1432, les Chinois aux portes de la Très Grande Méditerranée

Les grandes navigations chinoises du premier tiers du 15e siècle sont sans doute un lieu commun de l’histoire globale. Elles n’en sont pas moins un fait majeur qui a le paradoxe de constituer un non-événement. Cependant, je préfère le souligner d’emblée et l’assumer, les interprétations qui suivent ne sont que de frêles esquisses dont l’erreur n’est pas forcément absente. L’histoire globale est aussi cela : une recherche à venir et un projet d’écriture permettant de nouer des archives éparses d’horizons divers.

On le sait, les documents chinois sur les sept grandes expéditions menées par l’eunuque Zheng He entre 1405 et 1433 manquent suite à la destruction d’une grande partie des archives les concernant. Il demeure cependant quelques textes, dont celui de Ma Huan (ca. 1380-1430), le Ying-yai Sheng-lan (L’Étude globale des rivages des océans). Ma Huan participa à plusieurs de ces expéditions, notamment la dernière, et fit partie de ceux qui en 1432 visitèrent La Mecque, point ultime de ces voyages.

Voici, partiellement, ce qu’il écrit à propos du pays de La Mecque :

« Mettant les voiles à partir du pays de Ku-li [Calicut], vous allez vers le sud-ouest ‒ le point shen sur le compas ; les bateaux voyagent durant trois lunes, et atteignent alors l’embarcadère de ce pays. Le nom étranger pour celui-ci est Chih-ta [Jedda] ; il y a un grand chef qui le contrôle. De Chih-ta vous allez vers l’ouest [en réalité vers l’est], et après un jour de voyage, vous atteignez la ville où les rois résident ; cette capitale est appelée Mo-chieh [La Mecque].

Ils professent la religion musulmane. Un saint homme exposa et répandit cette loi en l’enseignant à travers le pays, et jusqu’à aujourd’hui, les gens de ce pays observent tous les règles de cette loi dans leurs actes, sans jamais commettre la moindre transgression.

Les gens de ce pays sont vigoureux et de belle apparence, leurs membres et leurs visages sont de couleur violet très foncé.

Les hommes coiffent leurs têtes d’un turban ; ils portent de longs vêtements ; à leurs pieds, ils mettent des chaussures de cuir. Les femmes portent toutes un voile sur leurs têtes, et vous ne pouvez pas voir leurs visages.

Ils parlent la langue A-la-pi [arabe]. La loi de ce pays interdit de boire du vin. Les mœurs de ces gens sont pacifiques et admirables. Il n’y a pas de familles misérables. Ils observent tous les préceptes de leur religion, et les contrevenants sont peu nombreux. En vérité, c’est un pays très heureux.

Pour les rites du mariage comme pour ceux des funérailles, tous les conduisent en accord avec les règles de leur religion.

Si vous voyagez d’ici pendant environ la moitié d’un jour, vous arrivez à la mosquée de la salle céleste ; le nom étranger pour cette salle est K’ai-a-pai [Kaaba].

[…]

En la cinquième année du règne de Hsuän-te [1430], un ordre de la cour impériale fut reçu enjoignant le grand eunuque Cheng Ho et d’autres de gagner tous les pays étrangers pour y lire les décrets impériaux et accorder des récompenses.

Lorsque une partie de la flotte atteignit le pays de Ku-li, le grand eunuque Hung vit que ce pays envoyait des hommes pour voyager jusqu’ici ; sur ce, il choisit un interprète et d’autres personnes, sept hommes en tout, et les envoya avec un chargement de musque, d’objets en porcelaine, et d’autres choses ; ils joignirent un bateau de ce pays et partirent là-bas. Cela leur prit un an d’aller et revenir.

Le roi du pays de Mo-chi’eh dépêcha également des envoyés qui portèrent quelques articles locaux, accompagnèrent les sept hommes, dont l’interprète, qui avaient été envoyés là-bas, et présentèrent les objets à la cour. »[1]

Le texte comprend donc deux parties : d’abord, un résumé assez général des mœurs locales, fortement liées à l’islam ; ensuite, un bref récit de son propre voyage à La Mecque, alors qu’il accompagnait Zheng He lors la septième grande expédition chinoise vers les « mers occidentales » (1431-1433).

Face à ce témoignage, il existe des documents arabes, dont la recension reste cependant à faire. Je n’en citerai qu’un, trouvé dans un ouvrage de l’historien égyptien Ahmad al-Maqrīzī (1364-1442) :

« L’an 835 [1431/1432], plusieurs jonques chinoises étant venues trafiquer sur les côtes de l’Inde, deux d’entre elles chargées de porcelaine, de soie, de musc et autres objets de prix, se détachèrent des autres, et allèrent aborder au port d’Aden. Mais n’ayant pas pu trouver à y vendre leurs marchandises, à cause de l’état malheureux où le Yémen se trouvait à cette époque, le commandant des deux jonques écrivit au shérif Aboul-berekat Ibn Hasan, émir de La Mecque, et à Saad-ed-Din Ibrahim, inspecteur de Djiddah, leur demandant une autorisation pour venir débarquer au port de cette ville. Les deux officiers ayant consulté le sultan, et lui ayant représenté que le commerce avec les Chinois lui procurerait une branche de revenus considérable, il ordonna de leur accorder la permission qu’ils avaient demandée, et de les recevoir avec toutes sortes d’honneurs. »[2]

Ces jonques, dont l’arrivée est présentée ici comme accidentelle, font-elles partie de la septième et dernière expédition de l’amiral chinois Zheng He ? Ma Huan écrit que les sept Chinois qui sont parvenus à Jedda et à La Mecque ont voyagé sur des navires indiens, ou arabes (le texte est un peu flou) ; il ne mentionne pas de jonques chinoises. Pourtant, le reste du texte d’al-Maqrīzī correspond de façon assez juste au fait que les Chinois qui parviennent à Jedda font partie d’une flotte plus vaste arrivée à Calicut. Il explique également les raisons de cette « excursion » jusqu’à La Mecque : les difficultés que traverse alors le Yémen. On ne peut cependant exclure qu’il s’agisse là simplement d’autres marchands chinois, dont la présence dans la mer Rouge, certes rare, ne serait pas exceptionnelle, comme le montre Éric Vallet dans sa magistrale étude de l’Arabie marchande (début du 13e siècle – milieu du 15e siècle).

Du reste, rien dans ce texte ne vient dénoter l’exceptionnel, le surprenant qu’on aimerait pouvoir accorder à ces expéditions chinoises de la « Flotte Trésor ». Les Chinois arrivant à Jedda ne sont pas les Européens débarquant dans le Nouveau Monde. Nul choc des civilisations. L’événement a lieu dans le système eufrasien, les liens dans l’océan Indien ont été noués depuis des siècles. Comme l’écrivait déjà le voyage arabe Ibn Battūta, qui passa à Calicut à plusieurs reprises dans les années 1340 : c’est « un des grands ports du Malabar où abondent mes navires en provenance de la Chine, de Java, de Ceylan, des Maldives, du Yémen et du Fars et où se réunissent les marchandises de tous les horizons car c’est un des plus grands ports du monde »[3].

Au-delà de la question du non-étonnement, un point mérite explication : pourquoi les navigateurs chinois n’ont pas atteint l’isthme central de l’Eufrasie ? Tout d’abord, al-Maqrizi le souligne bien : le principal port en relation avec les ports indiens était Aden. C’était là que se faisait la connexion entre deux systèmes de réseau. Mais le Yémen est alors ruiné, ce qui oblige les navigateurs chinois à poursuivre leur route à l’intérieur de la mer Rouge. Or le principal port, jusqu’à peu, « un des ports les plus fréquentés qui fussent au monde » (Ahmad al-Maqrīzī), était celui d’ ‘Aydhab, situé sur la côte égyptienne, détruit en 1426.

« Les marchands de l’Inde, du Yémen et de l’Abyssinie arrivaient par mer au port d’Aïdab, traversaient le désert jusqu’à Kous, et de là descendaient à Fostat [Le Caire]. Ce désert était toujours couvert de caravanes de pèlerins et de marchands, qui partaient et qui arrivaient. On trouvait quelquefois des charges de poivre, de cannelle, et d’autres épices, jetées sur la route, et qui restaient là jusqu’à ce que le possesseur vînt les chercher. »[4]

Jedda, situé un peu plus au sud de ‘Aydhab, mais sur la rive arabique de la mer Rouge, doit sans doute plutôt être considéré comme un port par défaut, et non comme la destination choisie par les navigateurs chinois, sauf pour les marchands musulmans venus en pèlerinage. Quoi qu’il en soit, il est en effet difficile d’aller plus loin que ‘Aydhab et Jedda.

En effet, les remarques du pilote arabe Abū Zay Hasan, certes plus anciennes (vers 916), montrent bien les dangers qu’il y avait pour un navire à remonter la mer Rouge au-delà de cette limite et l’absence totale d’aménités aux yeux d’un marchand du golfe Persique :

« Les navires appartenant à des armateurs de Sîraf [grand port du golfe Persique], lorsqu’ils sont arrivés dans cette mer qui est à droite (c’est-à-dire à l’ouest) de la mer de l’Inde (la mer Rouge) et qu’ils sont parvenus à Judda [le port de La Mecque], restent dans ce port. Les marchandises qu’ils ont apportées et qui sont destinées à l’Égypte, y sont transportées sur des [navires spéciaux, d’un moindre tirant d’eau, appelés] navires de Kulzum. Les navires des armateurs de Sîrâf n’osent pas faire route [dans la partie septentrionale] de la mer [Rouge] à cause des difficultés qu’y rencontre la navigation et du grand nombre d’îlots [coralligènes] qui y croissent. Sur les côtes, il n’y a ni roi (ni gouvernements), ni endroits habités. Un navire qui fait route dans cette mer, doit tous les soirs chercher un mouillage abrité par crainte des îlots [sur lesquels il ne manquerait pas de se briser, s’il naviguait pendant la nuit]. [La règle, dans cette mer,] est de naviguer de jour et de mouiller de nuit, car cette mer est sombre et il s’en exhale des odeurs désagréables. Il n’y a rien de bon dans cette mer, ni au fond, ni à la surface. »[5]

Ce sont ces mêmes contraintes que décrit, au tout début du 16e siècle, le voyageur portugais Ludovico di Varthema dans le récit de son voyage aux Indes orientales :

« La raison pour laquelle on ne peut naviguer de nuit est qu’il y a beaucoup d’îles et d’écueils, et qu’il faut toujours qu’un homme monte en haut du mât du vaisseau pour observer la route, ce qu’on ne peut faire la nuit. »[6]

Ou bien encore, à la fin du 18e siècle, Jacques Capper, colonel au service de la Compagnie des Indes orientales :

« Il y a des bas-fonds assez dangereux entre Mocha et Gedda [Jeddah], mais il n’y a rien à craindre dans cette saison, lorsque le vent porte au Nord. […] C’est à Gedda que commence la partie désagréable du voyage ; à un ou deux degrés de là la mousson vous abandonne. Vous trouvez le vent du Nord-Ouest qui contrarie votre course. »[7]

Arrivés au point extrême du réseau commercial maritime de l’océan Indien, les marchands chinois ne purent découvrir l’existence d’un isthme qui aurait été la porte vers la Méditerranée et vers l’Europe. Mais là où on voit aujourd’hui un isthme, une mince barrière entre deux mers, il faut donc imaginer un véritable espace-tampon faisant obstacle entre deux mondes. C’est cette distance que n’ont pas franchie les jonques chinoises, et à cause de laquelle leur présence aux bornes de la « Très Grande Méditerranée » braudélienne est passée inaperçue.

Figure 1. Le système eufrasien au 13e et 14e siècles (d’après Beaujard, 2007)

Sur ce point précis, je voudrais citer un autre document, d’interprétation difficile. Il s’agit d’un extrait du livre de Bertrandon de La Broquière (mort en 1459), Le Voyage d’outremer. Bertrandon de la Broquière avait été envoyé au Levant en 1432-1433 par le duc de Bourgogne pour y collecter secrètement des informations. Alors qu’il revenait en France par voie de terre, à Pere, dans cette ville proche de Constantinople où se retrouvaient nombre de marchands et de voyageurs européens, Bertrandon de La Broquière rencontre un Napolitain qui lui raconte qu’il a été avec un Français et un Espagnol au « pays du Prêtre Jean », c’est-à-dire dans le royaume d’Éthiopie, où il a vécu quelque temps, aux alentours de l’année 1430. Or, parmi les diverses merveilles de son récit, on trouve ceci :

« Item, me dit qu’il [le roi d’Éthiopie] fait toujours la guerre contre un grand seigneur qui est près de son pays, devers le Soleil levant, lequel ils nomment Chinemachin, et nous l’appelons le Grand Can.

[…]

Item, me dit que ce grand seigneur que l’on nomme Chinemachin a bien huit grosses naves trop grosses qu’il n’y a nulle part deça ; et que en son pays se trouvent les pierres précieuses et les épices et les autres merveilles qu’Alexandre raconte. »[8]

À côté de la référence au récit merveilleux d’Alexandre le Grand, très répandu en Asie, il se pourrait que ce soient bien les jonques chinoises à la taille exceptionnelle pour un Européen du 15e siècle, qui soient ici mentionnées. Pour désigner la Chine, les « Éthiopiens » utilisent une expression, dont l’origine est mal identifiée, et qui est attestée notamment dans le Shah Nahmeh du poète persan Firdawsi, « Chin et Machin », tandis que Bertrand de La Broquière traduit l’expression par le terme de « Grand Khan », qui provient, lui, des langues altaïques et qui renvoie à l’époque de la domination mongole sur la Chine, donc avant 1368. On a ainsi une illustration, à une époque où l’Eufrasie fonctionne encore comme un archipel de mondes, des deux grandes voies de mise en relation entre l’Europe et la Chine, soit par les steppes de l’Asie centrale, soit par les mers du Sud.

Il n’y a pas eu de guerre entre l’Empire chinois et l’Éthiopie, mais on sait qu’effectivement, les navires de la flotte chinoise eurent à faire usage de la force devant certains ports de la Corne de l’Afrique. Il se pourrait que ce texte en soit l’écho lointain et étouffé.

Ces trois documents, de Ma Huan, d’al-Maqrīzī et de Bertrandon de La Broquière, mériteraient incontestablement une exploitation plus fouillée, mais ils montrent les jeux possibles d’une histoire polycentrique et réticulaire, et les difficultés inhérentes à l’épaisseur du monde.

Bibliographie

Beaujard Ph., 2007, « L’Afrique de l’Est, les Comores et Madagascar dans le système-monde avant le XVIe siècle », in D. Nativel et F.V. Rajaonah (dir.), Madagascar et l’Afrique, Paris, Karthala, pp. 29-102.

Vallet E., 2010, L’Arabie marchande. État et commerce sous les sultans rasūlides du Yémen (628-858/1229-1454), Paris, Presses universitaires de la Sorbonne.


[1] Ma Huan, Ying-yai Sheng-lan, The Overall Survey of the Ocean’s Shores [1433], trad. et éd. par Feng Ch’eng-Chün, introduit et annoté par  J.V.G. Mills, Bangkok, White Lotus Press, 1997 (1re éd. Hakluyt Society , 1970), pp. 173-178.

[2] Macrizy, « Mémoire sur les relations des princes mamlouks avec l’Inde », in : Mémoires géographiques et historiques sur l’Égypte, et sur quelques contrées voisines, éd. et trad. par E. Quatremère, Paris, 1811, Tome II, pp. 290-291, d’après le mns arabe 673 fol. 498 r° (BNF).

[3] Ibn Battuta, « Voyages et périples », in : Voyageurs arabes, trad. par P. Charles-Dominique, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1995, p. 913.

[4] Macrizy, « Description du désert d’Aïdab », in : Mémoires géographiques et historiques sur l’Égypte, et sur quelques contrées voisines, éd. et trad. par E. Quatremère, Paris, 1811, Tome II, p. 162, d’apr. le mns arabe 682 fol. 111 (BNF).

[5] Voyage du marchand arabe Sulaymân en Inde et en Chine, rédigé en 851, suivi de remarques par Abû Zayd Hasan (vers 916), trad. de Gabriel Ferrand, Paris, 1922, p. 130 sq.

[6] Ludovico di Varthema, Voyage de Ludovico di Varthema en Arabie et aux Indes orientales (1503-1508), trad. de l’italien par P. Teyssier, Paris, 2004, p. 78.

[7] Jacques Capper, Voyages du colonel Capper, dans les Indes, au travers de l’Égypte et du grand désert, par Suez et par Bassora, en 1779, in Makintosh, Voyages en Europe, en Asie et en Afrique, trad. de l’anglais, Paris, 1786, Tome II, p. 306.

[8] Bertrandon de La Broquière, Le Voyage d’Outremer, in : Schefer C. & Cordier H. (dir.), Recueil de voyages et de documents pour servir à l’histoire de la géographie, depuis le XIIIe jusqu’à la fin du XVIe siècle, Paris, 1892, Tome 12, pp. 143-144.

Histoires parallèles : la guerre de Chine n’a pas eu lieu

À propos de

GRUZINSKI Serge [2012], L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Paris, Fayard.

Le dernier ouvrage de Serge Gruzinski a des allures de jacquette de DVD de kung-fu, de par son titre et l’illustration de couverture nous montrant un guerrier chinois assis au milieu de nulle part. Pourtant, L’Aigle et le Dragon, bien qu’arborant une image tirée d’un film de Wong Kar-Wai, navigue bien loin de l’histoire-bataille. L’auteur nous y invite à « une lecture globale des visites ibériques » dans le monde du 16e siècle. Après avoir dans ses précédents ouvrages décortiqué avec talent la fabrique de l’univers latino-américain au lendemain de la conquête européenne du Nouveau Monde, l’historien explore la mondialisation hispano-lusitanienne (dont il précise qu’elle n’était « ni la première ni la dernière ») dans un ouvrage synchronique.

L’enjeu est clair : ne pas se laisser enfermer dans le carcan rétrospectif du grand récit de l’expansion européenne ou, pour citer Gruzinski, « rebrancher les câbles que les historiographies nationales ont arrachés ». La connexion ? Dans un laps de temps réduit, une poignée d’années, prirent place deux entreprises coloniales complètement démesurées : la première fut la conquête du Mexique par les Espagnols ; la seconde ? Vous ne voyez pas ? La conquête de la Chine par les Portugais !

Un drame planétaire à l’issue incertaine

On connaît la suite, ou du moins le croit-on… Le taureau espagnol terrassa l’aigle mexica (aztèque). On ignorait pourtant que le dragon chinois sut tenir à distance le coq lusitanien. Non-événement, car l’entreprise resta sans suite. Nulle saga nationale n’inscrivit la résistance chinoise dans les annales, alors que l’épopée insensée de ce mégalomane d’Hernán Cortés s’imprima dans les mémoires comme l’acte de naissance sanglant et rétrospectivement inéluctable de la nation mexicaine.

En nous plaçant au plus près de l’esprit des contemporains (dont il estime malicieusement que « leur regard est souvent plus pénétrant que celui des historiens qui se sont succédé  » depuis), Gruzinski montre à l’envi à quel point l’histoire, perçue par un contemporain à l’aube des événements, n’est alors pas écrite.

Levons le rideau sur la grande scène du drame planétaire en gestation ; l’Espagne, qui croit encore que les terres à l’ouest de Cuba sont ces Indes aux épices tant convoitées, et le Portugal, qui progresse le long des côtes de l’Asie du Sud-Est, sont à la veille d’affronter deux puissances colossales dont elles ignorent tout : la confédération mexica (aztèque) et l’empire du Milieu.

À partir de ce point de ce départ, se lançant dans la relation simultanée des événements qui prennent place en Asie, en Amérique centrale et en Europe, l’auteur rend à l’histoire l’incertitude absolue qui était alors la sienne.

Acte I, 1511 : Entrées en scène

Lumière sur Zhengde, à droite de la scène. L’empereur du Zhongguo, le « pays du Milieu », règne sur 100 ou 130 millions de sujets, à la tête d’un très vieil État doté d’une solide bureaucratie (corrompue, évidemment), et qui n’en est pas à ses premiers envahisseurs. Aux yeux de ses imminents visiteurs venus d’Europe, l’Empire céleste jouit d’un commerce prospère, d’une agriculture productive. Une contrée dynamique, où l’on maîtrise de longue date l’usage de l’imprimerie, de la diplomatie, et de l’artillerie, sur bien des points plus « avancée » que l’Europe. Zhengde trouve pesante la tutelle de sa haute administration, et entend renouer avec la tradition cosmopolite de la dynastie antérieure des Yuan. Il aime à s’entourer « de moines tibétains, de clercs musulmans, d’artistes venus d’Asie centrale… »

Lumière sur Moctezuma, à gauche de la scène. Tlatoani (chef militaire sacré) de la Triple Alliance, une confédération récente de trois cités-États lacustres dans une Méso-Amérique peuplée de peut-être 20 millions de personnes, sans connaissances métallurgiques ni mécaniques, dont l’économie repose sur la prédation exercée sur les peuples voisins. Comme son collègue chinois, il entretient une ménagerie d’animaux exotiques. Mais contrairement à lui, il n’imagine pas que des aliens pourraient un jour surgir, car son temps est cyclique : nulle place pour l’imprévu ; son monde est fini : rien au-delà des mers ; ses guerres sont « fleuries » : on s’efforce ordinairement d’affaiblir l’adversaire pour le capturer et le sacrifier, le tuer serait une maladresse…

Nous sommes en 1511. Les Espagnols ont pris Cuba, une île couverte de forêts et faiblement peuplée. 1200 Portugais, sous le commandement de Fernando de Albuquerque, se sont emparés de Malacca, plaque tournante du commerce asiatique – autant dire mondial. Irruption sur la scène de ces poignées de gueux en armes, harassés par de longues traversées, rêvant de croisade, d’or et de titres. Chœurs de présages inquiétants dans les cieux du Mexique – mais aussi en Chine, où des attaques de dragons sont signalées. Jusqu’aux campagnes d’Europe occidentale, où les sorcières sillonnent le ciel. Le fond de l’air est à la mystique, aux prodiges, et ce partout dans le monde…

Acte II, 1513-1519 : Rencontres

Après deux expéditions « ratées » à partir de 1517 – les Espagnols prennent d’abord une raclée face aux Mayas à peine mis le pied à terre, puis restent très prudents à la seconde visite –, Cortés débarque, fonde une bourgade, la Villa Rica de la Veracruz ( à l’attention de futurs investisseurs, un beau slogan publicitaire que cette Riche-Ville de la Vraie Croix). Il y érige une forteresse, une église, un pilori sur la place et un gibet hors les murs… Bref, « de quoi se sentir chez soi ». Il s’assure surtout le concours de ces indispensables media que sont les interprètes, et parvient à se faire des alliés indigènes en humiliant les collecteurs d’impôts de Moctezuma, les Totonaques étant de ceux qui rêvent de secouer le joug mexica. Avec eux, puissamment aidé par l’effet produit par ses chevaux et sa petite artillerie, le conquistador remporte une victoire décisive sur les Tlaxcaltèques, qu’il rallie à sa cause.

Côté renseignement, ce diplomate hors pair est pourtant surclassé par Moctezuma, qui suit ses mouvements au jour le jour – mais reste indécis sur la conduite à tenir. Une offensive de sortilèges reste sans effet sur ces étranges créatures que sont les teules – un terme qui renvoie à esprits, créatures d’outre-monde, par extension divinités potentielles. À la fin de l’année, Cortés oblige Moctezuma à le laisser pénétrer dans Tenochtitlan – future Mexico. Ambassade. Le leader mexica offre un peu d’or, histoire d’apaiser l’étrange « maladie » dont souffrent ses visiteurs ; un mal dévorant qui, il l’a compris, ne pourrait entrer en rémission qu’avec l’administration massive de cette matière jaune.

Ambassade aussi, quelques mois plus tard, pour Tomé Pires, conquérant potentiel et alter ego de Cortés. Différence : Pires est mandaté par sa couronne ; Cortés, mû par l’appat du gain, agit de sa propre initiative tout en s’efforçant de légitimer sa cause auprès du jeune roi Charles, futur Charles-Quint. Dès 1511, les Portugais sont entrés en contact avec la diaspora chinoise de Malacca. Autre différence donc : avant même d’atteindre son objectif, Pires a pu prendre avec une relative clairvoyance la mesure de l’adversaire, quand Cortés a tâtonné et improvisé. En 1517, les Lusitaniens envoient une ambassade qui se morfond à Canton jusqu’au début de 1520, date à laquelle elle reçoit l’autorisation de s’enfoncer dans l’intérieur des terres, vers Pékin. Dans l’intervalle, ils ont établi une tête de pont à Tunmen, duplicata de la Villa Rica mexicaine, à proximité de Canton. Et ils se sont comporté, comme Cortés, avec arrrogance vis-à-vis des autorités locales, estimant que les richesses qui transitent autour d’eux leur sont dues et qu’au besoin, ils peuvent les capter par la force.

Acte III, 1520-1521 : Confrontations

Le mécontentement des Mexicas enfle, jusqu’au soulèvement de Tenochtitlan, qui entraîne la mort de Moctezuma. C’est la Noche Triste, la débâcle espagnole qui fait perdre aux conquistadores le contrôle de la capitale mexica suite à une distraction de Cortés, parti combattre sur un second front. Car Diego Velázquez, gouverneur de Cuba, frustré de voir un aventurier non missionné s’emparer de ces nouvelles terres, envoie une importante expédition capturer le rebelle. Blietzkrieg : Cortés vise la tête de l’expédition adverse, en prend le contrôle, et il utilisera dérechef ces renforts malgré eux pour faire face aux Mexicas, à la vindicte desquels il n’a échappé que par miracle. Contre-offensive : appuyé par ses auxiliaires indigènes, il s’empare de Tenochtitlan à l’été 1520.

Le triomphe est incontesté : pour les décennies à venir, le Nouveau Monde sera « pour longtemps la proie des pays européens » qui n’auront de cesse de le conquérir, le coloniser, l’occidentaliser… Une victoire décisive, très largement imputable à un allié inattendu : la variole, qui a fauché les Amérindiens et déstructuré leurs forces. Durant des millénaires, leur population était restée à l’abri du grand brassage microbien qui faisait rage dans l’Ancien Monde. Aucun événement de ce type ne pouvait affecter la Chine, soumise depuis longtemps aux mêmes germes que les Européens.

Retrouvons Pires, arrivé à Pékin durant l’été 1520. Lui aussi est en difficulté. Son ambassade tourne court avec le décès de Zhongde, qui a accueilli les nouveaux venus avec sa bonhomie habituelle – Pires a joué aux dames avec lui, et de même Cortés s’est-il livré à des parties de totoloque (une sorte de jeu de billes) avec Moctezuma. « En cette année 1520, à Nankin ou à Mexico, d’obscurs Européens qui n’ont jamais approché leurs propres suzerains se retrouvent à côtoyer des “maîtres du monde”, en principe inaccessibles au commun des mortels. »

Les Chinois connaissent l’efficacité des canons européens, ils ont vite appris – peut-être avant même que les Portugais n’arrivent sur leurs côtes – à en fabriquer d’aussi performants. Alors que les Mexicas, faisant main basse sur les bombardes adverses, n’envisagent pas même de les retourner contre l’envahisseur ; ils se dépêchent de renvoyer ces objets maléfiques dans l’autre monde, en l’espèce au fond des eaux du lac qui cerne leur capitale. Quant aux Chinois, informés de la violence avec laquelle les Portugais ont fait main basse sur les réseaux commerciaux maritimes d’Asie du Sud-Est, exaspérés par leur comportement « barbare », ils jettent les émissaires lisboètes en prison. On exécute à tour de bras les Portugais, leurs interprètes, leurs serviteurs. Pires est escamoté dans les oubliettes de l’histoire, on ne connaît pas même la date ou le lieu de sa mort. En septembre 1521, au terme de plusieurs mois d’escarmouches et de blocus naval, la flotte portugaise évacue Tunmen, n’échappant au massacre que par la providence d’un orage ; Noche Triste version sino-lusitanienne…

Acte IV, 1522-1570 : Prolongations

Le rêve portugais tourne court. Il repose pourtant sur une idée, initialement conçue par Pires, qui n’est pas plus folle que celle de mettre à genoux le Mexique : quelques centaines de soldats déterminés peuvent aisément s’emparer d’un port comme Canton, s’adjoindre le concours des populations locales écrasées d’impôts par un pouvoir despotique lointain et régner en maîtres sur le sud de la Chine et surtout sur un empire maritime inexorablement mondial. Le scénario, ponctué d’envolées lyriques clamant que les Chinois ne savent pas se battre – mais qu’il faut agir vite, avant que la Chine ne s’éveille (déjà !) – et que le paysan de l’Empire céleste obéira aveuglément à un maître fort, duplique trait pour trait le projet cortésien. Il sera mis en œuvre par les Britanniques en 1840, lors de la Première guerre de l’Opium. Le scénario de la colonisation vient de connaître sa première rédaction, et il va fixer durablement le cadre du monde. L’Europe, « prédateur planétaire », a définitivement effectué le « saut dans le monstrueux » (Peter Sloterdijk) qu’est la modernité : « Une frénésie conquérante qui s’assigne la tâche d’attaquer les plus grandes puissances de la Terre et de les mettre au pas » au nom de Dieu et/ou du libre-échange.

Reste que les Espagnols ne renoncent pas au plan d’annexer les côtes australes de l’empire du Milieu. Celui-ci refait surface sous la plume de va-t-en-guerre ibériques, obsessionnellement, tout au long du 16e siècle. Ce n’est que passé 1570 que la realpolitik l’emporte : la Chine est trop loin, trop bien défendue… Et Gruzinski de résumer, au terme de ce livre magistral : « Dans le même siècle, les Ibériques ratent la Chine et réussissent l’Amérique ». Les « destins parallèles » de l’aigle et du dragon ont irrémédiablement divergé.

L’œuf de Colomb se cuisait-il à la coque ?

« Au Moyen Âge, les gens croyaient que la Terre était plate… » Quelles bêtises n’a-t-on dites sur le contexte des Grandes Découvertes, ces expéditions maritimes qui ouvrirent à partir du 16e siècle les horizons européens au monde ? Les copies des travaux des géographes grecs, circulant dans l’Europe médiévale, attestent qu’au minimum les élites savaient que la Terre ne ressemblait pas à une galette – un postulat qui n’apparaît d’ailleurs pas, à rebours des clichés, dans la Bible.

Démâtant 20 autres idées reçues du même tonneau, voici un petit livre très accessible qui fait œuvre utile. Bien sûr, les spécialistes n’y apprendront rien. Ils ont déjà lu ailleurs que l’école de Sagres, aréopage de savants planifiant les explorations sous l’égide d’Henri le Navigateur, est un mythe national portugais ; ils savent que le téléfilm La Controverse de Valladolid est une fiction basée sur la libre reconstitution d’un événement historique ; et ils sont convaincus de ce que Christophe Colomb n’avait pas pour obsession d’écraser des œufs sur les tables pour convaincre la galerie, que Hernán Cortés n’était pas fou au point de brûler ses navires (il les a démantelés), et enfin que Fernand de Magellan n’a pas réalisé le premier tour du monde – pour cause de décès impromptu à mi-parcours.

Mais comme chacun sait, ça va toujours mieux en le disant, et en y ajoutant des compléments d’information. Ainsi apprend-on que Magellan n’avait même pas l’intention d’accomplir l’exploit qui sera réalisé par son second, Juan Sebastián Elcano, puisque ses instructions étaient de reconnaître la moitié du monde dévolue à l’Espagne par le traité de Tordesillas, qui divisait le globe en deux demi-sphères, une lusitanienne et une hispanique. En aucun cas ne devait-il pénétrer dans le domaine portugais, ce qui lui barrait le chemin par les côtes de l’Inde et de l’Afrique. Les circonstances étant ce qu’elles étaient, Elcano jugea plus sûr de rentrer par la route la mieux connue, celle des Portugais. Cette première circumnavigation ne résulta que du hasard.

Ajoutons que les mythes ont une merveilleuse coutume, celle de se reproduire par scissiparité. Dans le sillage du folklore magellanien – « il a prouvé que la Terre était ronde » – a jailli une autre légende, très séduisante, celle de Henrique, un esclave de Magellan dont on sait qu’il est né à Sumatra, qui se révéla selon Antonio Pigafetta (chroniqueur de cette première circumnavigation) capable de communiquer avec les Philippins – probablement en malais, alors lingua franca de l’Asie maritime. Il n’en fallait pas plus pour que des romanciers, et même des historiens, le présentent comme le vainqueur très involontaire de la course à l’exploit circumterrestre. « Comme le reproche d’européocentrisme pèse sur tout sujet concernant l’histoire des découvertes, la perspective d’un indigène ayant réalisé le premier tour du monde est des mieux venues », soulignent Michel Chandeigne et Jean-Paul Duviols. Et ils rajoutent un concluant « mais les sources sont têtues ».

Le livre s’organise en quatre parties, composées comme il est d’usage dans la collection « Idées reçues » qui fait le succès de cet éditeur, de chapitres dont les titres exposent crûment les stéréotypes. Le plan retenu, ce sera la première critique, limite le propos à Colomb (chapitre 2) et à Magellan (c. 4), et symétriquement aux navigateurs portugais (c. 1) et aux conquêtes espagnoles (c. 3). Il n’y aura donc rien, absolument rien sur Abel Tasman, Jacques Cartier (ah si, 2-3 mentions) ou Willem Barentzs, la « découverte » de l’Australie ou les pérégrinations de James Cook. Peut-être n’existe-t-il sur tout ça aucune idée reçue ?, mais plus probablement les auteurs rêvent-ils de s’embarquer dans un second tome, et ont-ils en conséquence stocké des biscuits. Deuxième critique, une petite erreur factuelle, les auteurs s’obstinent à qualifier Isabelle Ire de Castille et  Ferdinand II d’Aragon de « rois catholiques » avant 1496, date à laquelle le pape Alexandre VI leur décerne officiellement ce titre – mais l’erreur est tellement partagée qu’on leur pardonnera volontiers cette petite anicroche à leur parti-pris de traque des préjugés.

Troisième critique, on regrettera enfin que le chapitre attendu consacré à la reine des idées fausses dans le royaume des Grandes Découvertes, j’ai nommé sa Majesté « Colomb a découvert l’Amérique », se compose de passages détaillés pour rappeler que les Vikings se sont offert une excursion attestée dans le Nouveau Monde vers l’an mil, et que des auteurs ont fantasmé sur de potentiels prédécesseurs égyptiens, phéniciens, chinois, basques (oups !, ils ont oublié les Maliens chers à Ivan Van Sertima). Reste que quelques paragraphes argumentés pour exposer qui étaient ces gens qui vivaient dans ce « Nouveau » Monde depuis quelque vingt ou quinze mille ans avant que Colomb ne foule le sol de ce qu’il prenait pour les Indes – ce qui leur a valu le nom qu’ils portent aujourd’hui d’Indiens ou Amérindiens – auraient été bienvenus. Le parti-pris des auteurs est ici clair : découvrir, c’est aller, revenir et faire connaître au monde…

Passé le cap des récriminations, il faut reconnaître que, de même qu’il n’y a pas de mouettes sans terres proches, certains stéréotypes se révèlent porteurs d’une part d’exactitude. Le chapitre « Vasco de Gama a découvert la route des Indes » souligne ainsi qu’il a été certes le premier à « accomplir d’une seule traite, à partir du Cap-Vert, une grande boucle dans l’océan Atlantique pour dépasser le sud de l’Afrique et gagner l’Inde sur sa lancée : pour la première fois dans l’histoire des navigations européennes, des marins naviguèrent en haute mer plus de trois mois (en 1492, Colomb n’avait vogué que trente-sept jours en haute mer) ». Il a bien découvert « une » route des Indes, qui allait plus tard éclipser les autres, plus anciennes, qui longeaient les côtes.

Au final, ce petit livre luxueux (les couvertures rigides deviennent tellement rares…) fera un excellent cadeau de Noël pour historien novice.

À propos de :

CHANDEIGNE Michel et DUVIOLS Jean-Paul [2011], Sur la route de Colomb et Magellan. Idées reçues sur les Grandes Découvertes, Paris, Le Cavalier Bleu, 2011.

Les Vikings et l’histoire globale

Si l’on devait réaliser un palmarès des envahisseurs à la réputation sinistre, les Vikings figureraient indiscutablement en bonne place, sans doute pas très loin des hordes mongoles de Gengis Khan, d’Ögödei et de leurs successeurs. Pourtant, à l’égal de ses derniers, leur contribution à l’histoire globale est tout sauf négligeable et purement négative. Si les Mongols sont sans doute à l’origine de l’intégration de l’Europe dans le grand commerce eurasien (via la sécurisation de la route de la Soie), peut-être aussi responsables d’un affaiblissement relatif de la Chine à partir du 14e siècle, ils ont surtout, en diffusant l’épidémie de peste qui explosera en 1348 en Europe de l’Ouest, déterminé la phase de baisse des prix du 15e, laquelle poussera nos aventuriers européens à chercher ailleurs l’or et l’argent au pouvoir d’achat accru. Ils ont donc indiscutablement joué un rôle dans la phase des grandes découvertes et dans l’essor commercial européen qui les accompagne.

Les Vikings, quant à eux, ont très certainement été les premiers Européens à mettre le pied sur le sol américain (si l’on met de côté l’hypothèse très récente que des chasseurs-cueilleurs issus du Sud de la France, entraînés par la dérive des glaces, aient atteint ce continent il y a quelque 17 000 ans). Il semble avéré aujourd’hui que les Vikings avaient accosté sur les côtes de Terre-Neuve, probablement au début du 11e siècle. En témoignent les restes architecturaux locaux et notamment la série de sépultures mises au jour.

Mais ils ont surtout joué un rôle important dans l’évolution du féodalisme en Europe de l’Ouest et dans l’essor économique de la fin du Moyen Âge. Bien sûr, ils exercent des razzias meurtrières sur toutes les côtes atlantiques où leur simple évocation sème rapidement l’effroi. Mais ils ne tardent pas à remonter aussi les fleuves, à la recherche de l’or accumulé dans les sanctuaires, phénomène dont nous allons bientôt mesurer l’importance. Leur invasion n’est ralentie qu’au début du 10e siècle avec la cession de la Normandie par Charles le Simple (911) tandis qu’ils s’approprient l’Angleterre en 1013. Leur implantation semble alors mettre fin à leur conquête mais permet du même coup que celle-ci débouche sur des conséquences économiques beaucoup plus positives.

Duby [1973, 1977] analyse ces effets aux trois niveaux de la déthésaurisation et de la stimulation des échanges d’une part, de la mobilité de la main-d’œuvre rurale d’autre part, de la concentration urbaine des richesses enfin.

Au premier niveau il est clair que le pillage des sanctuaires, puis les tributs payés par les Francs, remettent entre les mains des Vikings l’essentiel de l’épargne de l’époque, économiquement stérile puisque thésaurisée par l’Église. Or si les envahisseurs en ramènent d’abord l’essentiel au Danemark ou en Norvège, ils finissent par s’installer en Europe continentale et utilisent ces richesses pour acheter des armes et des biens fonciers, réinjectant ainsi les métaux précieux dans le circuit économique et stimulant la frappe de nouvelles pièces. De cette façon, leur apport peut être comparé à ces augmentations récurrentes de la masse monétaire, fréquentes au cours de l’histoire  (Angleterre à la fin du 12e, Espagne, puis ensemble de l’Europe au 16e), et qui eurent parfois des effets dynamiques : la révolution des enclosures en Angleterre au 16e, grâce à l’argent que les Espagnols n’utilisent pas productivement, en est sans doute l’exemple le plus spectaculaire.

Au deuxième niveau, les exactions des premières invasions auraient amené une fuite massive de la main-d’œuvre des grands domaines et des tenures paysannes : beaucoup de dépendants auraient ainsi rompu le lien qui les attachait à leur maître, simplement pour survivre. Les réinstaller ensuite sur ces terres aurait exigé, de la part des seigneurs, un assouplissement des redevances et services. Cette atténuation relative des contraintes aurait été largement favorable à la productivité ultérieure de cette force de travail, aurait poussé aux défrichements comme à la croissance démographique, déjà au 11e siècle et plus encore au 13e. Combiné avec l’absentéisme des seigneurs consécutif aux premières croisades, cet allègement aurait véritablement lâché la bride sur le cou des paysans pour leur permettre d’accroître significativement leur productivité.

Au troisième niveau enfin les plus riches des ruraux auraient, avec les invasions, également fui mais pour gagner les villes épargnées, concentrant ainsi les richesses dans des sites urbains voués ensuite à une croissance d’autant plus vive. Ce n’est donc pas un hasard si le moment de l’essor urbain en Europe de l’ouest est le 11e siècle. Une partie de la bourgeoisie urbaine qui fera l’essor commercial, artisanal et financier de la fin du Moyen Âge en est clairement issue.

Si l’on ajoute aux Vikings les incursions sarrasines au sud et les invasions hongroises plus tardives à l’est (899-955) dont les effets seraient pour partie analogues, les grandes invasions auraient conduit à des destructions finalement limitées dans les domaines, compte tenu du fait que la productivité y était dérisoire. A contrario elles auraient stimulé à moyen terme l’économie européenne, créant ainsi les bases du développement qui suivra l’an mille.

DUBY G., 1973, Guerriers et Paysans, Paris, Gallimard.

DUBY G., 1977, L’Économie rurale et la Vie des campagnes dans l’occident médiéval, 2 tomes, Paris, Flammarion.

Tomé Pires et l’aventure portugaise en Asie

L’intrusion des Portugais dans l’océan Indien, au début du 16e siècle, constitue à l’évidence le premier acte de la future domination européenne sur l’ensemble du continent afro-eurasien. Construite dans l’esprit des croisades et résolument opposée à l’islam, cette pénétration visait d’abord à connecter l’Europe chrétienne aux troupes du légendaire prêtre Jean supposé résider en Afrique de l’Est, afin de prendre en tenailles les armées musulmanes. Au plan économique, elle cherchait à établir une relation directe entre le Portugal et l’Asie afin de marginaliser les commerçants vénitiens qui avaient jusque-là le monopole de l’importation en Europe des épices, parfums, soieries et porcelaines. Mais la conquête n’était pas dénuée d’objectifs sociaux internes : en donnant aux nobles l’occasion de se battre, le roi les neutralisait, tout en s’appuyant sur une nouvelle classe sociale, la noblesse de robe (nobreza de serviço) faite de serviteurs de l’État, représentants de la Couronne dans les provinces, petits notables ruraux en pleine ascension sociale. Cette nouvelle couche sociale devait rester longtemps proche du roi et fournir une grande partie du personnel de l’aventure asiatique. Apothicaire et administrateur, Tomé Pires en est l’un des plus fameux représentants et son histoire personnelle illustre clairement les limites et malentendus de ce premier effort de connexion entre les deux extrémités du continent.

Notre homme est né à Lisbonne, peut-être en 1468, dans une famille bourgeoise : son père était apothicaire du roi et possédait une boutique dans la rue qui regroupait les membres de cette profession On sait que son fils exerça cette même fonction auprès du prince Alphonse jusqu’en 1491. Puis, muni de recommandations suffisantes, Tomé Pires s’embarque pour l’Asie en 1511. À cette époque, la conquête portugaise n’en est qu’à ses débuts et les Lusitaniens ont déjà compris leurs faiblesses pour s’immiscer dans le commerce de l’océan Indien. L’Europe n’a en effet aucun bien à offrir qui soit nécessaire à l’Asie, voire seulement désirable (à l’exception du verre de Venise et de l’huile d’olive qui, par ailleurs, empruntent déjà les routes terrestres). Les Portugais sont loin d’avoir la connaissance des réseaux commerciaux locaux, menés par des diasporas aux pratiques très différentes. Quant aux méthodes de navigation portugaises, « elles n’étaient supérieures en rien à leurs homologues asiatiques » [Gordon, 2008, p. 159]. La seule force portugaise était, de fait militaire et organisationnelle : les équipages étaient les seuls à pouvoir donner le canon de façon décisive et les marchands portugais savaient qu’ils pouvaient compter sur l’appui du roi. Cette double capacité les distinguait profondément des commerçants locaux, presque jamais reliés à des pouvoirs politiques et par ailleurs non militarisés…

Le modèle d’implantation sera donc résolument militaire, basé sur la prise de comptoirs et la perception de taxes sur le commerce local [Subrahmanyam, 1999]. La violence est omniprésente avec l’arrivée d’Albuquerque qui va plus loin que les souhaits du roi en conquérant des places qui n’étaient pas initialement prévues (et en s’illustrant au passage par une effrayante cruauté). Dès 1506 il s’émancipe de son commandant pour prendre Qalhât, Quryât, Mascate et surtout Ormuz [Oliveira Martins, 1994, p. 192] avant, une fois devenu gouverneur, de s’emparer de Goa en 1510 et de soumettre Malacca l’année suivante. Il établit ainsi un modèle fondé sur la seule force militaire, avec un contrôle relativement dense du commerce (au moins dans l’Ouest de l’océan Indien), grâce aux forteresses construites. Enfin, il est évident que le roi cherche aussi à s’assurer un maximum de signes de vassalité de la part des souverains locaux et ce, afin de contrebalancer la puissance espagnole rivale. Ceci conduit Dom Manuel à exiger autant de tributs qu’il est possible d’en obtenir, « le commerce de longue distance étant finalement considéré d’abord comme un moyen pour obtenir un tribut politique par la mise en œuvre de moyens militaires » [Chaudhuri, 2001, p.69]. Sur ce point, le souverain portugais apparaît adopter la « couleur locale » en reprenant la vieille tradition des Ming avant 1433 dans la région [cf chronique de la semaine dernière]…

La conquête de Malacca en 1511 constitue un tournant dans l’aventure portugaise en ouvrant la route des épices de l’Asie du Sud-Est et surtout celle des richesses de la Chine et du Japon. Elle multiplie la possibilité d’imposer les cartazes (sortes de permis de commercer) avec le contrôle partiel du Pacifique ouest. Et c’est là que la carrière de Pires va dramatiquement bifurquer. Arrivé à Goa en 1511, déjà repéré pour ses capacités, il est presque aussitôt expédié à Malacca pour restaurer la sérénité dans la communauté portugaise locale, divisée quant à la façon de répartir les gains issus du contrôle de ce port stratégique. Pires y rédige un livre précieux pour la recherche historique, la suma oriental, dans lequel il décrit abondamment les denrées commercialisées (notamment les plantes médicinales), les marchés et la politique locale. Il nous apprend par exemple que les îles Banda étaient déjà spécialisées dans la noix de muscade et le macis, au point d’importer leur nourriture [Pires, 1944, p. 206]. Il analyse les ressources économiques des lieux qu’il fréquente, s’étonne devant les capacités de comptabilité orale des marchands indiens, relève la dépendance commerciale entre le port de Cambay, au Gujarat, et Malacca, comprend que « celui qui règne sur Malacca tient dans ses mains la gorge de Venise ». Mais il dévoile aussi ses propres œillères, classifiant les acteurs locaux comme chrétiens, musulmans ou païens, « apportant ainsi les croisades avec lui et imposant en Asie ce très ancien conflit méditerranéen » [Gordon, 2008, p. 165]. Il ne comprend jamais que l’océan Indien de cette époque demeurait un espace de relative tolérance et d’affiliations multiples. Il ne perçoit pas que la loyauté des membres des diasporas est d’abord commerciale. Il assimile la force à la couleur de peau, surévalue de ce fait la puissance persane et considère que les Chinois sont, de par cette apparence physique, proches des Européens !

Là réside sans doute la source de ses déboires à venir. En 1517, il est choisi pour mener une mission diplomatique en Chine. Considérant les Chinois comme des alliés naturels potentiels, leur trouvant des ressemblances avec les Allemands ou les Sévillans, il n’en déclare pas moins que « dix navires suffiraient au gouverneur de l’Inde pour conquérir le pays dans son entier » [Pires, 1944, p. 123]. Arrivé à l’embouchure de la rivière des Perles, il n’est pas immédiatement autorisé à continuer jusqu’à Canton. Après une vaine attente, les Portugais obligent les officiels locaux à leur laisser le passage puis, arrivés à Canton, tirent au canon en signe de liesse pour annoncer leur arrivée, message évidemment reçu en sens contraire par les Chinois. Il semble cependant qu’ils aient pu commencer à commercer dans le port mais, devant l’impossibilité d’obtenir une invitation de l’empereur à Pékin, commencèrent à s’impatienter. Le commandant de la flotte portugaise devait par exemple offenser les Chinois en bâtissant un fort de pierre et en n’hésitant pas à exécuter un de ses marins à terre…

Devant le comportement agressif de ces Européens, les officiels locaux finirent par céder et permirent le départ vers le Nord. Mais ce n’est qu’en février 1521 que Pires, arrivé à Pékin, se trouva enfin en position de demander audience à l’empereur. Malheureusement, entre-temps, un émissaire du sultan de Malacca avait appris à la cour la prise brutale du port par les Portugais et réclamait l’aide de la Chine dont Malacca s’était autrefois déclarée vassale. Au même moment les officiels de Canton avaient fait part de l’attitude incorrecte de ces soi-disant diplomates, colportant au passage la rumeur selon laquelle ils kidnappaient les enfants pour les dévorer… Quand la lettre d’ambassade portée par Pires fut ouverte et traduite, l’empereur réalisa que les Portugais refusaient toute subordination et rejetaient le statut de vassal de l’empire du Milieu, position que les dynasties chinoises avaient toujours imposée à leurs interlocuteurs étrangers. La suite était prévisible : le statut de diplomate leur fut retiré et ils furent emprisonnés à Canton. Il semble que Pires refusa d’écrire une lettre au gouverneur de Malacca pour exiger le retour de la ville à son souverain légitime, comme ses geôliers le lui demandaient. Il fut mis aux fers tandis que tous les biens de son ambassade étaient confisqués. En décembre 1522, les Portugais emprisonnés étaient condamnés à mort : ils furent exécutés, en septembre de l’année suivante, avec une rare cruauté…

La légende veut que Pires n’ait pas fait partie des malheureux qui furent suppliciés. Une lettre d’un prisonnier portugais parvenue à Malacca indique qu’il aurait été exilé dans une autre ville, et qu’il aurait même réussi à se marier avec une Chinoise qui lui aurait donné une fille [Gordon, 2008, pp. 174-175]… En tout état de cause, son histoire dramatique exprime parfaitement un malentendu classique dans les relations entre l’Europe et l’Asie. Trop sûre de son pouvoir, méconnaissant totalement le point de vue de ses partenaires et projetant ses propres habitudes de pensée dans un contexte nouveau, la puissance portugaise échoua à tirer parti du grand commerce dans l’océan Indien. Et lorsque, à l’inverse du mouvement centralisé initial, les Lusitaniens commencèrent à se disperser comme marchands sur l’ensemble des côtes, ils ne parvinrent pas à construire une diaspora commerciale durable, notamment du fait de mariages locaux qui, génération après génération, diluèrent le sang portugais et supprimèrent par ailleurs toute loyauté à la couronne…

CHAUDHURI K.N. [2001], Trade and Civilisation in the Indian Ocean, Cambridge, Cambridge University Press.
GORDON S. [2008], When Asia was the World, Philadelphia, Da Capo Press.
PIRES T. [1944], Suma oriental, London, Hakluyt Society.
OLIVEIRA MARTINS J. P. [1994], Histoire du Portugal, Paris, Éditions de la différence.
SUBRAHMANYAM S. [1999], L’Empire portugais d’Asie, 1500-1700, Paris, Maisonneuve et Larose.