La guerre moderne, 16e – 21e siècles

Le billet du 29 octobre 2012, « La guerre prémoderne, 5e – 15e siècles », se terminait par une conclusion provisoire ouvrant sur ce qu’il est convenu d’appeler les Temps modernes. Une modernité marquée par un phénomène sans précédent historique, celui d’une société exerçant progressivement son hégémonie à l’échelle mondiale. Sachant que l’Europe finit par dominer le monde au terme du 19e siècle, nombre d’historiens ont essayé d’analyser les causes de cet « essor de l’Occident », à commencer par William H. McNeill avec The Rise of the West [1963]. Nombre d’explications ayant intégré le facteur militaire comme décisif dans ce « miracle européeen », nous rebondissons ici sur le choix de la guerre comme thématique des Rendez-vous de l’histoire de Blois cette année, du 10 au 13 octobre 2013. Nous allons explorer la genèse de cette supériorité militaire occidentale.

Si l’histoire militaire européenne est connue, certaines trajectoires illustrent hors de l’Europe de façon spectaculaire l’entrée dans une nouvelle ère de la guerre. La poudre est à cet égard décisive. Elle est d’abord utilisée en Chine dès le 9e siècle, puis perfectionnée avec le savoir-faire des ingénieurs en balistique perses et des fondeurs européens réunis sous la bannière des Mongols lors de leur expansion continentale. Elle entraîne enfin, dans toute l’Eurasie, l’affirmation progressive du canon – renforcée en Europe par l’irruption de la bouche à feu portative, ancêtre du mousquet –, arme pivot du champ de bataille à partir du 15e siècle. Les Otttomans font ainsi usage d’une monstrueuse bombarde en assiégeant Constantinople (1453).

Et le Japon renonça aux armes à feu

Mais à l’autre bout de l’Asie va prendre place une étonnante trajectoire, celle du Japon. Ses habitants découvrent les arquebuses à la faveur de l’arrivée (sur un navire chinois) de marchands portugais en 1543. Ils les dupliquent dans les années qui suivent, et produisent rapidement en série des armes d’acier d’excellente qualité – introduisant un système de rayage inédit qui en améliore grandement l’efficacité. Alors que les Occidentaux n’auront de cesse, dans les siècles qui suivent, d’améliorer la vitesse du tir afin d’arroser l’adversaire, les Japonais se focalisent sur la précision du tir, rendant cette arme bien plus meurtrière.

Le Japon est alors déchiré dans un interminable conflit civil opposant des seigneurs de guerre en compétition pour la suprématie sur l’ensemble de l’archipel. L’un d’entre, Oda Nobunaga, a en sus l’idée, devançant les Européens de quelques décennies, du feu roulant : en tirant à tour de rôle sur trois rangées, ses arquebusiers viennent à bout de tous ses rivaux (le film Kagemusha. L’ombre du guerrier, d’Akira Kurosawa, 1980, en offre une bonne illustration). Si le fusil détrône l’arc, en Europe comme au Japon, ce n’est pas qu’il soit plus efficace, c’est qu’il faut beaucoup moins de temps pour former un soldat à s’en servir. Le plus étonnant : après avoir acquis une avance indéniable sur le reste du monde en matière de technologie et de stratégie, le Japon prend la décision politique – unique dans l’histoire – de renoncer aux armes à feu alors qu’il interdit l’accès à son marché aux Européens, aux débuts de l’ère Tokugawa (soit entre 1600 et 1650). Nul progrès ne sera plus fait en matière d’armes à feu jusqu’à ce qu’en 1853, la flotte américaine du commodore Matthew Perry intime à l’archipel l’ordre d’ouvrir ses ports au commerce international sous la menace de canons infiniment plus efficaces que l’artillerie du 16e siècle conservée par les Japonais.

Alors que le Japon tourne le dos au « progrès », l’Europe embrasse avec ferveur la « Révolution militaire ». Geoffrey Parker la caractérise comme l’ensemble des évolutions liées à l’irruption de l’artillerie. Les canons, très lourds donc longtemps mis en service immobile lors des sièges, deviennent de plus en plus puissants, et les fortifications de plus en plus vulnérables. Les États les plus riches de l’Europe (Italie, puis France…) adoptent la « trace italienne » : des forteresses bastionnées pour multiplier les possibilités de défense, aux murs en pente pour dévier les boulets, au détriment des fortifications médiévales aux murs droits, conçues pour résister aux attaques de fantassins.

Il est intéressant de noter qu’il s’agit là d’un choix technologique, d’autres options étaient ouvertes : ainsi en Asie (Empire moghol en Inde du Nord, Chine, Japon…), les murs restent droits, on s’acharne simplement à les construire suffisamment épais pour qu’ils résistent aux canons, quitte à donner dans le monumental – lors de la première guerre de l’Opium (1839-1842), des artilleurs britanniques se plaindront de ne pouvoir écorner certaines murailles chinoises, alors que celles-ci sont vieilles de plusieurs siècles.

Les évolutions militaires, toujours plus coûteuses, imposent et se nourrissent de l’affirmation du pouvoir étatique : en Europe, la guerre devient l’affaire des États et leur principale source de dépenses. Les effectifs militaires des guerres en Europe connaissent des hausses colossales qui permettent en quelques siècles aux armées d’atteindre des effectifs qui rivalisent avec ceux des plus puissants États asiatiques, pourtant davantage peuplés. Quant aux tâches militaires, elles subissent en Europe une rationalisation croissante.

L’artillerie embarquée

Le progrès décisif en matière d’artillerie est réalisé à bord des bateaux : la conjonction de navires de plus en plus puissants et de canons toujours plus performants, que les Européens travaillent de manière à optimiser leur usage en mer (tir au canon par le travers, chargement par la bouche, mise au point de chariots…), les rend maîtres des océans dès le 16e siècle. À cet égard, il est intéressant de noter que les Coréens, pour contrer l’invasion japonaise de 1592, recourent à des bateaux-tortues recouverts de plaques d’acier, véritables cuirassés avant leur apparition officielle au 19e siècle – leur puissance de feu surpassait celle des navires japonais d’un facteur de 10 pour 1. Mais cette innovation technologique ne sera pas entretenue, avant d’être oubliée.

Inlassablement, fruit de la concurrence féroce que se livrent les États européens en situation de guerre quasi permanente, se tisse un réseau mondial de fortins coloniaux côtiers. Dans un premier temps, exception faite des Amériques aux populations décimées par le choc microbien, les Espagnols, Portugais, puis Français, Britanniques et Néerlandais ne pénètrent pas à l’intérieur des terres : l’Afrique intérieure (sauf l’Afrique australe) reste inexplorée, trop bien défendue par les maladies endémiques tel le paludisme, et il faudra attendre la seconde moitié du 19e siècle pour assister au dépeçage de l’Afrique. De  plus, les traites négrières alimentent les royaumes africains esclavagistes en mousquets, monnaie d’échange parmi d’autres. Mais les rares observateurs conviennent que l’on s’y bat de façon désordonnée, le but semblant de tirer le maximum de munitions pour montrer son courage. C’est qu’en Europe, l’objectif étant d’éradiquer l’adversaire, on améliore sans cesse. Ainsi les comtes de Nassau, commandant une armée hollandaise confrontée à des forces bien supérieures, en sus d’« inventer » le feu roulant, découpent de façon stakhanoviste les gestes élémentaires nécessaires au chargement d’un fusil ou à la mise en œuvre d’une pique dans les années 1590-1610. Un siècle plus tard en Afrique, ou un siècle avant en Méso-Amérique, on ne se bat que dans le but de capturer – donc de ne pas tuer – dans un cas de futurs esclaves, dans l’autre des condamnés à sacrifier aux dieux.

L’efficacité de l’arme à feu n’est donc rien sans le contexte culturel qui pousse à « optimiser » son usage. Sans les infrastructures sociales et économiques qui avaient engendré la machine de guerre européenne, utiliser ou copier la technologie qui en était issue ne permettait jamais d’acquérir l’efficacité visée. Car la guerre à l’occidentale était basée sur tout un appareil de mobilisation des masses, de logistique en armes et ravitaillement qui exigeait, en temps de conflit, un État en mesure de mobiliser d’immenses ressources. Simultanément à l’essor européen, seuls les grands États asiatiques (Chine, Inde moghole et Russie étudiés par Alessandro Stanziani, auxquels on peut rajouter l’Empire ottoman) sont en mesure de rivaliser. Mais si ces États sont bien des « empires de la poudre » (ils se servent de leur artillerie pour réduire des rebellions), leur arme reine reste la cavalerie usant du sabre – les canons sont bien trop lourds pour les déplacer sur les immenses étendues qu’ils contrôlent.

Jusqu’au 19e siècle, Chine, Japon et Corée repoussent les nouveaux-venus. De toute façon, l’avance technologique européenne est faible : en cas de choc frontal, les arquebuses sont longues à recharger, et si les plastrons et les sabres d’acier offrent un avantage au corps à corps dans la plupart des situations, ces armes n’entraînent pas la décision face à un adversaire déterminé (en témoigne la mort de Fernand de Magellan en 1521). Certaines civilisations, comme la Chine, valent l’Europe en matière de technologies militaires, et y ajoutent, se battant à domicile, des effectifs militaires largement supérieurs à ceux que l’Europe peut projeter au loin.

Le grand bond a lieu au long du 19e siècle. Vers 1800, l’Europe domine 30 % de la surface du globe. En 1900, elle en contrôle 80 %. Cette expansion s’explique par la conjonction de toutes sortes de facteurs. La Révolution industrielle dope la production d’armement, la maîtrise du charbon permet de mettre d’immenses bateaux sur les mers, capables de transporter les grandes masses de soldats ou de migrants générés par la transition démographique. La technologie militaire suit : armes à répétitions, canons toujours plus performants, mitrailleuses… Si on commence à se battre à partir de 1830 en Algérie à armes égales (fusils turcs et français se valent bien) mais à démographie déséquilibrée (la France est bien plus peuplée), il n’en est pas de même des guerres entre Occidentaux. La guerre de Sécession des États-Unis d’Amérique d’abord, la Première Guerre mondiale ensuite ouvrent la voie aux conflits totaux : instrumentalisation des médias ; mobilisation des transports (chemins de fer…), des télécommunications (télégraphe…), des industries et de l’ensemble des forces de travail de la nation, d’un arsenal toujours plus assassin culminant avec des bombardements aériens apocalyptiques… Le tout conduisant à des pertes massives. Encore peut-on relativiser, rappelle Lawrence H. Keeley : il fallait tirer des centaines d’obus et des milliers de balles pour tuer un seul soldat lors de la Première Guerre mondiale, et au Rwanda, en 1994, armés pour l’essentiel de machettes, les génocidaires tueront en trois mois environ 800 000 personnes – à comparer au bilan humain de guerres menées avec des armes à feu, comme au Liban (de 1975-1990, de 150 000 à 250 000 morts) ou en ex-Yougoslavie (de 1991 à 1995, de 150 000 à 250 000 morts).

Après le règne de la bombe atomique, que l’on put croire un temps constituer l’apogée de l’art de tuer, à tel point que l’équilibre de la terreur postulait qu’être détenteur de ladite arme revenait à être à l’abri de la guerre, est venu le temps des guerres asymétriques et des raids de drones. Il est possible, probable, que les robots, téléguidés ou même autonomes, domineront dans nos journaux télévisés les champs de bataille de demain. La guerre se joue d’ores et déjà dans les circuits électroniques, un signal lancé à bon escient suffisant à paralyser les technologies que l’on vendait hier à l’ennemi d’aujourd’hui. Il n’empêche : la meilleure arme du monde ne sert à rien dans un contexte social inadapté. Les troupes de la coalition envoyées en Afghanistan avaient beau être technologiquement très supérieures à leurs adversaires insurgés, les voici qui se retirent sans résultat. La guerre, toujours, se gagne dans les esprits.

 

 

 

Bibliographie

Les faits non sourcés sont issus, pour une part majeure, de l’ouvrage de Geoffrey Parker [1988] et secondairement de celui de William H. McNeill [1982].

PARKER Geoffrey [1988], The Military Revolution. Military innovations and the rise of the West, 1500-1800, Cambridge, Cambridge University Press, trad. fr. Jean Joba, La Révolution militaire, Gallimard, 1993, rééd. coll. Folio / Histoire », 2013.

McNEILL William H. [1982], The Pursuit of Power. Technology, armed forc, and society since A.D. 1000, The University of Chicago Press, trad. fr. Bernadette et Jean Pagès, La Recherche de la puissance. Technique, force armée et société depuis l’an mil, Paris, Économica, 1992.

McNEILL William H. [1963], The Rise of the West. A history of the Human community, London, The University of Chicago Press, 1963, rééd. 1991

STANZIANI Alessandro [2012], Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, XVe-XIXe siècle, Paris, Raisons d’agir.

KEELEY Lawrence H. [1997], War Before Civilisation. The myth of the peaceful Sauvage, Oxford University Press, trad. fr. Jocelyne de Pass et Jérôme Bodin, Les Guerres préhitoriques, Paris Le Rocher, 2002.

HOLEINDRE Jean-Vincent et TESTOT Laurent, coord. [nov.-déc. 2012], « La guerre. Des origines à nos jours », Auxerre, Hors-série / Grands Dossiers des sciences humaines Histoire, n° 1.

Un poème peut-il changer le monde ?

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À propos de

 

Quattrocento

1417. Un grand humaniste florentin découvre un manuscrit perdu qui changera le cours de l’histoire

Stephen Greenblatt

Trad. fr. Cécile Arnaud, Flammarion, 2013.

Titre original : The Swerve, 2011.

 

Ce livre tient de l’hybride entre Le Nom de la Rose d’Umberto Eco et un classique ouvrage d’histoire de la Renaissance européenne – c’est dire s’il est adapté à des vacances imminentes. Nous sommes en 1417. Un homme mystérieux, le Pogge – diminutif pour Poggio Bracciolini –, chemine vers une abbaye en décrépitude. Ex-secrétaire apostolique d’un pape tout juste déposé, calligraphe expert, humaniste et cynique, tenace chasseur de livres oubliés, en cela héritier intellectuel de Pétrarque, il est en quête d’ouvrages ayant conservé des bribes du savoir de la Rome antique. Là, plongeant dans l’enfer de la silencieuse bibliothèque monastique, il va exhumer de la poussière des siècles, outre un traité du grand architecte Vitruve, le De rerum natura de Lucrèce. Ce faisant, il aurait imprimé au destin de l’humanité un virage décisif. Car il est question, dans ce long poème commis par un lointain partisan d’Épicure, d’atomes, d’un univers dénué de lien avec le divin, d’une philosophie du bonheur radicalement opposée au dolorisme catholique qui règne alors en maître sur l’Europe.

Ce court synopsis fait écho au Nom de la Rose, dominé par la figure d’un Guillaume de Baskerville confronté à la puissance subversive et empoisonnée du second tome de La Poétique d’Aristote – que la comédie rejaillisse, et l’Église tremblera. Ajoutons, pour renforcer l’aspect romanesque, que Stephen Greenblatt meuble les trous de son enquête par de nombreux passages semi-fictionnels. Ceux-ci lui permettent de présenter ses hypothèses, tout en évitant de recourir au conditionnel plus que le minimum. « Imaginons… » que la découverte ait eu lieu, ce qui est possible, dans l’abbaye de Fulda. Et hop, dix pages sur l’histoire de ladite abbaye, censée être le cadre de la découverte. Malheur au lecteur inattentif qui aura négligé la nuance introduite par cet « imaginons… ». Plus loin, on apprend qu’Euclide a posé ses théorèmes dans la bibliothèque d’Alexandrie – encore faudrait-il être positivement certain que ce mathématicien ait existé, avant de mentionner au conditionnel, « imaginons… » qu’il ait affûté sa géométrie dans ce cadre prestigieux.

 

Quelque chose s’est passé…

Cette critique étant posée, allons au-delà. Ce que postule ce livre, c’est une exceptionnalité européenne, nourrie dans la Rome antique, étouffée par le christianisme médiéval, revitalisée à la Renaissance. Un miracle européen appuyé, non sur l’économie, la démographie ou l’innovation technologique, mais sur les idées. L’argument sera séduisant pour certains, irritant pour d’autres, au premier rang desquels figurent les artisans d’une histoire qui se veut globale et s’emploie souvent à réfuter les multiples thèses défendant une exceptionnalité européenne. Ceci dit, je vais me faire ici l’avocat du Diable : l’auteur sait nuancer. A contrario des artifices étalés sur la couverture du livre – The Swerve, « Le Virage », titre original de l’ouvrage ; un manuscrit perdu qui changera le cours de l’histoire pour le sous-titre en français –, Greenblatt reconnaît être parfaitement conscient de ce qu’un livre ne change pas à lui seul le monde. Au mieux, et il défend que ce fut le cas de celui-ci, il contribue à induire une mutation. « Quelque chose s’est passé au cours de la Renaissance qui a libéré les entraves séculaires à la curiosité, au désir, à l’individualisme, et qui a permis de s’intéresser au monde matériel et aux exigences du corps. »

Rétrospectivement, l’apport des humanistes, clamant que l’homme est la mesure de toute chose et élaborant leurs réflexions perchés sur les épaules des géants qu’étaient les penseurs antiques, fut en effet décisif pour l’Europe occidentale. Art, architecture, idées…, jaillissaient de cette manne, pour partie exhumée des bibliothèques monastiques, pour partie glanée dans les ouvrages arabes – ce dont l’auteur ne souffle mot. Mais Quattrocento brasse large. Il faut le prendre pour ce qu’il est : une promenade amoureuse dans l’histoire de cette connexion entre une Antiquité dont ne subsiste plus que des bribes, et un moment d’exaltation, ensanglanté par les guerres de Religion, qui rima avec le début des Temps modernes. Le lecteur novice y apprendra beaucoup, sur la culture gréco-romaine, la destruction des œuvres antiques, le labeur des innombrables moines copistes de temps dits « obscurs » ou le quotidien de Florence ou du Vatican à la Renaissance.

 

L’annihilation des livres antiques

Greenblatt nous plonge ainsi dans l’univers des riches Romains, férus de philosophie, collectionneurs de parchemins, organisant des soirées où se confrontaient dans une bienveillance réciproque les visions du monde défendues par les stoïciens, aristotéliciens, épicuriens ou platoniciens… Il évoque les bibliothèques publiques romaines, dont celle d’Alexandrie, morte selon lui d’une longue agonie et non d’un incendie, alors que les païens éclairés cédaient la place aux talibans de l’époque, qui sous la houlette de saint Cyrille lapidèrent la « sorcière » Hypatie, philosophe païenne de renom. Il nous rappelle que ne subsistent aujourd’hui que d’infimes fragments des livres antiques : sept pièces de Sophocle, qui en écrivit plus de cent vingt ; quelques lignes du travail encyclopédique du savant Didyme d’Alexandrie, crédité de la rédaction de 3 500 textes ; rien du tout, si ce n’est quelques fragments épistolaires, de l’œuvre d’Épicure pourtant féconde de plusieurs centaines d’ouvrages. Il nous emmène visiter ces bibliothèques abbatiales où régnait la discipline du silence absolu, où les moines copistes recouraient à une langue des signes pour commander les ouvrages dont ils avaient besoin, recopiant inlassablement des textes dont ils avaient, pour certains, irrémédiablement perdu les clés. Il nous fait rencontrer nombre de personnages, dont l’hérétique Jean Hus, ou Niccolò Niccoli, proche ami du Pogge, riche excentrique qui dissipa la fortune familiale dans l’achat de morceaux de statues antiques que les laboureurs exhumaient accidentellement de la glèbe, une nouveauté quasi absolue dans la Florence des années 1400, et dans l’instauration nostalgique d’une bibliothèque publique – chose oubliée depuis la chute de Rome…

Le Florentin le Pogge, soupçonne Greenblatt, aurait peut-être réfléchit à deux fois s’il avait appréhendé à quel point sa découverte allait bouleverser l’univers qu’il connaissait. Avec le long poème de Lucrèce ressuscitait l’authentique pensée épicurienne, qui faisait du plaisir un devoir moral et non un impératif sybarite subordonnant l’esprit à la dépravation, comme l’avaient affirmé ses détracteurs chrétiens menés par un saint Jérôme un temps acquis aux idées de Cicéron avant de s’en faire le Torquemada. Resurgissait l’idée grecque d’un monde constitué d’atomes, indifférent à l’égard des dieux, accessible à l’entendement humain – en bref, une pensée susceptible de libérer l’esprit des terreurs surnaturelles et donc de l’emprise d’institutions régnant par l’imposition de croyances superstitieuses. L’âme redevenait mortelle, et l’Église, comme l’avait pressenti le vindicatif théologien Tertullien qui considérait l’épicurisme comme la pire des menaces planant sur le christianisme, vacillait sur ses bases.

 

De la Nature, une révolution dans la pensée

Une partie du livre est consacrée à la carrière du Pogge dans la curie romaine – foyer d’hypocrisie que son contemporain Lapo Da Castiglionchio qualifie déjà de lieu où « le crime, l’amoralité, l’imposture et la tromperie se parent du nom de vertu et sont tenus en haute estime », avant de s’interroger : « Qu’y a-t-il de plus étranger à la religion que la curie ? » et d’appeler le pape à trier le bon grain de l’ivraie. Toute ressemblance avec l’actualité ne serait que fortuite, devine-t-on. En tout cas, le Pogge brille dans ce milieu dépravé, usant avec un art consommé de la calomnie mortelle autant, sinon plus, que de sa magistrale maîtrise du latin, consignant son quotidien dans une compilation de notes, les Facetiæ, allant jusqu’à se poser en moralisateur dans un Contre les hypocrites. Parti de rien, le Pogge était un carriériste exceptionnel devenu à 30 ans secrétaire apostolique du roi de l’intrigue qu’était le pape Jean XXIII – non, pas celui du concile Vatican II ; le premier Jean XXIII se fera tant d’ennemis qu’il sera le seul pape de l’histoire à être destitué et rayé des listes pontificales, ce qui « libérera » le nom de Jean XXIII pour un nouvel usager, qui attendra six siècles histoire de faire oublier ce sulfureux prédécesseur. Son maître mis hors jeu en 1416, le Pogge vécut dès lors sa passion dévorante de la bibliophilie comme une vocation salvatrice. Alors que son univers s’effondrait, il s’employa à ramener à la vie « le corps démembré et mutilé de l’Antiquité », dénichant et recopiant à tour de bras des manuscrits oubliés depuis un millénaire, voire plus.

De la Nature a été rédigé au premier siècle avant notre ère. Ce long poème se compose de 7 400 hexamètres non rimés, en six livres dépourvus de titres, alternant « des passages d’une impressionnante beauté lyrique avec des méditations philosophiques sur la religion, le plaisir et la mort, des réflexions complexes sur le monde physique, l’évolution des sociétés humaines, les dangers et les joies du sexe, la nature de la maladie ». Y est développée l’idée que le monde est fait de particules élémentaires invisibles, éternelles et insécables, et si le terme atome n’y est pas employé, on les reconnaît sans peine dans ces « corps premiers » ou « semences des choses ». Le temps y est décrit comme infini, l’espace sans borne, le vide comme la réalité de toute chose, l’univers sans créateur, l’existence gouvernée par le seul hasard, le libre arbitre comme la nature des êtres vivants, eux-mêmes présentés comme le fruit d’une évolution aléatoire – l’humanité est par nature transitoire, elle disparaîtra un jour, et les premiers hommes ne connaissaient ni le feu, ni l’agriculture. À l’instar des animaux, ils utilisaient des cris inarticulés et des gestes avant de réussir à partager des sons structurés en langage et d’inventer la musique. Et l’âme meurt, car elle est composée des mêmes matériaux que le corps – il ne peut y avoir de vie après la mort, plus de plaisir ni de douleur, plus de désir ni de peur. Toutes les religions sont des illusions, qui rendent les hommes esclaves de leurs propres rêves. La vie doit être mise au service de la poursuite du bonheur. Quant à la matière, si elle est éternelle, ses formes ne sont que transitoires : « Les composants qui les constituent se recomposeront tôt ou tard. » Cette pensée, à l’époque du Pogge, n’était qu’un tissu d’abominations et de démence. Elle nous est aujourd’hui familière. Au point d’être vue par le philosophe George Santayana comme la plus haute jamais développée par l’humanité. Une pensée explosive, qui allait pour Greenblatt faire office de détonateur de la modernité. Des dizaines de copies furent rapidement couchées, et l’ouvrage miraculé connut une seconde vie.

Mort alors qu’il approchait des 80 ans, le Pogge fut secrétaire apostolique de huit papes, et chancelier de Florence cinq années. Il eut le temps de voir son monde changer. Pas celui d’adopter la pensée qu’il avait exhumée. Une pensée qui, ceci dit, n’est pas sur certains points sans évoquer la philosophie indienne, notamment dans sa version Vaisheshika, première doctrine à avoir énoncé la théorie atomiste il y a environ deux mille cinq ans, ou dans le Lokāyata, système philosophique élaboré à la même époque. Car celui-ci posait déjà que le monde est juste un assemblage de matière, privé de divinité, et que la vie doit être consacrée à la recherche du plaisir.

 

Entre Chine et Monde : vivons-nous un tournant mondial ?

Invité la semaine dernière par Louise Benat-Tachot (du CLEA) et Miguel Rodriguez (du Crimic) à prendre part à un colloque intitulé « Le Pacifique, du 16e au 21e siècle », j’y ai ébauché une brève synthèse des rapports que l’histoire mondiale entretient avec la Chine, courant sur les derniers siècles. Sans surprise, le sujet renvoie à nombre de billets parus sur ce même blog.

Pourquoi l’Asie, pourquoi la Chine ? D’abord un chiffre, extrait de l’œuvre de l’économiste Angus Maddison : 75 %, part supposée de l’Asie dans le PIB mondial durant le premier millénaire de notre ère, contre moins de 10 % pour l’Europe. Ensuite un travail collectif (« L’histoire des autres mondes », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 24, sept.-oct.-nov. 2011), que j’ai dirigé il y a deux ans, et qui inspire pour partie cet article : une vraie histoire mondiale, comprendre non eurocentrée, ramène en quelque sorte l’Asie au centre. Et souligne bien involontairement que sans la Chine, l’histoire du monde n’aurait pas été la même. Si Christophe Colomb n’était pas parti vers l’ouest dans l’idée de trouver le grand khan de Chine afin de le convertir et de lui soutirer son or pour financer une croisade, nous n’aurions pas eu d’objet pour ce colloque, initié pour le 500e anniversaire de la « découverte » du Pacifique par Vasco Núñez de Balboa. La politique des Grandes Découvertes européennes, du 15e au 18e siècle, peut se résumer en une obsession : trouver une voie d’accès vers la Chine, les Indes, leurs richesses.

Indéniablement, la Chine est au centre d’un grand pan de l’histoire mondiale. Le monde chinois, ce sont de vastes plaines cultivées, une grande civilisation qui a représenté, au moins depuis le début de notre ère, de 30 à 20 % aujourd’hui de l’humanité. Cette densité explique que les Chinois soient à l’origine de nombre d’inventions, dont je dresse une liste très loin d’être exhaustive : la boussole, la poudre, le papier, l’imprimerie, la bureaucratie (résumée en une constante : les fonctionnaires ont représenté, ces deux derniers millénaires, quelque 10 % de la population chinoise). Ajoutons-y pour faire bonne mesure le papier-monnaie, le gouvernail d’étambot, le caisson étanche pour les bateaux, le haut-fourneau, l’arbalète, la brouette, la poste d’État, etc. Pour une liste exhaustive, se référer à l’encyclopédique œuvre dirigée par Joseph Needham.

Toutes ces inventions ont été diffusées vers l’Europe, qui les a améliorées et en a fait les outils de son hégémonie mondiale, qui court en gros peut-être du 16e, en tout cas au moins du 19e à la moitié du 20e siècle. Ces emprunts se font d’abord par la steppe, puis l’océan Indien via le monde musulman, enfin la route de la Soie quand les Mongols l’unifient au 13e siècle – ce « grand désenclavement » auquel Jean-Michel Sallmann a récemment consacré un bel ouvrage. C’est par cette route que Marco Polo peut témoigner des fastes de la cour du grand khan. C’est Marco Polo avec d’autres qui inspirent Christophe Colomb dans son équipée. L’histoire est connue, pour plus de détails, voir le beau livre que Bernard Vincent a consacré à 1492. L’année admirable, ou la biographie de Christophe Colomb. Héraut de l’apocalypse par Denis Crouzet : Colomb cherchait la Chine, il trouve les Amériques. C’est la première mondialisation, au moins selon l’acception des historiens hispanisants – les économistes voient souvent leur première mondialisation au 19e siècle, avec l’extension mondiale du libre-échange. Cette première mondialisation est d’abord ibérique. Espagnols et Portugais se partagent le monde en 1494, avec le traité de Tordesillas.

Les premiers à arriver en Chine sont les Portugais. Ils contournent l’Afrique et le Moyen-Orient, s’insèrent assez brutalement dans les denses réseaux commerciaux, déjà connus des Chinois, qui sillonnent l’océan Indien depuis le début de notre ère et auxquels Philippe Beaujard a consacré une anthologie [commentée en 2 billets, ici et ]. Cela ne va pas sans mal, comme le montre Serge Gruzinski dans L’Aigle et le Dragon. Si les Espagnols terrassent les Aztèques et les Incas, les Portugais échouent à dicter leur loi à la Chine : trop peuplée, trop bien organisée, familière des canons, et surtout indifférente aux maladies véhiculées par les Européens. Ces pandémies, la variole en tête, seront le facteur décisif des conquêtes espagnoles. Car l’Eurasie, avec ses civilisations qui commercent et qui élèvent des animaux, a été un gigantesque bouillon de culture. En Asie comme en Europe, les populations partagent les mêmes agents pathogènes depuis des millénaires et sont immunisées. Les Amérindiens, à l’écart de ce grand brassage microbien, vont payer le prix lourd : au 16e siècle, leur population s’effondre, peut-être à 10 ou 20 % de ce qu’elle était à l’arrivée des Blancs – ce qui explique l’aisance des conquêtes.

Très vite, les Espagnols arrivent à contourner les Amériques et ouvrent à leur tour une voie vers la Chine à travers le Pacifique. Des Amériques jaillit un flux de métaux précieux, or et surtout argent. Qu’y a-t-il alors à acheter ? De la soie (de Chine), des cotonnades (d’Inde), de la porcelaine (de Chine)… Dès le 16e siècle, l’Asie draine peut-être la moitié de l’or et de l’argent du Nouveau Monde. En témoigne la mise en place du galion de Manille. Le but est d’aller droit au client final, sans transiter par l’Europe.

Les puissances émergentes du moment, la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, veulent aussi leur part du gâteau. Elles se heurtent à une première difficulté : comment accéder à la Chine alors que Portugais et Espagnols contrôlent les chemins non bloqués par les puissances asiatiques terrestres, telles la Russie, la Perse, L’Empire ottoman, l’Empire moghol en Inde ? De deux façons : d’abord en cherchant d’autres voies. Une anecdote à ce sujet, contée par Timothy Brook dans son splendide livre Le Chapeau de Vermeer : Samuel Champlain coordonne pour la couronne française l’exploration de l’Amérique des Grands Lacs. Il achète, probablement à Paris, une robe de cérémonie chinoise d’immense valeur, on l’imagine toute de soieries et dorures, dans l’idée que l’agent qui arrivera à la cour impériale chinoise doit paraître à son avantage. Et ce sont les Hurons qui profitent du spectacle, alors qu’un employé de Champlain s’adresse à leurs chefs déguisé en mandarin.

Ces tentatives de contournement échouent, il n’y a pas d’autre voie. Seconde option, qui se révèle efficace dès le 17e siècle : la concurrence, au besoin armée. Les bateaux anglais et néerlandais pillent et détruisent leurs rivaux ibériques. C’est l’acte de naissance d’un certain capitalisme, en tout cas un essor formidable du secteur privé, des compagnies par actions, les Compagnies des Indes. Et ces nouveaux venus écartent les Ibériques du grand jeu.

Seconde difficulté, partagée par tous les États européens : la Chine n’est pas intéressée par le commerce. Les hommages venus de loin, oui. Quelques échanges bien contrôlés dans des comptoirs verrouillés, pourquoi pas ? Elle veut bien des métaux précieux. Alors, pour acquitter une balance commerciale toujours plus déséquilibrée, les Espagnols envoient leur argent en Chine, quand les pirates anglais ne font pas main basse dessus.

Si, à la fin du 18e siècle, on avait posé à un Candide extraterrestre la question : demain, qui dominera le monde ?, il aurait sans hésiter répondu : la Chine, évidemment ! Superpuissance militaire, prémices d’industrialisation et de consommation, population homogène… Elle avait apparemment tous les atouts. Au milieu du 19e, elle se fait pourtant humilier lors des deux guerres de l’Opium livrées par les puissances occidentales afin de l’obliger à jouer le jeu du libre-échange, et s’effondre. Dépassée technologiquement, certes. Mais aussi, on l’oublie trop souvent, ravagée de l’intérieur par un conflit civil à l’ampleur inégalée dans l’histoire, la guerre messianique des Taiping, qui fait peut-être 30 millions de morts (1851-1864).

Un autre facteur qui a pu jouer a été exposé par Kenneth Pomeranz dans Une grande divergence. Comparant l’Angleterre de la Première Révolution industrielle et le bassin du Bas-Yangzi, qui connaissent à la fin du 18e siècle une situation socio-économique similaire, il souligne que les deux sociétés en étaient arrivées à une sorte de piège malthusien écologique : le déboisement empêchait d’accroître une activité liée au charbon de bois, et les limites de productivité agricole obéraient une extension économique en Chine. Alors que l’Angleterre disposait d’énormes réserves en charbon fossile, et jouissait de 20 millions d’« hectares fantômes » dans le Nouveau Monde dont elle pouvait extraire les ressources agricoles. Elle était aussi en mesure d’imposer à l’Inde de cesser de produire des cotonnades et de devenir un fournisseur de matières premières – l’Inde, rappelons-le, est restée sous la coupe d’une société anonyme fondée en 1600, la Compagnie anglaise des Indes orientales, du milieu du 18e siècle jusqu’en 1858…

Un autre historien américain, non traduit en français, John R. McNeill, plonge lui aussi dans l’histoire environnementale pour montrer, dans Mosquito Empires, pourquoi l’Amérique latine est restée hispanophone et lusophone. Les Anglais voulaient mettre la main dessus, ils en avaient les moyens militaires, ils ont échoué. À cause des moustiques, qui ont offert un avantage décisif aux primo-arrivants. En déportant des esclaves africains par millions dans le Nouveau Monde, les Européens y ont aussi acclimaté le paludisme Plasmodium falciparum – le plus meurtrier – et la fièvre jaune. Les populations déjà sur place, au moins celles dont les ancêtres avaient survécu, y avaient gagné une immunité. Même en infériorité numérique, Espagnols et Portugais ont ainsi résisté aux invasions britanniques. Il leur suffisait d’attendre quelques mois, retranchés dans leurs fortins, que les fièvres anéantissent 90 % des contingents adverses. D’autres ouvrages, tels ceux de Charles C. Mann (1491 ; 1493) ou, de Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire, qui montre la destruction des communautés andines par la pollution liée à l’activité minière, soulignent le riche apport de l’histoire environnementale quant aux sujets ici évoqués.

Ensuite, la Chine connaît l’Occupation japonaise, la parenthèse maoïste, les dizaines de millions de morts liés à ces événements, bref un grand bond… en arrière. 1979, Deng Xiao-Ping initie une libéralisation progressive. À partir de 1985, les entreprises japonaises envoient leurs usines en Chine. Par cette délocalisation induite par la flambée du yen, elles diffusent leur modèle d’industrialisation. Une main-d’œuvre active et peu rémunérée s’emploie alors à édifier l’atelier du monde.

En moins de trois décennies, la Chine fait irruption dans l’économie mondiale, avec des taux de croissance annuels de 10 % – même s’ils se réduisent ces dernières années. Elle émerge, ou plutôt ré-émerge. Elle valide ce nouveau statut en 2000, par son entrée dans l’OMC (Organisation mondiale du commerce). En 2008, détenant les plus grandes réserves financières de la planète, c’est la Chine, conjointement au Japon, qui sauve de la banqueroute le dollar en rachetant à tour de bras de la dette américaine. En 2009, elle devient le premier exportateur mondial. En 2010, la Chine acquiert le rang de deuxième économie mondiale, dépassant le Japon. Quatre entreprises chinoises figurent en 2010 dans les dix premiers groupes mondiaux. Quelque part dans les décennies 2020-2030, pense-t-on aujourd’hui, elle doublera les États-Unis et reviendra à la place qui serait la sienne dans l’arène internationale : la première. Tout ça a déjà été dit.

François Gipouloux, dans son ouvrage La Méditerranée asiatique, a campé la vaste fresque des flux marchands de ces cinq derniers siècles. Derrière l’ampleur d’un phénomène qui n’a pas de précédent historique en termes d’échelle, il relativise les atouts chinois.

Quand la Chine a sauvé le dollar, on prête à Hillary Clinton la phrase suivante : « On ne sermonne pas son banquier. » Il y aurait pourtant matière à gronder, en ce qui concerne le sort des minorités culturelles ou ethniques (Tibétains, Ouighours…). Les camps de travail existent toujours. Sans être une dictature, la Chine reste un régime autoritaire, et l’appareil de surveillance du Web est un véritable Léviathan. La liberté de religion n’existe pas. L’État contrôle tout en la matière, une vieille obsession chinoise dérivant d’une histoire scandée par les rébellions messianiques. Plus largement, la liberté d’entreprendre est balbutiante. Paradoxe : le secteur entreprenarial chinois est un des plus dynamiques du monde. Le secteur bancaire est le mieux nanti de la planète, car faute de Sécurité sociale et de retraite, les Chinois affichent le plus haut taux d’épargne du monde, 40 % de leurs revenus. Or les banques se montrent plus que rétives à financer le secteur privé. Car tout est régi par le triumvirat banques d’État – Parti unique – entreprises publiques.

Selon Gipouloux, en Europe, le capitalisme s’est bâti sur une fragmentation des pouvoirs politiques propice au développement du droit privé. Rien de tel en Chine. L’État a toujours, et il continue, gardé les marchands sous sa coupe. Une des conséquences est l’apparition aujourd’hui de la plus grande diaspora de l’histoire mondiale, jaillie du monde chinois depuis une dizaine d’années : de 30 à 50 millions de personnes, rêvant de faire fortune ailleurs que chez eux sous l’ombrelle qu’étend complaisamment un État expansionniste sur toute la planète. Conséquence : il y a une ChinAfrique, et il existe une ChinAmérica del Sur, que décrivent par exemple les journalistes espagnols Heriberto Araujo et Juan-Pablo Cardenal dans Le Siècle de la Chine. Ils consacrent ainsi des passages édifiants au pillage des ressources minières du Pérou par des conglomérats chinois.

Ceci dit, historiquement parlant, les Chinois ont été, dans des secteurs qui leur étaient propres, parfois plus libéraux que les Européens. Un exemple, extrait des Bâtisseurs d’empire d’Alessandro Stanziani : l’auteur estime que sous la dynastie Qing (du milieu du 17e siècle au début du 20e), l’État finance son armée et son importante expansion territoriale par le recours massif au secteur privé – ce qui le fragilisera à terme. Et cela se passe au moment où le monopole étatique de la violence est constitutif, en Europe, de l’émergence des États-nations. Il souligne aussi que la Chine a connu, ces deux derniers millénaires, autant de périodes de fragmentation entre États rivaux que de moments où elle était unifiée sous la bannière de dynasties. À l’encontre d’autres auteurs, qui perçoivent, dans la succession dynastique qui rythme l’histoire de Chine telle qu’elle est traditionnellement exposée, une continuité manifeste des formes institutionnelles. Ce qu’il faut en retenir, c’est que, comme partout, la société chinoise sait évoluer et s’adapter. Elle n’est pas immuable.

Certains problèmes spécifiques méritent un éclairage bref. J’en retiens deux : la démographie et l’environnement.

On connaît la politique de l’enfant unique. On sait moins que la Chine subit un problème massif, comme l’Inde et le Pakistan, de déséquilibre de la balance entre les sexes. Le fœticide féminin, pratiqué clandestinement à grande échelle, a abouti à laisser vivre 117 garçons pour 100 filles, le rapport biologique s’établissant normalement à 100 garçons pour 105 ou 106 filles. D’où une Chine qui aujourd’hui se masculinise, en sus de vieillir… Avec des conséquences difficilement prévisibles.

La Chine est devenue le premier pollueur mondial. Paradoxe : pour nourrir sa soif d’énergie, elle inaugure deux centrales à charbon par semaine. Elle bloque, de concert avec les États-Unis, comme le montre Jean-Paul Maréchal dans Chine/USA : le climat en jeu, toute négociation internationale visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre impliqués dans le réchauffement. Parce qu’elle estime que les pays industrialisés doivent payer pour leurs émissions passées (l’Europe et les États-Unis comptent chacun pour 30 % des émissiosn passées, alors que la Chine est reponsable de 10 %), quand les États-Unis souhaitent, réduisant leur pollution, ne payer que pour les émissions à venir. Mais la Chine s’est imposée comme le leader mondial des énergies vertes, ses nouvelles centrales à charbon sont bien plus performantes que celles des États-Unis, et comme l’Inde et l’Europe, elle reboise massivement.

La Chine nous apprend beaucoup : elle fait d’abord voler en éclats le dogme qui voudrait que développement économique et démocratisation marchent de concert. Les économistes Giovanni Arrighi, Michel Aglietta, Guo Bai ou Kaoru Sugihara cernent qui une voie chinoise, qui un modèle est-asiatique de développement qui pourrait constituer une alternative au néolibéralisme, car basé non sur l’accumulation du capital, mais sur l’intensification du travail. Et la Chine nous rappelle aussi que nous vivons aujourd’hui une parenthèse hégémonique. La Grande-Bretagne a dominé le monde au 19e siècle. Dans la première moitié du 20e  elle n’était plus en mesure de jouer ce rôle, et les États-Unis ne souhaitaient pas l’endosser. Période d’incertitude, marquée par deux guerres mondiales et une crise économique majeure. Ce n’est qu’à l’issue du second conflit mondial que les États-Unis se sont imposés : suprématie du dollar, superpuissance militaire et économique, en rivalité avec l’URSS. Or l’économie mondiale, comme la géopolitique, sont aujourd’hui en passe d’entrer dans une nouvelle ère. Dans L’Asie et le Futur du monde, Yves Tiberghien souligne que les pays de  l’OCDE comptaient pour 60 % du PIB mondial de 1950 à 2000, avec 13 % de la population mondiale. En 2010, cette part s’était réduite à 50 %. Elle devrait continuer à décroître, pour atteindre 25 % vers 2050.

Retenons que la prospective est une science aléatoire. J’ai relu récemment un rapport de ce type publié par l’Europe en 2007 – Le Monde en 2025 –, et même s’il signale que l’économie américaine était fragile, il ne pouvait anticiper la crise des subprimes aux États-Unis (en attendant demain en Chine ?, dont la bulle immobilière reste menaçante) et ses conséquences. En cascade, celles-ci chamboulent déjà la plupart de ses pronostics. Mais notons qu’un constat émerge de cette littérature : pour les prochaines décennies, les prospectivistes envisagent des évolutions vers une économie mondiale soit tripolaire (Amérique, Asie, Europe), soit multirégionale (polarisée autour de puissances locales), soit dominée par la Chine et accessoirement l’Inde – une asiatisation du monde donc, prophétisée par Kishore Mahbubani et Nayan Chanda… Mais une très forte majorité anticipe le recul de l’Occident au bénéfice soit de l’Asie, soit des émergents dans leur ensemble. Les élites chinoises devront choisir leur stratégie, avec pour option à déterminer de favoriser plus ou moins les diverses institutions dont elles sont membres : Bric’s (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud), G20, G77 ou intégration régionale avec le Japon et la Corée du Sud.

Pour conclure et ouvrir à la fois ce bref tour d’horizon, je signale que la prochaine édition du Festival international de géographie de Saint-Dié des-Vosges aura cette année pour thème : « La Chine, une puissance mondiale ».

 

Bibliographie indicative

• Michel Aglietta et Guo Bai, La Voie chinoise. Capitalisme et Empire, Odile Jacob, 2012.

• Heriberto Araùjo et Jùan Pablo Cardenal, Le Siècle de la Chine. Comment Pékin refait le monde à son image, Flammarion, 2013.

• Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, 2007, trad. fr. Nicolas Vieillecazes, Max Milo, 2009.

• Isabelle Attané, Au pays des enfants rares. La Chine vers une crise démographique, Fayard, 2011 ; En espérant un fils… La masculinisation de la population chinoise, Ined, 2010.

• Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien. t. I : De la formation de l’État au premier système-monde afro-eurasien ; t. II : L’Océan Indien, au coeur des globalisations de l’Ancien Monde, Armand Colin, 2012.

• Marie-Claire Bergère, Capitalismes et capitalistes en Chine. Xixe-xxie siècle, Perrin, 2007.

• Roy Bin Wong, China Transformed: Historical Change and the Limits of European Experience, Cornell University Press, 2000.

• Luce Boulnois, La Route de la Soie. Dieux, guerriers et marchands, Olizane, 2001, rééd. 2010.

• Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer. Le xviie siècle à l’aube de la mondialisation, 2008, trad. fr. Odile demange, 2010, rééd. 2012 ; Sous l’œil des dragons. La Chine des dynasties Yuan et Ming, 2010, trad. fr. Odile Demange, 2012.

• Gérard Chaliand et Michel Jan, Vers un nouvel ordre du monde, Seuil, 2013.

• Nayan Chanda, 2007, Au commencement était la mondialisation, La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, trad. fr. Marie-Anne Lescourret, CNRS Éditions, 2010.

• Axelle Degans, Les pays émergents : de nouveaux acteurs. BRIC’s : Brésil, Russie, Inde, Chine… Afrique du Sud, Ellipses Marketing, 2011.

• Jean-Luc Domenach, La Chine m’inquiète, Perrin, 2009.

• Jacques Gernet (1921), Le Monde chinois. t. I : De l’âge du Bronze au Moyen Âge ; t. II : L’Époque moderne (10e-19e siècle) ; t. III : L’Époque contemporaine, 1972, Armand Colin (1 vol.), rééd. Pocket, 2006.

• François Gipouloux, La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, xvie-xxie siècle, CNRS Éd., 2009.

• Nicole Gnesotto et Giovanni Grevi (dir.), Le Monde en 2025, trad. fr. Béatrice Bocard, Pocket, 2007.

• Vincent Goossaert et David A. Palmer, La Question religieuse en Chine, CNRS, 2012.

• Christian Grataloup, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Armand Colin, 2007, rééd. 2010.

• Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Fayard, 2012.

• Yang Jisheng, Stèles. La Grande Famine en Chine, 1958-1961, trad. fr. Louis Vincenolles, Sylvie Gentil et Chantal Chen-Andro, Seuil, 2012.

• Johannes Jütting, Le Basculement de la richesse, OCDE, 2010.

• Parag Khanna, The Second World. Empires and influence in the new global order, Random House, 2008.

• Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte des Amériques a transformé le monde, 2011, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2013. L’auteur, journaliste scientifique, a déjà publié une remarquable étude avec 1491. Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, 2006, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2007.

• Kishore Mahbubani, Le Défi asiatique, 2008, trad. fr. Rita Sabah, Fayard, 2008.

• Jean-Paul Maréchal, Chine/USA : Le climat en jeu, Choiseul, 2011.

• John R. McNeill, Mosquito Empires. Ecology and war in the Greater Caribbean (1620-1914), Cambridge University Press, 2012.

• Joseph Needham, La Science chinoise et l’Occident, 1969, trad. fr. Eugène Simion, Seuil, coll. « Points », 1973.

• Joseph Needham et Robert Temple, The Genius of China: 3,000 Years of Science, Discovery, and Invention, Andre Deutsch, 2007.

• Philippe Pelletier, L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Gallimard, 2011.

• Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, 2000, trad. fr. Nora Wang et Mathieu Arnoux, Albin Michel/MSH, 2010 ; La Force de l’Empire : Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, È®e, 2009.

• Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire. The Human and Ecological Cost of Colonial Silver Mining in the Andes, Indiana University Press, 2011.

• Jean-Michel Sallmann, Le Grand Désenclavement du monde. 1200-1600, Payot, 2011.

• Alessandro Stanziani, Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, 15e19e siècles, Raisons d’agir, 2012.

• Gabriele Steck et al., Allianz Global Wealth Report 2010, Allianz, 2010.

• Yves Tiberghien, L’Asie et le Futur du monde, Presses de SciencesPo, 2012.

• Odd Arne Westad, Restless Empire. China and the World since 1750, Bodley Head, 2012.

• Fareed Zakaria, Le Monde postaméricain, 2008, rééd. Perrin, 2011.

 

 

 

La poste, une histoire d’emprunts

À propos de :

La Poste à relais en Eurasie

La diffusion d’une technique d’information et de pouvoir. Chine – Iran – Syrie – Italie

GAZAGNADOU Didier [1994, rééd. 2013], Paris, Éditions Kimé.

Gazagnadou COUV

Dans cet ouvrage récemment réédité mais rivalisant avec les meilleures publications d’histoire globale de ces dernières années, l’anthropologue Didier Gazagnadou montre comment la technique de la poste à relais s’est developpée en Chine, avant de se propager, via l’Empire mongol, à l’État mamelouk (1250-1517) et enfin à l’Europe – chacune de ces zones géographiques faisant l’objet d’un chapitre distinct et documenté.

Revenons au commencement : les États ont toujours eu besoin de s’informer des mouvements militaires de leurs voisins, de relayer les ordres aux armées, et de coordonner les impôts. Ces nécessités de pouvoir ont amené des entités aussi diverses que les États perse achéménide, maurya en Inde du Nord, égyptien ptolémaïque, romain d’Occident et enfin byzantin, sans compter le cas des Incas, à mettre en place des systèmes de relais d’informations à l’usage des décideurs – les empires eurasiens font ainsi l’objet d’une description dans l’annexe 1 du présent livre, dans laquelle l’auteur postule incidemment une transmission entre Perse, Égypte et Rome.

Mais le grand apport de Gazagnadou, structuré dans sa chronologie en quatre chapitres, est surtout de démontrer, documents et citations à l’appui, comment cette technique s’est développée à un point inégalé en Chine ; a été adoptée par les Mongols ; certainement copiée par les Mamelouks en guerre contre ces mêmes Mongols ; et enfin très probablement empruntée par le duché milanais avant de percoler progressivement dans les États européens des Temps modernes. Chemin faisant, cette innovation s’est à chaque fois enrichie d’ajouts améliorant son efficacité, avant de connaître une évolution décisive en Europe occidentale : l’acheminement du courrier non seulement du pouvoir, mais aussi des marchands et des particuliers. Ce qui aurait contribué, selon l’auteur, à l’émergence tant du capitalisme que d’une subjectivité propre à l’Europe.

Ce travail dans la longue durée, mêlant des références tant à Fernand Braudel ou Joseph Needham qu’à Michel Foucault ou Maurice Lombard, porte donc sur la poste. Elle « est depuis l’Antiquité une technique aux multiples facettes liée à toutes les pratiques et stratégies de l’appareil d’État : qu’il s’agisse de programmer la levée de l’impôt, de se tenir informé des questions politiques, militaires, diplomatiques et religieuses, de recenser les populations et d’enquêter sur l’état d’esprit de ces mêmes populations. Dans tous ces domaines, la poste, et cela jusqu’au 20e siècle, fut un instrument de pouvoir. Elle fut une technique de surveillance, de collecte, de transport et de diffusion de l’information voire d’anticipation politique […] au service des autres mécanismes de pouvoir. »

La poste ou le léviathan chinois

La poste à relais a été, par nécessité, un attribut d’État. Car seul un État pouvait se permettre d’élaborer un tel outil, pour des raisons de coût d’édification et d’entretien. Dès le 9e siècle avant notre ère, l’existence d’une bureaucratie pléthorique est attestée en Chine. Au 4e siècle, l’État de Qin, qui allait réunifier la Chine en – 221, voit la couche sociale des fonctionnaires-lettrés devenir dominante.

Avec la dynastie Han (- 202 / + 220), cet État bureaucratique se densifie, et le pouvoir impérial se trouve durablement théorisé comme étant au service de l’efficacité et non de la morale : il ne recherche pas la justice individuelle, mais l’imposition de « dispositifs de contrôle, irriguant l’espace et le corps social ». L’État chinois, qui a mis en place d’immenses réseaux de routes jalonnés par des relais de poste à cheval, est déjà métaphoriquement présenté comme maillage postal, vu comme un réseau de points vitaux entre lesquels circule l’information nécessaire à la bonne administration. Étienne Balazs, dans La Bureaucratie céleste [1968, Paris, Gallimard], estime que « la bureaucratie des fonctionnaires-lettrés constitua, tout au long de l’histoire de la Chine, environ 10 % de la population totale » – sous les Han, pas moins donc de 6 millions de personnes ! Et la survie de cet appareil d’État contrôlant d’immenses territoires dépend intimement de sa capacité à faire circuler l’information. Ce qui le pousse, des Han aux Qing (1644 / 1911), plus de deux millénaires durant, à toujours reconstruire et renforcer son réseau postal, vaste toile d’araignée quadrillant, depuis les capitales successives, le moindre point de son domaine.

« De jour comme de nuit » – caractéristique propre à ces postes eurasiennes, qui autorise entre autres indices Gazagnadou à défendre la voie des emprunts qu’il va tracer –, ces relais, classés par ordre d’importance, tiennent à la disposition des courriers impériaux, strictement hiérarchisés et aux mouvements contrôlés et enregistrés par des procédures bureaucratiques précises, des montures sélectionnées pour leur endurance ; ainsi que des animaux de moindre envergure (mulets, ânes…). Ces derniers peuvent éventuellement être loués ou mis à disposition de certains voyageurs, tel le moine japonais Ennin qui, en 845, rapporte avoir loué des ânes pour acheminer ses paquets de manuscrits. Les relais étant en général distants de 20 km, un courrier moyen pouvait couvrir 120 km par jour en fatigant 6 montures, ses collègues « express » (à la priorité la plus élevée) pouvant, en 24 h, galoper 320 km !

Sous les Tang (618 / 907), les chiffres donnent le vertige : plus de 30 000 km de routes, de 40 000 chevaux et 1384 bateaux tenus à disposition des coursiers, 20 000 employés. Pour les années 748-755, on apprend que l’État consacre près de 60 % de son budget à sa poste : 1 140 000 ligatures pour les postes, 260 000 pour le traitement des fonctionnaires, 600 000 pour l’entretien de l’armée et l’achat du grain.

Sous les Song (960 / 1270) se renforce une prospère bourgeoisie d’affaires, mais celle-ci n’a accès que de manière très restreinte aux services postaux, qui restent sous le contrôle sourcilleux de l’État, au service d’objectifs visant à stabiliser le contrôle des populations : surveiller la société, lever les impôts, mener des campagnes militaires. Mais à partir du 10e siècle émergent de nouvelles puissances, les Empires Liao et Jürchen, peuples de la steppe qui font rapidement leur le modèle bureaucratique chinois avant d’être absorbés par un dernier empire, celui que bâtit Gengis Khan [v. 1160-1227].

De la Chine aux Mongols

Les Turcs ouighours sont vaincus en 1209. Ils confèrent très vite à leurs conquérants mongols les « premiers éléments de leur appareil d’État en matière de scribes, de chancellerie, d’administration et [vont] donner à la langue mongole, une écriture ». La fulgurante expansion mongole, ce grand désenclavement qui connecte le monde eurasien, de la mer de Chine à la Baltique, pose d’emblée un problème militaire et politique inédit par son ampleur : comment assurer la cohérence d’un empire qui contrôlera jusqu’à 26 millions de km2 (50 fois la surface de l’actuelle France) ? « En assurant des communications constantes et efficaces entre toutes les armées des différentes régions et le pouvoir mongol. »

Dès 1218, Gengis Khan s’emploie à l’établissement de lignes postales permanentes. Il reprend le système chinois, l’étend jusqu’en Asie occidentale et réserve l’administration de cette institution, comme celle de l’armée, aux seuls Mongols. À la fin du 13e siècle, Marco Polo avance que 200 000 chevaux sont affectés aux seules postes – un chiffre plausible, car chaque coursier est assisté, à chaque étape, par un autre cavalier. Avec l’autorisation des plus hautes autorités, les marchands et les religieux peuvent utiliser les services postaux. Si les Mongols reprennent le système chinois, les sources perses montrent qu’ils lui apportent quelques innovations, l’étendant réactivement aux lignes de bataille, et permettant aux coursiers les plus performants de couvrir d’incroyables distances, jusqu’à, dit-on, 490 km par jour. L’ensemble Iran-Iraq est alors couvert d’un dense rhizome postal…

Des Mongols aux Mamelouks

… Qui très probablement inspire le nouveau maître de l’Égypte, le Mameluk Baybars (1223-1277), au lendemain de sa victoire d’Aïn Djalout (1260), lors de laquelle il a brisé l’avancée mongole vers ses terres. Examinant les diverses hypothèses permettant d’expliquer la création par Baybars d’un système de poste entre les principales villes qu’il contrôle, Gazagnadou écarte l’idée d’une invention attribuée ex nihilo à Baybars, ou d’une reprise des postes ayant existé dans les empires musulmans antérieurs – elles avaient disparu deux siècles plus tôt, lors de la conquête du Moyen-Orient par les Turcs seldjoukides.

Non, il s’agirait bien d’une copie des procédures mongoles, reprenant fidèlement jusqu’aux attributs permettant de distinguer les coursiers, tels ces laisser-passer sous forme d’une plaque ronde attachée au cou du messager par un cordon de soie jaune (couleur impériale chinoise). À ces Mongols qui ne livrent pas une bataille sans étendre au préalable leurs lignes de communications, Baybars semble aussi emprunter des techniques accroissant l’efficacité de son réseau postal : des pigeons voyageurs et des guetteurs-relais de signaux optiques, à base de fumée le jour et de feu la nuit – ce dernier système semble avoir été en mesure d’acheminer une information du Nord de la Syrie au Caire en moins de 24 h. Et l’ensemble des postes reste au service de l’État, même si des marchands sont parfois autorisés à y recourir. Et des marchands, il en vient de loin. Notamment des cités-États italiennes.

Du Caire à Milan

En Europe, la première poste a été romaine : le cursus publicus avait disparu lors de la dislocation de l’Empire romain d’Occident au 5e siècle. Pourtant, sous le règne de Giao Galeazzo Visconti (1351-1402), l’institution resurgit dans le duché de Milan entre 1387-1389. Elle fonctionne « jour et nuit ». Son mot d’ordre, « cito, cito, cito, ciitissime » (rapidement, rapidement, rapidement, le plus rapidement) évoque celui des postes mongoles « vole, vole, vole, comme l’oiseau ». Sa marque distinctive (couper ou nouer les queues des chevaux) est la même que celle utilisée par les postes mameloukes, mongoles et chinoises. Les procédures sont identiques… L’emprunt est plus que probable. Et il fait tâche d’huile.

Au siècle suivant, en sus des cités-États italiennes, l’Empire des Habsbourg l’adopte pour l’Autriche et l’Espagne, son rival français faisant de même sous Louis XI (1423-1483). Mais c’est à Milan que prend place l’innovation cruciale, reproduite ensuite ailleurs en Europe : contre paiement, l’État prend en charge la correspondance des particuliers. Changement radical : l’outil n’est plus au service exclusif du pouvoir, même si celui-ci en fait un instrument de diffusion de ses prérogatives dans les terres qu’il contrôle. Le capital jouit aussi de ses services, même si en France, ce ne sera que sous Henri IV (1553-1610) que les particuliers seront autorisés à utiliser la poste.

De la poste à l’individu

Dans sa conclusion, Gazagnadou souligne que, contre la tendance naturelle d’une société à se présenter comme le produit homogène d’une histoire qui ne devrait rien aux autres, il importe d’examiner les traces des éléments hétérogènes empruntés aux voisins. Rappelant combien sous-estimer le rôle des emprunts serait une perspective anthropologique dangereuse, il établit une distinction entre diffusion (processus aléatoire subi par une société, comme l’extension à l’Europe de la Peste noire venue d’Asie – il aurait dû au passage corriger son sous-titre) et emprunt (choix fait par une société d’adopter et d’adapter à son contexte des éléments, objets, techniques…, venus de l’extérieur). Invalidant la thèse de Karl Wittfogel sur le despotisme asiatique, il souligne qu’« il n’y a pas d’essence (ethnique ou culturelle) de tel ou tel État face au problème de l’information mais simplement des agencements différents entre l’État, les forces capitalistiques et la société ». Des rapports de force entre ces trois pôles surgissent de nouvelles configuration. Une bureaucratie d’État, forte en Chine, s’était arrogé le monopole de l’outil des postes. Lorsque les pouvoirs européens reprirent cette invention, ils furent amenés à en partager l’usage. La ville, ou plutôt le réseau de villes, devint un système nerveux irriguant l’ensemble du corps social. Et la poste progressivement achemina, et contribua à l’édification de, la subjectivité : lettres d’amoureux et pamphlet de dissidents se diffusèrent, se multiplièrent, et changèrent la face du monde.

Nuançons pour finir : la poste ne fut certainement pas le seul facteur de l’émergence d’un sujet en Europe, si tant est que cet événement ait vraiment eu lieu. Mais reconnaissons à l’auteur, au-delà d’une conclusion que certains regretteront trop peu étayée pour être soumise à une critique serrée, la rédaction d’un livre innovant et hautement stimulant. Enfin, pour nourrir peut-être de futurs débats, mentionnons un distinguo introduit par Gazagnadou, dans son avant-propos : sa décision de renoncer à l’usage des notions d’Orient et d’Occident, « trop imprécises, idéologiquement suspectes et [n’ayant] finalement aucune pertinence anthropologique ».

 

Europe du Nord et histoire globale : la diaspora urbaine de la Hanse

L’importance, en histoire globale, des réseaux commerciaux méditerranéens forgés, entre 11e et 15e siècles, par Venise, Gênes et quelques autres, est particulièrement bien connue. Ces réseaux sont notamment associés à ce qu’on a appelé la « révolution commerciale du Moyen Âge » [Lopez, 1974] et ont servi à comprendre ce que pouvaient être les fameuses économies-mondes de Fernand Braudel [1979]. Cette réussite spectaculaire a pu cependant amener à laisser dans l’ombre des structurations économiques assez similaires que connaissait, à la même époque, l’Europe du Nord, plus particulièrement Baltique et mer du Nord, grâce au commerce dynamique pratiqué par les villes de la Ligue Hanséatique. C’est à une incursion dans la logique économique de ces cités marchandes de la Hanse que nous invitons aujourd’hui le lecteur.

Ce que l’on désigne comme le symétrique septentrional de la Méditerranée se compose principalement des ports de la mer du Nord, nés pour la plupart au Moyen Âge (Bruges, Anvers, Gand), des villes de la Manche (Londres), des villes marchandes de la mer Baltique (Lübeck, Hambourg, Brême) et des ports scandinaves (essentiellement Bergen). Mais le Nord de l’Europe dans son ensemble contribua à l’essor de la révolution commerciale des 13e-15e siècles, grâce au fort développement préindustriel que connurent la Flandre, l’Angleterre et l’Allemagne. Par ailleurs, un réseau commercial serré se forma à cette époque : la Ligue Hanséatique.

La pré-industrialisation qui se produisit dans le Nord entre les 11e et 13e siècles est unique à l’époque, et les cités marchandes italiennes, si elles dominèrent les échanges, ne purent égaler le niveau productif atteint alors par le Nord. Néanmoins, en se spécialisant ainsi dans ces nouvelles activités (principalement textile), les villes du Nord de l’Europe durent se limiter à un commerce de biens plutôt de masse, produits dans la zone, laissant le commerce du luxe aux cités italiennes. Ce sont d’abord les innovations techniques dans le domaine de la production textile (avec le rouet et le métier à pédale) qui permirent d’économiser du travail, et jouèrent un rôle fondamental dans l’essor préindustriel de la zone, notamment en Flandre.

Cette région connut en effet un essor inégalé dans la production textile et de la laine. Celui-ci ne se limita pas aux villes les plus importantes, telles que Bruges, mais envahit littéralement les villes de Flandre, créant un véritable pôle industriel. Ainsi, Gand, dont la population était estimée à 50 000 habitants, faisait vivre la moitié de ses habitants de la production de la laine [Lopez, 1974, 182]. Plusieurs villes, parmi lesquelles Bruges, Gand et Ypres, toujours reconnues aujourd’hui pour leurs draperies, affirmèrent leur éclat par leur savoir-faire et la qualité de leurs draps à cette époque.

Le commerce se développa de façon précoce dans cette région fortement productive. A la différence de l’Italie où les talents commerciaux entraînent plus tard une éventuelle production propre, ici c’est la fabrication autonome qui dicte l’évolution commerciale. Située au carrefour de l’Angleterre (grande exportatrice de laine), de la Scandinavie, de l’Europe de l’Est et du Centre, parcourue par de nombreux fleuves praticables (dont la Meuse), desservie par la mer du Nord, la Flandre offrait de réelles perspectives commerciales. Mais la Flandre n’était pas assez puissante pour prétendre à la suprématie à la fois dans la production industrielle et dans le commerce. En ce qui concerne ce dernier, en effet, elle ne put jamais, jusqu’au 15e siècle, remettre véritablement en cause la domination des cités marchandes italiennes.

La pré-industrialisation textile de l’Europe du Nord préfigura la révolution industrielle qui se produirait quelques siècles plus tard. Le drapier de l’époque n’était déjà plus un simple artisan, il possédait déjà les caractéristiques d’un entrepreneur : ce n’était plus un travailleur manuel, il dirigeait une « chaîne de production ». Ainsi, les étapes de production étaient confiées à des ateliers différents, centralisées par le marchand qui récupérait et redistribuait les textiles, et commercialisait le produit fini. D’autre part, les principaux marchands de Flandre  ne voyageaient plus : « ils investissaient leurs capitaux dans la production et les prêts, et laissaient à des marchands étrangers la tâche d’importer la laine (surtout d’Angleterre) et d’exporter le drap à leur propre risque et profit » (Lopez, 1974, 184).

Outre sa production textile, le Nord de l’Europe produisait et commercialisait des produits dits « de masse » qui, tout en ne générant pas des marges de profits considérables, étaient tout à fait essentiels à la subsistance et à la croissance de l’Europe entière. Si nous nous rappelons en effet que l’un des facteurs structurels de la révolution commerciale est la mise en circulation des surplus agricoles dégagés à partir du 11e siècle, nous pouvons comprendre l’importance capitale du commerce de céréales (blé et seigle principalement). Base de l’alimentation de la majorité de la population, les céréales étaient produites principalement dans le centre et le Nord de l’Europe (en Allemagne, en France, en Pologne et en Russie). Elles étaient ensuite exportées vers l’extrême Nord et le Sud de l’Europe, c’est-à-dire vers des régions ne pouvant produire ces biens alimentaires indispensables, comme les cités marchandes d’Italie (Venise fut bien sûr grande importatrice de blé) ou la Scandinavie. Le poisson, nourriture moins fondamentale, était tout aussi apprécié. Ainsi, le hareng, pêché dans la Baltique et salé grâce aux mines de sel de Lünebourg, dont les marchands lübeckois contrôlaient la commercialisation, contribua à l’essor précoce de Lübeck.  Enfin, la bière, produite sur place, était transportée vers toutes les régions alentours.

Outre ces produits alimentaires, le trafic maritime en « Méditerranée du Nord » se composait de marchandises lourdes, nécessitant un transport adéquat (des navires particulièrement grands), et dont le déplacement présentait des risques élevés. Ainsi, la principale marchandise convoyée était le bois, à une époque où il servait de matériau de base de construction et combustion. Il provenait principalement de Scandinavie et de l’Est de l’Europe (Russie, Pologne) et était convoyé dans toute l’Europe. De même, le goudron, provenant des mêmes régions, était transporté par les marchands allemands. Ces marchands utilisaient les koggen, bateaux lourds, peu agiles et lents, mais adaptés à ces marchandises volumineuses. Enfin, le textile, facteur de développement de toute cette région, connut un circuit commercial particulier, articulant Nord et Sud de l’Europe, et présentant une grande spécialisation entre les zones concernées.

Ce trafic de marchandises ordinaires resta malgré tout limité, même s’il fit la fortune des marchands de la « Méditerranée du Nord ». Non pas que les besoins fussent inexistants ou faibles, mais le coût des transports devant convoyer ces produits volumineux et lourds restait élevé, et les progrès de l’industrie navale à l’époque ne purent compenser des marges de profit assez faibles, évaluées à 5% [Dollinger, 1964, 266], sur des marchandises vendues à des prix modérés.

Mais la « Méditerranée du Nord », c’est d’abord et surtout l’espace d’une puissante diaspora commerciale, la Ligue Hanséatique.

Afin de se prémunir contre le pouvoir des princes, contre les risques inhérents au commerce maritime, et afin d’obtenir des privilèges commerciaux des puissances voisines, les villes allemandes cherchèrent à se regrouper en ligue régionale. Se mit ainsi en place un réseau dense de marchands appartenant aux villes germaniques, qui, se consolidant, donna naissance à la Ligue Hanséatique. Celle-ci leur permit de s’allier pour partager les frais et les risques et tirer le maximum de richesses d’un commerce somme toute peu profitable.

Au cours du 13e siècle, des liens étroits entre les villes marchandes germaniques (Cologne, Hambourg, Brême, Lübeck) se formèrent. Partageant une même communauté d’intérêts (faire fructifier le commerce des produits de la zone) et liés par le partage d’une langue commune (le bas-allemand), les commerçants allemands décidèrent de s’allier en une confédération marchande qu’ils appelèrent la Hanse. Ainsi, les marchands, secondés par les militaires, procédèrent à la structuration de l’espace maritime compris entre la mer Baltique et la mer du Nord, créant ainsi un espace commercial organisé. Officialisée en 1356 à Lübeck, la Hanse fit de cette ville la plaque tournante de ses échanges commerciaux. Jouissant d’une position privilégiée pour lier les deux moitiés de l’espace maritime nordique par voie de terre et éviter ainsi le contrôle des Scandinaves, Lübeck domina ce réseau commercial. Grâce à son industrie du sel (commerce du hareng salé) et aux privilèges accordés en Flandre à tous les marchands appartenant à la Hanse, Lübeck connut son heure de gloire, notamment entre 1370 et 1388, dates de victoires importantes sur le Danemark et sur Bruges. Néanmoins, Lübeck n’exerça en aucun cas une autorité centrale sur l’ensemble des marchands germaniques. Le fonctionnement en réseau et par solidarité établi entre les villes allemandes (on dénombre, selon les époques, entre 70 et 170 villes) [Braudel, 1979, 83] ne laissait en effet, place à aucun Etat, à aucun gouvernement exécutif. Les décisions étaient prises lors d’Assemblées générales, qui regroupaient toutes les villes membres. Curtin [1998, 7-8] voit dans cette Ligue l’expression d’une diaspora commerciale sans pouvoir hégémonique d’une ville sur les autres, soit le contre-exemple même de Venise ou Gênes

Comme pour les cités italiennes néanmoins, les marchands profitèrent des conquêtes militaires. La présence militaire dans la zone fut facilitée par l’effondrement de la puissance scandinave entre fin du 11e et fin du 13e siècle. Ainsi, en combinant diplomatie et actions militaires, les marchands allemands purent obtenir des privilèges spéciaux dans tous les ports du royaume de Suède et dans tous ceux de Norvège. Ils bénéficièrent également d’un traitement de faveur aux grandes foires de Skänor, qui demeurait le plus grand centre de rassemblement du poisson et où les marchands de Lübeck étaient les plus gros intervenants. De plus, durant les 12e et 13e siècles, les Hanséates encerclèrent les peuples Slaves et Baltes. L’Ordre des Chevaliers Teutoniques, procédant à une croisade en Lettonie et Estonie au 13e siècle, précéda ou appuya les marchands « mélangeant avec adresse propagande chrétienne, force brutale et sens des affaires » [Lopez, 1974, 163]. Que ce soient les marchands, qui imposaient leurs méthodes commerciales et fondaient de nouveaux ports marchands dans la zone, ou les armées, qui menaient de nouvelles conquêtes orientales, la Baltique méridionale et son arrière-pays furent soumis et intégrés dans l’espace commercial mis en place par les marchands germaniques. Enfin, suite à la victoire militaire sur le Danemark (1370) et au blocus victorieux imposé à Bruges (1388), les marchands Hanséatiques obtinrent de nombreux privilèges dans toute la zone et au sein de l’important port flamand. C’est l’époque de prédominance de Lübeck dont les marchands bénéficient également de privilèges à Londres (exemption de taxes).

Néanmoins, ces victoires militaires et commerciales ne découlaient pas, comme à Venise, d’un seul Etat fort voulant dominer la zone, mais de princes se querellant le territoire. Ainsi, les villes germaniques ne purent compenser les nombreux retards de la « Méditerranée du Nord » sur les cités marchandes italiennes, et bientôt de nombreuses failles dévoilèrent la fragilité du réseau allemand, annonçant la grande crise de la fin du 14e siècle.

La performance financière dont Bruges faisait preuve était loin d’être imitée dans le Nord de l’Europe. Celui-ci accusait un réel retard : l’organisation du crédit y était encore rudimentaire, et pendant longtemps seule la monnaie d’argent y fut admise. Dans un espace commercial où le crédit avait acquis une importance cruciale et où les marchands en avaient constamment besoin pour se développer, ce retard s’avéra rédhibitoire. Par ailleurs, l’absence d’autorité exécutive, si elle permit de tisser un véritable réseau de relations privilégiées, n’en demeura pas moins un handicap : les rivalités entre villes germaniques resurgirent, provoquant des ruptures entre marchands de la Hanse. Ainsi, l’incapacité d’une seule ville à gouverner, produire, commercialiser et enfin s’imposer, se fit cruellement sentir. Le commerce existant au nord de l’Europe consistait surtout, on l’a vu, en échanges entre pays peu développés, entre fournisseurs de matières premières et de produit alimentaires. La demande de marchandises de luxe, des produits en provenance de l’Orient restait limitée, peu de gens pouvant se les offrir. La grande crise qui saisit le monde occidental durant la seconde moitié du 14e siècle, imbriquant la grande épidémie de peste noire, une forte diminution de la production, et une contraction des crédits, toucha de plein fouet les Hanséates.

C’est le mouvement des prix en Occident qui pénalisa en tout premier lieu les marchands de la Hanse. Après 1370, les prix des céréales reculèrent, alors que ceux des produits industriels augmentaient. Ce mouvement défavorisa les trafics de Lübeck et des autres villes marchandes et annonça un recul temporaire de la zone Cependant, la création d’un système commercial européen, comprenant le Nord et le Sud de l’Europe, ne s’effondra nullement avec cette crise majeure : nous retrouverons un système semblable avec Anvers, puis surtout Amsterdam au 17e siècle…

Une première version de ce texte est parue initialement dans NOREL P., 2004, L’invention du Marché, Paris, Seuil.

BRAUDEL F., 1979, Civilisation matérielle, Economie Capitalisme, 15ème-18ème siècle, 3 tomes, Paris, Armand Colin.

CURTIN P-D., 1998, Cross-cultural Trade in Wordl History, Cambridge, Cambridge University Press.

DOLLINGER P., 1964, La Hanse (12ème-17ème siècle), Paris, Aubier (rééd. 1988).

LOPEZ R., 1974, La révolution commerciale dans l’Europe médiévale, Paris, Aubier-Montaigne.