Entre Chine et Monde : vivons-nous un tournant mondial ?

Invité la semaine dernière par Louise Benat-Tachot (du CLEA) et Miguel Rodriguez (du Crimic) à prendre part à un colloque intitulé « Le Pacifique, du 16e au 21e siècle », j’y ai ébauché une brève synthèse des rapports que l’histoire mondiale entretient avec la Chine, courant sur les derniers siècles. Sans surprise, le sujet renvoie à nombre de billets parus sur ce même blog.

Pourquoi l’Asie, pourquoi la Chine ? D’abord un chiffre, extrait de l’œuvre de l’économiste Angus Maddison : 75 %, part supposée de l’Asie dans le PIB mondial durant le premier millénaire de notre ère, contre moins de 10 % pour l’Europe. Ensuite un travail collectif (« L’histoire des autres mondes », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 24, sept.-oct.-nov. 2011), que j’ai dirigé il y a deux ans, et qui inspire pour partie cet article : une vraie histoire mondiale, comprendre non eurocentrée, ramène en quelque sorte l’Asie au centre. Et souligne bien involontairement que sans la Chine, l’histoire du monde n’aurait pas été la même. Si Christophe Colomb n’était pas parti vers l’ouest dans l’idée de trouver le grand khan de Chine afin de le convertir et de lui soutirer son or pour financer une croisade, nous n’aurions pas eu d’objet pour ce colloque, initié pour le 500e anniversaire de la « découverte » du Pacifique par Vasco Núñez de Balboa. La politique des Grandes Découvertes européennes, du 15e au 18e siècle, peut se résumer en une obsession : trouver une voie d’accès vers la Chine, les Indes, leurs richesses.

Indéniablement, la Chine est au centre d’un grand pan de l’histoire mondiale. Le monde chinois, ce sont de vastes plaines cultivées, une grande civilisation qui a représenté, au moins depuis le début de notre ère, de 30 à 20 % aujourd’hui de l’humanité. Cette densité explique que les Chinois soient à l’origine de nombre d’inventions, dont je dresse une liste très loin d’être exhaustive : la boussole, la poudre, le papier, l’imprimerie, la bureaucratie (résumée en une constante : les fonctionnaires ont représenté, ces deux derniers millénaires, quelque 10 % de la population chinoise). Ajoutons-y pour faire bonne mesure le papier-monnaie, le gouvernail d’étambot, le caisson étanche pour les bateaux, le haut-fourneau, l’arbalète, la brouette, la poste d’État, etc. Pour une liste exhaustive, se référer à l’encyclopédique œuvre dirigée par Joseph Needham.

Toutes ces inventions ont été diffusées vers l’Europe, qui les a améliorées et en a fait les outils de son hégémonie mondiale, qui court en gros peut-être du 16e, en tout cas au moins du 19e à la moitié du 20e siècle. Ces emprunts se font d’abord par la steppe, puis l’océan Indien via le monde musulman, enfin la route de la Soie quand les Mongols l’unifient au 13e siècle – ce « grand désenclavement » auquel Jean-Michel Sallmann a récemment consacré un bel ouvrage. C’est par cette route que Marco Polo peut témoigner des fastes de la cour du grand khan. C’est Marco Polo avec d’autres qui inspirent Christophe Colomb dans son équipée. L’histoire est connue, pour plus de détails, voir le beau livre que Bernard Vincent a consacré à 1492. L’année admirable, ou la biographie de Christophe Colomb. Héraut de l’apocalypse par Denis Crouzet : Colomb cherchait la Chine, il trouve les Amériques. C’est la première mondialisation, au moins selon l’acception des historiens hispanisants – les économistes voient souvent leur première mondialisation au 19e siècle, avec l’extension mondiale du libre-échange. Cette première mondialisation est d’abord ibérique. Espagnols et Portugais se partagent le monde en 1494, avec le traité de Tordesillas.

Les premiers à arriver en Chine sont les Portugais. Ils contournent l’Afrique et le Moyen-Orient, s’insèrent assez brutalement dans les denses réseaux commerciaux, déjà connus des Chinois, qui sillonnent l’océan Indien depuis le début de notre ère et auxquels Philippe Beaujard a consacré une anthologie [commentée en 2 billets, ici et ]. Cela ne va pas sans mal, comme le montre Serge Gruzinski dans L’Aigle et le Dragon. Si les Espagnols terrassent les Aztèques et les Incas, les Portugais échouent à dicter leur loi à la Chine : trop peuplée, trop bien organisée, familière des canons, et surtout indifférente aux maladies véhiculées par les Européens. Ces pandémies, la variole en tête, seront le facteur décisif des conquêtes espagnoles. Car l’Eurasie, avec ses civilisations qui commercent et qui élèvent des animaux, a été un gigantesque bouillon de culture. En Asie comme en Europe, les populations partagent les mêmes agents pathogènes depuis des millénaires et sont immunisées. Les Amérindiens, à l’écart de ce grand brassage microbien, vont payer le prix lourd : au 16e siècle, leur population s’effondre, peut-être à 10 ou 20 % de ce qu’elle était à l’arrivée des Blancs – ce qui explique l’aisance des conquêtes.

Très vite, les Espagnols arrivent à contourner les Amériques et ouvrent à leur tour une voie vers la Chine à travers le Pacifique. Des Amériques jaillit un flux de métaux précieux, or et surtout argent. Qu’y a-t-il alors à acheter ? De la soie (de Chine), des cotonnades (d’Inde), de la porcelaine (de Chine)… Dès le 16e siècle, l’Asie draine peut-être la moitié de l’or et de l’argent du Nouveau Monde. En témoigne la mise en place du galion de Manille. Le but est d’aller droit au client final, sans transiter par l’Europe.

Les puissances émergentes du moment, la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, veulent aussi leur part du gâteau. Elles se heurtent à une première difficulté : comment accéder à la Chine alors que Portugais et Espagnols contrôlent les chemins non bloqués par les puissances asiatiques terrestres, telles la Russie, la Perse, L’Empire ottoman, l’Empire moghol en Inde ? De deux façons : d’abord en cherchant d’autres voies. Une anecdote à ce sujet, contée par Timothy Brook dans son splendide livre Le Chapeau de Vermeer : Samuel Champlain coordonne pour la couronne française l’exploration de l’Amérique des Grands Lacs. Il achète, probablement à Paris, une robe de cérémonie chinoise d’immense valeur, on l’imagine toute de soieries et dorures, dans l’idée que l’agent qui arrivera à la cour impériale chinoise doit paraître à son avantage. Et ce sont les Hurons qui profitent du spectacle, alors qu’un employé de Champlain s’adresse à leurs chefs déguisé en mandarin.

Ces tentatives de contournement échouent, il n’y a pas d’autre voie. Seconde option, qui se révèle efficace dès le 17e siècle : la concurrence, au besoin armée. Les bateaux anglais et néerlandais pillent et détruisent leurs rivaux ibériques. C’est l’acte de naissance d’un certain capitalisme, en tout cas un essor formidable du secteur privé, des compagnies par actions, les Compagnies des Indes. Et ces nouveaux venus écartent les Ibériques du grand jeu.

Seconde difficulté, partagée par tous les États européens : la Chine n’est pas intéressée par le commerce. Les hommages venus de loin, oui. Quelques échanges bien contrôlés dans des comptoirs verrouillés, pourquoi pas ? Elle veut bien des métaux précieux. Alors, pour acquitter une balance commerciale toujours plus déséquilibrée, les Espagnols envoient leur argent en Chine, quand les pirates anglais ne font pas main basse dessus.

Si, à la fin du 18e siècle, on avait posé à un Candide extraterrestre la question : demain, qui dominera le monde ?, il aurait sans hésiter répondu : la Chine, évidemment ! Superpuissance militaire, prémices d’industrialisation et de consommation, population homogène… Elle avait apparemment tous les atouts. Au milieu du 19e, elle se fait pourtant humilier lors des deux guerres de l’Opium livrées par les puissances occidentales afin de l’obliger à jouer le jeu du libre-échange, et s’effondre. Dépassée technologiquement, certes. Mais aussi, on l’oublie trop souvent, ravagée de l’intérieur par un conflit civil à l’ampleur inégalée dans l’histoire, la guerre messianique des Taiping, qui fait peut-être 30 millions de morts (1851-1864).

Un autre facteur qui a pu jouer a été exposé par Kenneth Pomeranz dans Une grande divergence. Comparant l’Angleterre de la Première Révolution industrielle et le bassin du Bas-Yangzi, qui connaissent à la fin du 18e siècle une situation socio-économique similaire, il souligne que les deux sociétés en étaient arrivées à une sorte de piège malthusien écologique : le déboisement empêchait d’accroître une activité liée au charbon de bois, et les limites de productivité agricole obéraient une extension économique en Chine. Alors que l’Angleterre disposait d’énormes réserves en charbon fossile, et jouissait de 20 millions d’« hectares fantômes » dans le Nouveau Monde dont elle pouvait extraire les ressources agricoles. Elle était aussi en mesure d’imposer à l’Inde de cesser de produire des cotonnades et de devenir un fournisseur de matières premières – l’Inde, rappelons-le, est restée sous la coupe d’une société anonyme fondée en 1600, la Compagnie anglaise des Indes orientales, du milieu du 18e siècle jusqu’en 1858…

Un autre historien américain, non traduit en français, John R. McNeill, plonge lui aussi dans l’histoire environnementale pour montrer, dans Mosquito Empires, pourquoi l’Amérique latine est restée hispanophone et lusophone. Les Anglais voulaient mettre la main dessus, ils en avaient les moyens militaires, ils ont échoué. À cause des moustiques, qui ont offert un avantage décisif aux primo-arrivants. En déportant des esclaves africains par millions dans le Nouveau Monde, les Européens y ont aussi acclimaté le paludisme Plasmodium falciparum – le plus meurtrier – et la fièvre jaune. Les populations déjà sur place, au moins celles dont les ancêtres avaient survécu, y avaient gagné une immunité. Même en infériorité numérique, Espagnols et Portugais ont ainsi résisté aux invasions britanniques. Il leur suffisait d’attendre quelques mois, retranchés dans leurs fortins, que les fièvres anéantissent 90 % des contingents adverses. D’autres ouvrages, tels ceux de Charles C. Mann (1491 ; 1493) ou, de Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire, qui montre la destruction des communautés andines par la pollution liée à l’activité minière, soulignent le riche apport de l’histoire environnementale quant aux sujets ici évoqués.

Ensuite, la Chine connaît l’Occupation japonaise, la parenthèse maoïste, les dizaines de millions de morts liés à ces événements, bref un grand bond… en arrière. 1979, Deng Xiao-Ping initie une libéralisation progressive. À partir de 1985, les entreprises japonaises envoient leurs usines en Chine. Par cette délocalisation induite par la flambée du yen, elles diffusent leur modèle d’industrialisation. Une main-d’œuvre active et peu rémunérée s’emploie alors à édifier l’atelier du monde.

En moins de trois décennies, la Chine fait irruption dans l’économie mondiale, avec des taux de croissance annuels de 10 % – même s’ils se réduisent ces dernières années. Elle émerge, ou plutôt ré-émerge. Elle valide ce nouveau statut en 2000, par son entrée dans l’OMC (Organisation mondiale du commerce). En 2008, détenant les plus grandes réserves financières de la planète, c’est la Chine, conjointement au Japon, qui sauve de la banqueroute le dollar en rachetant à tour de bras de la dette américaine. En 2009, elle devient le premier exportateur mondial. En 2010, la Chine acquiert le rang de deuxième économie mondiale, dépassant le Japon. Quatre entreprises chinoises figurent en 2010 dans les dix premiers groupes mondiaux. Quelque part dans les décennies 2020-2030, pense-t-on aujourd’hui, elle doublera les États-Unis et reviendra à la place qui serait la sienne dans l’arène internationale : la première. Tout ça a déjà été dit.

François Gipouloux, dans son ouvrage La Méditerranée asiatique, a campé la vaste fresque des flux marchands de ces cinq derniers siècles. Derrière l’ampleur d’un phénomène qui n’a pas de précédent historique en termes d’échelle, il relativise les atouts chinois.

Quand la Chine a sauvé le dollar, on prête à Hillary Clinton la phrase suivante : « On ne sermonne pas son banquier. » Il y aurait pourtant matière à gronder, en ce qui concerne le sort des minorités culturelles ou ethniques (Tibétains, Ouighours…). Les camps de travail existent toujours. Sans être une dictature, la Chine reste un régime autoritaire, et l’appareil de surveillance du Web est un véritable Léviathan. La liberté de religion n’existe pas. L’État contrôle tout en la matière, une vieille obsession chinoise dérivant d’une histoire scandée par les rébellions messianiques. Plus largement, la liberté d’entreprendre est balbutiante. Paradoxe : le secteur entreprenarial chinois est un des plus dynamiques du monde. Le secteur bancaire est le mieux nanti de la planète, car faute de Sécurité sociale et de retraite, les Chinois affichent le plus haut taux d’épargne du monde, 40 % de leurs revenus. Or les banques se montrent plus que rétives à financer le secteur privé. Car tout est régi par le triumvirat banques d’État – Parti unique – entreprises publiques.

Selon Gipouloux, en Europe, le capitalisme s’est bâti sur une fragmentation des pouvoirs politiques propice au développement du droit privé. Rien de tel en Chine. L’État a toujours, et il continue, gardé les marchands sous sa coupe. Une des conséquences est l’apparition aujourd’hui de la plus grande diaspora de l’histoire mondiale, jaillie du monde chinois depuis une dizaine d’années : de 30 à 50 millions de personnes, rêvant de faire fortune ailleurs que chez eux sous l’ombrelle qu’étend complaisamment un État expansionniste sur toute la planète. Conséquence : il y a une ChinAfrique, et il existe une ChinAmérica del Sur, que décrivent par exemple les journalistes espagnols Heriberto Araujo et Juan-Pablo Cardenal dans Le Siècle de la Chine. Ils consacrent ainsi des passages édifiants au pillage des ressources minières du Pérou par des conglomérats chinois.

Ceci dit, historiquement parlant, les Chinois ont été, dans des secteurs qui leur étaient propres, parfois plus libéraux que les Européens. Un exemple, extrait des Bâtisseurs d’empire d’Alessandro Stanziani : l’auteur estime que sous la dynastie Qing (du milieu du 17e siècle au début du 20e), l’État finance son armée et son importante expansion territoriale par le recours massif au secteur privé – ce qui le fragilisera à terme. Et cela se passe au moment où le monopole étatique de la violence est constitutif, en Europe, de l’émergence des États-nations. Il souligne aussi que la Chine a connu, ces deux derniers millénaires, autant de périodes de fragmentation entre États rivaux que de moments où elle était unifiée sous la bannière de dynasties. À l’encontre d’autres auteurs, qui perçoivent, dans la succession dynastique qui rythme l’histoire de Chine telle qu’elle est traditionnellement exposée, une continuité manifeste des formes institutionnelles. Ce qu’il faut en retenir, c’est que, comme partout, la société chinoise sait évoluer et s’adapter. Elle n’est pas immuable.

Certains problèmes spécifiques méritent un éclairage bref. J’en retiens deux : la démographie et l’environnement.

On connaît la politique de l’enfant unique. On sait moins que la Chine subit un problème massif, comme l’Inde et le Pakistan, de déséquilibre de la balance entre les sexes. Le fœticide féminin, pratiqué clandestinement à grande échelle, a abouti à laisser vivre 117 garçons pour 100 filles, le rapport biologique s’établissant normalement à 100 garçons pour 105 ou 106 filles. D’où une Chine qui aujourd’hui se masculinise, en sus de vieillir… Avec des conséquences difficilement prévisibles.

La Chine est devenue le premier pollueur mondial. Paradoxe : pour nourrir sa soif d’énergie, elle inaugure deux centrales à charbon par semaine. Elle bloque, de concert avec les États-Unis, comme le montre Jean-Paul Maréchal dans Chine/USA : le climat en jeu, toute négociation internationale visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre impliqués dans le réchauffement. Parce qu’elle estime que les pays industrialisés doivent payer pour leurs émissions passées (l’Europe et les États-Unis comptent chacun pour 30 % des émissiosn passées, alors que la Chine est reponsable de 10 %), quand les États-Unis souhaitent, réduisant leur pollution, ne payer que pour les émissions à venir. Mais la Chine s’est imposée comme le leader mondial des énergies vertes, ses nouvelles centrales à charbon sont bien plus performantes que celles des États-Unis, et comme l’Inde et l’Europe, elle reboise massivement.

La Chine nous apprend beaucoup : elle fait d’abord voler en éclats le dogme qui voudrait que développement économique et démocratisation marchent de concert. Les économistes Giovanni Arrighi, Michel Aglietta, Guo Bai ou Kaoru Sugihara cernent qui une voie chinoise, qui un modèle est-asiatique de développement qui pourrait constituer une alternative au néolibéralisme, car basé non sur l’accumulation du capital, mais sur l’intensification du travail. Et la Chine nous rappelle aussi que nous vivons aujourd’hui une parenthèse hégémonique. La Grande-Bretagne a dominé le monde au 19e siècle. Dans la première moitié du 20e  elle n’était plus en mesure de jouer ce rôle, et les États-Unis ne souhaitaient pas l’endosser. Période d’incertitude, marquée par deux guerres mondiales et une crise économique majeure. Ce n’est qu’à l’issue du second conflit mondial que les États-Unis se sont imposés : suprématie du dollar, superpuissance militaire et économique, en rivalité avec l’URSS. Or l’économie mondiale, comme la géopolitique, sont aujourd’hui en passe d’entrer dans une nouvelle ère. Dans L’Asie et le Futur du monde, Yves Tiberghien souligne que les pays de  l’OCDE comptaient pour 60 % du PIB mondial de 1950 à 2000, avec 13 % de la population mondiale. En 2010, cette part s’était réduite à 50 %. Elle devrait continuer à décroître, pour atteindre 25 % vers 2050.

Retenons que la prospective est une science aléatoire. J’ai relu récemment un rapport de ce type publié par l’Europe en 2007 – Le Monde en 2025 –, et même s’il signale que l’économie américaine était fragile, il ne pouvait anticiper la crise des subprimes aux États-Unis (en attendant demain en Chine ?, dont la bulle immobilière reste menaçante) et ses conséquences. En cascade, celles-ci chamboulent déjà la plupart de ses pronostics. Mais notons qu’un constat émerge de cette littérature : pour les prochaines décennies, les prospectivistes envisagent des évolutions vers une économie mondiale soit tripolaire (Amérique, Asie, Europe), soit multirégionale (polarisée autour de puissances locales), soit dominée par la Chine et accessoirement l’Inde – une asiatisation du monde donc, prophétisée par Kishore Mahbubani et Nayan Chanda… Mais une très forte majorité anticipe le recul de l’Occident au bénéfice soit de l’Asie, soit des émergents dans leur ensemble. Les élites chinoises devront choisir leur stratégie, avec pour option à déterminer de favoriser plus ou moins les diverses institutions dont elles sont membres : Bric’s (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud), G20, G77 ou intégration régionale avec le Japon et la Corée du Sud.

Pour conclure et ouvrir à la fois ce bref tour d’horizon, je signale que la prochaine édition du Festival international de géographie de Saint-Dié des-Vosges aura cette année pour thème : « La Chine, une puissance mondiale ».

 

Bibliographie indicative

• Michel Aglietta et Guo Bai, La Voie chinoise. Capitalisme et Empire, Odile Jacob, 2012.

• Heriberto Araùjo et Jùan Pablo Cardenal, Le Siècle de la Chine. Comment Pékin refait le monde à son image, Flammarion, 2013.

• Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, 2007, trad. fr. Nicolas Vieillecazes, Max Milo, 2009.

• Isabelle Attané, Au pays des enfants rares. La Chine vers une crise démographique, Fayard, 2011 ; En espérant un fils… La masculinisation de la population chinoise, Ined, 2010.

• Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien. t. I : De la formation de l’État au premier système-monde afro-eurasien ; t. II : L’Océan Indien, au coeur des globalisations de l’Ancien Monde, Armand Colin, 2012.

• Marie-Claire Bergère, Capitalismes et capitalistes en Chine. Xixe-xxie siècle, Perrin, 2007.

• Roy Bin Wong, China Transformed: Historical Change and the Limits of European Experience, Cornell University Press, 2000.

• Luce Boulnois, La Route de la Soie. Dieux, guerriers et marchands, Olizane, 2001, rééd. 2010.

• Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer. Le xviie siècle à l’aube de la mondialisation, 2008, trad. fr. Odile demange, 2010, rééd. 2012 ; Sous l’œil des dragons. La Chine des dynasties Yuan et Ming, 2010, trad. fr. Odile Demange, 2012.

• Gérard Chaliand et Michel Jan, Vers un nouvel ordre du monde, Seuil, 2013.

• Nayan Chanda, 2007, Au commencement était la mondialisation, La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, trad. fr. Marie-Anne Lescourret, CNRS Éditions, 2010.

• Axelle Degans, Les pays émergents : de nouveaux acteurs. BRIC’s : Brésil, Russie, Inde, Chine… Afrique du Sud, Ellipses Marketing, 2011.

• Jean-Luc Domenach, La Chine m’inquiète, Perrin, 2009.

• Jacques Gernet (1921), Le Monde chinois. t. I : De l’âge du Bronze au Moyen Âge ; t. II : L’Époque moderne (10e-19e siècle) ; t. III : L’Époque contemporaine, 1972, Armand Colin (1 vol.), rééd. Pocket, 2006.

• François Gipouloux, La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, xvie-xxie siècle, CNRS Éd., 2009.

• Nicole Gnesotto et Giovanni Grevi (dir.), Le Monde en 2025, trad. fr. Béatrice Bocard, Pocket, 2007.

• Vincent Goossaert et David A. Palmer, La Question religieuse en Chine, CNRS, 2012.

• Christian Grataloup, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Armand Colin, 2007, rééd. 2010.

• Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Fayard, 2012.

• Yang Jisheng, Stèles. La Grande Famine en Chine, 1958-1961, trad. fr. Louis Vincenolles, Sylvie Gentil et Chantal Chen-Andro, Seuil, 2012.

• Johannes Jütting, Le Basculement de la richesse, OCDE, 2010.

• Parag Khanna, The Second World. Empires and influence in the new global order, Random House, 2008.

• Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte des Amériques a transformé le monde, 2011, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2013. L’auteur, journaliste scientifique, a déjà publié une remarquable étude avec 1491. Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, 2006, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2007.

• Kishore Mahbubani, Le Défi asiatique, 2008, trad. fr. Rita Sabah, Fayard, 2008.

• Jean-Paul Maréchal, Chine/USA : Le climat en jeu, Choiseul, 2011.

• John R. McNeill, Mosquito Empires. Ecology and war in the Greater Caribbean (1620-1914), Cambridge University Press, 2012.

• Joseph Needham, La Science chinoise et l’Occident, 1969, trad. fr. Eugène Simion, Seuil, coll. « Points », 1973.

• Joseph Needham et Robert Temple, The Genius of China: 3,000 Years of Science, Discovery, and Invention, Andre Deutsch, 2007.

• Philippe Pelletier, L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Gallimard, 2011.

• Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, 2000, trad. fr. Nora Wang et Mathieu Arnoux, Albin Michel/MSH, 2010 ; La Force de l’Empire : Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, È®e, 2009.

• Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire. The Human and Ecological Cost of Colonial Silver Mining in the Andes, Indiana University Press, 2011.

• Jean-Michel Sallmann, Le Grand Désenclavement du monde. 1200-1600, Payot, 2011.

• Alessandro Stanziani, Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, 15e19e siècles, Raisons d’agir, 2012.

• Gabriele Steck et al., Allianz Global Wealth Report 2010, Allianz, 2010.

• Yves Tiberghien, L’Asie et le Futur du monde, Presses de SciencesPo, 2012.

• Odd Arne Westad, Restless Empire. China and the World since 1750, Bodley Head, 2012.

• Fareed Zakaria, Le Monde postaméricain, 2008, rééd. Perrin, 2011.

 

 

 

Échanges de géographies

En travaillant sur Pocahontas, plusieurs textes ont attiré mon attention sur une problématique différente. Ils méritaient un traitement à part, d’où le petit billet que voici. La rencontre de deux mondes est celle d’une ignorance réciproque qui conduit à un partage de savoirs, à commencer par la description de ces mondes respectifs. Le témoignage de John Smith sur la Virginie prête à suspicion, ne serait-ce que parce qu’une critique croisée entre ces textes publiés à plusieurs années d’intervalle révèle maints détails dissemblables, de façon contradictoire ou complémentaire. Ces ouvrages n’en demeurent pas moins très riches et révèlent une réelle attention à ces sociétés, ce qui en fait une source ethnographique précieuse. On trouve ainsi la relation d’un échange géographique entre Smith et le chef Powhatan, au cours duquel chacun d’entre eux décrit son territoire.

 « Il me demanda pourquoi nous venions à nouveau avec notre bateau. Je lui dis – ce qui me donna l’occasion de parler de la mer derrière, de l’autre côté, la principale, où était l’eau salée –, que mon père avait un enfant tué, que nous supposions par Monocan, son ennemi, et dont nous entendions venger la mort.

Après un long débat, il commença à me décrire les pays derrière les chutes, avec une grande partie du reste, confirmant ce que Opechancanoyes et un Indien qui avait été fait prisonnier à Pewhatan m’avaient dit avant. Mais l’un dit que c’est à cinq jours, l’un à six, l’autre à huit, que ladite eau jaillit parmi beaucoup de rochers et de rocs, lors de chaque tempête, ce qui rend souvent la tête de la rivière saumâtre.

Il décrivit les Anchanachuck, le peuple qui avait tué mon frère, dont il vengerait la mort. Il décrivit également au-dessus de la même mer, une puissante nation appelée les Pocoughtronack, une fière nation qui mangeait des hommes et faisait la guerre avec le peuple des Moyaoncer et des Pataromerke, nations qui habitaient le haut de la baie, sous ses territoires. Là, l’année précédente, ils en avaient tué une centaine. Il me fit comprendre que le haut de leurs têtes était rasé, avec de longs cheveux dans la nuque, attachés en un nœud, et des épées comme des hallebardes.

Derrière eux, il décrivit un peuple avec des manteaux courts, des manches jusqu’aux coudes, qui cheminaient dans des bateaux comme les nôtres. Il me décrivit beaucoup de royaumes vers le haut de la baie, qui semblait être une puissante rivière sortant de puissantes montagnes entre les deux mers. Il me confirma également le peuple vêtu à Ocamahowan, ; et les pays méridionaux aussi, comme le reste qu’il nous décrivit être à un jour et demi de Mangoge, deux jours de Chawwonock, 6 de Roonock, jusqu’à la partie Sud de la mer derrière. Il décrivit un pays appelé Anone, où il y a beaucoup d’objets en cuivre, et des maisons comme les nôtres.

Je récompensai son discours (voyant à quel prix il accordait les grands et spacieux empires, voyant que tout ce qu’il connaissait était dans ses territoires), en lui décrivant les territoires de l’Europe, qui étaient sujet de notre grand roi dont j’étais le sujet, la multitude innombrable de ses navires, je lui donnai à entendre le bruit des trompettes, et montrai la terrible manière de combattre sous les ordres du capitaine Newport, mon père, que j’intitulai le meworames, terme par lequel ils désignent le roi, des eaux. Il l’admira pour sa grandeur ; et ne fut pas le moins effrayé. Il désira que j’abandonne Paspahegh et que j’habite près de lui sur la rivière, dans un pays appelé Capa Howasicke. Il promit de me donner du grain, des venaisons, ou tout ce que je voulais pour nous nourrir. En échange, nous lui ferions des hachettes et des objets en cuivre, et personne ne nous dérangerait. »[1]

La description du chef Powhatan obéit à quelques principes assez classiques : des points de repères géographiques (montagnes, rivières, mer…), des peuples, et des distances exprimées en temps. Celle faite par John Smith en retour la décalque, ce qu’il souligne lui-même, et ce que révèle également l’usage de termes indiens, comme celui de meworames, mais aussi la formulation des relations sociales en termes familiaux (père, frère, enfant). On regrettera le caractère elliptique de la réponse de Smith, qu’il n’a probablement pas jugée intéressante pour un lectorat anglais. Il passe vite en particulier sur un point, pourtant d’importance : l’outre-mer. Il indique juste en passant qu’il a dû parler de la « grande mer », celle qui est de l’autre côté, c’est-à-dire probablement de l’autre côté de la côte qui ferme la baie de la Chesapeake, semble-t-il considérée comme une petite mer.

Dans l’ouvrage paru en 1624, qui constitue un prolongement du livre de 1608, mais aussi une réécriture de celui-ci, il est question d’une autre rencontre entre John Smith et le chef Powhatan au cours de laquelle ce dernier commence à dessiner des points à même le sol, signes d’une pratique qu’on pourra qualifier de cartographique.

 « Le jour suivant, arriva Powhatan. Smith délivra son message à propos des présents qui lui avaient été envoyés, et libéra Namontack qu’il [Powhatan] avait envoyé en Angleterre, désirant que celui-ci rencontre Newport, pour accepter ces présents et conclure leur revanche contre les Monacans. Sur ce, ce subtile sauvage répliqua :

“Si ton roi m’a envoyé des présents, je suis aussi un roi, et ceci est ma terre. Je resterai encore huit jours pour les recevoir. Ton père doit venir à moi, et non moi à lui, ni encore à votre fort. Pour les Monacans, je peux venger mes propres injures, et pour le pays des Atquanachuk, où tu dis que ton frère a été tué, c’est dans une direction contraire à celle que vous supposez. Il n’y pas d’eau salée derrière les montagnes, les relations que tu as eues de mon peuple sont fausses.” Sur ce, il commença à dessiner des points sur le sol (suivant son discours) de toutes ces régions. »[2]

Le problème qui est évoqué ici est celui de l’éventuelle présence d’une mer au-delà des montagnes et c’est le rivage de celle-ci qui semble être esquissé sur la carte dressée par John Smith en 1616 (dans l’angle supérieur droit). Ce qui permet de souligner le rôle de ce savoir géographique indigène dans l’élaboration des cartes du Nouveau Monde. La toponymie amérindienne est très omniprésente sur la carte, à l’exception du littoral où on trouve quelques noms anglais : Cape Henry, Cape Charle, Smyth Iles, etc.

Carte de Virginie

Figure 1. Carte de la Virginie (Smith 1616) – Cliquez sur les images pour agrandir

Les descriptions évoquées ci-avant sont d’ordre géographique, ou chorographique comme on disait à l’époque, mais ils s’inscrivent dans des conceptions cosmographiques. Ainsi, dans un autre passage, John Smith évoque rapidement le fait que peu après sa capture, lorsqu’il a été mené devant le chef Powhatan, il a montré sa boussole et qu’il a dû en expliquer l’usage, ce qui a donné lieu, à la demande expresse du chef, à une petite leçon sur le globe terrestre et le mouvement des astres.

 « S’étant saisis de moi, ils me sortirent et me conduisirent au roi. Je lui présentai une boussole, lui montrant au mieux comme l’utiliser. Là, il l’admira avant tant d’étonnement, qu’il me pressa de lui faire un discours sur la rotondité de la terre, la course du soleil, de la lune, des étoiles et des planètes. »[3]

Aussi bref qu’il soit, ce passage est intéressant car il révèle la prégnance du discours métagéographique qui sous-tend la mainmise européenne sur le Monde. Un des éléments cruciaux de la mondialisation tient dans cette saisie théorique du globe, et ce n’est pas un hasard si, sur le portrait de John Smith qui est intégré dans un angle de la carte qu’il réalisa en 1616, on trouve un globe terrestre. Le message iconographique est simple : le savoir géographique, autant que la puissance militaire et la maîtrise des mers, contribue à l’expansion européenne, et en l’occurrence anglaise.

Captaine John Smith

Figure 2. Portrait de John Smith

Par ailleurs, dans le texte de 1624, John Smith raconte une cérémonie organisée peu après sa capture.

 « Peu après, tôt le matin, un grand feu fut allumé dans une longue maison ; une natte fut étendue sur un côté, et de même de l’autre côté. Sur l’une, ils lui dirent de s’asseoir, et tous les gardes sortirent de la maison. Sur le champ entra en bondissant un homme entièrement peint avec du charbon mélangé à de l’huile. Il portait de nombreuses peaux de serpents et de belettes rembourrées avec de la mousse, toutes les queues liées ensemble, de manière à ce qu’elles se rassemblent sur le dessus de la tête en un pompon. Autour de ce pompon était une couronne de plumes, les peaux pendant autour de sa tête, son dos et ses épaules, et couvrant en partie son visage. D’une voix infernale, un hochet à la main, dans de très étranges gestes, il commença avec passion son invocation ; il entoura le feu d’un cercle de farine. Ceci fait, trois, encore plus démons que lui, entrèrent précipitamment avec les mêmes trucs, peints à moitié en noir, à moitié en rouge. Mais tous leurs yeux étaient peints en blanc, avec quelques traits rouges comme des moustaches le long de leurs joues. Tout autour de lui, ces démons dansèrent un petit moment, puis entrèrent trois autres encore plus horribles que les précédents, avec des yeux rouges, et des traits blancs sur leurs visages noirs. À la fin, tous s’assirent en face de lui, trois d’un côté du prêtre en chef, trois de l’autre côté. Alors tous avec leurs hochets, ils commencèrent à chanter. Ceci terminé, le prêtre en chef laissa tomber cinq grains blancs. Puis battant ses bras et ses mains avec une telle violence qu’il transpira et que ses veines se gonflèrent, il commença une courte oraison. À la fin, tous ils émirent une courte plainte, puis ils laissèrent tomber trois graines de plus. Après quoi, ils commencèrent à nouveau leur chant, puis une nouvelle oraison, laissant tomber autant de grains qu’auparavant, jusqu’à ce qu’ils aient fait deux cercles autour feu. Ceci fait, ils prirent une poignée de petits bâtons préparés à cette fin, continuant leur dévotion, et à la fin de chaque chanson et oraison, ils laissaient tomber un bâton entre les grains. Jusqu’à la nuit, ni lui ni eux ne mangèrent ou burent, et alors ils festoyèrent simplement avec les meilleurs provisions qu’ils purent. Pendant trois jours, ils firent cette cérémonie ; dont la signification, lui dirent-ils, était de savoir s’il était bien intentionné ou non. Le cercle de farine signifiait leur pays, les cercles de grains les limites de la mer, et les bâtons son pays. Ils imaginaient le monde plat et rond, et eux au milieu. »[4]

Cérémonie cosmographique

Figure 3. Cérémonie « cosmographique » (Smith 1624)

Ce témoignage est rare. On ne connaît en effet qu’une dizaine d’évocations de « cartes éphémères » réalisée par des Amérindiens d’Amérique du Nord (Lewis, 1998). Généralement, ce sont des cartes dessinées pour appuyer une description faite à des Européens, comme c’est le cas dans le premier exemple cité. Dans le dernier cas, la carte est réalisée lors d’une cérémonie, il s’agit bien d’un usage interne et son sens n’est expliqué à John Smith que dans un deuxième temps. C’est d’ailleurs moins une carte à proprement parler qu’un schéma cosmographique. La logique en est très simple : une représentation ethnocentrée, avec une terre entourée par la mer. Il est difficile de ne pas penser aux schémas cosmographiques mésopotamien et grec, et de ne pas y voir une certaine structure universelle.

Carte éphémère

Figure 4. Schéma interprétatif (d’après Smith 1624)

Cependant, si on se replace dans l’horizon de lecture de l’époque, ce qu’il faut percevoir en creux, c’est bien la dénonciation de l’erreur et la mise en valeur de la connaissance « vraie » des Européens, car eux savent bien que le monde n’est pas plat. On peut ainsi considérer, pour jouer aux histoires parallèles à la Gruzinski, que la leçon de globalité donnée par John Smith dans ce village algonquin de Virginie ressemble, mutatis mutandis, à celle de Matteo Ricci en Chine.

Bibliographie

Lewis G.M., 1998, « Maps, Mapmaking, and Map Use by Native North Americans », in : David Woodward et G. Malcolm Lewis (dir.), The History of Cartography, Vol. 2, Livre 3, Cartography in the Traditional African, American, Arctic, Australian, and Pacific Societies, Chicago, The Chicago University Press, pp. 51-182.

Smith J., 1608, A True Relation of Such Occurrences and Accidents of Note as Hath Hapned in Virginia Since the First Planting of that Colony, which is now resident in the South part thereof, till the last returne from thence, Londres, John Tappe, éd. de 1856, avec introduction et notes de Charles Deane, Boston, Wiggin and Lunt.

Smith J., 1624, The Generall Historie of Virginia, New England, and the Summer Isles with the name of the Aventurers, Planters, and Governours, from their first beginning An: 1584 to this present 1626, Londres, Michael Sparkes.


Notes

[1] John Smith, 1608, A True Relation of Such Occurrences and Accidents of Note as Hath Hapned in Virginia Since the First Planting of that Colony, which is now resident in the South part thereof, till the last returne from thence, Londres, John Tappe, éd. de 1856, avec introduction et notes de Charles Deane, Boston, Wiggin and Lunt, pp. 35-36.]

[2] John Smith, 1624, The Generall Historie of Virginia, New England, and the Summer Isles with the name of the Aventurers, Planters, and Governours, from their first beginning An: 1584 to this present, Londres, Michael Sparkes, p. 68.

[3] John Smith, 1608, op. cit., p. 26.

[4] John Smith, 1624, op. cit. p. 48.

La représentation des mers

À propos du livre : BnF, l’âge d’or des cartes marines, Seuil, 2012.

C’est un très bel ouvrage que vient de publier la Bibliothèque nationale de France, sur le thème de sa récente exposition portant sur « l’âge d’or des cartes marines » et couvrant une période allant, pour l’essentiel, du 13e au 17e siècle, soit le moment où « l’Europe découvrait le monde ».

Ce livre est d’abord largement centré sur les « portulans », ces cartes apparues à partir du 12e siècle en Europe, objets souvent luxueux et de collection, mais dont les répliques allégées étaient destinées à  se repérer en Méditerranée de façon à accoster sans embûche aux ports ciblés. L’ouvrage s’intéresse également aux différentes mappemondes qui jalonnent l’histoire de la cartographie depuis celle du Grec Ptolémée au 2e siècle jusqu’aux cartes du 17e qui ont clairement pris la mesure du nouveau continent américain, en passant par un certain nombre de représentations arabes de l’Ancien Monde bien antérieures à nos portulans. Au total, c’est bien une histoire, partielle mais significative, de la cartographie ancienne, que la BNF élabore avec ce volume puisant largement ses illustrations dans les riches collections rassemblées par la Bibliothèque depuis maintenant près de deux siècles.

Les cartes portulans seraient nées à l’époque des croisades, soit donc aux 12e et 13e siècles. Il est dès lors possible qu’un lien existe entre les géographies arabes de la période abbasside, dans la Bagdad des 9e et 10e siècles, et l’effort de représentation des premiers cartographes européens. De fait, on sait que la carte de l’Ancien Monde d’al-Idrîsî, élaborée au 12e siècle, a vraisemblablement inspiré le cartographe génois Pietro Vesconte lequel, vers 1320, « associe des cartes portulans à une mappemonde, utilisant à la fois des modèles latins et arabes ». L’ouvrage de la BNF reste peu disert sur ces influences. Néanmoins les portulans semblent se distinguer largement des mappemondes grecques ou arabes, et ce sur deux plans bien distincts.

En premier lieu, les portulans sont construits de façon géométrique et méthodique, dans le but de permettre repérage précis et navigation. Leur élaboration se fait en deux temps. D’abord un premier cercle, de quelques centimètres de diamètre, est tracé à un endroit assez central du parchemin puis des rayons partant de son centre (16 principaux et souvent 16 secondaires) strient l’ensemble du support. Ensuite, aux limites extérieures de ces 16 rayons principaux, de nouveaux points sont choisis comme base d’où reviennent encore un certain nombre de rayons. Le support ainsi quadrillé par ces « lignes de rhumbs » permet donc de se repérer à partir des points cardinaux indiqués par la boussole. Un marin décidant de partir d’un point, par exemple à 45° en direction du sud-ouest, pourra savoir où il se trouve sur la carte en suivant la ligne de rhumbs et en estimant sa vitesse de navigation. Avec évidemment un risque d’erreur non négligeable qui conduira à qualifier cette détermination de « point de fantaisie » ». En était-il de même des cartes arabes utilisées par les navigateurs ? L’ouvrage ne le dit pas mais l’on sait que les navigateurs arabes et indiens utilisaient des instruments propres (arbalestrille et kamal) pour mesurer la latitude en se référant à la hauteur de l’étoile polaire, sans doute dès le début de notre ère. Ils disposaient donc de moyens de repérage propres, différents des lignes de rhumbs.

Usage du portulan

Figure 1. Hydrographe à l’ouvrage (Jacques de Vaulx, 1583, Les Premières œuvres, médaillon du frontispice, BnF) – Cliquez sur les images pour les voir en plus grand

En second lieu, leur foisonnante iconographie distingue clairement les portulans de leurs « équivalents » dans d’autres cultures. Ces cartes restent simples pour ce qui est du tracé des côtes, souvent à peine esquissé ou déduit des inscriptions toponymiques (toujours perpendiculaires au rivage vers l’intérieur). En revanche, les terres sont le support de représentations réalistes ou imaginaires de la végétation, des hommes ou des animaux (souvent fabuleux) et permettent aux artistes de donner libre cours à leur talent. Les villes notamment sont tout à fait intéressantes dans leur symbolisation, surtout parce que les cités extérieures à l’Europe sont le plus souvent représentées sous des formes architecturales clairement familières à notre culture. En ce sens, les portulans reflètent évidemment aussi notre eurocentrisme. L’Atlas catalan de 1375 ou encore la carte de la Méditerranée de Gabriel de Valiseca (1447) en constituent des exemples frappants.

Atlas catalan (détail)

Figure 2. L’or de Kanga Moussa, « empereur du Mali » (1375, Atlas catalan,attribué à Abraham Cresques, BnF)

Avec le début des découvertes maritimes, à partir du 15e siècle, la fabrication des portulans devient clairement une affaire d’État et tant la casa de contratacion à Séville que l’armazem au Portugal cultivent un certain secret dans l’établissement de cartes, par ailleurs de plus en plus riches et normatives. Un problème (provisoirement) géographique surgit lorsqu’il devient nécessaire de trouver un méridien aux antipodes de celui qui sépare, dans l’Atlantique, le domaine espagnol (à l’ouest) de son homologue portugais (à l’est – traité de Tordesillas, 1494) : de fait, en continuant vers l’ouest, au-delà des Amériques, les Espagnols auraient inéluctablement fini par pénétrer de nouveau le domaine des Portugais… La fixation politique d’une ligne permettant à ces derniers de garder les Moluques (puis aux Espagnols de s’emparer « légitimement » des Philippines en 1598) devait clore ce débat avec le traité de Saragosse (1529).

C’est vers 1460 que les navigateurs européens commencèrent à se familiariser avec la mesure de la latitude, notamment à l’aide du sextant fondé sur la position du soleil (et non plus celle de l’étoile polaire sur l’horizon). Ce calcul  leur permettait désormais de préciser leur position sur une ligne de rhumbs. Ils naviguaient alors selon le « point calculé » et non plus selon le « point de fantaisie ». Assez rapidement, la carte de Cantino (1502) devait tenir compte des latitudes tandis que celle de Pedro Reinel (1504) portait explicitement une échelle de cette même latitude. Mais les erreurs de calcul dues à l’absence de projection d’une part, la méconnaissance de la déclinaison magnétique suivant les régions d’autre part, ne seront corrigées que beaucoup plus tard, en partie par Mercator, en 1569, puis au 18e siècle (avec le calcul des longitudes et la connaissance de la distribution spatiale de la déclinaison magnétique). Mais le fait est que l’extension atlantique des distances désormais parcourables avait rendu nécessaires des précisions que la navigation méditerranéenne du Moyen-âge pouvait encore considérer comme facultatives…

Pedro Reinel_1504_Atlantique

Figure 3. Carte de l’Atlantique, avec échelle de latitude (Pedro Reinel, 1504, Bayerische Staatsbibliothek)

La partie sans doute la plus fascinante du livre est constituée par les nombreuses pages consacrées à quelques-uns des plus beaux recueils de cartes de l’histoire européenne. Ainsi en va-t-il de la Cosmographie universelle de Guillaume Le Testu (1556), ancien marin de l’éphémère « France antarctique » créée par l’amiral Villegagnon, en 1555, sur la côte brésilienne et immortalisée par le roman Rouge Brésil de Jean-Christophe Rufin. En une quinzaine de planches, nous sommes conviés à nous familiariser avec d’invraisemblables détails concernant les populations, la faune et la flore, prouvant au passage qu’eurocentrisme et imaginaire faisaient finalement très bon ménage. On y est aussi prié de rêver à ce que pouvait être la gigantesque terre antarctique censée contrebalancer au sud les terres importantes situées au nord du globe. On mentionnera aussi le chatoyant atlas Miller, œuvre portugaise de 1519, qui reflète non seulement les découvertes progressives des navigateurs lusitaniens au tournant du 16e siècle, mais encore déploie un luxe de détails et de couleurs qui n’a rien à envier à l’œuvre du Normand Le Testu ou encore à l’Atlas catalan de la fin du 14e siècle.

Le Testu_1555_Afrique orientale

Figure 4. Côte orientale de l’Afrique et île Saint-Laurent, aujourd’hui Madagascar (Guillaum Le Testu, 1555, Cosmographie universelle, BnF)

Homem_1519_Nord océan Indien

Figure 5. La partie Nord de l’océan Indien (Lopo Homem, 1519, Atlas Miller, BnF)

La cartographie de l’océan Indien tient une place toute particulière dans l’ouvrage. Celle-ci est lente à donner des contours un tant soit peu précis à ce cœur du système-monde. Mais les témoignages sont intégrés progressivement par les cartographes et, seulement un an après le voyage de Bartolomeu Dias jusqu’au cap de Bonne-Espérance, la mappemonde de Henricus Martellus Germanus fournit une carte qui intègre cette ouverture de l’océan Indien vers l’ouest, dans un ensemble demeurant par ailleurs très grossier. C’est notamment le golfe Persique qui y apparaît totalement rectangulaire tandis que l’Asie du Sud-Est demeure continue et très effilée vers le sud. Ce sont là deux « déformations »qui témoignent sans doute d’un respect très « humaniste » de l’œuvre inattaquable de Ptolémée. L’atlas Miller de 1519 maintient la même forme pour le sud-est asiatique, alors que l’observation des conquérants portugais avait déjà commencé de repérer des tracés plus exacts. C’est entre 1520 et 1550 que l’ensemble de ces cartes allait être corrigé, combinant vraisemblablement pour ce faire consultation de cartes locales et observation directe. Revers de la médaille, l’iconographie et l’imaginaire reculent au profit de la précision factuelle. Ainsi, en Italie, en Flandre et dans le Saint-Empire, les cartes s’assèchent et seuls les océans regorgent encore de voiliers magnifiques et de créatures marines. En témoignent par exemple les représentations de Giacomo Gastaldi (1561) ou de Evert Gijsbertsz (1599) qui nous saturent d’informations écrites et finissent rapidement par nous ennuyer…

Gastaldi_1560_Golfe de Venise

Figure 6. Le golfe de Venise (Giacomo Gastaldi, 1560, Geographia particolare d’una gran parte dell’Europa novamete descritta, BnF)

L’ouvrage se clôt sur le 17e siècle et la cartographie menée aux Pays-Bas sous l’égide de la VOC, Compagnie des Indes orientales. Utilisant très largement les cartes créées à Batavia, les employés de la VOC pratiquent une cartographie manuscrite et informative, dans laquelle l’iconographie est souvent très limitée voire bannie. Alors que la projection de Mercator est désormais bien connue, les pilotes de la Compagnie semblent avoir souvent préféré les cartes planes, au prix évidemment de distorsions importantes dans leur repérage sur les longues distances. Pour Hans Kok, ces cartes marines sont de fait les derniers portulans, embrassant désormais le monde entier, figurant encore dans le cadre des « lignes de rhumbs » les routes au long cours que devaient parcourir les flûtes de la Compagnie, « cartes austères, conçues exclusivement pour la navigation, adaptées au mode de vie calviniste des Néerlandais ». La cartographie abandonnait définitivement ce mariage très bachelardien de la science et de l’imaginaire qui avait longtemps séduit nobles et érudits de l’Europe entière…

Nouveaux regards sur l’impérialisme écologique

Il y a quarante ans, un historien américain publiait un livre pour lequel il avait eu bien du mal à trouver un éditeur. La réception ne fut guère encourageante : comptes-rendus mitigés ou hostiles, indifférence… Pourtant, petit à petit, le livre a profondément modifié les perspectives sur les conséquences de la découverte de l’Amérique. Le terme d’« échange colombien » (The Columbian Exchange), titre de l’ouvrage – non traduit en français –, est maintenant reconnu par la grande majorité des historiens américains et au-delà. Il est devenu l’un des ouvrages fondateurs et un classique de l’histoire environnementale [1].

Dans ce livre et dans un exposé ultérieur, Ecological Imperialism publié en 1986 [2], l’auteur, Alfred W. Crosby, démontrait le rôle crucial, si souvent négligé jusqu’alors, joué par les plantes, les animaux et les microbes ayant traversé l’Atlantique dans les deux sens après la découverte du Nouveau-Monde par Christophe Colomb. L’extraordinaire conquête du Mexique et du Pérou par Hernán Cortés et Francisco Pizarro s’expliquait par le fait que ces vastes empires avaient été dramatiquement affaiblis et désorganisés par des épidémies de variole, de grippe, de rougeole… Isolés depuis plusieurs millénaires à l’écart du reste du monde, les Indiens n’avaient développé aucune immunité contre ces maladies [3]. Ce faisant, Crosby ébranlait l’idée d’Européens s’étant imposés facilement parce que culturellement bien supérieurs. L’avantage des Européens n’était pas tant technologique que biologique.

Les conséquences de l’échange colombien

L’ouvrage mettait aussi en relief d’autres aspects méconnus de cet « échange colombien » : les Indiens, qui ne possédaient que très peu d’animaux domestiqués [4], adoptèrent avec enthousiasme chevaux, vaches et cochons, ce qui ne me manqua pas d’avoir des conséquences écologiques (entre autres) importantes en Amérique. Les habitants de l’Ancien Monde quant à eux, prirent conscience, quoique plus lentement, du potentiel des plantes américaines à hauts rendements (maïs, pomme de terre, patate douce et manioc), qui pouvaient de surcroît être cultivées sur des terres peu propices à d’autres cultures. L’extraordinaire croissance démographique de l’Eurasie à partir du XVIIe siècle peut s’expliquer au moins en partie par l’arrivée de ces plantes américaines.

De nombreuses recherches sont venues compléter ou nuancer les conclusions de Crosby. L’ouvrage le plus connu en France dans cette veine est sans doute celui de Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire [5]. Mais deux ouvrages récents, publiés aux États-Unis, offrent des éclairages nouveaux et tout à fait captivants sur cet échange colombien.

Le premier, Mosquito Empires, écrit par l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire environnementale, John R. McNeill [6], démontre de manière convaincante le rôle complexe joué par les humbles moustiques dans la géopolitique américaine. Dans l’Amérique des XVe-XVIe siècles, l’environnement était comparativement sain pour les Européens. Deux maladies, en particulier, étaient remarquables par leur absence : la fièvre jaune et le paludisme. Mais alors que se développaient dans les Caraïbes les plantations (canne à sucre…), les colons – cherchant à suppléer à la main d’œuvre amérindienne décimée par les microbes et les mauvais traitements européens – eurent bientôt recours à des esclaves africains. Or les navires négriers apportèrent également, à leur insu, les moustiques vecteurs de la fièvre jaune et d’une forme aiguë de paludisme, Plasmodium falciparum (à l’exception des côtes méditerranéennes, P. vivax, moins dangereux, était la forme la plus répandue en Europe). Dans le même temps, les plantations créaient par inadvertance un environnement particulièrement propice pour Aedes aegypti, le moustique transmettant la fièvre jaune, qui trouvait par exemple dans les récipients en terre cuite utilisés pour stocker le sucre, un milieu idéal. Les conséquences géopolitiques furent considérables.

Les multiples impacts des moustiques

Tout d’abord, l’installation de ces maladies dans la Grande Caraïbe (la zone allant des côtes du Venezuela jusqu’à la baie de Chesapeake sur la côte Est des États-Unis) eut pour effet de renforcer l’incitation à importer toujours plus d’esclaves. La plupart des Africains possédaient en effet diverses formes d’immunités (héréditaires ou acquises) à la fièvre jaune et au paludisme qui les rendaient moins susceptibles de succomber dès leur arrivée dans les colonies. Les « engagés », des Européens s’engageant à travailler quelques années en échange du voyage et de la promesse d’une terre, n’étaient plus du tout compétitifs face aux esclaves africains. C’est l’une des raisons pour lesquelles quatre personnes sur cinq passées en Amérique avant 1820 étaient africaines. L’impérialisme écologique, qui avait d’abord favorisé les Espagnols au détriment des Amérindiens, s’est retourné, dans les Antilles, contre les Européens, en avantageant les organismes originaires d’Afrique – y compris les êtres humains.

Mais le rôle des moustiques ne s’arrête pas là. La fièvre jaune est une maladie relativement bénigne pour les enfants en bas âge, et ceux qui survivent sont immunisés à vie. Le paludisme confère également à ceux qui le contractent une forme de résistance. Autrement dit, les personnes ayant grandi dans des régions où ces maladies sont endémiques avaient un avantage considérable sur les étrangers, à une époque où les maladies tuaient bien davantage de soldats que les combats. Or l’Empire espagnol, qui avait établi des colonies américaines dès la fin du XVe siècle, pouvait s’appuyer sur les milices locales et quelques garnisons permanentes constituées de soldats ayant survécu à la fièvre jaune. Par le biais de cette « immunité différentielle », les Espagnols purent maintenir leur empire jusqu’au XIXe siècle, alors même qu’Anglais, Français et Néerlandais tentaient de manière répétée de les déloger, avec des moyens considérables. Il suffisait aux Espagnols d’être capables de tenir un siège pendant quelques mois, le temps de laisser la fièvre jaune décimer les rangs ennemis.

McNeill donne de nombreux exemples de ce processus ; il évoque aussi la tentative de colonisation de la Guyane en 1763 ou l’expédition envoyée par Napoléon pour reprendre Saint-Domingue (Haïti), en 1802-1803, qui échouèrent à cause de la fièvre jaune. La victoire de George Washington à Yorktown en 1781, bataille décisive de la guerre d’indépendance américaine, fut grandement facilitée par les moustiques (les rangers étant en grande partie immunisés contre le paludisme, à l’inverse des troupes britanniques, trop malades pour combattre), tout comme le succès des troupes de Simón Bolívar face aux soldats fraîchement débarqués d’Espagne dans la guerre d’indépendance du Venezuela et de la Colombie.

L’homogénocène

1493: Uncovering the New World Columbus Created [7] de Charles C. Mann propose une actualisation de The Columbian Exchange en incorporant les recherches les plus récentes. L’auteur synthétise des recherches provenant de champs très divers (histoire, sciences naturelles, etc.). Certains des thèmes recoupent d’ailleurs étroitement ceux de Mosquito Empires, l’auteur s’étant abondamment servi de l’ouvrage de McNeill. Le livre documente l’entrée du monde, à la suite de la découverte de l’Amérique par Colomb, dans une nouvelle ère de globalisation économique et écologique, l’« homogénocène ». L’intérêt du livre est de montrer les aspects pour le moins ambigus de cette mondialisation des échanges, source de bénéfices matériels considérables pour un grand nombre, mais aussi de dégradations environnementales à grande échelle.

L’auteur nous emmène dans un passionnant tour du monde des effets de l’échange colombien, là où Crosby s’était principalement attaché à en décrire les effets en Europe et en Amérique. Mann, à la suite de Kenneth Pomeranz et Robert Marks, recentre le récit sur la Chine, et met en lumière l’énorme impact de l’argent et des plantes apportées d’Amérique. Une partie importante, quoique difficile à évaluer avec précision, de l’argent produit dans les mines du Potosí (actuelle Bolivie), n’alla pas, comme on le croit souvent, dans les coffres du trésor espagnol, mais fut acheminé, via les Philippines, jusqu’en Chine. Il y était échangé contre des soieries et autres produits que les Chinois fabriquaient déjà à bien moindre coût qu’en Europe. Dans l’empire du Milieu, l’argent du Potosí permit de résoudre un problème épineux et récurrent : le manque crucial de numéraire. Par ailleurs, l’arrivée dans le pays du tabac, du maïs et des patates douces, notamment, eut des conséquences écologiques colossales et souvent calamiteuses (déforestation, érosion…) ; les deux dernières plantes permirent cependant une augmentation prodigieuse de la population. Ce vigoureux commerce transpacifique contribua à des fréquents et importants échanges de populations et de produits entre les Philippines, la Chine et le Mexique. Et c’est à Mexico, justement, que la première métropole vraiment multiraciale et multiethnique, se forma peu après le début de la colonisation espagnole, hybridation curieuse d’Indiens, d’Espagnols, d’Africains (pas toujours esclaves : un Africain, compagnon de Cortès, fut le premier à faire pousser du blé dans le Nouveau Monde) ou encore de Chinois venus via le galion de Manille et Acapulco.

Mann évoque également les transformations écologiques majeures découlant de l’arrivée des colons européens en Amérique, et des organismes vivants qu’ils apportèrent avec eux, comme les vers de terre, introduits dans le Nord-Est des États-Unis actuels par les Anglais [8]. Il décrit les transformations engendrées par l’adoption en Europe des plantes originaires d’Amérique, en particulier la pomme de terre. Il dresse un panorama de l’expansion de la culture de la canne à sucre, des croisés qui découvrirent avec fascination cette plante en Terre sainte, jusqu’à l’expansion de cette culture dans les îles de l’Atlantique (Açores, Madère, Cap-Vert…), puis dans les Antilles. Il montre encore le rôle historique crucial du caoutchouc naturel, élément clé de la Révolution industrielle*. Tiré de l’hévéa, originaire d’Amazonie, et dont les plantations recouvrent maintenant de très larges superficies de l’Asie du Sud-Est, son importance reste cruciale aujourd’hui alors que le caoutchouc synthétique ne peut toujours pas remplacer adéquatement le latex naturel ; mais les plantations d’hévéa sont menacées par un champignon brésilien qui pourrait faire des ravages.

Mann revisite donc dans ce livre des aspects souvent déjà évoqués par Crosby il y a quarante ans, mais en les approfondissant et en les actualisant à l’aide des découvertes les plus récentes en sciences et dans d’autres disciplines. Ceux-là même qui ont déjà lu Crosby apprendront donc beaucoup à la lecture de ces deux ouvrages passionnants et qui se lisent très facilement. Ceci est vrai, a fortiori, pour ceux qui ne sont pas encore familiers avec la notion d’échange colombien.

Notes

[1] Crosby Alfred W. [1972], The Columbian Exchange: Biological and cultural consequences of 1492, Greenwood, rééd. Praeger Publishers, 2003. Les circonstances de la publication de l’ouvrage sont évoquées notamment par John R. McNeill dans la préface à l’édition du 30e anniversaire du livre, en 2003, et dans Mark Cioc et Char Miller, « Interview with Alfred Crosby », Environmental History, Vol. XIV, n° 3, 2009, pp. 559-568.

[2] Crosby A.W. [1986], Ecological Imperialism: The biological expansion of Europe, 900-1900, Cambridge University Press, rééd. 2004.

[3] Les Indiens pour leur part auraient rendu la monnaie de leur pièce aux Européens en leur transmettant la syphilis, qui fit ses premières apparitions dûment documentées en Europe juste après le retour de C. Colomb.

[4] Les Indiens n’avaient domestiqué que quelques rares animaux de taille moyenne ou réduite (lamas, dindes…), parce qu’il n’y avait pas, en Amérique, d’animaux plus gros susceptibles d’être domestiqués, comme l’explique Jared Diamond dans Guns, Germs and Steel, 1997, trad. fr. Pierre-Emmanuel Dauzat, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Gallimard, 2000, rééd. coll. « Folio », 2007. Pour une fiche de lecture

[5] Ibid.

[6] McNeill John R. [2010], Mosquito Empires: Ecology and war in the Greater Caribbean, 1640-1914, Cambridge University Press. L’auteur est professeur à l’Université de Georgetown, actuel président de l’American Society for Environmental History et vice-président de l’American Historical Association. Son ouvrage le plus connu, Du Nouveau sous le soleil. Une histoire de l’environnement mondial au XXe siècle, 2000, a été traduit en français par Philippe Beaugrand chez Champ Vallon en 2010.

[7] Charles C. Mann, 1493: Uncovering the New World Columbus Created, Knopf, 2011, rééd. Vintage, 2012. L’auteur, journaliste scientifique, a déjà publié une remarquable étude avec 1491. Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, 2006, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2007. Pour une fiche de lecture…

[8] « Avant l’arrivée des Européens, la Nouvelle-Angleterre et le Haut-Midwest (ndlr : la région s’étendant au sud des Grands Lacs) n’avaient pas de vers de terre – ils avaient disparu lors de la dernière glaciation », dit Mann, s’appuyant en particulier sur Lee E. Frelich et al., « Earthworm invasion into previously earthworm-free temperate and boreal forests », Biological Invasions, vol. VIII, n° 6, 2006, pp. 1235-1245. Accessible ici

Les discours sur l’état de l’Union : une source pour l’histoire globale ?

L’objectif de ce billet est de présenter le corpus des discours sur l’état de l’Union des présidents américains et leur intérêt pour alimenter les recherches sur une approche globale de l’histoire. Ces discours sont disponibles, dans leur intégralité, à l’adresse suivante : www.presidency.ucsb.edu. J’ai moi-même traduit les extraits présentés ci-dessous, et j’invite le lecteur à se référer aux versions originales, reproduites en fin de document.

Les discours sur l’état de l’Union sont des discours par lesquels le président des États-Unis informe le Congrès [1] des grandes orientations qu’il souhaite donner à sa politique. Ces discours furent institués par l’article II de la Constitution américaine, portant sur les attributions du président :

(1) « Il [le président] doit, de temps à autre, donner au Congrès des informations sur l’état de l’Union, et soumettre à leur considération les mesures qu’il juge nécessaires et opportunes [2]. »

Le premier discours sur l’état de l’Union a été prononcé par George Washington, à New York, le 8 janvier 1790. Cette tradition s’est perpétuée, annuellement, presque sans interruption jusqu’à la présidence d’Obama. Cette continuité est une des raisons pour lesquelles cette source mérite l’attention de l’historien. L’étude de ces discours offre, en effet, un accès privilégié pour observer, sur le long terme, comment le pouvoir présidentiel réagit aux événements qui ont rythmé l’histoire des États-Unis : les événements les plus connus et les mieux étudiés comme la guerre de Sécession, les deux guerres mondiales, la guerre froide, la guerre du Viêtnam, les attentats du 11 septembre… Mais ces discours donnent également accès à des événements peut-être moins connus, comme la guerre dite de Tripoli, toute première guerre menée par les États-Unis après leur indépendance (voir les discours du président Jefferson entre 1801 et 1805), ou la guerre hispano-américaine, qui se solda par l’indépendance de Cuba (voir les discours du président McKinley de 1897 à 1900). Aborder ces événements via les discours sur l’état de l’Union donne accès à des informations détaillées sur la conduite des opérations, leurs coûts, les unités déployées. Mais une telle source pourrait également permettre d’aborder des problématiques moins conventionnelles : la comparaison des discours sur l’état de l’Union peut, par exemple, nourrir une histoire, sur le long terme, de la justification des opérations militaires auprès de l’opinion publique. Dans cette perspective, je reproduis ci-dessous un extrait du discours du président McKinley, en 1898, et un extrait du discours du président Roosevelt, en 1941 :

(2) « Le 15 février dernier, survenait la destruction du navire de combat le Maine alors qu’il se trouvait, en toute légalité, dans le port de La Havane, pour une mission de  courtoisie internationale – une catastrophe dont la nature suspecte et l’horreur ont profondément agité le cœur de la nation. […] La conclusion de l’enquête du conseil d’administration navale a établi que l’origine de l’explosion était externe, causée par une mine sous-marine, et il ne manquait plus qu’un aveu pour déterminer la responsabilité de l’auteur.

Tous les éléments de cette affaire emportaient la conviction du plus réfléchi, avant même la conclusion du tribunal maritime, que la crise dans nos relations avec l’Espagne autour de Cuba était imminente [3]. »

(3) « Il y a exactement un an aujourd’hui, je disais au Congrès : “Quand les dictateurs… sont prêt à nous faire la guerre, ils ne vont pas attendre un acte de guerre de notre part… Eux – pas nous – vont choisir le moment, le lieu et la méthode de leur attaque.”

Nous connaissons leur choix du moment : un paisible dimanche matin, le 7 décembre 1941.

Nous connaissons leur choix du lieu : un avant-poste américain dans le Pacifique.

Nous connaissons leur choix de méthode : la méthode d’Hitler lui-même [4]. »

La richesse des discours sur l’état de l’Union, dans la perspective de l’écriture d’une histoire globale, provient également du fait que les présidents américains y abordent de nombreuses facettes de la politique des États-Unis : l’économie, la finance, le droit, la diplomatie, le commerce, les questions de société, les questions environnementales… Pour chacun de ces objets, il pourrait être intéressant de suivre l’évolution de leur traitement à mesure que les États-Unis se sont affirmés comme un acteur global. À titre d’exemple, je reproduis, ci-dessous, les extraits des discours d’Andrew Jackson (1831), de Rutherford B. Hayes (1877) et de Bill Clinton (1998), qui peuvent être abordés comme autant d’étapes dans le rapport du pouvoir exécutif à l’environnement :

(4) « Si de l’état satisfaisant de notre agriculture, de nos manufactures, de nos infrastructures, nous en venons à l’état de notre marine et de notre commerce avec les nations étrangère et entre nos États, nous avons peine à trouver moins de raisons de nous réjouir. Une Providence bienfaisante a fourni pour les exercer et les encourager une côte étendue, bordée de baies de grande capacité, de longues rivières, des mers intérieures; avec un pays produisant tous les matériaux pour la construction navale et tous les produits de base pour le commerce lucratif, et rempli d’une population active, intelligente, bien éduquée, et sans peur du danger [5]. »

(5) « L’expérience des autres nations nous enseigne qu’un pays ne peut pas être dépouillé de ses forêts en toute impunité, et nous nous exposons aux conséquences les plus graves si le gaspillage et l’imprudence avec lesquels les forêts des États-Unis sont détruites ne sont pas contrôlés efficacement [6]. »

(6) « Notre défi environnemental primordial, ce soir, est le problème mondial du changement climatique, le réchauffement global, la crise commune qui nécessite une action dans le monde entier. La grande majorité des scientifiques ont conclu sans équivoque que si nous ne réduisons pas les émissions de gaz à effet de serre, à un moment donné dans le siècle prochain, nous allons perturber notre climat et mettre nos enfants et nos petits-enfants en danger. En décembre dernier, l’Amérique a conduit le monde à un accord historique, engageant notre nation à réduire les émissions de gaz à effet de serre par les forces du marché, les nouvelles technologies, et l’efficacité énergétique. »

En somme, les discours sur l’état de l’Union présentent deux aspects de la globalité à laquelle peut aspirer une écriture globale de l’histoire : la globalité comprise comme une approche multifacettes des événements, de par la diversité des questions que doit aborder le président américain dans son discours ; la globalité dans son sens d’interconnexions géographiques, tendance qui s’est renforcée à mesure que les États-Unis se sont affirmés comme superpuissance. Or, il va de soi que, si les discours sur l’état de l’Union peuvent, en ce sens, offrir une perspective globale sur l’histoire, il s’agit d’une histoire via un prisme culturel bien particulier. Ainsi, l’intérêt de l’étude des discours sur l’état de l’Union pourrait également provenir de l’opportunité qu’ils offrent d’expérimenter le concept de métarécit, compris comme le cadre philosophique, politique, idéologique au sein duquel les événements sont interprétés. Les discours sur l’état de l’Union se prêtent d’autant mieux à l’étude de ce concept que les présidents américains prennent soin d’inscrire les priorités de leur agenda politique dans un récit, aux accents mythiques, des grandes étapes de l’histoire de leur nation. Voici, par exemple, comment le président Lyndon Johnson présentait, en 1965, son projet de « Great Society » :

(7) « Il y a deux cent ans, en 1765, neuf colonies se réunissaient pour la première fois afin d’exiger leur libération du pouvoir arbitraire.

Au cours d’un premier siècle, nous avons lutté pour maintenir l’unité de la première union continentale démocratique dans l’histoire de l’homme. Il y a cent ans, en 1865, à la suite d’une terrible épreuve du sang et du feu, le pacte de l’union fut enfin scellé.

Au cours d’un deuxième siècle, nous avons travaillé à établir une unité de but et d’intérêt parmi les nombreux groupes qui composent la communauté américaine.

Souvent, cette lutte amena la douleur et la violence. Elle n’est pas encore terminée. Mais nous avons réalisé une unité d’intérêt au sein de notre peuple qui est inégalée dans l’histoire de la liberté.

Et ce soir, maintenant, en 1965, nous commençons une nouvelle quête de notre union. Nous cherchons l’unité de l’homme avec le monde qu’il a construit – avec le savoir qui peut le sauver ou le détruire, avec les villes qui peuvent le stimuler ou l’étouffer – avec la richesse et les machines qui peuvent cultiver ou aliéner son esprit.

Nous cherchons à établir une harmonie entre l’homme et la société qui permettra à chacun d’entre nous d’élargir le sens de sa vie et à chacun d’entre nous d’élever la qualité de notre civilisation. C’est la recherche que nous commençons ce soir.

Mais l’unité que nous cherchons ne peut pas réaliser toutes ses promesses dans l’isolement. Car aujourd’hui, l’état de l’Union dépend, dans une large mesure, de l’état du monde [7]. »

Cet extrait nous confronte avec une fonction archaïque de la narration historique, qui a été notamment analysée par George Kennedy dans ses travaux d’histoire comparée de la parole publique [8] : raconter l’histoire pour entretenir la cohésion d’une société donnée et raconter l’histoire pour donner un sens aux événements. Il s’agit de deux conditions de l’action collective. L’histoire, comme discipline académique, entretient un rapport ambigu à ces deux fonctions : le souhait de l’historien d’écrire un récit utile à ses contemporains peut-être mis en balance avec le risque de restreindre la définition de son auditoire à des catégories trop étroites, comme l’ont longtemps été les nations. Et le projet de l’histoire globale, tel qu’il fut notamment porté par Christopher Bayly [9] dans le monde anglo-saxon, trouve une de ses sources dans une volonté de décentrer l’écriture de l’histoire. Une question est alors de savoir si un tel projet peut faire l’économie d’une réflexion sur l’auditoire auquel il s’adresse et sur les fonctions qu’il pourrait remplir.

[1] « Le Congrès des États-Unis (United States Congress) est le parlement bicaméral du gouvernement fédéral des États-Unis, c’est-à-dire sa branche législative. Les deux chambres sont le Sénat des États-Unis (United States Senate)  et la Chambre des représentants des États-Unis (United States House of Representatives). »

[2] « He [the President] shall from time to time give to the Congress Information of the State of the Union, and recommend to their Consideration such Measures as he shall judge necessary and expedient. »

[3] « At this juncture, on the 15th of February last, occurred the destruction of the battle ship Maine while rightfully lying in the harbor of Havana on a mission of international courtesy and good will – a catastrophe the suspicious nature and horror of which stirred the nation’s heart profoundly. […] The finding of the naval board of inquiry established that the origin of the explosion was external, by a submarine mine, and only halted through lack of positive testimony to fix the responsibility of its authorship.

All these things carried conviction to the most thoughtful, even before the finding of the naval court, that a crisis in our relations with Spain and toward Cuba was at hand. »

[4] « Exactly one year ago today I said to this Congress: “When the dictators. . . are ready to make war upon us, they will not wait for an act of war on our part. . . . They – not we — will choose the time and the place and the method of their attack.”

We now know their choice of the time: a peaceful Sunday morning — December 7, 1941.

We know their choice of the place: an American outpost in the Pacific.

We know their choice of the method: the method of Hitler himself. »

[5] « If from the satisfactory view of our agriculture, manufactures, and internal improvements we turn to the state of our navigation and trade with foreign nations and between the States, we shall scarcely find less cause for gratulation.A beneficent Providence has provided for their exercise and encouragement an extensive coast, indented by capacious bays, noble rivers, inland seas; with a country productive of every material for ship building and every commodity for gainful commerce, and filled with a population active, intelligent, well-informed, and fearless of danger. »

[6] « The experience of other nations teaches us that a country can not be stripped of its forests with impunity, and we shall expose ourselves to the gravest consequences unless the wasteful and improvident manner in which the forests in the United States are destroyed be effectually checked. »

[7] « Two hundred years ago, in 1765, nine assembled colonies first joined together to demand freedom from arbitrary power.

For the first century we struggled to hold together the first continental union of democracy in the history of man. One hundred years ago, in 1865, following a terrible test of blood and fire, the compact of union was finally sealed.

For a second century we labored to establish a unity of purpose and interest among the many groups which make up the American community.

That struggle has often brought pain and violence. It is not yet over. But we have achieved a unity of interest among our people that is unmatched in the history of freedom.

And so tonight, now, in 1965, we begin a new quest for union. We seek the unity of man with the world that he has built – with the knowledge that can save or destroy him, with the cities which can stimulate or stifle him – with the wealth and the machines which can enrich or menace his spirit.

We seek to establish a harmony between man and society which will allow each of us to enlarge the meaning of his life and all of us to elevate the quality of our civilization. This is the search that we begin tonight.

But the unity we seek cannot realize its full promise in isolation. For today the state of the Union depends, in large measure, upon the state of the world. »

[8] KENNEDY, George A. [1998], Comparative Rhetoric: An Historical and Cross-Cultural Introduction, Oxford, Oxford University Press.

[9] BAYLY, Christopher A. [2007], La Naissance du monde moderne, Paris, Les Éditions de l’Atelier.