La féodalité dans les rizières

Et si le Moyen Âge n’était pas une spécificité occidentale ? L’historien Pierre-François Souyri nous emmène à la découverte de tout un Japon médiéval, avec ses guerriers et ses paysans… et ses visées expansionnistes.

Paris, métro Pyramides. C’est dans l’un de ces cafés pour touristes errant entre l’Opéra et le Louvre que Pierre-François Souyri, en transit depuis Genève, accorde cet entretien. Au menu, une question : peut-on réellement parler de Moyen Âge japonais ? Sur la table, un livre, publié par mon interlocuteur chez Maisonneuve & Larose en 1998, dont le titre – Le Monde à l’envers. La dynamique de la société médiévale – jure par rapport à l’illustration, un samurai monté sur un cheval noir ! Sourire de l’auteur, qui attaque aussitôt : « Vous voyez, ce titre a une histoire. J’avais choisi d’intituler ce livre Le Monde à l’envers. La dynamique de la société médiévale japonaise. Et l’éditeur, pensant que le nom de collection “Histoire du Japon”, qui figurait sur la couverture, était suffisant, a jugé que ce n’était pas la peine de préciser “japonaise”. C’est amusant, cette couverture rend perplexes mes lecteurs. Ils se disent : “Mais alors, le Moyen Âge, c’est partout ?” »

Parler du Moyen Âge comme d’une époque universelle serait donc aller à l’encontre du sens commun, qui fait rimer Moyen Âge avec Europe… Pour autant, peut-on parler de Moyen Âge japonais sans faire de contresens ?

Une telle assertion reflète effectivement la position de certains médiévistes occidentaux, qui ont tendance à voir dans le Moyen Âge une période ne concernant que l’Europe, de l’Ouest qui plus est. Mais commençons par le début.

Entre les 8e et 12e siècles, le Japon est dirigé par une société de cour, aristocratique, centrée autour de l’empereur. À partir de la fin du 12e, cette société est déstabilisée par la montée en puissance d’une couche de guerriers, les samurai. Un clan, celui des Minamoto, prend le pouvoir et s’installe dans le Kantô, dans l’Est du Japon. Il inaugure ainsi ce que l’on a appelé le shogunat (ndlr : soit un régime politique dirigé par un shôgun, ou régent, qui exerce le pouvoir au nom de l’empereur). Ce changement politique important a été repéré immédiatement par les contemporains, qui ont appelé cette nouvelle période « l’âge des guerriers ».

À la fin du 16e et au début du 17e siècle, le Japon est réunifié sous la tutelle d’une nouvelle dynastie shogunale, celle des Tokugawa. Cette dernière crée un système relativement centralisé, que les historiens d’aujourd’hui qualifient parfois d’Ancien Régime à la japonaise. Et il faut attendre le début du 20e siècle pour qu’un historien, assez romantique à vrai dire, Hara Katsurô, utilise sciemment cette expression « Moyen Âge » pour désigner la période qui s’étend de l’émergence des clans guerriers, à la fin du 12e siècle, à l’établissement de l’hégémonie Tokugawa, au début du 17e.

Pourquoi recourir à cette expression ?

Pour bien marquer que la crise marquant le début de l’époque Kamakura, c’est-à-dire le passage du 12e au 13e siècle, correspondait à une rupture : d’un côté une civilisation centrée sur la cour, l’aristocratie, l’empereur… Une civilisation que lui, Hara, considérait comme frelatée et s’inspirant du modèle chinois ; de l’autre, le Moyen Âge, qui marquait pour lui un temps où le Japon se détachait de l’histoire orientale pour entrer dans une dynamique différente, celle de la féodalité. Et cela débouchait « naturellement » sur la modernité de 1906, moment où il écrivait.

En d’autres termes : comment pouvait-on expliquer la réussite de la révolution industrielle au Japon, la modernisation de l’État et la victoire sur la Russie en 1905 ? Sinon par le fait que l’histoire du Japon n’avait rien à voir avec celle des autres pays d’Asie, mais ressemblait à celle de l’Occident ! L’historien Karl Wittfogel a résumé ce concept par une plaisante formule : « Le Japon, c’est la féodalité occidentale dans la rizière. »

Quelles sont les caractéristiques qui permettent de parler de féodalité japonaise ?

Évidemment, on comprend bien que la féodalité, dans ces conditions, est aussi un concept idéologique. Il sert à montrer que le Japon est une exception dans le monde, une sorte d’Europe perdue de l’autre côté du continent asiatique, qui a su générer un développement, source d’une grande fierté.

Cela dit, il reste une série d’éléments qui, pris indépendamment, n’ont pas grand sens. Mais mis en perspective, ils renvoient effectivement à quelque chose d’assez proche de la féodalité occidentale.

D’abord, une relative similitude chronologique. Ensuite, si on se réfère à une analyse marxiste de la féodalité, cette période est caractérisée par la privatisation de la terre, la constitution de domaines gérés par des notables locaux. Ceux-ci se militarisent du 11e au 12e, profitant de la relative déliquescence de l’État pour s’emparer de pouvoirs régaliens sur la terre, en particulier les droits de justice, de police, et bien sûr de perception fiscale. Ces fiefs sont cultivés par des paysans qui possèdent non pas la terre, mais des droits sur elle, pour la cultiver. Ils forment une petite paysannerie parcellaire, souvent organisée dans le cadre de communautés. Celles-ci sont extrêmement solides, probablement plus qu’en Occident, car issues du contexte de la riziculture inondée, qui requiert un très fort niveau de coopération. Voilà pour le côté marxiste.

Sur le plan de l’organisation interne, on constate un phénomène de vassalisation des couches dirigeantes : les guerriers locaux sont organisés selon une hiérarchie qui passe par des gouverneurs provinciaux, sortes de ducs, qui en réfèrent eux-mêmes au sommet, le shôgun. En échange du service de la guerre, les guerriers sont confortés sur leurs terres par des chartes.

Existe-t-il un équivalent de l’Église au Japon, une institution religieuse qui impose ses normes idéologiques ?

C’est là que les choses vont moins bien. Si la féodalité, c’est aussi l’Église – et je pense que l’Église fait partie intrinsèque du système féodal en Occident –, il n’y a pas d’équivalent exact au Japon. On constate tout de même que le bouddhisme, même morcelé entre plusieurs courants, tend à encadrer de plus en plus solidement la paysannerie au cours du Moyen Âge.

Mais on ne peut pas parler exactement d’ordres militaires religieux. D’une part, à partir du 11e siècle, un grand nombre de seigneurs locaux font don de terres aux monastères bouddhistes pour s’acheter des faveurs divines. C’est là un processus qui ressemble beaucoup à ce que l’on voit en Occident, par exemple autour de l’ordre de Cluny. Certains monastères deviennent de gros propriétaires de domaines, qu’ils contrôlent plus ou moins bien. Pour mieux les tenir, ils recrutent des hommes d’armes, puis ils les transforment en moines armés. Il faut dire qu’au Japon, à la différence de ce qui se passe en Occident, l’habit fait le moine. Vous vous rasez la tête, prenez un nom religieux et enfilez les habits adéquats, et tout le monde vous considérera aussitôt comme un moine. Parfois issus de la classe guerrière, ces gens n’ont pas nécessairement une vocation religieuse, et si on leur propose de jouer les gestionnaires de domaines et de manifester leur autorité, certains se trouvent bien dans ce rôle. Ce sont des religieux, mais avant tout des guerriers. Au lieu de gérer le domaine pour un seigneur plus puissant, ils sont au service d’un monastère.

Ensuite, à partir du 15e siècle, on assiste au développement d’un certain nombre d’écoles bouddhistes de nature particulière qui encadrent les paysans, les communautés rurales et parfois urbaines dans le cadre de ikki, sortes de confréries religieuses armées. Ces ikki tendent à constituer de véritables territoires placés sous la domination d’une école bouddhiste qui en devient le seigneur éminent. Mais ce ne sont pas des ordres militaires religieux.

Dans quels autres domaines constate-t-on des phénomènes similaires à ce qui se passe en Occident ?

L’urbanisation est beaucoup moins importante au Japon, pour le Moyen Âge en tout cas. Il faut attendre le 15e et surtout le 16e siècle pour voir émerger de grandes villes. Et l’on assiste à une explosion de l’urbanisation au 17e. La plupart des villes japonaises, à l’exception des anciennes capitales comme Kyôto, sont des villes castrales, comme Tôkyô, Nagoya, Hiroshima, Ôsaka… À la fin du Moyen Âge émergent également des ports, de plus en plus dynamiques : Hyôgô par exemple, la future Kôbe, Sakai toute proche de la future Ôsaka… Des villes souvent organisées par les ligues ikki, et qui se dotent d’organisations oligarchiques indépendantes des pouvoirs seigneuriaux. Ces villes rappellent les cités-États italiennes. Certaines sont gérées par des conseils issus de la bourgeoisie portuaire, qui négocient, parfois en position de force, avec les seigneurs de la guerre.

Pour la centralisation étatique, le phénomène est lui aussi très tardif. Au cours du Moyen Âge proprement dit, on a une décentralisation, un éclatement des pouvoirs, l’État est de plus en plus faible. Aux alentours de 1550, le processus s’inverse, des seigneurs de la guerre finissent par recentraliser, partiellement d’ailleurs, le pays.

La mobilité sociale, elle, est extrêmement forte au Moyen Âge, surtout à partir du 14e siècle. D’abord, il y a un enrichissement relatif de la société, qui aboutit à l’apparition locale de dynasties de paysans riches, de notables qui se militarisent à leur tour. Les Japonais, à partir du 15e, vont parler de « monde à l’envers ». Car ils vivent dans une société qui pratique la désobéissance civile, l’inversion des hiérarchies sociales, en bref, où l’inférieur peut l’emporter sur le supérieur.

Ensuite, il y a une instabilité de la classe dirigeante, sans doute pour des questions liées à l’héritage. Faute de primogéniture, c’est toujours le père qui désigne celui de ses enfants qui héritera. Et souvent, comme les seigneurs sont polygames, c’est le rejeton de la dernière concubine qui l’emporte…

Donc le plus jeune, et non pas le plus âgé, qui se sent extrêmement frustré. Cela crée des coteries qui expliquent en partie cette instabilité. Sans compter que les communautés paysannes sont de mieux en mieux organisées, et que l’impôt rentre donc de moins en moins bien. Du coup, les seigneurs ont tendance à guerroyer pour mettre la main sur de nouvelles ressources.

La paysannerie représente-t-elle l’essentiel de la société ?

Oui, bien sûr. Il faut aussi comprendre que dans la société japonaise se trouvent beaucoup de couches sociales – c’est là une découverte de l’historiographie japonaise de la seconde moitié du 20e siècle. On trouve des couches qui ne vivent pas uniquement du travail agricole : des commerçants, des transporteurs, des populations itinérantes diverses dans les arts du spectacle, des moines errants, conteurs d’histoires… Il y a aussi des gens qui parcourent les montagnes, que l’on appelle « gens des montagnes », qui chassent, abattent le bois… Des pêcheurs, des ramasseurs de coquillages sur les grèves, qui sont au Japon extrêmement nombreux… Ces populations ne sont pas nécessairement des paysans au sens agricole du terme, mais forment une part importante des couches populaires.

Jérôme Baschet explique que le Moyen Âge européen génère un dynamisme qui débouche, au 15e siècle, sur la conquête des Canaries et de l’Andalousie musulmane avant de s’étendre au reste du monde. Constate-t-on un processus similaire au Japon ?

Il existe au Japon un phénomène similaire. D’abord une expansion, que je pense enclenchée à partir du 15e siècle, quand les clans guerriers prennent pied sur l’île du nord, Hokkaidô. Au sud, on voit l’émergence d’une piraterie, à l’origine japonaise, qui ensuite s’internationalise. Elle aboutit à l’émergence d’une thalassocratie en mer de Chine, à la mise sous tutelle d’Okinawa au sud à partir du 17e siècle. On assiste à un phénomène d’expansion japonaise dans les mers orientales, tout à fait clair au cours du 16e. Avec notamment la constitution de ce que l’on appelle des « villes japonaises » en Asie du Sud-Est, au Viêtnam, en Malaisie, à Ayutthaya, alors capitale du Siam.

Cela s’inscrit, de toute évidence – et c’est sans rapport avec la féodalité –, dans le cadre d’une expansion asiatique au 16e siècle, qui se heurte à l’expansion occidentale. Avec cette différence technique : les Occidentaux maîtrisent mieux la navigation en haute mer. Certes, il existe des réseaux maritimes très puissants en Asie. Mais les jonques ne sont pas adaptées à la traversée du Pacifique, ni même de l’Atlantique. Je pense d’ailleurs qu’une des clés du succès occidental dans les mers d’Asie orientale est que les marchands portugais ont phagocyté les réseaux mis en place par les Japonais et les Chinois.

La seconde phase est celle du reflux après l’expansion : au 16e siècle, les Chinois ferment la frontière, sur la mer en tout cas ; les Japonais se replient… Mais ce repli s’effectue en même temps qu’un incroyable mouvement d’expansion interne à la société japonaise. La population double en une centaine d’années, l’urbanisation galope au 17e siècle, et la production globale explose. Je pense qu’il existe alors une sorte d’économie-monde du Japon. L’archipel se ferme, expulse les Portugais, interdit à ses sujets de quitter le pays, tue ceux qui après l’avoir quitté tentent de revenir…

Les dirigeants du Japon sont dominés par une pensée confucianiste, chinoise, fondamentalement agraire. La richesse, c’est le contrôle de la paysannerie. Tout ce qui échappe à la rizière est perçu comme source de détérioration potentielle des choses. Or les marchands, qui sortent du pays, sont en contact avec les Chinois, les Portugais, les Hollandais…, ce sont donc des gens dont on se méfie. Ma conclusion est que si le Japon est engagé en effet dans une dynamique expansionniste au Moyen Âge, il la perd sous le régime Tokugawa. Ou plutôt, on substitue à une expansion externe un nouveau modèle d’expansion interne, pour conduire l’archipel aux portes de la modernité au début du 19e siècle. Il faut se garder de faire des parallèles trop poussés sous prétexte de comparer les histoires nationales.

Propos recueillis par Laurent Testot

Entretien initialement publié sous le titre « Le Monde à l’envers : un Moyen Âge japonais ? », in Laurent Testot (coord.), Histoire globale. Un autre regard sur le monde, Sciences Humaines Éditions, 2008.

Pierre-François Souyri est professeur à l’université de Genève où il enseigne l’histoire du Japon.

Quelques publications

• Le Monde à l’envers. La dynamique de la société médiévale
Maisonneuve & Larose, 1998.

• Le Japon des Japonais
2002, avec Philippe Pons, rééd. Liana Lévi, 2007.

• Mémoire et fiction. Décrire le passé dans le Japon du 20e siècle
Philippe Picquier Éd., 2010.

• Nouvelle histoire du Japon
Perrin, 2010.

Les processus de conversion dans l’Ancien Monde : la diffusion du bouddhisme

Dans la chronique de la semaine dernière, nous avions résumé la typologie des conversions sociales posée par Jerry H. Bentley [1993]. Celui-ci distingue trois types de conversion susceptibles de transformer des sociétés par l’acceptation d’une nouvelle religion : par coercition, par association volontaire et par assimilation. L’histoire du bouddhisme illustre à merveille l’usage extensif du deuxième type, son expansion dans l’Ancien Monde ayant reposé sur le dynamisme conjoint des communautés marchandes et monastiques. Sa propagation, vingt-cinq siècles durant, a été en effet largement liée à la mise en place d’ententes commerciales entre des étrangers, souvent des marchands itinérants, et les élites locales. Facilitées par la plasticité de la nouvelle religion, propice à la cohabitation et à l’hybridation avec d’autres idéologies, ces conversions ont permis la mise en place de communautés partageant des valeurs morales.

Le bouddhisme émerge en Inde du Nord avec les prêches d’un homme de la caste des guerriers, le Bouddha historique, dont il faut convenir qu’il n’a d’historique que le nom. Le bouddhisme des origines s’étant refusé à la transmission de son dogme par l’écriture, la seule connaissance qui subsiste de l’existence de ce sage est un ensemble de récits mythologiques posant le cadre d’une révélation ponctuée de miracles. Si le Bouddha semble s’être abstenu de se prononcer sur l’existence des dieux, ses adeptes admettront très vite comme allant de soi l’existence des multiples représentants du panthéon brahmanique, dont les diverses figures sont présentées dans le mythe comme ayant manifesté leur allégeance au Bouddha. Dont acte : le bouddhisme n’est pas une religion sans dieu, mais une religion qui ne se prononce pas sur l’existence de dieux. Elle peut donc accueillir, au prix du silence parfois gêné de ses traditionalistes, toute divinité étrangère.

Le bouddhisme, religion impériale

À partir de la mort du Bouddha, vers la fin du 5e siècle de notre ère, l’archéologie suggère que de petites communautés monastiques commencent à se diffuser depuis son foyer d’origine, autour de Varanasi (Bénarès) vers l’est, suivant la route commerciale qui remonte le cours du Gange. Les monastères sont cruciaux, car ils sont le lieu du salut : le Bouddha a en effet imposé l’idée que pour atteindre la paix dans le nirvanâ, soit l’extinction des souffrances, il faut être un homme, de sexe masculin, né dans les castes supérieures et prenant refuge dans le sangha, la communauté des moines – plus tard étendue à l’ensemble des croyants. Dans l’attente d’un avenir meilleur, les laïcs peuvent toujours améliorer leur destin, karma, en faisant l’obole de leur nourriture quotidienne aux moines.

Le bouddhisme entre réellement dans l’histoire lors du règne de l’empereur Ashoka, de la dynastie Maurya, qui contrôle la quasi-totalité du subcontinent indien. Vers – 261, Ashoka conquiert la province du Kalinga et se convertit au bouddhisme – le mythe raconte que cet acte dérive de son écœurement devant les massacres. Cette conversion est devenu légendaire, on la devine surtout politique : le devoir d’un bon souverain, dans la tradition indienne, est de se poser en garant de l’harmonie religieuse. Les communautés monastiques bouddhiques offrant un puissant relais aux administrateurs de l’empire, sa politique de soutien à ces instances religieuses résulte d’un pacte tacite. À l’image du Constantin chrétien du 4e siècle de notre ère, Ashoka convoque un concile dans sa capitale de Pataliputra (actuelle Patna) pour définir une orthodoxie, initie un important culte des reliques semblant destiné à canaliser les manifestations émotionnelles de son peuple, et patronne déjà des missions d’évangélisation vers le Sri Lanka, le Myanmar et la Bactriane – alors un royaume de culture grecque, issu des diasporas créées par l’expédition d’Alexandre le Grand, qu’Ashoka semble prendre pour référence.

Religion d’Orient, statuaire grecque

À partir de ce moment, les bouddhistes fixent leurs croyances par écrit, et ne cesseront de graver une multitude d’images pédagogiques destinées entre autres à l’édification des foules. Sous l’inspiration de la statuaire grecque classique, le Bouddha se voit revêtu des vêtements à plis popularisés par le courant artistique gréco-asiatique du Gandara. Au 12e siècle, cette tradition atteint le Japon, où se multiplient les statues qui, pour être de lointaine inspiration grecque, n’en conservent pas moins un étonnant air de ressemblance avec les canons d’origine.

De ville-étape en oasis ou en port, le bouddhisme poursuit son expansion au fil des routes marchandes : du Sri Lanka vers Sumatra et Java ; du Myanmar vers la Malaisie et le Laos ; et de la Bactriane vers la Chine, qui sera atteinte au début de l’ère chrétienne. En Perse et en Asie centrale, les étapes des routes de la Soie abritent des communautés bouddhistes de plus en plus importantes. Le philosophe juif Philon d’Alexandrie mentionne anecdotiquement dans son œuvre la présence de moines en robes vives en Égypte, mais s’il s’agit de bouddhistes, leur séjour sur les rives du Nil ne connaîtra pas de postérité.

Un bouddha syncrétique

Au 4e siècle commencent à être décorées les grottes de l’oasis de Dunhuang, étape-phare des routes de la Soie, qui abritent un très important monastère. Sa présence montre le paradoxe d’une religion qui, partie d’Inde n’atteint la Chine qu’au terme d’un contournement séculaire de l’Himalaya par la Perse et d’une propagation par la conversion de certains leaders des peuples des steppes impliqués dans le commerce eurasiatique. Notons qu’en Perse, où le bouddhisme se maintient jusqu’à la conquête musulmane, le contact a probablement fait germer les graines de l’idée millénariste. Si l’Apocalypse existait dans l’idéologie indienne et bouddhiste d’origine, émerge dans la nouvelle religion une divinité très populaire en Asie orientale, Maitreya, le Bouddha du Futur, qui semble devoir son existence à des influences mazdéennes ou zoroastriennes.

À son arrivée en Chine, le bouddhisme fait face à un redoutable défi : adapter un dogme qui fait sens dans le contexte idéologique indien au fonctionnement mental chinois. Plusieurs siècles sont nécessaires pour que s’opère la fusion, au prix d’adaptations, de concessions, de traductions du sanskrit au chinois et d’adoption par le bouddhisme des concepts du taoïsme, religion populaire de Chine.

Progressivement s’imposent deux courants conceptuellement distincts : 1) le gradualisme, qui défend conformément à la tradition que le nirvanâ n’est accessible qu’à l’issue d’une longue série d’existences vertueuses ; 2) le subitisme qui, pour plaire notamment aux Chinois, estime que le nirvanâ est plus facilement accessible.

Certaines des écoles subitistes iront jusqu’à dire que le phénomène peut être soudain, par méditation ou récitation d’une formule magique. Les courants du chan chinois / zen japonais postulant l’illumination soudaine par méditation ou réflexion sur des paradoxes (kôan), ou ceux de l’amidisme de même origine garantissant le paradis à celui qui récite une formule magique juste avant sa mort, témoignent du pragmatisme chinois. Ils connaîtront un grand succès, que les courants qui les avaient précédés, plus intellectuels, n’auront pas su soulever. Ainsi aux 12e et 13e siècles, l’amidisme des sectes de la Terre pure et de l’Authentique Terre pure parvient à convertir les couches populaires japonaises, alors que les formes antérieures de bouddhisme restaient confinées aux élites.

Paraboles et conversions

Vers 406, à Chang’an, le moine Kumârajîva traduit le sûtra du Lotus du sanskrit au chinois. En cela, il est un acteur parmi d’autres de la forte diffusion via le chinois des textes bouddhiques vers la Corée, le Viêtnam et l’Asie centrale. Émergeant d’un ensemble colossal de plus de 2 000 écritures saintes, ce sûtra est à bien des égards un texte idéal : censé résumer et dépasser tous les autres, il constitue à la fois une critique des doctrines gradualistes antérieures et comporte de nombreuses paraboles, telle celle du fils pauvre, souvent comparée à celle de l’enfant prodigue des Évangiles. Ces historiettes se prêtent à l’élaboration littéraire ou artistique, et soutiennent les efforts des moines qui prêchent en milieux populaires : des myriades de paraboles et d’histoires édifiantes, brodant souvent autour de thèmes mythologiques liés aux pays évangélisés et compilées dans des recueils de contes, permettent de mettre en avant le rôle déterminant du Bouddha dans l’histoire. Un de ses recueils, le Konjaku monogatari shû (Histoire qui sont maintenant du passé), compilé au Japon peu après l’an Mil, se compose ainsi d’un millier d’anecdotes réparties entre récits d’Inde (un pays totalement imaginaire pour un Japonais du 11e siècle), de Chine et du Japon.

Car vers 550, une ambassade coréenne envoyée au Japon y introduit le bouddhisme et l’écriture. L’adoption de la nouvelle religion se fait au prix d’une guerre civile, livrée par deux clans rivaux se disputant le contrôle du royaume. La nouvelle religion se pérennise. Les monastères, qui envoient fréquemment des moines en Chine pour s’inspirer des différentes écoles, se multiplient et joueront un rôle politique et militaire important jusqu’en 1600. Le bouddhisme chinois et japonais verra se constituer, comme le christianisme occidental, des armées de moines-soldats idéologiquement appuyées par des prédicateurs de guerre sainte – que l’on retrouve également au Tibet ou en Thaïlande. Par réaction, la religion chamanique nippone, le shintô, se structure progressivement. Des phénomènes syncrétiques font leur apparition, et des doctrines visant à assimiler les divinités locales, kami, aux bouddhas sont élaborées.

Université et impression

À partir des 5e et 6e siècle s’amorce un va-et-vient intellectuel d’ampleur, qui voit des moines chinois voyager en Inde pour y revivifier leur doctrine, quand leurs confrères japonais viennent compléter leurs connaissances dans les monastères de l’Empire du Milieu. Entre les 3e et 4e siècles, le bouddhisme a atteint son apogée en Inde sous la dynastie hindoue Gupta. En a notamment résulté la fondation de l’université de Nâlandâ, qui comptera jusqu’à 10 000 moines. Pivot de l’évangélisation, elle attire des moines de toute l’Asie. Elle sera incendiée par les musulmans à la fin du 12e siècle. Entretemps, les États coréens et chinois auront inventé l’imprimerie – ou plus exactement la xylographie : les premiers textes reproduits industriellement, et dans des volumes impressionnants atteignant des millions de feuilles, sont justement les textes bouddhiques de référence, dès le 10e siècle.

Vers 640, le puissant roi du Tibet Songtsen Gampo épouse une princesse chinoise, se convertit au bouddhisme et prend Lhassa pour capitale. Un siècle plus tard, le moine Padmasambhava quitte le Bihar pour se rendre au Tibet, où il livre une lutte sans merci aux « démons », soit les divinités de la religion locale, le bön, afin de les soumettre à la révélation du Bouddha. En résulte, comme au Japon, un phénomène à la fois syncrétique et identitaire : les dieux du bön, dûment inféodés au Bouddha en qualité de gardiens ou de serviteurs, enrichissent le panthéon du bouddhisme tibétain ; et les instances du bön, culte de type chamanique, se structurent en Église et définissent un dogme pour se défendre du phagocytage entrepris par les missionnaires étrangers, essentiellement venus d’Inde du Nord.

Flux et reflux du bouddhisme en Inde

De 842 à 844 prend place une grande persécution des religions étrangères en Chine. Le bouddhisme, visé au premier chef, survit. Une menace plus décisive s’amorce à partir de la même époque en Inde. Entre les 8e et 12e siècles, le bouddhisme y fait face à une double offensive : arrivés de l’ouest, les conquérants musulmans livrent une guerre sans merci aux « infidèles » hindous et bouddhistes pour les convertir. Depuis le sud, les hindous réforment le brahmanisme et renforcent leur contrôle de la société indienne. Les moines bouddhistes d’Inde du nord fuient au Tibet. Ils y instaurent un régime théocratique qui durera du 10e au 20e siècle. Le bouddhisme disparaît d’Inde, sa terre natale.

En 1956, le bouddhisme revient en Inde, sa terre d’origine. Défiant le système des castes, le politicien Bhimrao Ambedkar, issu d’une ethnie d’« intouchables », se convertit publiquement au bouddhisme et entraîne à sa suite plusieurs millions de ses supporters. Cet acte politique, initié par un discours débouchant sur une conversion publique de 300 à 500 000 personnes selon les sources, constitue la plus grande conversion de masse historiquement attestée.

À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le bouddhisme s’étend au monde entier. En Occident se multiplient les monastères tibétains, des temples sont fondés par les diasporas d’Asie du Sud-Est, des universités déployées par de nouveaux mouvements religieux japonais… Ce succès doit autant à la traditionnelle plasticité dogmatique du bouddhisme qu’à l’effort fourni par les maîtres pour adapter leur enseignement au contexte occidental, en mettant notamment l’accent sur le versant philosophique de leur croyance et en faisant leurs des concepts de développement personnel chers aux Occidentaux en quête spirituelle. La recette syncrétique qui a assuré la pérennité du bouddhisme depuis vingt-cinq siècles reste toujours efficace.

BENTLEY Jerry H. [1993], Old World Encounters: Cross-Cultural Contacts and Exchanges in Pre-Modern Times, New York/Oxford, Orford University Press.

ROYER Sophie [2009], Bouddha, Paris, Gallimard, coll. « Folio ».

MARTENS Élisabeth [2007], Histoire du bouddhisme tibétain. La compassion des puissants, Paris, L’Harmattan.

ROBERT Jean-Noël [2008], Petite Histoire du bouddhisme, Librio, 2008.

Kamikaze… Histoire d’un mot

Né dans le Japon du 13e siècle pour nommer les vents qui auraient sauvé l’archipel des invasions mongoles, le terme kamikaze s’est globalisé. Après avoir qualifié les pilotes militaires japonais entraînés à se sacrifier pour détruire leur cible, il sert aujourd’hui à désigner les auteurs d’attentats suicide. Retracer l’histoire de ce mot permet de tordre le cou à quelques stéréotypes…

Les vents divins ont-ils sauvé le Japon des Mongols ?

Kamikaze est un terme japonais, forgé sur 神 kami, divinité, et 風 kaze, vent : « Vents divins ». On le voit émerger au 13e siècle. Ouvrez un classique manuel d’histoire du Japon : vous y trouverez le récit des invasions que tenta, en 1274 et 1281, le grand khân mongol Kubilaï, empereur de Chine. Pour envahir l’archipel nippon, raconte-t-on, il envoya successivement deux armadas, qui auraient été « providentiellement » détruites par des typhons, ces fameux kamikaze.

Les effectifs supposés des deux flottes mongoles ont longtemps impressionné : 45 000 marins et soldats pour la première ; 150 000 pour la seconde ! À titre de comparaison, le débarquement en Normandie de 1944 mobilisa 166 000 hommes sur une traversée maritime dix fois moindre, et avec des moyens technologiques incomparablement supérieurs. Quant à l’Invincible Armada espagnole, au 17e siècle, elle comptait 27 800 soldats et marins !

Cette vulgate d’une flotte colossale providentiellement détruite par les éléments déchaînés a longtemps fait office d’histoire officielle, jusqu’à ce que certains chercheurs américains et japonais l’examinent de plus près. Et surprise : selon l’historien américain Thomas D. Conlan [2001], par exemple, les chiffres des armées engagées auraient été démesurément amplifiés. Mais il y a pire ! Il semble qu’il n’y ait même pas eu de typhon. Surpris par le savoir-faire militaire des samurai, les généraux mongols auraient simplement prétexté avoir essuyé de formidables tempêtes pour justifier leurs retraites.

Du côté japonais, deux facteurs auraient joué pour expliquer les distorsions de l’histoire :

• Les prêtres des différentes écoles bouddhistes, rétribués par le pouvoir, avaient entrepris de somptueuses prières pour demander aux dieux leur intercession. Il leur fallait prouver que leur magie était efficace. Ils annexèrent alors le thème des typhons pour s’attribuer le mérite de victoires « miraculeuses ».

• Il était coutumier de multiplier par 10 les effectifs d’une armée, pour des raisons de prestige. C’est ainsi qu’un chroniqueur de l’époque, voyant défiler devant lui une armée censée comprendre 10 000 cavaliers, les fit dénombrer un à un par ses serviteurs. Ils comptèrent exactement 1 080 combattants.

Les samurai, efficacement mobilisés par le régime shogunal, décrivirent leurs faits d’armes par le menu afin d’être rémunérés par leurs supérieurs ou pour remercier les dieux. En analysant les comptes rendus rédigés par ces guerriers qui eurent à combattre les Mongols, Conlan estime que les armées japonaise et mongole alignaient au mieux de 5 à 10 000 hommes chacune. Il signale en sus qu’aucun de ces parchemins ne mentionne de typhon.

Dans la seconde moitié du 19e siècle, lors de la restauration du pouvoir impérial de l’ère Meiji, le Japon se dota d’une histoire à visées nationalistes inspirées des récits étatiques élaborés en Europe. Le mythe des vents divins kamikaze reprit force à ce moment-là.

Pilotes suicidaires ou élite sacrifiée ?

Le Japon, entré à partir de 1854 dans la modernité sous la menace des canons états-uniens, devait chercher à prouver qu’il pouvait égaler l’Occident sur tous les plans, notamment en matière militaire et coloniale. La suite est connue. Après la Corée en 1910, la Mandchourie en 1931, la Chine en 1937, les débuts de la Seconde Guerre mondiale lui permirent de s’emparer des Philippines, de l’Indonésie, de la Malaisie, de l’Indochine française, de la Birmanie, de la Thaïlande et d’une partie de l’Océanie…

Après cette expansion foudroyante, les revers militaires essuyés dans le Pacifique face aux flottes américaines contraignirent les forces japonaises au repli. C’est sur la fin du conflit, alors que l’archipel nippon se retrouvait à portée des porte-avions américains, que furent formées les unités kamikaze. Après un premier succès dû à l’effet de surprise, la supériorité des avions états-uniens sur la chasse japonaise les autorisa rapidement à contenir les assauts des pilotes suicide. L’efficacité militaire de cette tactique resta très limitée, comme le démontre notamment Maurice Pinguet [1991].

Alors qu’en Occident les kamikaze sont présentés comme l’archétype du fanatisme, ils incarnent toujours un idéal patriotique au Japon. « Nous étions des soldats, pas des terroristes. » C’est en ces termes que le gouvernement japonais s’est ému d’entendre qualifier massivement de kamikaze les acteurs du 11-septembre. De simples soldats ? L’anthropologue japonaise Emiko Ohnuki-Tierney [2006] s’est penchée sur les écrits des tokkôtai (terme officiel employé par l’historiographie japonaise). Citant et commentant des passages des journaux intimes et correspondances de ces militaires particuliers, elle révèle qu’ils étaient, pour les trois quarts d’entre eux, des étudiants âgés de 16 à 20 ans, issus des meilleures universités. Le gouvernement militaire les força à passer leurs diplômes avant le terme de leurs études afin de les enrôler. Beaucoup avaient vécu au contact intime des pensées occidentales ! L’entrée aux grandes écoles, qu’ils avaient réussie, impliquait la maîtrise du latin et de deux langues étrangères vivantes. L’étude de leurs écrits montre que ce n’est pas l’idéologie gouvernementale du néoconfucianisme qui structurait leurs pensées. Ils citaient en détail des milliers d’ouvrages de penseurs occidentaux ! Philosophie, littérature, histoire… Ils avaient tout lu, de Platon à Rousseau, de Romain Rolland à Thomas Mann, de Friedriech Nietzsche à Sören Kierkegaard…

Familiers de ces auteurs, ils connaissaient donc des concepts comme le libre arbitre, le choix individuel. Pourquoi ces jeunes gens acceptèrent-ils leur mort programmée ? « Ils vivaient dans une période où les opposants politiques étaient emprisonnés et torturés à mort, répond Ohnuki-Tierney [entretien avec l’auteur]. Il est déjà stupéfiant de lire ces carnets emplis de doutes sur la légitimité du gouvernement. Ces adolescents spéculaient sur les droits de l’homme, la liberté, etc. Le plus impressionnant reste qu’ils se sont tous confrontés à la question du sens à donner à leur existence. Ils savaient la défaite certaine, mais ils étaient idéalistes. Ils estimaient que le Japon comme l’Occident étaient corrompus par le matérialisme, l’égoïsme, le capitalisme, la modernité. Ils étaient en quête d’un nouveau Japon, qui devait renaître des cendres de sa destruction, et ils acceptèrent leur mort comme pouvant permettre cette renaissance. L’un d’entre eux, Hayashi Tadao, écrivit ainsi que “mourir aujourd’hui est une obligation imposée par l’Histoire”. »

Et Ohnuki-Tierney de conclure : « De son côté, l’État les sacrifia dans une dernière bouffée d’irrationalité. Il envoya sa future élite à une mort insensée, en inventant les opérations kamikaze au moment même où la défaite était devenue inéluctable. »

Les tokkôtai étaient fondamentalement différents des kamikaze contemporains : « Membres des forces armées d’un État-nation en guerre, leur engagement n’était pas de l’ordre de la démarche volontaire. Leurs cibles étaient exclusivement militaires. » Si analogie on peut faire, estime-t-elle, « elle est avec ces soldats de la Première Guerre mondiale que l’on obligea à charger l’ennemi dans ses tranchées sous un déluge de feu, vers une mort quasi certaine. »

Par une curieuse ironie de l’histoire, ce terme de kamikaze a subi un processus similaire à celui de harakiri (« couper ventre », méthode de suicide traditionnelle des samurai). Dans les deux cas, ayant le choix entre deux façons distinctes de prononcer une combinaison d’idéogrammes, un Japonais choisirait de dire shinpû plutôt que kamikaze, et harakiri serait seppuku. Le nom officiel des kamikaze au sein de la Marine impériale japonaise était d’ailleurs shinpû tokubetsu kôgeki tai, « unités d’attaques spéciales vent divin » (dont tokkôtai est une abréviation). Issus de prononciations erronées de traducteurs occidentaux, les termes kamikaze et harakiri se généralisèrent dans le monde entier…

Les bombes humaines, une spécialité islamiste ?

« Entre 1947 et 1954, le corps expéditionnaire français en Extrême-Orient se trouva en présence d’unités de l’armée régulière du Viêt-minh qui préparaient l’attaque principale en se jetant délibérément sur les obstacles construits pour la défense. Pour dégager la voie à travers les réseaux de barbelés, ils faisaient sauter des explosifs (…) qu’ils portaient sur eux-mêmes. On les nomma “volontaires de la mort” », rapporte François Géré [2003]. L’historien souligne que le thème du combattant suicide n’est pas une nouveauté : des Assassins ismaélites aux 12e-13e siècles aux indépendantistes Tchétchènes d’aujourd’hui, en passant par les brigades iraniennes Bassidje d’adolescents martyrs utilisés pour déminer le terrain face aux armées irakiennes ou les nihilistes russes du 19e siècle… La liste du recours au suicide comme arme est sans fin, et elle ne connaît pas de frontières, qu’elles soient culturelles, religieuses ou sociales.

Le terme kamikaze a connu sa véritable mondialisation à partir des attentats du 11-septembre, comme le rappelle la revue Cultures & Conflits dans l’éditorial de son numéro 63 consacré à la « Mort volontaire combattante » [http://conflits.revues.org/index2086.html]. Ce texte souligne que l’usage contemporain du terme kamikaze en fait un synonyme de « fou fanatique », annonce que l’intention du dossier est justement de lui substituer des appellations moins ambiguës… Et paradoxalement recourt au néologisme « kamikazat », alors que ce terme de kamikaze resurgit dans tous les articles de ce dossier. Ces occurrences multiples montrent bien que le mot est devenu incontournable. Fort intéressant, ce numéro permet de faire l’archéologie « religieuse » des « islamokamikaze » à travers plusieurs articles, et étend son analyse à d’autres exemples, notamment les Sikhs.

Pour qu’il y ait des kamikaze, estime le sociologue Farhad Khosrokhavar [2002], il faut une organisation qui va superviser des gens prêts à se sacrifier pour tenter d’inverser un rapport de force très largement défavorable, le tout en sacralisant une cause qui peut être nationale, comme chez les Tigres tamouls, ou religieuse… « Si l’islam joue aujourd’hui ce rôle, la raison est à chercher dans ce que vivent les sociétés musulmanes. Les problèmes du Cachemire, de la Palestine, de l’Irak, hier de la Bosnie…, ce cumul d’événements explique que l’attentat suicide soit devenu principalement musulman, estime-t-il [entretien avec l’auteur]. Le sentiment d’être soumis à une répression sans fin, une situation sans issue, est souvent primordial. Dans une société réduite au désespoir, l’exercice de la mort sacrée peut contribuer à remettre en cause le statut de dominé, particulièrement dans un monde soumis au règne des médias globalisés. La personne qui tente un attentat suicide dans le cadre d’Al-Qaida va faire la une des journaux, et acquérir une dimension héroïque. Cette promotion de soi se nourrit de la perception qu’il n’y a pas d’autre issue digne, que l’on ne résoudra pas ces problèmes par des moyens classiques, politiques, sociaux ou non violents. »

Nous voici arrivés au dernier ingrédient propre à attiser l’incendie terroriste : la théâtralisation. L’attentat suicide, explique ainsi Mark Juergensmeyer [2003], n’a généralement pas d’efficacité matérielle. Il reflète une lutte qui se joue dans l’imaginaire. La mort en direct frappe aujourd’hui d’inquiétude des gens qui n’auraient aucune raison de s’angoisser sans ces messages relayés par la télévision ou Internet. De là à conclure que l’hyperdéveloppement médiatique à l’échelle mondiale aurait pour corollaire une contagion, dont l’extension nouvelle du domaine sémantique du terme kamikaze témoignerait à sa façon…

CONLAN Thomas D. [2001], In Little Need of Divine Intervention: Takezaki Suenaga’s scrolls of the Mongol invasions of Japan, Cornell University.

PINGUET Maurice [1991], La Mort volontaire au Japon, Gallimard.

OHNUKI-TIERNEY Emiko [2006], Kamikaze Diaries: Reflections of Japanese student soldiers, University of Chicago Press.

GÉRÉ François [2003], Les Volontaires de la mort. L’arme du suicide, Bayard.

KHOSROKHAVAR Farhad [2002], Les Nouveaux Martyrs d’Allah, Flammarion.

JUERGENSMEYER Mark [2003], Au nom de Dieu, ils tuent ! Chrétiens, juifs et musulmans, ils revendiquent la violence, traduit de l’anglais par Nedad Savic, Autrement.

Comment le Japon s’est intégré au système-monde prémoderne

En focalisant l’attention sur les connexions entre les différentes économies et sociétés composant l’immense continent eurasien, l’histoire globale semble parfois négliger son archipel le plus excentré, à savoir le Japon. Ce possible oubli paraît d’autant moins compréhensible que ce pays joue un rôle crucial, dès le 17e siècle, dans l’approvisionnement en argent métal d’une Chine placée alors sans doute au cœur du système-monde et instrumentalisant, de fait, les navigateurs portugais et hollandais présents dans l’océan Indien et le Pacifique [cf. notre chronique du 22 mars 2010]. De la même façon, c’est sans doute aux 18e et 19e siècles, avant même l’ère Meiji, que le pouvoir Tokugawa avait créé les bases de l’accession ultérieure du Japon au statut de challenger de l’hégémon américain, comme cela a pu être vécu dans les années 1960-1990 [Moulder, 1977 ; Nakane et Oishi, 1990]. En deçà de ces périodes en revanche, soit avant le 16e siècle, le Japon semble bel et bien marginalisé et bénéficier fort peu, par exemple de l’évolution cruciale permise, en Asie, par le dynamisme des dynasties chinoises Tang (618-907), puis Song (960-1271), pourtant voisines… Mais ne serait-ce pas là une illusion ? Si l’on retient l’idée que la phase globale de croissance, d’urbanisation, d’essor démographique et d’innovation technique qui couvre les 7e, 8e et 9e siècle, exprime la réalité d’un premier système-monde centré sur la Chine et impulsé par les changements institutionnels amenés par la dynastie Tang [Beaujard, 2009, pp. 96-108 ; Adshead, 2004], qu’en est-il du Japon à l’intérieur de ce premier système ?  Quand et sous quelles formes peut-on estimer que le pays du Soleil levant lui a été intégré ? Quelles en ont été les conséquences sur son économie, son système politique, ses structures sociales ? Ce papier se propose de donner un premier éclairage sur ces questions. L’enjeu est de taille puisqu’il concerne la pertinence du concept de système-monde mais aussi, on va le voir, celle des thèses de Polanyi quant à l’encastrement de l’économique dans le social ou encore la nature de ce qu’il est coutume d’appeler la croissance smithienne…

Jusqu’à la fin du 6e siècle, le Japon est effectivement resté assez extérieur à la vie du continent asiatique, mais pas non plus isolé. Le mode de subsistance y fut longtemps fondé sur la cueillette, la chasse et la pêche, l’environnement forestier et marin facilitant ces trois activités. C’est dans les tout derniers siècles avant notre ère que, sans doute via l’immigration d’éléments coréens, les insulaires ont commencé à développer la culture du riz. Cependant, les conditions climatiques du Japon, la pauvreté des sols, la faiblesse des outils et les problèmes d’érosion semblent avoir retardé une véritable révolution agricole, du reste très inégalement répartie sur le territoire, face à un système de pêche-cueillette qui demeurait plus efficace, au moins sur Kyûshû et Hokkaidô. En revanche, les Japonais connaissaient des techniques comme le travail du fer,  la laque ou la fabrication de la soie qu’ils ont peut-être empruntées à la Chine via l’immigration coréenne. C’est durant la période Kofun, du nom des immenses sépultures de l’époque, entre 3e et 6e siècle, que ces innovations ont donné tous leurs fruits : amélioration des outils en fer, capacité d’irriguer les cultures, utilisation de bouilloires à trois pieds, progrès de la céramique, utilisation du cheval… Dans le même esprit, l’État de Yamato qui se met en place à cette époque copie clairement des modèles coréens.

À partir du 7e siècle et du début de l’expansion Tang en Asie, ces relations vont cependant prendre une tout autre dimension. Dans le commerce extérieur notamment, les Chinois réprimaient les marchands individuels et ne reconnaissaient pratiquement que des échanges sur un mode tributaire : tout royaume extérieur à l’Empire du Milieu était censé venir reconnaître la Chine comme suzerain, apporter à l’empereur des tributs de prix, parfois pour recevoir en échange des cadeaux plus somptueux encore. On reconnaît ici une pratique assez fréquente des pouvoirs politiques qui visait à contenir le marché dans des sociétés où ce dernier était vu comme un dissolvant des pratiques plus traditionnelles de réciprocité ou de redistribution [Polanyi, 1983]. Dans ce cadre de contrôle strict, les Japonais devaient envoyer une vingtaine de missions diplomatiques sur trois siècles, connues sous le nom de kentoshi [Nara National Museum, 2010]. Ces missions cherchaient notamment à obtenir la connaissance des techniques organisationnelles de la Chine, ce qui allait déboucher sur le code Taiho (701). Elles furent aussi souvent menées par des religieux et le bouddhisme japonais se trouva renforcé par les apports culturels chinois. Mais ces missions devaient aussi stimuler le commerce entre les deux économies de deux manières différentes et complémentaires. C’est en premier lieu la revente des cadeaux obtenus qui devait habituer progressivement les consommateurs de chaque pays à utiliser les produits fabriqués par le partenaire : soie et livres chinois trouvèrent rapidement un débouché au Japon tandis que les épices, les produits médicamenteux et les chevaux japonais répondaient à une demande en Chine. En second lieu, la présence de marchands privés en était rendue de plus en plus incontournable et, de fait, sous les Song, nombreux furent les commerçants chinois à s’installer au Japon pour y vendre des textiles et en réexporter de l’or ou des cuirs. En revanche, faute de bateaux fiables, peu de marchands japonais firent le chemin inverse. Mais l’on voit ici que le contrôle étatique du commerce permit finalement son essor sur une base individuelle et privée en créant des besoins et en justifiant l’intervention d’individus flexibles…

Le paradoxe tient à ce que ces échanges ont mis très longtemps à harmoniser les évolutions économiques entre la Chine et le Japon, signe que ce dernier fut long à véritablement s’intégrer au système monde des 7e-9e siècles. Durant cette période, l’essor chinois est remarquable avec une production agricole en croissance rapide (notamment avec la colonisation du Bas-Yangzi) tandis que l’urbanisation y est manifeste et l’accroissement démographique spectaculaire. De 600 jusqu’au début du 12e siècle environ, les villes japonaises en revanche ne progressent pas [Wayne Farris, 2009, p. 59] et le produit stagne ou diminue, notamment en raison d’épidémies récurrentes et particulièrement meurtrières comme de récoltes désastreuses. Si des facteurs spécifiquement japonais expliquent en partie ces phénomènes (population trop peu compacte pour que la création d’immunités soit générale, difficultés particulières de l’agriculture), il semble clair également que le Japon n’a pas rapidement bénéficié des innovations chinoises de l’époque, par exemple les variétés de riz permettant une double récolte, présentes en Chine au moins depuis le 11e siècle et recensées au Japon seulement au 13e. Défaut de transmission ou incapacité japonaise à les utiliser ? Quelle que soit la réponse, le décalage temporel est objectif et marque un manque de synchronisme évident.

Tout change par contre au milieu du 12e siècle lorsque la demande chinoise de produits japonais (or et fourrures notamment) engendre un déficit commercial désormais récurrent de la Chine vis-à-vis du Japon [Wayne Farris, 2009, p. 95]. Dans ces conditions, la monétisation de l’économie japonaise est facilitée par l’entrée nette de pièces Song et le clan Taira, par ailleurs dépositaire de la force armée japonaise, se crée un empire commercial en s’alliant aux marchands travaillant avec le continent. La croissance s’en trouve accélérée, montrant une fois de plus qu’une augmentation des débouchés externes est sans doute le meilleur adjuvant pour relancer et restructurer une économie languissante, comme l’a bien expliqué Adam Smith dans La Richesse des nations en invoquant l’effet du commerce extérieur sur la fameuse division du travail. Dans le cas japonais, c’est du reste moins la croissance des débouchés qui est en cause que leur traduction sous forme d’excédent commercial durable et de ses conséquences en matière d’entrée de monnaie. Avec cette dernière, les prix tendent à monter et à favoriser les activités productives pour le marché, nécessitant du même coup la création de marchés du travail et de la terre pour faire face aux besoins nouveaux des producteurs. De fait, le marché de la terre (avec paiement en espèces) double son activité entre 1220 et 1283 tandis que les marchés locaux augmentent et l’utilisation de la lettre de change se développe [Wayne Farris, 2009, p. 121]. Autrement dit, cet excédent extérieur avait clairement pour corollaire un changement institutionnel crucial pour l’économie de marché. Et surtout, la fin de la dynastie Song voyait enfin la conjoncture japonaise rejoindre celle, particulièrement brillante, de la Chine : le Japon faisait désormais partie d’un système-monde sur lequel les Mongols allaient bientôt poser leur empreinte.

ADSHEAD [2004], T’ang China, The Rise of the East in Global History, Basingstoke, Palgrave MacMillan.

BEAUJARD P. [2009], « Un seul système-monde avant le 16e siècle ? L’océan Indien au cœur de l’intégration de l’hémisphère afro-eurasien », in Beaujard, Berger, Norel, Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte.

GERNET J. [1972], Le Monde chinois, Paris, Armand Colin.

MOULDER F.-V. [1977], Japan, China and the Modern World-Economy, Cambridge, Cambridge University Press.

NAKANE C. and OISHI S. [1990], Tokugawa Japan: The social and economic antecedents of modern Japan, Tôkyô, The University of Tôkyô Press.

NARA NATIONAL MUSEUM [2010], Imperial Envoys to Tang China: Early Japanese encounters with continental culture. Catalogue de l’exposition, avril-juin 2010, Nara.

POLANYI K. [1983], La Grande Transformation, Paris, Gallimard.

WAYNE FARRIS W. [2009], Japan to 1600, a Social and Economic History, Honolulu, University of Hawai’i Press.

Cinq siècles et deux mondialisations… L’histoire se répète-t-elle ?

À partir de quand peut-on parler de mondialisation ? Pour François Gipouloux, spécialiste de l’économie chinoise et auteur de La Méditerranée asiatique (1), la première mondialisation est celle qui, au 16e siècle, voit l’établissement de connexions commerciales à l’échelle du globe, liant les destins économiques de l’Europe, de l’Asie et des Amériques à travers des réseaux marchands. Et cette première mondialisation, estime-t-il, si elle se réalise à la faveur de l’expansion européenne, résulte surtout de l’attraction exercée par la Chine. Conséquence : la mondialisation contemporaine, dont il estime qu’elle s’amorce à partir de 1985, serait en fait une « remondialisation ». Et celle-ci placerait, à nouveau, la Chine au cœur du commerce mondial.

Sa démonstration s’effectue en cinq temps, qui forment autant de chapitres d’un ouvrage foisonnant : après avoir rappelé l’histoire des réseaux marchands maritimes européens au Moyen Âge (partie 1), il entreprend de dresser une comparaison terme à terme avec ce qui se passe au même moment en Asie (partie 2), puis décrit l’imbrication de ces deux sphères d’échanges à partir du 16e siècle (partie 3) ; la remondialisation et ses conséquences fournissent la matière respective des deux dernières parties.

Gipouloux signe une habile synthèse de l’histoire du commerce de ces six derniers siècles et nous invite, avec les nombreux auteurs dont il cite et met en relation les travaux, à décentrer le regard. Bien sûr, le titre de Méditerranée asiatique donne à l’ouvrage une tonalité braudelienne, puisqu’il fait ostensiblement référence à La Méditerranée et le Monde méditerranéen… (2), livre dans lequel Fernand Braudel soulignait notamment que l’espace maritime, zone de contact intercivilisationnel, est un creuset d’innovations techniques et industrielles, ainsi qu’un foyer d’initiatives entrepreneuriales. C’est le lieu par excellence où le bénéfice des flux marchands peut être démultiplié. L’auteur rappelle ainsi que la prospérité de Gênes, basée sur le commerce, autorisait en 1293 cette petite République italienne à lever trois à quatre fois plus d’impôts que la France ! Et que l’on doit aux cités-États italiennes l’invention, le perfectionnement ou les premières versions d’outils aujourd’hui universels : de la comptabilité en partie double (actif/passif) à la lettre de change, en passant par la société par actions, le renseignement économique, la banque ou l’assurance maritime…

Le commerce contre l’État

Mais le titre de Méditerranée asiatique est aussi avancé pour deux raisons. La première est d’ordre méthodologique : il s’agit de rappeler que l’histoire globale se doit de dépasser les analyses précédentes en révisant ses classiques, fût-ce l’œuvre de Braudel à laquelle l’auteur entend se référer davantage pour sa « puissance métaphorique » que pour sa démarche, même si elle était déjà pluridisciplinaire. Pour Gipouloux, « trois paradigmes ont été au principe de trois disciplines fondamentales des sciences sociales (…) : l’entité nationale comme unité des comptes de l’économie ; le territoire et l’espace physique comme fondement de la géographie économique ; l’État territorial comme cellule de base du système des relations internationales. » Or un constat s’impose : ces trois paradigmes perdent leur pertinence face à la mondialisation, qui oblitère les frontières étatiques et appelle des analyses à une autre échelle.

La seconde raison est d’ordre structurel : l’Asie orientale est géographiquement organisée autour d’un espace commun, qui s’étend des côtes coréennes et japonaises jusqu’aux façades maritimes indonésiennes et malaises, en passant par la Chine et l’Asie du Sud-Est continentale. Loin d’être close, cette zone se prolonge naturellement vers l’océan Indien et s’ouvre au 16e siècle au Pacifique. La particularité de cet espace est qu’il a été balisé de longue date par les diasporas marchandes. Passeurs de culture, courtiers, médiateurs, intermédiaires voire « interlopes » (contrebandiers, racketteurs…)…, ces populations ont su s’affranchir du contrôle des États qui bordaient cet espace, se structurant au fil des « réseaux urbains » d’échanges initiés depuis les grandes métropoles portuaires.

Hier Sakai, Naha, Srivijaya ou Malacca ; aujourd’hui Hongkong, Shanghai, Tôkyô, Singapour… De tout temps, les tentacules commerciaux de ces emporia (puissances conçues pour se projeter sur des marchés lointains, qui ont pour corollaire des sites physiques, des villes faisant office d’entrepôts) se sont déployés, démontre Gipouloux, en marge des États, voire contre eux. Bien sûr, les élites mandarinales chinoises n’envisageaient le commerce que tributaire : les peuples voisins ne faisaient pas des affaires avec le Céleste Empire, ils lui adressaient en qualité de vassaux des cadeaux, et l’étiquette obligeait à répondre par d’autres présents. En conséquence, les marchands asiatiques étaient pénalisés par rapport à leurs homologues européens : les premiers étaient soumis à l’arbitraire des fonctionnaires, les seconds voyaient leurs libertés garanties par des chartes et leurs activités bénéficier de procédures judiciaires équitables. Mais les commerçants orientaux gardaient le sens des affaires : si la pression gouvernementale sur leurs activités devenait trop forte, ils se faisaient contrebandiers ou pirates, et leur ingéniosité leur a toujours permis, sinon de prospérer, du moins de survivre.

Quand la Chine pompait l’argent des Amériques

Un des nombreux mérites de l’ouvrage est qu’il permet ainsi de revenir sur un certain nombre de poncifs. Les marchands asiatiques ne furent pas évincés du commerce à partir du 16e siècle, mais surent s’imposer comme partenaires des Portugais, Britanniques et Hollandais. Les Chinois ne furent pas passifs face à l’irruption occidentale, et reprirent même l’île de Taïwan aux Pays-Bas. Le régime shogunal japonais ne décréta que très progressivement, au début du 17e siècle, une fermeture (sakoku) de l’archipel aux étrangers, et ce repli resta relatif… Mais l’idée force de Gipouloux est surtout de démontrer que la Chine, loin d’être un acteur passif de cette première mondialisation, en est le cœur autour duquel tout orbite. Thés, soieries, porcelaines…, ses produits en font le pôle d’attraction, la « pompe aspirante » de l’argent du monde. Le métal précieux est la principale monnaie d’échange acceptée par l’Empire. Et cette pompe, cette « hémorragie de numéraire » s’amorce parce qu’à poids égal, l’argent s’échange contre deux fois plus d’or en Chine qu’en Europe. Les Espagnols, principaux producteurs d’argent grâce aux mines du Pérou et du Mexique, en prennent acte, ouvrant une liaison du Mexique aux Philippines, Acapulco-Manille, vue comme un relais vers le marché chinois. L’auteur retient d’ailleurs 1571 comme repère commode de cette mondialisation, car cette année voit la prise de Manille par les Espagnols. De leur côté, les Britanniques captent ces flux et s’immiscent (comme les Portugais avant eux, qu’ils évincent avec le concours des Hollandais) dans les circuits commerciaux existant depuis l’Antiquité dans ces mers orientales.

Cette généalogie de la première mondialisation sonne comme une répétition au ralenti de la grande pièce de théâtre contemporaine qu’est la mondialisation actuelle. Le mouvement est amorcé dans la décennie 1980 : diffusion à toute l’Asie du modèle industriel japonais – « caractérisé par la recherche systématique de la valeur ajoutée dans les productions destinées à l’exportation » – à la faveur des délocalisations provoquées par la flambée du yen, abaissement spectaculaire des coûts de transport et de communication, libéralisation des capitaux et irruption de la Chine dans le marché mondial… Resurgissent alors les « empires flexibles », de vastes zones économiques transnationales aux maillages multipolaires. L’État-nation n’est plus l’acteur de l’économie. Voici venue l’ère des « organismes réticulaires » (3), des puissances ici urbaines qui surfent sur des réseaux financiers et technologiques à l’ampleur mondiale, mais dont il est difficile de quantifier l’activité, puisque les outils de comptabilité restent prisonniers des dimensions nationales.

Vers une thalassocratie ?

Gipouloux étoffe sa démonstration en comparant deux métropoles contemporaines : Hongkong et Shanghai. Si les deux villes témoignent à leur façon de l’insertion de la Chine dans le marché globalisé, il démontre que la première occupe un rang supérieur dans la hiérarchie urbaine mondiale. Elle est un centre majeur de services : plate-forme logistique du commerce offshore, coordinatrice des processus industriels délocalisés à l’intérieur du continent, gestionnaire des investissements étrangers, tout en assumant des fonctions plus primaires (entrepôts toujours). Par contraste, Shanghai, pourtant étonnante de dynamisme, accorde une place réduite aux activités de service et souffre encore des handicaps du passé : économie planifiée, politique centralisée, corruption administrative, manque de transparence juridique se conjuguent pour empêcher la cité de tailler des croupières à sa rivale.

Quelle que soit la ville emblématique de ce mouvement, il n’en reste pas moins que, basculant du socle continental qui a été le sien pendant deux ou trois siècles d’éclipse, la Chine a entrepris de reconquérir la place qu’elle a longtemps occupée dans l’économie mondiale : celle de numéro un. Mais elle ne peut aujourd’hui le faire qu’en visant à se transformer en thalassocratie, ce qu’elle avait commencé à faire lorsque l’amiral Zheng He, dans la première moitié du 15e siècle, projetait des flottes colossales jusqu’aux côtes orientales de l’Afrique. Pourtant la question, amorcée sous les Song au 11e siècle, subsiste : une Chine décentralisée et suivant une logique expansive, par opposition à une Chine centralisée, axée sur l’hinterland et au système juridique sclérosé, n’encourt-elle pas à terme le risque d’une désagrégation politique et d’une fragmentation de son espace économique ?

(1) GIPOULOUX F. [2009], La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, 16e-21e siècle, Paris, CNRS Éditions.

(2) BRAUDEL F. [1949], La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Armand Colin, rééd. LGF/Le Livre de poche, 1990.

(3) L’expression est de APPADURAI A. [2006], Géographie de la colère. La violence à l’âge de la globalisation, trad. fr. BOUILLOT F., Payot 2007, rééd. 2009.