1432, les Chinois aux portes de la Très Grande Méditerranée

Les grandes navigations chinoises du premier tiers du 15e siècle sont sans doute un lieu commun de l’histoire globale. Elles n’en sont pas moins un fait majeur qui a le paradoxe de constituer un non-événement. Cependant, je préfère le souligner d’emblée et l’assumer, les interprétations qui suivent ne sont que de frêles esquisses dont l’erreur n’est pas forcément absente. L’histoire globale est aussi cela : une recherche à venir et un projet d’écriture permettant de nouer des archives éparses d’horizons divers.

On le sait, les documents chinois sur les sept grandes expéditions menées par l’eunuque Zheng He entre 1405 et 1433 manquent suite à la destruction d’une grande partie des archives les concernant. Il demeure cependant quelques textes, dont celui de Ma Huan (ca. 1380-1430), le Ying-yai Sheng-lan (L’Étude globale des rivages des océans). Ma Huan participa à plusieurs de ces expéditions, notamment la dernière, et fit partie de ceux qui en 1432 visitèrent La Mecque, point ultime de ces voyages.

Voici, partiellement, ce qu’il écrit à propos du pays de La Mecque :

« Mettant les voiles à partir du pays de Ku-li [Calicut], vous allez vers le sud-ouest ‒ le point shen sur le compas ; les bateaux voyagent durant trois lunes, et atteignent alors l’embarcadère de ce pays. Le nom étranger pour celui-ci est Chih-ta [Jedda] ; il y a un grand chef qui le contrôle. De Chih-ta vous allez vers l’ouest [en réalité vers l’est], et après un jour de voyage, vous atteignez la ville où les rois résident ; cette capitale est appelée Mo-chieh [La Mecque].

Ils professent la religion musulmane. Un saint homme exposa et répandit cette loi en l’enseignant à travers le pays, et jusqu’à aujourd’hui, les gens de ce pays observent tous les règles de cette loi dans leurs actes, sans jamais commettre la moindre transgression.

Les gens de ce pays sont vigoureux et de belle apparence, leurs membres et leurs visages sont de couleur violet très foncé.

Les hommes coiffent leurs têtes d’un turban ; ils portent de longs vêtements ; à leurs pieds, ils mettent des chaussures de cuir. Les femmes portent toutes un voile sur leurs têtes, et vous ne pouvez pas voir leurs visages.

Ils parlent la langue A-la-pi [arabe]. La loi de ce pays interdit de boire du vin. Les mœurs de ces gens sont pacifiques et admirables. Il n’y a pas de familles misérables. Ils observent tous les préceptes de leur religion, et les contrevenants sont peu nombreux. En vérité, c’est un pays très heureux.

Pour les rites du mariage comme pour ceux des funérailles, tous les conduisent en accord avec les règles de leur religion.

Si vous voyagez d’ici pendant environ la moitié d’un jour, vous arrivez à la mosquée de la salle céleste ; le nom étranger pour cette salle est K’ai-a-pai [Kaaba].

[…]

En la cinquième année du règne de Hsuän-te [1430], un ordre de la cour impériale fut reçu enjoignant le grand eunuque Cheng Ho et d’autres de gagner tous les pays étrangers pour y lire les décrets impériaux et accorder des récompenses.

Lorsque une partie de la flotte atteignit le pays de Ku-li, le grand eunuque Hung vit que ce pays envoyait des hommes pour voyager jusqu’ici ; sur ce, il choisit un interprète et d’autres personnes, sept hommes en tout, et les envoya avec un chargement de musque, d’objets en porcelaine, et d’autres choses ; ils joignirent un bateau de ce pays et partirent là-bas. Cela leur prit un an d’aller et revenir.

Le roi du pays de Mo-chi’eh dépêcha également des envoyés qui portèrent quelques articles locaux, accompagnèrent les sept hommes, dont l’interprète, qui avaient été envoyés là-bas, et présentèrent les objets à la cour. »[1]

Le texte comprend donc deux parties : d’abord, un résumé assez général des mœurs locales, fortement liées à l’islam ; ensuite, un bref récit de son propre voyage à La Mecque, alors qu’il accompagnait Zheng He lors la septième grande expédition chinoise vers les « mers occidentales » (1431-1433).

Face à ce témoignage, il existe des documents arabes, dont la recension reste cependant à faire. Je n’en citerai qu’un, trouvé dans un ouvrage de l’historien égyptien Ahmad al-Maqrīzī (1364-1442) :

« L’an 835 [1431/1432], plusieurs jonques chinoises étant venues trafiquer sur les côtes de l’Inde, deux d’entre elles chargées de porcelaine, de soie, de musc et autres objets de prix, se détachèrent des autres, et allèrent aborder au port d’Aden. Mais n’ayant pas pu trouver à y vendre leurs marchandises, à cause de l’état malheureux où le Yémen se trouvait à cette époque, le commandant des deux jonques écrivit au shérif Aboul-berekat Ibn Hasan, émir de La Mecque, et à Saad-ed-Din Ibrahim, inspecteur de Djiddah, leur demandant une autorisation pour venir débarquer au port de cette ville. Les deux officiers ayant consulté le sultan, et lui ayant représenté que le commerce avec les Chinois lui procurerait une branche de revenus considérable, il ordonna de leur accorder la permission qu’ils avaient demandée, et de les recevoir avec toutes sortes d’honneurs. »[2]

Ces jonques, dont l’arrivée est présentée ici comme accidentelle, font-elles partie de la septième et dernière expédition de l’amiral chinois Zheng He ? Ma Huan écrit que les sept Chinois qui sont parvenus à Jedda et à La Mecque ont voyagé sur des navires indiens, ou arabes (le texte est un peu flou) ; il ne mentionne pas de jonques chinoises. Pourtant, le reste du texte d’al-Maqrīzī correspond de façon assez juste au fait que les Chinois qui parviennent à Jedda font partie d’une flotte plus vaste arrivée à Calicut. Il explique également les raisons de cette « excursion » jusqu’à La Mecque : les difficultés que traverse alors le Yémen. On ne peut cependant exclure qu’il s’agisse là simplement d’autres marchands chinois, dont la présence dans la mer Rouge, certes rare, ne serait pas exceptionnelle, comme le montre Éric Vallet dans sa magistrale étude de l’Arabie marchande (début du 13e siècle – milieu du 15e siècle).

Du reste, rien dans ce texte ne vient dénoter l’exceptionnel, le surprenant qu’on aimerait pouvoir accorder à ces expéditions chinoises de la « Flotte Trésor ». Les Chinois arrivant à Jedda ne sont pas les Européens débarquant dans le Nouveau Monde. Nul choc des civilisations. L’événement a lieu dans le système eufrasien, les liens dans l’océan Indien ont été noués depuis des siècles. Comme l’écrivait déjà le voyage arabe Ibn Battūta, qui passa à Calicut à plusieurs reprises dans les années 1340 : c’est « un des grands ports du Malabar où abondent mes navires en provenance de la Chine, de Java, de Ceylan, des Maldives, du Yémen et du Fars et où se réunissent les marchandises de tous les horizons car c’est un des plus grands ports du monde »[3].

Au-delà de la question du non-étonnement, un point mérite explication : pourquoi les navigateurs chinois n’ont pas atteint l’isthme central de l’Eufrasie ? Tout d’abord, al-Maqrizi le souligne bien : le principal port en relation avec les ports indiens était Aden. C’était là que se faisait la connexion entre deux systèmes de réseau. Mais le Yémen est alors ruiné, ce qui oblige les navigateurs chinois à poursuivre leur route à l’intérieur de la mer Rouge. Or le principal port, jusqu’à peu, « un des ports les plus fréquentés qui fussent au monde » (Ahmad al-Maqrīzī), était celui d’ ‘Aydhab, situé sur la côte égyptienne, détruit en 1426.

« Les marchands de l’Inde, du Yémen et de l’Abyssinie arrivaient par mer au port d’Aïdab, traversaient le désert jusqu’à Kous, et de là descendaient à Fostat [Le Caire]. Ce désert était toujours couvert de caravanes de pèlerins et de marchands, qui partaient et qui arrivaient. On trouvait quelquefois des charges de poivre, de cannelle, et d’autres épices, jetées sur la route, et qui restaient là jusqu’à ce que le possesseur vînt les chercher. »[4]

Jedda, situé un peu plus au sud de ‘Aydhab, mais sur la rive arabique de la mer Rouge, doit sans doute plutôt être considéré comme un port par défaut, et non comme la destination choisie par les navigateurs chinois, sauf pour les marchands musulmans venus en pèlerinage. Quoi qu’il en soit, il est en effet difficile d’aller plus loin que ‘Aydhab et Jedda.

En effet, les remarques du pilote arabe Abū Zay Hasan, certes plus anciennes (vers 916), montrent bien les dangers qu’il y avait pour un navire à remonter la mer Rouge au-delà de cette limite et l’absence totale d’aménités aux yeux d’un marchand du golfe Persique :

« Les navires appartenant à des armateurs de Sîraf [grand port du golfe Persique], lorsqu’ils sont arrivés dans cette mer qui est à droite (c’est-à-dire à l’ouest) de la mer de l’Inde (la mer Rouge) et qu’ils sont parvenus à Judda [le port de La Mecque], restent dans ce port. Les marchandises qu’ils ont apportées et qui sont destinées à l’Égypte, y sont transportées sur des [navires spéciaux, d’un moindre tirant d’eau, appelés] navires de Kulzum. Les navires des armateurs de Sîrâf n’osent pas faire route [dans la partie septentrionale] de la mer [Rouge] à cause des difficultés qu’y rencontre la navigation et du grand nombre d’îlots [coralligènes] qui y croissent. Sur les côtes, il n’y a ni roi (ni gouvernements), ni endroits habités. Un navire qui fait route dans cette mer, doit tous les soirs chercher un mouillage abrité par crainte des îlots [sur lesquels il ne manquerait pas de se briser, s’il naviguait pendant la nuit]. [La règle, dans cette mer,] est de naviguer de jour et de mouiller de nuit, car cette mer est sombre et il s’en exhale des odeurs désagréables. Il n’y a rien de bon dans cette mer, ni au fond, ni à la surface. »[5]

Ce sont ces mêmes contraintes que décrit, au tout début du 16e siècle, le voyageur portugais Ludovico di Varthema dans le récit de son voyage aux Indes orientales :

« La raison pour laquelle on ne peut naviguer de nuit est qu’il y a beaucoup d’îles et d’écueils, et qu’il faut toujours qu’un homme monte en haut du mât du vaisseau pour observer la route, ce qu’on ne peut faire la nuit. »[6]

Ou bien encore, à la fin du 18e siècle, Jacques Capper, colonel au service de la Compagnie des Indes orientales :

« Il y a des bas-fonds assez dangereux entre Mocha et Gedda [Jeddah], mais il n’y a rien à craindre dans cette saison, lorsque le vent porte au Nord. […] C’est à Gedda que commence la partie désagréable du voyage ; à un ou deux degrés de là la mousson vous abandonne. Vous trouvez le vent du Nord-Ouest qui contrarie votre course. »[7]

Arrivés au point extrême du réseau commercial maritime de l’océan Indien, les marchands chinois ne purent découvrir l’existence d’un isthme qui aurait été la porte vers la Méditerranée et vers l’Europe. Mais là où on voit aujourd’hui un isthme, une mince barrière entre deux mers, il faut donc imaginer un véritable espace-tampon faisant obstacle entre deux mondes. C’est cette distance que n’ont pas franchie les jonques chinoises, et à cause de laquelle leur présence aux bornes de la « Très Grande Méditerranée » braudélienne est passée inaperçue.

Figure 1. Le système eufrasien au 13e et 14e siècles (d’après Beaujard, 2007)

Sur ce point précis, je voudrais citer un autre document, d’interprétation difficile. Il s’agit d’un extrait du livre de Bertrandon de La Broquière (mort en 1459), Le Voyage d’outremer. Bertrandon de la Broquière avait été envoyé au Levant en 1432-1433 par le duc de Bourgogne pour y collecter secrètement des informations. Alors qu’il revenait en France par voie de terre, à Pere, dans cette ville proche de Constantinople où se retrouvaient nombre de marchands et de voyageurs européens, Bertrandon de La Broquière rencontre un Napolitain qui lui raconte qu’il a été avec un Français et un Espagnol au « pays du Prêtre Jean », c’est-à-dire dans le royaume d’Éthiopie, où il a vécu quelque temps, aux alentours de l’année 1430. Or, parmi les diverses merveilles de son récit, on trouve ceci :

« Item, me dit qu’il [le roi d’Éthiopie] fait toujours la guerre contre un grand seigneur qui est près de son pays, devers le Soleil levant, lequel ils nomment Chinemachin, et nous l’appelons le Grand Can.

[…]

Item, me dit que ce grand seigneur que l’on nomme Chinemachin a bien huit grosses naves trop grosses qu’il n’y a nulle part deça ; et que en son pays se trouvent les pierres précieuses et les épices et les autres merveilles qu’Alexandre raconte. »[8]

À côté de la référence au récit merveilleux d’Alexandre le Grand, très répandu en Asie, il se pourrait que ce soient bien les jonques chinoises à la taille exceptionnelle pour un Européen du 15e siècle, qui soient ici mentionnées. Pour désigner la Chine, les « Éthiopiens » utilisent une expression, dont l’origine est mal identifiée, et qui est attestée notamment dans le Shah Nahmeh du poète persan Firdawsi, « Chin et Machin », tandis que Bertrand de La Broquière traduit l’expression par le terme de « Grand Khan », qui provient, lui, des langues altaïques et qui renvoie à l’époque de la domination mongole sur la Chine, donc avant 1368. On a ainsi une illustration, à une époque où l’Eufrasie fonctionne encore comme un archipel de mondes, des deux grandes voies de mise en relation entre l’Europe et la Chine, soit par les steppes de l’Asie centrale, soit par les mers du Sud.

Il n’y a pas eu de guerre entre l’Empire chinois et l’Éthiopie, mais on sait qu’effectivement, les navires de la flotte chinoise eurent à faire usage de la force devant certains ports de la Corne de l’Afrique. Il se pourrait que ce texte en soit l’écho lointain et étouffé.

Ces trois documents, de Ma Huan, d’al-Maqrīzī et de Bertrandon de La Broquière, mériteraient incontestablement une exploitation plus fouillée, mais ils montrent les jeux possibles d’une histoire polycentrique et réticulaire, et les difficultés inhérentes à l’épaisseur du monde.

Bibliographie

Beaujard Ph., 2007, « L’Afrique de l’Est, les Comores et Madagascar dans le système-monde avant le XVIe siècle », in D. Nativel et F.V. Rajaonah (dir.), Madagascar et l’Afrique, Paris, Karthala, pp. 29-102.

Vallet E., 2010, L’Arabie marchande. État et commerce sous les sultans rasūlides du Yémen (628-858/1229-1454), Paris, Presses universitaires de la Sorbonne.


[1] Ma Huan, Ying-yai Sheng-lan, The Overall Survey of the Ocean’s Shores [1433], trad. et éd. par Feng Ch’eng-Chün, introduit et annoté par  J.V.G. Mills, Bangkok, White Lotus Press, 1997 (1re éd. Hakluyt Society , 1970), pp. 173-178.

[2] Macrizy, « Mémoire sur les relations des princes mamlouks avec l’Inde », in : Mémoires géographiques et historiques sur l’Égypte, et sur quelques contrées voisines, éd. et trad. par E. Quatremère, Paris, 1811, Tome II, pp. 290-291, d’après le mns arabe 673 fol. 498 r° (BNF).

[3] Ibn Battuta, « Voyages et périples », in : Voyageurs arabes, trad. par P. Charles-Dominique, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1995, p. 913.

[4] Macrizy, « Description du désert d’Aïdab », in : Mémoires géographiques et historiques sur l’Égypte, et sur quelques contrées voisines, éd. et trad. par E. Quatremère, Paris, 1811, Tome II, p. 162, d’apr. le mns arabe 682 fol. 111 (BNF).

[5] Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine, rédigé en 851, suivi de remarques par Abû Zayd Hasan (vers 916), trad. de Gabriel Ferrand, Paris, 1922, p. 130 sq.

[6] Ludovico di Varthema, Voyage de Ludovico di Varthema en Arabie et aux Indes orientales (1503-1508), trad. de l’italien par P. Teyssier, Paris, 2004, p. 78.

[7] Jacques Capper, Voyages du colonel Capper, dans les Indes, au travers de l’Égypte et du grand désert, par Suez et par Bassora, en 1779, in Makintosh, Voyages en Europe, en Asie et en Afrique, trad. de l’anglais, Paris, 1786, Tome II, p. 306.

[8] Bertrandon de La Broquière, Le Voyage d’Outremer, in : Schefer C. & Cordier H. (dir.), Recueil de voyages et de documents pour servir à l’histoire de la géographie, depuis le XIIIe jusqu’à la fin du XVIe siècle, Paris, 1892, Tome 12, pp. 143-144.

La guerre globale enseigne la cartographie globale

Logo

Disons le d’emblée, l’objet de l’étude du jour a un statut un peu particulier car il servira désormais de logo à cette « histoire globale par les sources » entamée depuis le mois de septembre dernier. Il s’agit d’une carte, ou plus exactement d’un ensemble de cartes assemblées en un globe, un globe plat et dépliable : un fold-O-globe.

Le brevet en a été déposé en 1942 par Gerald A. Eddy, cartographe connu pour ses représentations panoramiques (par exemple de Los Angeles). Selon son concepteur, l’objet est révolutionnaire :

« ‘Rond comme la Terre elle-même’, ce fold-O-globe représente la première invention importante en 474 ans : une projection cartographique en continu conçue de manière à montrer en un seul coup d’œil les pays et les villes les plus importants dans le Monde et les véritables relations entre les continents. »

Figure 1. Le dépliement virtuel du globe

Le dépliement virtuel du globe

Même s’il est permis de douter du caractère résolument nouveau de ce type d’objet (cf. par exemple sur le site de la David Rumsey Maps Collection un globe pliable britannique de 1852), le fold-O-globe n’en demeure pas moins intéressant par ce qu’il révèle d’un phénomène majeur qui se produit aux États-Unis dans le courant de la Seconde Guerre mondiale et qu’on pourrait qualifier d’invention de la globalité.

L’entrée en guerre des États-Unis après deux décennies de relatif isolationnisme a provoqué une réelle rupture dans la vision états-unienne du Monde. Ceci se manifeste par un véritable engouement pour la question cartographique, dont le fold-O-globe n’est qu’un témoin assez marginal. Le rôle majeur a été tenu par Richard Edes Harrison, dont les illustrations cartographiques peu conventionnelles ont frappé l’imagination de ses concitoyens (Schulten, 1998). Harrison n’était ni géographe ni cartographe de formation, mais architecte ; le hasard l’a conduit à participer à l’illustration du magazine Fortune à partir de 1940. Optant pour une représentation non orthodoxe, il dessinait des cartes des différentes régions du conflit à partir de vues du globe « de l’espace ». Certaines ont été rééditées dans un atlas avant même la fin du conflit (Harrison, 1944), mais c’est surtout la carte qu’il a réalisée en juillet 1941 qui a marqué un tournant, quelques mois avant l’attaque aérienne sur Pearl Harbor et l’entrée en guerre des États-Unis.

Figure 2. The World divided (Harrison, Fortune Magazine, août 1941)

Harrison 1941

Le monde est vu selon une projection azimutale équidistante centrée sur le pôle Nord, ce qui permet d’embrasser le globe, et donc la guerre, d’un seul coup d’œil. L’idée n’est pas en soi particulièrement nouvelle puisque la première de la sorte est celle de Guillaume Postel au 17e siècle, mais son utilisation dans le contexte de la guerre mondiale a eu un impact très fort et dès mars 1942, Harrison réédita une carte de ce type, actualisée.

Figure 3. One World, One War (Harrison, Fortune Magazine, mars 1942)

Harrison 1942

En marge de la carte, on peut lire une des premières utilisations de l’expression « global war ». Celle-ci souligne le caractère différent de ce conflit par rapport au précédent. Alors que la Première Guerre mondiale fut qualifiée dès 1915 de « world war », la seconde commença à partir de 1942 à être qualifiée de « global war ». Un échelon supplémentaire dans l’extension de la guerre semblait avoir été franchi, en particulier du point de vue américain puisque les États-Unis, à partir de 1942, furent engagés sur les deux fronts, de part et d’autre du globe. Le terme de « globalization » semble ainsi avoir été inventé en 1943/1944 dans le cadre de la réflexion qui entoure les conférences de Moscou et de Téhéran de la fin de l’année 1943, où la décision fut prise de créer une organisation internationale des Nations unies (Capdepuy, 2011b).

La guerre a fait naître un besoin subit de mieux connaître le monde. C’est à peu près en ces termes que l’idée est exprimée en titre d’un article de Life du 3 août 1942.

Figure 4. Global war teaches global cartography (Life, 3 août 1942)

Life 1942

Ce besoin de voir le monde est général. Au cours de l’année 1942, sur une suggestion du général Dwight Eisenhower, George Marshall, chef d’état major de l’armée et conseiller de Roosevelt, fit construire deux globes de cinquante pouces (1 mètre 27) pour les offrir l’un à Roosevelt, l’autre à Churchill, à l’occasion de Noël. Il devait les aider à suivre les opérations militaires qui se déroulaient aux quatre coins du monde. À en croire Khrouchtchev, à la même époque, Staline aurait également eu à sa disposition un très grand globe sur lequel il décidait de la stratégie soviétique. Quant au fold-O-globe, il n’est finalement que la version populaire et portative de ces globes.

Figure 5. Le « globe du Président » dans le bureau de Franklin D. Roosevelt à la Maison Blanche (Life, 1943)

President's Globe

En 1942, Wendell Willkie, l’ancien candidat républicain aux élections présidentielles de 1940, désormais rallié à Franklin D. Roosevelt, fut chargé en tant que représentant spécial du président américain de faire un tour du monde en avion pour rencontrer quelques-uns des principaux alliés des États-Unis. Il réalisa son périple en quarante-neuf jours, du 26 août au 14 octobre 1942 :

« Si j’avais eu quelques doutes sur le fait que le monde était devenu petit et complètement interdépendant, ce voyage les aurait complètement dissipés. »[1]

De retour aux États-Unis, Willkie publia un livre dans lequel il reprit un certain nombre de ses observations et de ses réflexions. L’ensemble se présente comme un chapelet de considérations régionales sur El Alamein, le Moyen-Orient, la Turquie, l’URSS, la Chine et in fine sur les États-Unis, leur place dans le monde, leur rôle dans la guerre et celui qu’ils devraient avoir dans l’après-guerre. Car l’essentiel de l’ouvrage est là, dans l’affirmation de l’engagement des États-Unis en faveur de la liberté politique et économique d’un monde désormais uni, Willkie reconnaissant l’importance de l’idéal wilsonien et incidemment l’erreur du choix isolationniste commise par les républicains à la fin de la Première Guerre mondiale. Une phrase en résume peut-être l’esprit général :

« Notre pensée à l’avenir doit être à l’échelle du monde [world-wide]. »[2]

Cependant, l’implication militaire des États-Unis à la fois en Asie et en Europe n’est pas le seul facteur permettant d’expliquer l’élaboration de cette nouvelle vision du Monde et la fin de l’isolationnisme états-unien. Certes, la guerre a été le révélateur du besoin de mieux connaître ce Monde, un espace dont les parties sont désormais interdépendantes et où les États-Unis ne peuvent plus se considérer comme une île. C’est ce qu’écrivait Wendell Willkie en 1943 :

« Aujourd’hui, à cause des diverses censures, militaires et autres, l’Amérique est comme une cité assiégée qui vit entre de hautes murailles au travers desquelles ne passe qu’occasionnellement un courrier pour nous dire ce qui se passe à l’extérieur. J’ai été hors de ces murs. Et j’ai découvert que rien à l’extérieur n’est exactement comme il le semble à ceux qui sont à l’intérieur. »[3]

Mais c’est sans doute l’avion qui fut le principal facteur de cette prise de conscience du rétrécissement du globe :

« Quand je dis que la paix doit être planifiée sur une base mondiale, j’entends littéralement qu’elle doit embrasser la terre. Continents et océans ne forment pleinement que des parties d’un tout, vues, comme je les ai vues, des airs. »[4]

La carte mise au revers de la couverture est là pour l’illustrer.

Figure 6. Le trajet de Wendell Willkie à bord du Gulliver (One World, 1943)

Flight of the Gulliver

C’est en effet tout autant la guerre que le développement de l’aviation qui est à l’origine de cette nouvelle vision du monde. L’usage commercial de l’avion remonte à l’après-guerre. Sa nouveauté est signalée dès 1925 par le géographe René Crozet dans un article des Annales de géographie :

« L’avion, engin d’expérience et de sport avant la guerre, instrument de combat pendant les hostilités, tend, depuis 1918, à devenir un moyen de transport. Le dernier venu et le plus rapide des engins créés par l’homme pour diminuer les distances ouvre à l’humanité le domaine illimité de l’atmosphère. Au-dessus de la route, du rail et du navire, l’avion commence à prendre rang parmi les moyens modernes de circulation. »[5]

En juin 1936, le journaliste américain John E. Lodge célèbre la traversée transatlantique entre Francfort et Lakehurst par le zeppelin Von Hindenburg au mois de mai, quelque temps après la mise en place de la traversée transpacifique entre San Francisco et Manille par l’hydravion China Clipper en novembre 1935 :

« Le Phileas Fogg de 1936 peut acheter ses tickets à l’avance et peut accomplir un tour du monde par les airs en tout confort. »[6]

A partir de 1942, on constate aux États-Unis une multiplication des atlas et des ouvrages qui ne sont pas reliés directement au conflit mondial, mais bien au développement de l’aviation. Les titres et les couvertures sont explicites : Toward New Frontiers of Our Global World (Engelhardt 1943), Our Global World: A Brief Geography for the Air Age (Hankins 1944), Atlas of Global Geography (Raisz 1944), Our Air-Age World: A Textbook in Global Geography (Packard et al. 1944).

Figure 7. Our Global World: A Brief Geography for the Air Age (Hankins, 1944)

Our Global World

Un événement mérite également d’être mentionné : en juillet 1943, une exposition s’ouvrit au Museum of Modern Art de New York, elle était intitulée « Airways to Peace ». Son but était de montrer les facteurs au fondement de la géographie de l’« ère aérienne » (air-age geography) et en quoi la compréhension de ceux-ci était indispensable à la victoire. Le texte de l’exposition fut rédigé par Wendell Willkie et le conseiller cartographique était Richard E. Harrison. Parmi les cartes, photographies et autres objets exposés, on trouvait le fameux « globe du Président », qui avait été momentanément prêté.

Vue des États-Unis, la Seconde Guerre mondiale a été globale et ne pouvait se comprendre que grâce à une nouvelle cartographie, globale.

1) Ce rétrécissement du monde est pourtant d’abord analysé comme étant le résultat du développement de l’aviation, ce que montre bien une vidéo éducative de 1946, Our Shrinking World. La guerre mondiale n’est que la conséquence de la globalization, non la cause.

2) Cette nouvelle cartographie a directement inspiré le drapeau dessiné pour l’Onu à partir du badge créé pour la conférence de San Francisco (Capdepuy, 2011a). Mais cette influence s’est rapidement dissipée. Le poids des traditions l’a emporté.

3) Toutefois, la vision globale développée aux États-Unis durant la guerre a perduré après 1945. Elle a été au fondement de la guerre froide, qui a été une guerre pour le globe.


Bibliographie

Capdepuy V., 2011a, « Le Monde de l’Onu. Réflexions sur une carte-drapeau », M@ppemonde, n° 102.

Capdepuy V., 2011b, « Au prisme des mots. La mondialisation et l’argument philologique », Cybergeo, document 576.

Crozet R., 1925, « L’aviation marchande », Annales de géographie, vol. 34, n° 187, pp. 1-12.

Deffontaines P., 1939, « Nouvelles visions de la terre par l’avion », La Revue des deux-mondes, vol. 109, pp. 430-439.

Engelhardt N.L., 1943, Toward New Frontiers of Our Global World, New York, Noble and Noble.

Hankins G.C., 1944, Our Global World: A Brief Geography for the Air Age, New York, The Gregg Publishing Company.

Harrison R.E., 1944, Look to the World: The Fortune Atlas for World Strategy, New York, Alfred A. Knof.

Lodge J.E., 1936, « Now You Can Fly Around the World », Popular Science Monthly, vol. 128, n° 6, pp. 34-36 + p. 119.

Packard L.O, Overton B., Wood B.D., 1944, Our Air-Age World: A Textbook in Global Geography, New York, The Macmillan Company.

Raisz E., 1944, Atlas of the Global Geography, New York, Global Press Corporation.

Willkie W.L., 1943, One World, New York, Simon and Schuster.


[1] Wendell L. Willkie, One World, New York, 1943, p. 1.

[2] Wendell L. Willkie, op. cit., p. 2.

[3] Wendell L. Willkie, op. cit., p. ix.

[4] Wendell L. Willkie, op. cit., p. 203.

[5] René Crozet, « L’aviation marchande », Annales de géographie, volume 34, n° 187, p. 1.

[6] John E. Lodge, 1936, « Now You Can Fly Around the World », Popular Science Monthly, vol. 128, n° 6, p. 119.

Les routes de la porcelaine : le versant oriental de l’Eufrasie* à l’aube de la modernité européocentrée

Parmi les problématiques de l’histoire globale, la question de la mise en réseau est sans doute l’une des plus importantes. Cette dynamique se retrouve au cœur même de la définition de la mondialisation si on entend par là le processus de mise en relations des différentes parties du globe (cf. le débat Flynn-Giraldez contre O’Rourke, 2004). Or, si la découverte de l’Amérique par les Européens et le contournement de l’Afrique par le cap de Bonne-Espérance constituent les deux événements clés du « désenclavement du monde » à la fin du 15e siècle, le réseau majeur de la période précédente, c’est-à-dire avant le 16e siècle, est bien l’écheveau des routes de la Soie et des épices qui relient l’Asie orientale et l’Asie occidentale – routes auxquelles Jerry H. Bentley ajoute également celles de la porcelaine[1]. Pour aborder la question de ce réseau, j’ai choisi un texte extrait de l’ouvrage de Pierre Belon, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie, & autres pays estranges, paru pour la première fois à Paris en 1553.

Entre 1546 et 1549, Pierre Belon (1517-1564) a parcouru en naturaliste ce qu’on appelle alors de plus en plus le Levant. En 1547, il se trouve au Caire et s’étonne :

« Il y a grande quantité de vaisseaux de porcelaine, que les marchands vendent en public au Caire. Et les voyant nommer d’une appellation moderne, et cherchant leur étymologie française, j’ai trouvé qu’ils sont nommés du nom que tient une espèce de coquille nommée Murex, car les Français disent “coquille de porcelaine”. Mais l’affinité de la diction Murex correspond à Murrhina. Toutefois je ne cherche l’étymologie que du nom français en ce que nous disons vaisseaux de porcelaine sachant que les Grecs nomment la myrrhe de Smyrne[2]. Les vaisseaux qu’on y vend pour aujourd’hui en nos pays, nommés porcelaine, ne tiennent tâche de la nature des anciens. Et combien que les meilleurs ouvriers d’Italie n’en font point de tels. Toutefois ils vendent leurs ouvrages pour vaisseaux de porcelaine, combien qu’ils n’ont pas la matière de même. Ce nom de porcelaine est donné à plusieurs coquilles de mer. Et pour ce qu’un beau vaisseau d’une coquille de mer ne se pourrait rendre mieux à propos suivant le nom antique, que de l’appeler de porcelaine, j’ai pensé que les coquilles polies et luisantes, ressemblant à nacre des perles, ont quelque affinité avec la matière de porcelaines antiques. Joint aussi que le peuple français nomme les patenôtres faites de gros vignols[3], patenôtres de porcelaine. Les susdits vases de porcelaine sont transparents, et coûtent bien cher au Caire, et disent mêmement qu’ils les apportent des Indes. Mais cela ne me sembla vraisemblable car on n’en verrait pas si grande quantité, ni de si grandes pièces s’il les fallait apporter de si loin. Une aiguière, un pot, ou un autre vaisseau pour petite qu’elle soit coûte un ducat. Si c’est quelque grand vase, il coûtera davantage. »[4]

Le témoignage de Pierre Belon est intéressant car il révèle combien la porcelaine est alors méconnue en Europe, ce qui appelle trois remarques.

1) D’où vient le nom ?

Le premier Européen à décrire ce type de céramique et à utiliser le mot « porcelaine » (porcellana) est Marco Polo (1254-1324). On trouve deux occurrences du terme dans son récit de voyage. L’une concerne l’usage de coquillages comme monnaie :

« Voici quelle est leur monnaie. Ils se servent de coquillages blancs [pourcelaine blanche] qui se trouvent dans la mer et qu’on met au cou des chiens ; quatre-vingts coquillages valent un poids d’argent, c’est-à-dire deux gros vénitiens, c’est-à-dire vingt-quatre livres ; huit poids d’argent fin valent un poids d’or. »[5]

L’autre désigne la céramique :

« Et sachez que près de cette cité de Quanzhou il y a une autre cité nommé Longquan où se fabriquent beaucoup d’écuelles de porcelaine [escuelles de pourcelaine] qui sont très belles ; elles ne se fabriquent que dans cette cité, mais on en fait en grande quantité et on en a à bon marché, car pour un gros d’argent de Venise on en aurait trois ordinaires, les plus belles que l’on pourrait trouver ; et à partir de cette cité on les porte partout. »[6]

Le mot porcellana s’expliquerait par la ressemblance du coquillage avec la vulve d’une truie (porcella en latin). Il aurait ensuite désigné la céramique en raison de l’aspect de celle-ci, à la fois blanc et quelque peu translucide. Le mot est employé sous la forme d’un adjectif par Jordan Catala de Sévérac dans les Mirabilia descripta, recueil rédigé au début des années 1330 ; le latin porseletus est un emprunt clair à l’italien (Gadrat 2005). L’auteur, qui avait accompli une première mission en Perse et en Inde entre 1320 et 1329, décrit de « très beaux et très nobles vases, faits avec virtuosité et en porcelaine »[7] à la cour du « grand Tartare », à savoir l’empereur de Chine (dynastie mongole Yuan). Plus tard, on retrouve le terme sous la plume de l’ambassadeur espagnol Ruy González de Clavijo, qui est reçu en 1405 par Tamerlan, à Samarkand :

« Ils divisèrent les viandes et en déposèrent les morceaux dans les bassins dont certains étaient en or, d’autres en argent, ou en céramique, ou bien encore en ce que l’on appelle porcelaine¸ qui est chère et très appréciée. »[8]

Au 14e siècle, c’est donc sur les routes de l’Asie que les Européens rencontrent la porcelaine. Pourtant quelques pièces commençaient à parvenir en Europe. Il se trouve que parmi celles-ci, la plus ancienne connue est le vase dit « de Gaignières-Fonthill », datant du début du 14e siècle et apparu en 1338 dans les collections du roi Louis de Hongrie. L’objet reste cependant exceptionnel. Une des plus anciennes représentations picturales d’un plat en porcelaine est Le Festin des dieux, un tableau de Giovanni Bellini (ca. 1430-1516) daté de 1514. Le goût commence à s’en répandre, ce qui appelle les imitations, car la fabrication de la porcelaine garda longtemps ses secrets.

2) De quoi est-ce fait ?

Dans son récit de la première circumnavigation du monde (1519-1522), Antonio Pigafetta laisse une petite description de la fabrication de la porcelaine qui ne laisse subsister aucune ambiguïté :

« La porcelaine est une sorte de terre très blanche et elle est cinquante ans sous terre avant de la mettre en œuvre, car autrement elle ne serait pas fine, et le père l’enterre pour le fils. »[9]

Pourtant, rapidement, une erreur s’installe, qui a perduré jusqu’au milieu du 17e siècle. On croyait qu’il s’agissait là d’un coquillage ; le nom même pouvait le laisser croire. C’est bien ce que montrent les interrogations de Pierre Belon. Autre exemple de cette mécompréhension : André Thevet, en 1575, dans La Cosmographie universelle, donne cette description de la fabrication de la porcelaine à propos de l’île de Carge (Kharg), dans le fond du golfe Persique.

« Le plus en quoi ils s’amusent, c’est à accoutrer des vases de porcelaine, laquelle ils composent d’écailles d’huîtres, et de coques d’œufs, d’un oiseau qu’ils appellent Tesze, et les œufs Beyde, lequel est gros comme un oison, et de plusieurs autres oiseaux, qu’ils nomment en général Thayr, avec autres matériaux qui y entrent. Et ne pensez pas que cette pâte soit mise tout soudain en œuvre, ainsi pétrie comme elle doit être, on la met sous terre, où on la laisse pour le moins l’espace de quarante ans, et quelque fois plus de soixante, et enseignent les pères aux enfants où ils ont mis cette composition. Laquelle étant venue à maturité, et affinée en toute perfection, ils la tirent de là, et en font des vases, et autres gentillesses, desquelles nous faisons si grand compte. Et au lieu même où ils ont tiré cette pâte, ils en remettent d’autre, tellement qu’ils ne sont jamais sans avoir de la vieille, pour mettre en œuvre, ni de la nouvelle, pour la faire purifier, affiner et parfaire. De cette marchandises se chargent volontiers les marchands qui viennent là de Syrie, assurés de s’en défaire puis après, et y gagner leur vin, avec les chrétiens trafiquant en Égypte, tels que sont les Français, Vénitiens, Genevois, Florentins, et autres. »[10]

Cette méprise perdure encore au 17e siècle. Le texte du révérend père Philippe, paru pour la première fois en 1649, est un bon exemple de ces légendes nées non pas du temps, mais de l’espace :

« Ils [les Portugais] retirent aussi une très grande quantité d’or de la Chine, où on le tire en forme de pains ou de petites barques. Ils en apportent aussi le musc, les plus beaux draps de soie qu’on puisse voir, les métaux, tambac qui n’est pas bien dissemblable du cuivre, mais qui est plus précieux, et calai très semblable au plomb, comme aussi le bois médicinal de la Chine, et enfin ces vases de porcelaine qui sont et très propres et très nets pour manger. En quoi qu’ils s’en fassent ailleurs de semblables, ils ne les sauraient toutefois égaler, ni en bonté, ni en beauté, car l’on en fait de si subtils qu’ils sont transparents comme des cristaux, néanmoins ils souffrent l’eau la plus chaude sans la rompre. La matière dont on les fait, à ce que j’ai ouï dire aux naturels du pays, est pour la plupart des plus puants et plus horribles excréments de l’homme, mais qui demeurent ensevelis dans terre durant plus de cinquante ans ; car ils assurent qu’ils ont des caves destinées à les recevoir, qu’ils couvrent de terre lorsqu’ils les ont remplies, et les laissent par testament à leurs héritiers, qui les ouvrent après que ce nombre susdit d’années s’est écoulé, et se servent de cette sale matière en y ajoutant quelque autre chose pour faire ces beaux vases au prix desquels il n’est rien de si net. »[11]

On a ici l’illustration de la barrière que constitue pour les Européens l’isthme central de l’Eufrasie. L’ignorance traduit l’épaisseur du monde et ce n’est qu’au fil des voyages que le voile commença à se lever :

« Les derniers voyages que l’on a faits au-dedans de la Chine nous ont appris que la porcelaine ne se fait point de coquilles de mer ni de coques d’œufs broyées, ainsi que plusieurs ont cru mais qu’elle se fait par le moyen d’un sable ou terre particulière à certains cantons du pays où l’on la trouve en des rochers, & qu’il n’est pas besoin pour la faire, que cette terre demeure ensevelie un siècle entier ainsi que quelques-uns ont voulu dire. Les Chinois pétrissent ensuite ce sable & en font des vases qu’ils mettent cuire dans des fours pendant l’espace de quinze jours, & ensuite ils leur donnent diverses figures. »[12]

3) Où est-ce fait ?

La troisième remarque que peut susciter le texte de Belon tient donc aux difficultés de l’auteur à saisir le commerce de la porcelaine dans l’océan Indien. Il ne parvient pas à imaginer l’ampleur du trafic maritime qui peut exister dans l’océan Indien. Mais plus encore, il refuse d’admettre que ce commerce puisse exister. On est là quasiment au fondement de l’illusion de la modernité européocentrée. L’intégration du versant oriental de l’Eufrasie est complètement sous-estimée (Abu-Lughod 1989). Or la porcelaine est un bon exemple des échanges commerciaux dans l’océan Indien au 15e siècle, mais aussi des transferts techniques et culturels entre Asie occidentale et Asie orientale au cours des siècles précédents (Finlay 2010). En effet, la porcelaine « bleu-et-blanc », dont les premiers exemplaires remontent à la dynastie Yuan, au début du 14e siècle, fut perfectionnée sous les Ming au 15e siècle. Mais cette porcelaine qui a pu représenter la quintessence de l’art chinois est elle-même le produit d’une rencontre entre le savoir-faire des potiers de la ville de Jingdezhen, où était produit l’essentiel de la porcelaine chinoise, et celui des potiers musulmans. L’usage du cobalt fut introduit par des marchands musulmans présents à Quanzhou qui développèrent le commerce du « bleu musulman » en l’important de Perse. L’introduction du décor « bleu et blanc » leur permit de produire à plus bas coût par rapport à leurs concurrents de Longquan qui fabriquaient des céladons selon une technique très délicate demandant une grande maîtrise des fours et de l’oxygénation au cours de la cuisson. La production de Jingdezhen et l’exportation de cette porcelaine furent favorisées par les empereurs à partir de la fin du 13e siècle (cf. présentation en cartes).

On terminera cette petite géohistoire en rappelant que les Italiens tentèrent bien d’imiter la porcelaine chinoise dès le 16e siècle, notamment avec la « porcelaine des Médicis » à partir de 1575, mais le secret resta longtemps gardé et ne fut finalement connu qu’au début du 18e siècle lorsque le jésuite François-Xavier d’Entrecolles publia les secrets de la fabrication de la porcelaine et que les premiers échantillons de kaolin furent introduits en Europe (Halde, 1735). L’enjeu n’était pas négligeable. La vaisselle de porcelaine accompagnait très bien la dégustation des nouveaux breuvages : chocolat, thé, café.

* L’Eufrasie est un néologisme moderne permettant de désigner l’ensemble constitué par l’Europe, l’Afrique et l’Asie.

Bibliographie

Le Voyage de Magellan (1519-1522). La relation d’Antonio Pigafetta & autres témoignages, éd. établie par X. de Castro et al., Paris, Chandeigne, 2010 (1ère éd. 2007).

Abu-Lughod J.L., 1989, Before European Hegemony: The World System A.D. 1250-1350, New York, Oxford University Press.

Bentley J.H., 2009, « L’intégration de l’hémisphère oriental du monde, 500-1500 ap. J.-C. », in Ph. Beaujard, L. Berger, Ph. Norel (dir.), Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, La Découverte, pp. 65-81.

de Clavijo R.G., 1990, La Route de Samarkand au temps de Tamerlan, trad. par L. Kehren, Paris, Éd. de l’Imprimerie nationale.

Finlay R., 2010, The Pilgrim Art: Cultures of Porcelain in World history, Berkeley, University of California Press.

Flynn D.O. & Giráldez A., 2004, « Path dependence, time lags and the birth of globalisation: A critique of O’Rourke and Williamson », European Review of Economic History, n° 8, pp. 81-108.

Gadrat C., 2005, Une image de l’Orient au XIVe siècle. Les Mirabilia descripta de Jordan Catala de Sévérac, Paris, École des Chartes.

O’Rourke K.H. & Williamson J.G., 2002, « When did globalisation begin? », European Review of Economic History, n° 6, pp. 23-50.

Marco Polo, 1998, La Description du monde, éd., trad. et présenté par P.-Y. Badel, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques ».

R.P. Philippe, 1649, Itinerarium orientale R.P.F. Philippi a SSma Trinitate Carmelitae Discalceati ab ipso conscriptum, Lyon ; trad. fr., 1669, Voyage d’Orient du Révérend Père Philippe, Lyon, Jullieron.

Picard R., Kerneis J.-P., Bruneau Y., 1966, Les Compagnies des Indes. Route de la porcelaine, Paris, Arthaud.

Thevet A., 1575, La Cosmographie universelle, Paris, chez Guillaume Chaudière.

[1] Jerry H. Bentley, « Une si précoce globalisation », Asie, Afrique, Amérique… L’histoire des autres mondes, Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, n° 24, 2011, pp. 16-19. L’expression même de « route de la porcelaine » ayant été utilisée auparavant dans un ouvrage paru en 1966 (Picard et al.)

[2] La myrrhe dont il est ici question n’est pas la gomme végétale, mais la murrhe, une pierre dont étaient faits certains vases dans l’Antiquité : les vases murrhins, dont plus tard on a pu croire qu’ils étaient de porcelaine.

[3] Les vignots sont des coquillages.

[4] Pierre Belon, Les Observations de plusieurs singularités et choses mémorables, trouvées en Grèce, Asie, Judée, Égypte, Arabie, & autres pays estranges, Paris, 1554, f° 134 r.

[5] Marco Polo, 1998, La Description du monde, éd., trad. et présenté par P.-Y. Badel, Paris, Le Livre de poche, coll. « Lettres gothiques », p. 285.

[6] Ibid., p. 373.

[7] Christine Gadrat, 2005, Une image de l’Orient au XIVe siècle. Les Mirabilia descripta de Jordan Catala de Sévérac, Paris, École des chartes, p. 290.

[8] Ruy González de Clavijo, 1990, La Route de Samarkand au temps de Tamerlan, trad. par L. Kehren, Paris, Éd. de l’Imprimerie nationale, p. 212.

[9] Antonio Pigafetta, « Navigations et découvrement de l’Inde supérieure et îles de Molucques », Le Voyage de Magellan (1519-1522). La relation d’Antonio Pigafetta & autres témoignages, éd. établie par X. de Castro et al., Paris, Chandeigne, 2010 (1ère éd. 2007), p. 189.

[10] André Thevet, 1575, La Cosmographie universelle, Paris, chez Guillaume Chaudière, p. 335 v°.

[11] Révérend Père Philippe, 1669, Voyage d’Orient du Révérend Père Philippe, Lyon, Jullieron, p. 294.

[12] Pierre Duval, 1670, Le Monde, ou Géographie universelle, Paris, chez l’auteur, p. 274.