations. Il souligne aussi que la Chine a connu, ces deux derniers millénaires, autant de périodes de fragmentation entre États rivaux que de moments où elle était unifiée sous la bannière de dynasties. À l’encontre d’autres auteurs, qui perçoivent, dans la succession dynastique qui rythme l’histoire de Chine telle qu’elle est traditionnellement exposée, une continuité manifeste des formes institutionnelles. Ce qu’il faut en retenir, c’est que, comme partout, la société chinoise sait évoluer et s’adapter. Elle n’est pas immuable.

Certains problèmes spécifiques méritent un éclairage bref. J’en retiens deux : la démographie et l’environnement.

On connaît la politique de l’enfant unique. On sait moins que la Chine subit un problème massif, comme l’Inde et le Pakistan, de déséquilibre de la balance entre les sexes. Le fœticide féminin, pratiqué clandestinement à grande échelle, a abouti à laisser vivre 117 garçons pour 100 filles, le rapport biologique s’établissant normalement à 100 garçons pour 105 ou 106 filles. D’où une Chine qui aujourd’hui se masculinise, en sus de vieillir… Avec des conséquences difficilement prévisibles.

La Chine est devenue le premier pollueur mondial. Paradoxe : pour nourrir sa soif d’énergie, elle inaugure deux centrales à charbon par semaine. Elle bloque, de concert avec les États-Unis, comme le montre Jean-Paul Maréchal dans Chine/USA : le climat en jeu, toute négociation internationale visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre impliqués dans le réchauffement. Parce qu’elle estime que les pays industrialisés doivent payer pour leurs émissions passées (l’Europe et les États-Unis comptent chacun pour 30 % des émissiosn passées, alors que la Chine est reponsable de 10 %), quand les États-Unis souhaitent, réduisant leur pollution, ne payer que pour les émissions à venir. Mais la Chine s’est imposée comme le leader mondial des énergies vertes, ses nouvelles centrales à charbon sont bien plus performantes que celles des États-Unis, et comme l’Inde et l’Europe, elle reboise massivement.

La Chine nous apprend beaucoup : elle fait d’abord voler en éclats le dogme qui voudrait que développement économique et démocratisation marchent de concert. Les économistes Giovanni Arrighi, Michel Aglietta, Guo Bai ou Kaoru Sugihara cernent qui une voie chinoise, qui un modèle est-asiatique de développement qui pourrait constituer une alternative au néolibéralisme, car basé non sur l’accumulation du capital, mais sur l’intensification du travail. Et la Chine nous rappelle aussi que nous vivons aujourd’hui une parenthèse hégémonique. La Grande-Bretagne a dominé le monde au 19e siècle. Dans la première moitié du 20e  elle n’était plus en mesure de jouer ce rôle, et les États-Unis ne souhaitaient pas l’endosser. Période d’incertitude, marquée par deux guerres mondiales et une crise économique majeure. Ce n’est qu’à l’issue du second conflit mondial que les États-Unis se sont imposés : suprématie du dollar, superpuissance militaire et économique, en rivalité avec l’URSS. Or l’économie mondiale, comme la géopolitique, sont aujourd’hui en passe d’entrer dans une nouvelle ère. Dans L’Asie et le Futur du monde, Yves Tiberghien souligne que les pays de  l’OCDE comptaient pour 60 % du PIB mondial de 1950 à 2000, avec 13 % de la population mondiale. En 2010, cette part s’était réduite à 50 %. Elle devrait continuer à décroître, pour atteindre 25 % vers 2050.

Retenons que la prospective est une science aléatoire. J’ai relu récemment un rapport de ce type publié par l’Europe en 2007 – Le Monde en 2025 –, et même s’il signale que l’économie américaine était fragile, il ne pouvait anticiper la crise des subprimes aux États-Unis (en attendant demain en Chine ?, dont la bulle immobilière reste menaçante) et ses conséquences. En cascade, celles-ci chamboulent déjà la plupart de ses pronostics. Mais notons qu’un constat émerge de cette littérature : pour les prochaines décennies, les prospectivistes envisagent des évolutions vers une économie mondiale soit tripolaire (Amérique, Asie, Europe), soit multirégionale (polarisée autour de puissances locales), soit dominée par la Chine et accessoirement l’Inde – une asiatisation du monde donc, prophétisée par Kishore Mahbubani et Nayan Chanda… Mais une très forte majorité anticipe le recul de l’Occident au bénéfice soit de l’Asie, soit des émergents dans leur ensemble. Les élites chinoises devront choisir leur stratégie, avec pour option à déterminer de favoriser plus ou moins les diverses institutions dont elles sont membres : Bric’s (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud), G20, G77 ou intégration régionale avec le Japon et la Corée du Sud.

Pour conclure et ouvrir à la fois ce bref tour d’horizon, je signale que la prochaine édition du Festival international de géographie de Saint-Dié des-Vosges aura cette année pour thème : « La Chine, une puissance mondiale ».

 

Bibliographie indicative

• Michel Aglietta et Guo Bai, La Voie chinoise. Capitalisme et Empire, Odile Jacob, 2012.

• Heriberto Araùjo et Jùan Pablo Cardenal, Le Siècle de la Chine. Comment Pékin refait le monde à son image, Flammarion, 2013.

• Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, 2007, trad. fr. Nicolas Vieillecazes, Max Milo, 2009.

• Isabelle Attané, Au pays des enfants rares. La Chine vers une crise démographique, Fayard, 2011 ; En espérant un fils… La masculinisation de la population chinoise, Ined, 2010.

• Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien. t. I : De la formation de l’État au premier système-monde afro-eurasien ; t. II : L’Océan Indien, au coeur des globalisations de l’Ancien Monde, Armand Colin, 2012.

• Marie-Claire Bergère, Capitalismes et capitalistes en Chine. Xixe-xxie siècle, Perrin, 2007.

• Roy Bin Wong, China Transformed: Historical Change and the Limits of European Experience, Cornell University Press, 2000.

• Luce Boulnois, La Route de la Soie. Dieux, guerriers et marchands, Olizane, 2001, rééd. 2010.

• Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer. Le xviie siècle à l’aube de la mondialisation, 2008, trad. fr. Odile demange, 2010, rééd. 2012 ; Sous l’œil des dragons. La Chine des dynasties Yuan et Ming, 2010, trad. fr. Odile Demange, 2012.

• Gérard Chaliand et Michel Jan, Vers un nouvel ordre du monde, Seuil, 2013.

• Nayan Chanda, 2007, Au commencement était la mondialisation, La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, trad. fr. Marie-Anne Lescourret, CNRS Éditions, 2010.

• Axelle Degans, Les pays émergents : de nouveaux acteurs. BRIC’s : Brésil, Russie, Inde, Chine… Afrique du Sud, Ellipses Marketing, 2011.

• Jean-Luc Domenach, La Chine m’inquiète, Perrin, 2009.

• Jacques Gernet (1921), Le Monde chinois. t. I : De l’âge du Bronze au Moyen Âge ; t. II : L’Époque moderne (10e-19e siècle) ; t. III : L’Époque contemporaine, 1972, Armand Colin (1 vol.), rééd. Pocket, 2006.

• François Gipouloux, La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, xvie-xxie siècle, CNRS Éd., 2009.

• Nicole Gnesotto et Giovanni Grevi (dir.), Le Monde en 2025, trad. fr. Béatrice Bocard, Pocket, 2007.

• Vincent Goossaert et David A. Palmer, La Question religieuse en Chine, CNRS, 2012.

• Christian Grataloup, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Armand Colin, 2007, rééd. 2010.

• Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Fayard, 2012.

• Yang Jisheng, Stèles. La Grande Famine en Chine, 1958-1961, trad. fr. Louis Vincenolles, Sylvie Gentil et Chantal Chen-Andro, Seuil, 2012.

• Johannes Jütting, Le Basculement de la richesse, OCDE, 2010.

• Parag Khanna, The Second World. Empires and influence in the new global order, Random House, 2008.

• Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte des Amériques a transformé le monde, 2011, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2013. L’auteur, journaliste scientifique, a déjà publié une remarquable étude avec 1491. Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, 2006, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2007.

• Kishore Mahbubani, Le Défi asiatique, 2008, trad. fr. Rita Sabah, Fayard, 2008.

• Jean-Paul Maréchal, Chine/USA : Le climat en jeu, Choiseul, 2011.

• John R. McNeill, Mosquito Empires. Ecology and war in the Greater Caribbean (1620-1914), Cambridge University Press, 2012.

• Joseph Needham, La Science chinoise et l’Occident, 1969, trad. fr. Eugène Simion, Seuil, coll. « Points », 1973.

• Joseph Needham et Robert Temple, The Genius of China: 3,000 Years of Science, Discovery, and Invention, Andre Deutsch, 2007.

• Philippe Pelletier, L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Gallimard, 2011.

• Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, 2000, trad. fr. Nora Wang et Mathieu Arnoux, Albin Michel/MSH, 2010 ; La Force de l’Empire : Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, È®e, 2009.

• Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire. The Human and Ecological Cost of Colonial Silver Mining in the Andes, Indiana University Press, 2011.

• Jean-Michel Sallmann, Le Grand Désenclavement du monde. 1200-1600, Payot, 2011.

• Alessandro Stanziani, Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, 15e19e siècles, Raisons d’agir, 2012.

• Gabriele Steck et al., Allianz Global Wealth Report 2010, Allianz, 2010.

• Yves Tiberghien, L’Asie et le Futur du monde, Presses de SciencesPo, 2012.

• Odd Arne Westad, Restless Empire. China and the World since 1750, Bodley Head, 2012.

• Fareed Zakaria, Le Monde postaméricain, 2008, rééd. Perrin, 2011.

 

 

 

Tout objet historiographique relève-t-il d’un traitement global ?

C’est en définitive la question fondamentale que pose le recueil intitulé « Essais d’histoire globale », dirigé par Chloé Maurel et publié en février dernier aux éditions L’Harmattan. Il s’agit là d’un ouvrage a priori disparate, reprenant des interventions en séminaire, et portant sur des objets aussi divers que les mineurs de charbon et les imprimés en langues étrangères, les gares de chemin de fer, la lutte pour l’abolition de l’esclavage, le livre, les imprimés politiques de forme brève, les liens entre ethnologie et situations coloniales, la politique du livre de l’UNESCO, l’OIT ou encore le G7. Sur chacune des ces thématiques, les auteurs tentent d’apporter un regard nouveau, global, international ou transnational, qui parfois s’impose et colle au sujet, parfois surprend davantage. C’est sans doute tout le mérite de l’ouvrage que de tenir le pari d’une application large de ce regard neuf, même si la réussite est inévitablement inégale.

Le livre s’ouvre avec une longue introduction de Chloé Maurel qui commence par établir la filiation longue de l’histoire globale. Elle la situe d’abord dans l’histoire comparée chère à Marc Bloch et en parallèle dans les tentatives d’histoire universelle, qu’elles soient françaises (Febvre, Crouzet, Grousset, Duroselle), britanniques (Toynbee) ou allemandes. Elle distingue ensuite plusieurs générations de théoriciens de la World History d’inspiration anglo-saxonne. La première est celle des fondateurs (parmi lesquels McNeill et Stavrianos sont les plus développés) qui relèveraient d’un rejet du chauvinisme des histoires nationales et d’une « école de la citoyenneté mondiale ». Une seconde génération regrouperait Abu-Lughod, Frank et Wallerstein, auteurs du dernier quart du 20e siècle, non-historiens de formation, mais qui ont réalisé des contributions novatrices de par leurs intuitions et approches systémiques. La troisième génération s’incarnerait dans les travaux plus récents de Bentley et Subrahmanyam, plus dans la logique de l’histoire connectée, auxquels elle rattache aussi Manning. Ensuite, la fin du 20e siècle verrait l’explosion quantitative des contributions. Mais au sein de cette floraison, elle identifie bien le travail de Mazlish, fondateur de la Global History et surtout intéressé par « la naissance et l’évolution du phénomène de mondialisation ». Dans un second temps, elle s’attache à montrer le retard initial de la France en ce domaine puis évoque les ouvrages plus récents qui ont pu jalonner le débat dans notre pays.

Pour Chloé Maurel, c’est d’abord dans « l’angle très large déployé par ces travaux » qu’il faudrait trouver l’unité du livre. Cette cohérence naît aussi de rapprochements thématiques, quatre contributions relèvent ici de l’histoire de l’imprimé tandis que trois autres traitent de l’histoire des relations internationales. Il serait intéressant que les points de vue adoptés dans chaque papier soient ici plus précisément qualifiés et distingués. Il y a en effet plusieurs façons d’élargir l’angle d’approche, de « faire du global ». On peut par exemple pratiquer un comparatisme international sur un même objet (cas, par exemple, des mineurs de charbon dans ce livre). La perspective transnationale est évidemment différente puisqu’elle revient à montrer comment un objet circule dans l’espace international et doit donc être appréhendé dans cette transgression des frontières (cas ici du livre et des limites des histoires purement nationales de ce dernier). La critique de l’européocentrisme (ou de l’occidentalocentrisme) constitue tout autant un angle d’attaque plus large, particulièrement bien illustré ici dans l’histoire de la politique du livre de l’UNESCO qui voit finalement, en dépit des bonnes intentions, la promotion d’une conception très occidentale du livre… L’approche en termes de gouvernance, internationale, supranationale ou mondiale, constitue encore un autre point de vue (qui s’impose ici sur l’étude des organisations internationales). Bref, le livre aurait sans doute gagné à ce que la multiplicité des regards dits « globaux » soit davantage disséquée. Est-il par ailleurs pertinent d’appeler globaux tous ces angles d’attaque ? Oui sans doute, pour ce qui est de la cohérence éditoriale, mais des précisions complémentaires auraient été bienvenues.

Ceci dit, c’est aussi évidemment à chaque lecteur de repérer ces différences et de faire son propre cheminement, au gré des différents articles… Ne pouvant évoquer ici en détail la richesse des dix contributions réunies par l’ouvrage, contentons-nous de deux exemples, « le combat pour l’abolition de l’esclavage » (Olivier Pétré-Grenouilleau) et « les organisations internationales et la régulation sociale de la mondialisation : le cas de l’agenda de l’OIT pour le travail décent » (Marieke Louis).

Pour ce qui est de la prohibition de l’esclavage, l’article proposé ne surprend pas lorsqu’il développe l’idée que l’abolitionnisme renvoyait « à un projet forcément global, du fait même de sa nature et des modalités par lesquelles il a dû passer afin de devenir clairement opérationnel ». Il a par ailleurs été mené par des acteurs et réseaux transnationaux, certains se revendiquant d’une certaine citoyenneté mondiale. Enfin, la vaine recherche d’un traité international, à partir de 1815 et sous l’égide de la Grande-Bretagne, a bien posé « une question cruciale, celle du droit d’ingérence », dans la mesure où les traités bilatéraux qui en résultèrent supposaient « un droit de visite réciproque permettant aux navires de guerre des puissances signataires de visiter les navires de commerce de l’autre afin de vérifier qu’il n’y avait pas d’esclaves à bord ». En définitive, respect international des mesures à faire appliquer, transnationalité des acteurs, problèmes fondamentaux d’une gouvernance globale, enfin valeurs supposées universelles sont clairement au cœur de cette histoire-là. Et la démarche s’oppose alors à celle de l’historiographie traditionnelle, souvent nationale et cherchant la raison ou le facteur principal de l’abolition, négligeant alors le caractère transnational du combat engagé sur la base de valeurs radicalement nouvelles (il ne s’agissait plus d’aménager l’esclavage ou de le réformer mais de l’interdire, sur la planète entière et pour l’éternité). Autrement dit, Pétré-Grenouilleau invoque une analyse en termes de compréhension du combat (de ses acteurs, principes et méthodes) contre une tentative d’explication, en partie déterministe. Et dans la logique de cet argument il montre aussi en retour combien l’abolitionnisme a pu servir de caution morale à la colonisation ou encore comment le contrôle des navires de commerce allait renforcer l’hégémonie britannique…

Pour ce qui est de l’OIT, l’article de Marieke Louis, montre bien la déstabilisation qui a affecté l’institution, sur ces vingt dernières années, dans le cadre du débat sur la « clause sociale » d’une part, la baisse de la syndicalisation d’autre part. Par ailleurs l’OIT aurait manqué le tournant de l’an 2000 sur les objectifs du Millénaire pour le développement, se laissant alors marginaliser par les autres instances internationales. Dans ces conditions, devant la difficulté à faire valoir la pérennisation de conventions internationales comme à se poser en promoteur de normes, l’OIT s’est sans doute réfugiée dans un agenda sur le « travail décent » qui relèverait plus de la soft law, c’est-à-dire plus d’une participation à une régulation sociale mondiale que d’un effort de réglementation sociale proprement dite. Et l’OIT dériverait alors pour partie vers un rôle d’agence secondaire de développement et de rappel des droits humains fondamentaux, mais avec une prise limitée sur le réel.  Dans le même esprit, son fonctionnement tripartite originel, fondé sur l’interaction des États, des organisations d’employeurs et de salariés, serait remis en cause à la fois par l’affaiblissement du pouvoir de régulation sociale des États et l’apparition d’acteurs clés comme les entreprises transnationales ou les ONG. C’est donc bien ici une focalisation sur les déterminants liés à la mondialisation économique qui éclaire les débats propres à l’OIT.

On sera peut-être moins convaincu par l’intérêt d’un regard global sur les imprimés politiques de forme brève, au-delà du rappel que les blogs et tweets de la mondialisation contemporaine ou encore le court livre de Stéphane Hessel ont certainement une parenté avec ces imprimés de jadis… Mais peu importe. A quelques exceptions près, la démonstration est faite ici que bien des objets historiographiques se prêtent, plus aisément qu’on le croit volontiers, à une mise en perspective large, à une forme ou une autre de « traitement global ». C’est tout l’apport de l’ouvrage que d’avoir réussi à révéler une telle dimension dans le cas d’objets aussi inattendus que les gares de chemin de fer ou les imprimés en langues étrangères. Néanmoins il est clair que la démarche ici engagée ne saurait saturer ce qu’on peut entendre par histoire globale. Celle-ci n’est à l’évidence pas seulement la mise en œuvre d’un angle d’approche ou d’un regard neuf. Le global est aussi un objet d’étude en soi, que l’on parle de systèmes-monde, d’interconnexions, de circulations continentales de techniques ou de diasporas commerçantes, de diffusions de consommations ou de plantes… Et le regard élargi de l’historiographe, s’il peut y contribuer, ne saurait pour autant se confondre avec l’analyse de l’historicité du global.

Interprétations de la mondialisation économique contemporaine

On sait que la mondialisation économique contemporaine se caractérise, depuis environ trente ans maintenant, par un triple mouvement, d’intensification des flux de marchandises (biens et services) entre nations d’une part, de libéralisation quasi planétaire des mouvements de capitaux d’autre part, de transformation radicale des localisations géographiques des firmes enfin. L’ensemble de ces caractéristiques témoigne d’une indiscutable liberté accordée aux forces de marché et aux intérêts privés, sur un espace désormais planétaire. Mais au-delà de cette description factuelle d’un processus complexe se pose la question plus délicate de l’interprétation, après une génération, de ce mouvement qui a transformé la fin du 20e siècle tout en accumulant de lourds nuages en ce début du 21e. Par interprétation il faut entendre ici l’établissement d’un bilan provisoire et surtout la réponse à quelques questions cruciales. Qu’est-ce qui s’est fondamentalement réalisé ? Quelles transformations structurelles ont eu lieu ? Sur quelles conséquences, éventuellement inattendues, a débouché ce processus ? Il ne s’agira donc plus ici d’analyser « à plat » les caractéristiques intrinsèques à la mondialisation économique ou de révéler la logique fonctionnelle (ou les contradictions) des synergies en cours… L’objectif sera, de manière beaucoup plus libre, d’en proposer une représentation synthétique, de montrer ce qu’il convient, finalement et pour l’instant, d’en retenir.

Si l’on accepte cette problématique, il est sans doute possible de retenir quatre interprétations à la fois concurrentes (quant à leur pertinence relative) et pourtant non exclusives. La mondialisation économique serait alors tout à la fois « création d’un marché mondial » et approfondissement du capitalisme, affaiblissement mais aussi supranationalisation des classiques régulations étatiques territorialisées, montée des inégalités internes à peu près partout alors que l’inégalité globale tendrait à décliner, ré-émergence de quelques puissances asiatiques… Au total, hormis la première interprétation qui était sans doute intentionnelle et politiquement assumée dès le début des années 1980 (par ailleurs bien appréhendée par l’analyse économique), les trois autres se réfèrent à des résultats partiellement non anticipés ou dont la dimension s’est trouvée négligée, des constructions contingentes qui auraient pu être autres, des changements de rapports de force que leurs propres auteurs n’ont que partiellement dirigés. Évoquons-les tour à tour.

La mondialisation économique est bien la création d’un marché mondial des biens, des services, des capitaux, voire des travailleurs. Ce marché se manifeste d’abord par un processus d’unification des prix des biens et services, aux coûts de transport (d’ailleurs de plus en plus faibles) près. Mais il se manifeste aussi par la tendance de long terme à l’égalisation des salaires entre travailleurs d’un niveau donné de qualification : ce rattrapage partiel est par exemple flagrant, dans le cas chinois, depuis quatre ou cinq ans. Quant au prix des capitaux, il converge aussi vers un niveau moyen, phénomène cependant encore entravé par les incontournables différences de risque : il n’en reste pas moins que le marché mondial des capitaux est devenu une réalité qui marginalise l’idée de marchés financiers encore nationaux. Par ailleurs les marchés se sont largement sophistiqués au plan technique et les systèmes de marchés sont de plus en plus complets avec les nombreuses possibilités d’effectuer des transactions à terme (marchés d’options, de futures) ou de se défausser de ses engagements (dérivés de crédit, subprime, etc.). Il ne faudrait pas cependant considérer qu’il s’agit là d’un résultat tout à fait nouveau. Déjà à la fin du 19e siècle ce marché « mondial », en tout cas « atlantique », avait nettement progressé. Mais plus généralement, il semble que l’on puisse postuler un lien étroit entre l’expansion géographique des échanges et la création/approfondissement de l’économie de marché. Ces économies de marché ont d’abord émergé, sur une base nationale, dans les pays d’Europe qui tiraient parti d’échanges dynamiques et de grande extension (Pays-Bas au 17e siècle, Grande-Bretagne au 18e). A partir de la seconde moitié du 19e, la nouvelle expansion internationale des échanges a non seulement favorisé l’économie de marché états-unienne mais encore stimulé l’unification relative du marché mondial [O’Rourke et Williamson, 2000]. En ce sens, l’économie de marché globale stimulée par la mondialisation contemporaine ne serait peut-être que le quatrième avatar d’un même processus récurrent.

La mondialisation contemporaine a tout autant bouleversé le panorama des régulations économiques [Norel, 2004] et, dans beaucoup de ces champs, le retrait de l’État national devient une évidence. C’est évidemment le cas pour ce qui est des pratiques de stabilisation conjoncturelle de l’économie (relance en cas de chômage ou refroidissement en cas d’inflation) : en trente ans on est passé, notamment en Europe, d’une régulation par les États nationaux à une régulation d’abord internationale puis de plus en plus supranationale. En clair, la zone Euro a confié cette régulation au mécanisme abstrait du traité de Maastricht puis à la banque centrale européenne, organisme supranational de droit. De leur côté, bien des États ont dû accepter une influence de plus en plus forte du Fonds monétaire international dans leurs décisions, sachant que ce dernier est de moins en moins un organisme inter-étatique. De la même façon, les pratiques de supervision des marchés nationaux concrets, notamment pour éviter les abus de position dominante, sont largement passées, avec la déréglementation, aux mains de commissions ou autorités administratives indépendantes, quand elles n’ont pas été largement démantelées comme aux États-Unis. Enfin, les régulations internationales menées par des organismes inter-étatiques dans le cadre de ce qui s’est appelé des « régimes internationaux » ont elles aussi été transformées : le GATT a cédé la place à une OMC qui est toute puissante sur le règlement des différends commerciaux, les questions monétaires internationales sont désormais du ressort d’un FMI qui s’est historiquement mué en institution au-dessus des nations. Et si l’on évoque une gouvernance globale comme ensemble de pratiques se substituant aux anciens régimes internationaux, c’est pour mieux marquer le recul des États, au profit des intérêts privés, sans doute aussi pour une part de la société civile…

Troisième interprétation, l’évolution contrastée de l’inégalité globale, avec une hausse de cette dernière jusque vers 1990, un recul assez marqué depuis. Parallèlement, c’est bien le fait que cette récente diminution de l’inégalité globale s’accompagne d’une remontée des inégalités internes qui est particulièrement frappant (voir notre chronique du 8 novembre dernier). Comme si un certain lissage de l’inégalité entre nations et une baisse concomitante des inégalités globales devaient se payer par une reprise des vieilles inégalités sociales à l’intérieur des nations. Sauf que cette fois, l’inégalité historique ne concernerait pas tant une hypothétique classe ouvrière qui perdrait du terrain face à la bourgeoisie, que l’opposition de travailleurs sédentaires (secteur public, services, secteur privé non concurrencé internationalement) à des travailleurs nomades (produisant des biens et services sur un marché international ouvert). Les menaces et opportunités concernant les emplois nomades d’un pays ont des répercussions sur le volume et le revenu de ses emplois sédentaires. Dans cette conjecture, par ailleurs complexe, Giraud [2012] montre que la baisse de l’inégalité interne ne peut survenir que si la proposition des emplois nomades dans le total progresse d’une part, que la préférence pour les biens et services locaux augmente d’autre part. Sur ce plan donc, la mondialisation débouche sur une situation socialement dangereuse mais qui peut aussi être regardée comme un enjeu véritable de politique socio-économique encore partiellement dans les mains des gouvernements…

La quatrième interprétation est bien connue des lecteurs de ce blog et des familiers de l’histoire globale… Et si l’émergence récente de la Chine (à un moindre degré de l’Inde), voire plutôt leur ré-émergence, constituait finalement le résultat le plus structurel et le plus durable de la mondialisation contemporaine… Dans le cas chinois, il est aujourd’hui reconnu que son essor a commencé sous la dynastie Tang (618-907) et a peut-être connu son apogée aux 12e et 13e siècles avec les Song du Sud. L’économie est alors parmi les plus productives au monde (notamment dans la fabrique de la fonte) mais se caractérise aussi par une remarquable capacité exportatrice, notamment en permettant à ses ateliers textiles ruraux d’écouler leur produit sur les marchés extérieurs ; c’est aussi la période où la Chine spécialise régionalement son agriculture et invente le papier-monnaie. À l’époque la Chine dispose certainement d’excédents commerciaux réguliers, diffuse ses produits phares sur toute l’Eufrasie, draine des montants importants de métaux précieux depuis l’Europe au titre du paiement, un peu comme aujourd’hui… De ce point de vue, la mondialisation contemporaine serait peut-être d’abord et avant tout un retour de l’importance et de l’influence passées. Non que cette mondialisation soit un pur outil au service du renouveau chinois bien sûr : ce n’est pas la Chine qui l’a impulsée mais plutôt les États-Unis en libéralisant les premiers les mouvements planétaires de capitaux. Mais le résultat est aujourd’hui bien présent : la Chine a réussi à instrumentaliser de façon durable un processus qu’elle n’a pourtant nullement créé.

Bibliographie

Giraud P.-N. [2012], La Mondialisation. Émergences et fragmentations, Paris, Éd. Sciences Humaines.

Norel P. [2004], L’Invention du Marché. Une histoire économique de la mondialisation, Paris, Seuil.

O’Rourke K., Williamson J. [2000], Globalization and History, Cambridge, The MIT Press.

Paradoxes de l’histoire des inégalités mondiales

A propos de : François Bourguignon, La Mondialisation de l’inégalité, Seuil, coll. « La République des idées », 2012

Le livre de François Bourguignon s’ouvre d’emblée sur un constat accablant : l’inégalité mondiale, celle qui met en comparaison les revenus par tête des populations les plus riches de la planète avec ces mêmes revenus chez les populations les plus mal loties du monde, est bien plus lourde que celle qui peut exister au sein des différentes nations, même les plus inégalitaires. Ainsi, alors qu’en France, en 2006, les 10% les plus riches gagnaient 6 fois plus environ que les 10% les plus pauvres et que cette même proportion était de 15 pour les Etats-Unis mais déjà de 40 pour le Brésil, à l’échelle mondiale elle aurait été de l’ordre de 90… Autrement dit nous supportons à l’échelle de la planète une inégalité qui serait proprement inimaginable au sein d’une communauté nationale.

C’est au plan historique que l’étude de l’inégalité mondiale est la plus fascinante. Un premier fait s’impose : entre 1820 et 1990 environ, l’inégalité mondiale n’a pas cessé de s’accroître, le rapport de proportionnalité entre les revenus des 10% les plus riches et des 10% les plus pauvres étant multiplié par 1,4 environ. Et cette croissance est très régulière, sauf dans les années 1950 qui voient à la fois se mettre en place des politiques redistributives en Occident et la montée d’un communisme à visée égalitaire en URSS et en Chine. Mais cette hausse séculaire de l’inégalité mondiale doit être complétée par une seconde constatation : depuis vingt ans, cette inégalité recule de façon significative, diminuant d’un ordre de grandeur similaire à celui de sa progression depuis 1900. Pour Bourguignon, « le tournant du millénaire marque un retournement historique de l’inégalité dans le monde ». Et il s’agirait aussi d’un recul de la pauvreté absolue : en 1900, 70% de la population mondiale se situait en dessous d’un seuil équivalent aujourd’hui à 1 € par personne et par jour contre seulement 20% en 2005. A l’évidence la croissance des revenus des pays dits émergents au Sud et la quasi-stagnation (voire baisse) des salaires réels au Nord ont joué un rôle important dans cette réduction de l’inégalité mondiale.

Peut-on dans ces conditions devenir optimiste quant à la capacité de la mondialisation à réduire l’inégalité ? Sans doute si l’on raisonne, comme précédemment, en pourcentages extrêmes de la population mondiale. En revanche si on compare le revenu moyen des 10% de pays les plus riches à celui des 10% de pays les plus pauvres (soit environ quinze pays de chaque côté), l’écart s’est au contraire accru, montrant implicitement que le sous-développement s’aggrave de façon significative dans les pays les plus pauvres de la planète et dont le nom a défrayé la chronique : Haïti, Liberia, Sierra Leone, Rwanda ou Madagascar… Mais pour autant, ne comparer que des pays extrêmes n’a pas beaucoup de sens puisqu’on oublie alors de pondérer leur importance par leur population : on élimine alors la Chine ou l’Inde, de fait définitivement sorties de ce groupe, et dont l’émergence récente pèse très lourd dans la réduction de l’inégalité mondiale.

De façon très intéressante, Bourguignon décompose cette inégalité mondiale en deux phénomènes distincts, l’inégalité entre les nations d’une part, l’inégalité interne à celles-ci d’autre part. Jusqu’en 1980, l’augmentation des inégalités entre pays est indéniable tandis que les écarts de revenu internes se seraient contractés, notamment vers le milieu du 20e siècle. Mais depuis trente ans on observerait une inversion des deux tendances en même temps : « l’inégalité entre pays décroît fortement, tandis que l’inégalité moyenne au sein des pays se remet à croître après une longue période stationnaire ». L’explication de cette évolution contrastée, pour ce qui est de l’inégalité entre pays, s’expliquerait, dans sa phase de croissance, par les effets des révolutions industrielles au 19e, puis par la forte dynamique des pays dominants, tandis que le repli de cette inégalité s’amorcerait, dans les années 1970, du fait de l’émergence des grands pays que l’on sait puis de la diffusion internationale (mais partielle), en Afrique et en Amérique latine, de leur prospérité. Qu’en est-il pour l’évolution de l’inégalité interne aux pays ? Le fait qu’elle ait commencé à régresser entre 1914 et 1970 reflèterait la politique de redistribution déjà évoquée tandis que sa remontée depuis les années 1980 témoignerait des ravages de la mondialisation sur les hiérarchies sociales internes, le travail faiblement qualifié dans les pays riches étant internationalement très concurrencé par exemple alors que le capital se trouvait de plus en plus valorisé. L’auteur évoque à ce propos un phénomène d’internalisation de l’inégalité mondiale, « l’inégalité entre Américains et Chinois se voyant progressivement remplacée par l’inégalité entre riches et pauvres Américains, mais aussi riches et pauvres Chinois ».

Sur cette base, l’auteur se livre ensuite (deuxième chapitre) à une analyse plus précise des causes de la croissance des inégalités internes, passant tour à tour en revue les Etats-Unis (champion de la remontée des inégalités internes), la France (pays où elle a peut-être été le plus contenue mais sans doute au prix d’un chômage plus durable), les différents types de pays émergents. Il évoque l’extension spectaculaire des marchés qui multiplie significativement les recettes des stars capables de vendre leur image ou leurs compétences à l’échelle mondiale. Une conclusion très générale semble s’imposer : « la mondialisation des échanges est partout en toile de fond. Elle a changé l’environnement international de l’ensemble des économies nationales ; en exacerbant la concurrence, elle a accéléré le changement technique et ses conséquences ; elle a induit la libéralisation financière dans un grand nombre de pays et a renforcé la mobilité du capital ; elle est présente aussi derrière le mouvement général de dérégulation, avec des conséquences majeures pour la distribution des revenus ». C’est notamment la dérégulation financière qui, en stimulant la croissance du secteur financier, a amélioré le rendement réel du capital, « accentuant l’inégalité des revenus liée à la concentration des patrimoines » et permettant l’éclosion de très hauts revenus chez les cadres et opérateurs clés du secteur. C’est aussi la dérégulation du marché du travail quoique ses effets en matière d’inégalités soient plus ambigus.

Le dernier chapitre propose des réflexions sur « les instruments de politique économique et sociale susceptibles de réduire les inégalités sans pour autant diminuer la compétitivité ». Il est probable que la diminution des inégalités entre nations va se prolonger à moyen terme : crise durable dans les pays développés et freinages dus aux réformes structurelles liées au désendettement public comme à la lutte inéluctable contre le réchauffement climatique ; marge de croissance encore importante des pays émergents. Cependant l’auteur fait justement remarquer que d’ici quinze ans « le niveau de vie moyen des Chinois dépassera la moyenne mondiale et que toute croissance additionnelle de la Chine par rapport au reste du monde sera potentiellement une source d’accroissement de l’inégalité mondiale », ce qui pourrait nuancer le processus en cours. Mais en admettant que l’inégalité entre nations continue bien de régresser, il s’agit alors de maintenir cette tendance tout en réduisant parallèlement l’inégalité au sein des nations. Mais il s’agit là d’un débat de politique économique, de fait beaucoup plus technique, et qui nous éloigne de l’histoire des processus de mondialisation…