Enseigner une histoire « globale », connectée en classes de secondes générales et professionnelles (2/3)

Début de l’article

2) L’échange colombien et les nouvelles routes commerciales, du 16e siècle au début du 19e siècle

La question de l’échange colombien (ou grand échange) n’est pas abordée systématiquement dans les programmes de seconde générale et professionnelle, mais elle paraît pourtant essentielle et complémentaire des premiers cours sur les relations internationales avant 1492. Ce brassage sans précédent, ces transferts transocéaniques et transcontinentaux qui vont métamorphoser les paysages, les modes d’exploitation agricole, les pratiques culturelles et les rapports sociaux ne peuvent être tout juste évoqués comme un fait établi, une simple évidence. Si l’on parle alors de métissage (7) voire de différentes formes de mondialisation (8), il faut que les élèves en saisissent les mécanismes mais surtout l’impact, et à quel point leur monde actuel est encore lié à ce phénomène – quand bien même, depuis, d’autres mutations plus importantes désormais viendraient en atténuer la portée.
Après l’élaboration de leur première carte, qui leur offre un « instantané » d’une période « charnière » de l’histoire, il leur est alors rapidement présenté les voyages européens, qui, en quelques décennies, élargissent considérablement le regard porté sur le monde, et les connaissances engrangées par les Portugais, les Espagnols, les Hollandais, les Anglais et les Français. Le rappel du long voyage de plus de vingt ans effectué par Marco Polo entre 1271 et 1295 (Fig. 3) permet d’aborder les premières tentatives européennes de mieux connaître les routes commerciales asiatiques (la route de la Soie) et de s’immiscer, déjà, dans un commerce lucratif qu’ils ne contrôlent pas mais qui va devenir une obsession.

Fig 3 L'élargissement du monde connu par les Européens

Fig. 3 : Carte tiré du manuel Histoire 2de, Hatier, 2014, p. 162.

Si le monde tel qu’il semble exister durant toute la période du 15e siècle est donc bien plus complexe que l’enseignement scolaire dans le secondaire ne le montre, il n’en reste pas moins vrai que les expéditions espagnoles et portugaises entre 1492 et 1520 vont avoir un impact nouveau sur les relations internationales, à la fois brutal et inscrit dans la durée. La première conséquence réside dans ce que l’on appelle le grand échange. Pour le faire saisir aux élèves, l’étude d’une nouvelle carte (Fig. 4) est proposée à l’oral, permettant une première approche de cette notion d’échange colombien.

Fig 4 ÉCHANGE COLOMBIEN OKOKOK

Fig. 4 : Carte de « L’échange colombien (16e – 18e siècle) », in Jean-François Mouhot, « Plantes et microbes, acteurs de l’histoire », Sciences Humaines, n° 242, nov. 2012, ici dans sa version corrigée publiée dans L. Testot, « La nouvelle histoire du Monde », Sciences Humaines Histoire, n° 3, déc. 2014/janv. 2015. © Légendes cartographie.

Très rapidement, la lecture complémentaire d’un court texte leur offre par des exemples concrets une meilleure compréhension des bouleversements engendrés. Les informations en gras sont celles sur lesquelles nous insistons avec eux davantage :
« Les hommes migrent ; les maladies dont ils souffrent voyagent avec eux, comme les plantes qu’ils cultivent et les techniques matérielles ou sociales qu’ils maîtrisent. Les Amérindiens sont décimés par les affections importées, on le sait depuis toujours, mais Mann insiste sur les ravages généralement ignorés entraînés par le paludisme. Les plantes américaines assurent en bien des lieux le succès de la pénétration européenne : en Virginie où la culture du tabac sauve les premiers colons, ou au fin fond de l’Amazonie deux siècles et demi plus tard, au moment du cycle du caoutchouc. Les plantes américaines élargissent les ressources alimentaires des autres continents. On sous-estime l’impact des contacts sur l’Extrême-Orient. Le maïs et la patate douce permettent la conquête par l’agriculture des collines et des montagnes du sud de la Chine – où l’érosion se déchaîne. L’argent du Mexique devient vite indispensable à l’économie chinoise, qui a renoncé au papier-monnaie. Les contacts favorisent l’essor de la contrebande et de la piraterie sur les côtes de Chine, cependant que le succès de Manille tient à l’activité des commerçants chinois qu’elle abrite – et redoute (9). »

La carte ci-dessous (Fig. 5) permet alors d’insister sur un point spécifique peu connu mais pourtant aux conséquences importantes, puisqu’il montre le détournement progressif des routes habituelles du commerce transsaharien, captées par les circuits maritimes européens. L’or ne passe plus par les grandes routes caravanières, il est détourné par les flottes portugaises avant, peu à peu, d’être dépassé par l’afflux du minerai précieux venu du nouveau continent, perturbant ainsi fortement des équilibres économiques anciens. Les conséquences de ces changements profonds seront l’effacement progressif des grandes puissances locales, et par « ricochet » le développement rapide de la traite négrière.

Fig 5 La victoire des caravelles

Fig. 5 : Tiré de Bernard Lugan, Atlas historique de l’Afrique des origines à nos jours, 2001, p. 90.

3) Fabriquer une carte pour évoquer « la première mondialisation » entre 16e et 18e siècle

Les informations tirées de la séance autour du grand échange complétées par la lecture de documents complémentaires comme la carte ci-dessous (Fig. 6) permettent d’élaborer là encore un document élève personnalisé, sur lequel ils vont pouvoir représenter cartographiquement les informations récoltées et montrer les interactions nouvelles, leurs implications entre échange colombien, nouvelles routes commerciales, puissances en expansion (L’Empire ottoman sur trois continents, voguant de la mer Rouge à l’océan Indien), traite négrière… En découvrant les énumérations de produits inscrits de chaque côté du document de la figure 6, les élèves peuvent ainsi mieux saisir que, du 16e au 18e siècle, la « zone d’échanges atlantique » apporte davantage de matières premières transformées plutôt en Europe, tandis que la zone d’échange asiatiques exporte davantage de produits manufacturés, l’Inde et la Chine se taillant la part du lion. On peut distinguer des routes « intermédiaires » transcontinentales (de l’Amérique du Sud à la façade est de l’Amérique du Nord, ou de la Chine à l’Europe via l’Empire ottoman), mais également océaniques (du Brésil à l’Afrique de l’Ouest, ou de l’Arabie à l’Inde et de l’Inde à Malacca).

Fig 6 Quand l'Orient était le centre manufacturier du Monde

Fig. 6 : « Du XVIe siècle, quand l’Orient était le centre manufacturier du Monde », Le Monde, article de Philippe Rekacewicz, novembre 2004.
On saisit en un coup d’œil la multiplication des voies de transferts, les brassages extraordinaires qui en résultent mais sans  en comprendre tous les mécanismes, tous les enjeux. Le second fond de carte des élèves va donc leur permettre de montrer à la fois les routes commerciales indiquées par la figure 6, mais également de visualiser le grand échange et ses conséquences, dont, entre autres, le commerce dit triangulaire (10). Les premiers empires coloniaux européens sont clairement indiqués, mais aux côtés d’autres puissances déjà évoquées comme les États indiens (entre autre l’Empire moghol), la Chine, sans oublier l’Empire ottoman avec ses nouvelles conquêtes dans la péninsule arabique, son contrôle de la mer Rouge et ses tentatives de s’interposer dans le commerce de l’océan Indien, face, entre autre, aux Portugais…

Fig 7 Peinture anonyme ottomaneFig 7 : Peinture anonyme ottomane du XVIe siècle représentant une flotte turque dans l’océan indien.

 

4) Rencontres et métissages : l’exemple de la Malinche ?

La Malinche, Malintzin, Mallinali-Tenépal, Dona Marina (11) sont autant de noms prêtés à un seul personnage, dont la complexité historique et l’importance encore aujourd’hui peuvent se saisir en partie dans cette énumération, ici encore peu exhaustive. Les certitudes historiques sur sa naissance, sa vie et ses actions, comme sa mort, restent très fragiles (12) et souvent émanant de seules sources espagnoles (13), donnant de ce fait un regard unilatéral très contesté par la suite. Scolairement le personnage a jouit d’une curieuse ambiguïté, la montrant régulièrement à travers des images de codex sensés fournir de multiples informations sur tel ou tel événement mais sans forcément la nommer, elle, et permettre ainsi son identification (14). Ou bien, si tel était le cas, rien de la complexité et de l’importance du personnage ne semblait filtrer comme un mystère savamment entretenu. Certes, depuis peu, quelques manuels scolaires des programmes de seconde générale lui offrent une nouvelle réalité plus proche des connaissances actuelles, mais encore de manière très éludée et sans permettre forcément un travail approfondi (15).

Fig 8 Hernan Cortez et La Malinche

Fig 8 : Hernan Cortés et La Malinche rencontrent Moctezuma II dans Tenochtitlan, 8 novembre 1519.

Fig 9 La rencontre de Cortés et Moctezuma

Fig 9 : La rencontre de Cortés et Moctezuma vue par un peintre anonyme du 17e siècle. Facsimile (c. 1890) de Lienzo de Tlaxcala.

Quel intérêt peut-on trouver justement pour les élèves, en secondes générales comme professionnelles, d’approfondir l’étude d’un seul personnage qui ne rentre pas de plain-pied dans les programmes ou les manuels ? La conquête de l’Empire aztèque par les hommes de Herman Cortés n’a pas cessé de fasciner des générations de curieux, d’historiens et même d’élèves. En France, la focale par laquelle cette histoire est abordée reste sensiblement la même. Elle offre immanquablement le point de vue européen, sous l’angle de la naissance d’une Amérique centrale nouvelle, majoritairement espagnole. Certes, parfois, ça et là (notamment en quatrième), quelques documents proposés (textuels, images, etc.) présentent le regard des vaincus, mais celui-ci figure rarement dans les pages « cours » et davantage au détour d’une rubrique : « Pour en savoir plus, approfondissement… », qui n’est pas systématiquement abordée par les enseignants.
La figure de Dona Marina ou Malintzin fait pénétrer de manière frontale dans le vif du sujet d’une rencontre historique et culturelle entre deux mondes antinomiques. Dans un premier temps, au cours d’une leçon d’une heure et demi, il est proposé aux élèves une première approche biographique afin de présenter le contexte, c’est-à-dire les lieux de sa naissance, ses origines, sa rencontre avec Cortés, le rôle qu’elle joue dans la conquête du futur Mexique, en insistant sur le fait que les informations viennent majoritairement du camp espagnol et en précisant davantage les raisons de l’ambiguïté du personnage, liées en grande partie par la conquête brutale et le rôle de traductrice au service des ennemis qui fut le sien.
Dans un second temps, il est proposé aux élèves une recherche documentaire à partir d’Internet sous forme de dossier/exposé, leur permettant d’approfondir ce qui a été vu en cours. Les indications sont nombreuses et détaillées. Ils doivent trouver des informations supplémentaires à partir de plusieurs sites qu’ils confrontent et donner des définitions précises de deux termes qui leur sont indiqués : la LLorona (figure folklorique mexicaine d’une femme tueuse d’enfants et qui est souvent associée à Malintzin) et Chingaga (la violée, terme très péjoratif utilisé par les Mexicains pour la désigner). Puis il leur faut fournir un « corpus » de quatre images représentant ce personnage historique, deux contemporaines de la période (Regard aztèque/ regard espagnol) et deux autres, une de la période moderne (17e-18e siècle) et une actuelle (peinture, publicité, BD…). À chaque fois, ils doivent identifier l’auteur, la date de création et un titre de l’œuvre. Chaque document doit être décrit précisément en insistant sur ce qu’a voulu montrer l’auteur et en comparant  ces quatre œuvres : différences, points communs/récurrences…
L’ensemble de l’étude doit aboutir à une réflexion personnelle des élèves sur la Malinche et la manière dont elle est comprise à l’heure actuelle. L’exercice reste difficile mais il permet de se confronter directement aux sources et de saisir la complexité d’un personnage, qui joue encore un rôle symbolique important dans l’appréhension par tout un peuple de son histoire, toute à la fois violente et métissée.

 

(7) Je renvoie à l’ouvrage de Serge Gruzinski, La Pensée métisse, Fayard, Paris, 1999.
(8) Voir Philippe Norel, « L’histoire de la mondialisation relève-t-elle de l’histoire globale ? », in P. Norel et Laurent Testot (dir.), Une histoire du monde global, Sciences Humaines Éd., Auxerre, 2012, pp. 268-277 ; et Serge Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ?, Fayard, Paris, 2015, pp. 146-148 (« La première mondialisation européenne »).
(9) Paul Claval, critique de Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte de l’Amérique a transformé le monde, Paris, Albin Michel, 2013, dans Géographie et Cultures, n° 88, 2013, pp. 274-275.
(10) Des études récentes à partir des dépouillements des registres de navigation de plus de 35 000 navires négriers sur trois siècles permettent d’offrir une vision précise des départs et destinations, montrant d’une certaine manière que la notion de commerce triangulaire semble désormais inappropriée et se déplace plutôt vers l’Amérique du Sud et plus particulièrement le Brésil, qu’à destination de l’Amérique du Nord. Voir http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/2015/09/20/la-traite-transatlantique-des-esclaves-en-2-minutes et http://slavevoyages.org/tast/index.faces
(11) Voir Sandra Cypress Messinger, La Malinche in Mexican Literature: from History to Myth, Austin University of Texas Press, 1991.
(12) Mariane Gaudreau, « Les multiples visages de la Malinche ou la manipulation historique d’un personnage féminin », Altérités, vol. 7, n° 1, 2010, pp. 71-87.
(13) Mariane Gaudreau, ibid., p. 74.
(14) Dans un manuel récent, Histoire 2de Hachette éducation, avril 2014, on trouve dans un sujet d’étude « La controverse de Valladolid » une image du codex Lienzo de Tlaxala intitulée « Une exploitation économique des populations locales ». Des plénipotentiaires aztèques apportent de très nombreuses victuailles aux Espagnols et à Cortés assis sur une estrade et accompagnée de Malintzin qui n’est absolument pas identifiée dans le manuel ni par la légende ni par aucune information annexe.
(15) Ainsi, le manuel Histoire 2de Belin, 2011 propose un sujet d’étude intitulé « Tenochtitlan, une cité confronté à la conquête et à la colonisation » dans lequel deux documents (doc. 2, p. 172 et doc. 4, p. 173) abordent le personnage de Dona Marina « à la rencontre de deux mondes » qui peut être un bon point de départ pour une analyse plus poussée.

L’arak : distillations eufrasiennes

Les Grandes Découvertes ont été l’occasion pour les Européens de nombreuses méditations anthropologiques et le premier texte qui suit constitue un exemple d’une réflexion globale, certes particulière, sur le rapport des hommes aux boissons alcoolisées. L’auteur, Pedro Teixeira, est mal connu et l’ouvrage dont le texte est extrait, Relaciones de Pedro Teixeira, d’el origen descendencia y succession de los Reyes de Persia y de Harmuz, y de un viage hecho por el mismo autore dende la India oriental e hasta Italia por tierra, paru à Anvers en 1610, n’a pas été traduit en français depuis le 17e siècle.

Pedro Teixeira, dont on ignore et la date de naissance et celle de sa mort, partit de Lisbonne probablement sur la flotte des Indes de 1586. Parvenu à Goa, il s’embarqua vers Ormuz, où il séjourna quelques années et apprit le persan. En 1600, il s’en retourna au Portugal, mais via le Mexique, bouclant ainsi un tour du monde. Arrivé à Lisbonne en octobre 1601, il en repartit un an et demi plus tard, en mars 1602, de nouveau vers Goa. Il revint en Europe en 1604, mais cette fois-ci par le golfe Persique et la vallée de l’Euphrate, et s’installa à Anvers. Dans ce passage, Pedro Teixeira dresse un bref panorama des vins et boissons spiritueuses consommés à travers le monde, et conclut sur l’idée qu’il n’y a pas d’humanité sans ivresse.

« L’usage du vin est très ancien dans le monde ; et il n’est donc pas étonnant qu’il y en ait aujourd’hui tant mis en usage, parce que je crois qu’il n’y a pas de nation qui ne s’en réjouit pas, et celles qui manquent du vrai vin de raisins, soit par absence d’industrie, soit par indisposition de la terre et du climat, ont mis en place une sorte de breuvage pour célébrer leurs fêtes. En Perse, il y a beaucoup d’un excellent vin de raisins, appelé dans la langue des naturels xaràb. Les Perses en usent de façon immodérée, et en font passer des quantités dans des caissettes de bouteilles d’eau de rose, vers Lahore, en terre du Grand Mogol. À Ormuz et dans le Moghistan, et tout le long de la côte de l’Arabie dans le golfe Persique il y a deux boissons. L’une est distillée à partir de dattes et de feuilles de réglisse, appelée arequy, de arac, mot persan qui signifie “sueur”. Le nom a été donné en raison de son excellence. C’est de loin la boisson la plus forte et la plus terrible qui ait été inventée, et parce qu’elle est telle, il y a de notables buveurs. L’autre est faite par infusion de raisins séchés dans de l’eau froide en une certaine quantité et mesure, elle fermente d’elle-même, et lorsqu’elle s’apaise, on la sert. On estime qu’elle est bonne pour la santé. J’en ai vu utilisée en Syrie. En Inde, le vin est distillé à partir de la substance de l’arbre qui produit les cocos, appelé palmier par la ressemblance qu’il a avec le vrai*, et il y en a de deux sortes. La sura est celle qui se collecte crue, s’écoulant d’elle-même dans des vases destinés à la recueillir. Celle qui s’obtient de cette sura par distillation sur le feu, est appelée araca, et elle est aussi bien forte. Souvent on y ajoute des raisins séchés, ce qui lui enlève beaucoup de son âpreté, et la rend plus suave. Elle est meilleure avec les années, ce qui n’est pas le cas de celle faite d’eau et de raisins séchés. Une autre est produite par distillation à partir d’une autre espèce de palmier, appelée nipa, qui pousse dans des lieux marécageux ; elle est plus douce, suave et claire que l’eau pure, et ils disent qu’elle est très saine ; on en fait en grande abondance dont on charge des navires à Pegu, Tenasserim, Malacca, aux Philippines ou à Manille, mais celle de Tenasserim les dépasse toutes de beaucoup en bonté. À Orracam et à Pegu, on fait une certaine boisson à partir de riz fermenté, appelée pamplis, qu’on utilise aussi à Manille, en Chine. Là il y a beaucoup de vins différents, même s’il n’y en a pas de raisins. On a en premier lieu celui de letchis, fruit qui ressemble beaucoup, mais en plus grand, à l’arbouse, et en raison de son excellence ils l’appellent vin de mandarin, du nom commun dont on appelle ceux qui gouvernent la Chine. Dans la Cafrerie, ou terre des nègres qui est vers le Mozambique, on fait du vin de millet, qu’ils appellent huembe, ou pembe. Au Bengale, qui sont des terres baignées par le Gange, on fait un autre vin de riz, appelé modo. Au Mexique, on fait du vin de maguey*, plante qui ressemble beaucoup par sa forme à la plante dont on fait l’aloès, mais plus grande et plus grosse ; et les Indiens en font du yuca. Ainsi, les boissons et les vins variés dont les différentes nations usent, sont quasiment sans nombre. »[1]

Parmi les boissons citées, j’en retiendrai une : l’arak, pour la place qu’elle tient dans l’histoire des distillations eufrasiennes. L’étymologie donnée par Pedro Teixeira est juste ‒ à un détail près : le mot, s’il se trouve en persan, est d’origine arabe. Néanmoins, ‘araq signifie bien « sueur », et désigne ainsi de façon très imagée le produit de la distillation. Or, fait assez surprenant, alors que les Européens apprennent l’art de la distillation des Arabes vers le milieu du 12e siècle (latin alambicus, de l’arabe al-anbîq), et commencent à fabriquer de l’aqua ardens, ou aqua vitae*, le mot ‘araq leur semble inconnu et ils le découvrent non pas sur les rives arabes de la Méditerranée, mais en Extrême-Orient ! La plus ancienne occurrence du mot paraît en effet être celle qui se trouve dans le récit d’Antonio Pigafetta, rare rescapé du tour du monde entrepris par Magellan et achevé par El Cano.

Parvenu en mars 1521, dans l’île de Zzamal, sans doute Samar, au centre de l’archipel des Philippines, il raconte que les gens présentèrent au capitaine :

« un vaisseau de vin de palme qu’ils appellent dans leur langage uraca, des figues d’Indes plus longues d’un pied et d’autres plus petites et de meilleure saveur, et deux cocos. »[2]

Quelques mois après, en juillet 1521, sur l’île de Palawan, il note que les habitants :

« ont un vin de riz lambiqué, plus fort et meilleur que celui de palme. […] Ledit vin de riz est clair comme de l’eau, mais tant fort que plusieurs des nôtres s’enivrèrent, et ils l’appellent arach. »[3]

Antonio Pigafetta ne fait pas le lien entre les deux termes. Il s’agit pourtant bien de deux dérivés du même mot arabe, ‘araq, servant à désigner deux alcools très différents : l’un de palme, l’autre de riz, mais tous deux obtenus par distillation. L’adjectif « limbicco » ne laisse aucun doute sur le procédé duquel découle la liqueur. La diffusion du mot arabe révèle d’une part l’origine mésopotamienne de la technique de la distillation, d’autre part l’extension du monde arabo-musulman et sa prééminence au cœur de l’Eufrasie jusqu’à la fin du 17e siècle.

L'Islam en 1700

Figure 1. Le monde musulman en 1700

La technique de la distillation de l’arak se trouve ainsi décrite en détail dans la « Constitution d’Akbar », Ain-i Akbari, un ouvrage rédigé aux alentours de 1590 par Abu al-Fazl ibn Mubarak, vizir de l’empereur moghol Akbar.

« Le sucre de canne est également utilisé pour la préparation de boissons enivrantes, mais pour cela le sucre brun est meilleur. Il y a différentes manières de les préparer. Une des façons est la suivante. Ils pilent de l’écorce de babul [acacia], la mélangent au taux de dix sers pour un man de sucre de canne, et mettent trois fois plus d’eau par-dessus. Puis ils prennent de grandes jarres qu’ils remplissent de ce mélange, et les mettent dans le sol, entourées de fumier de cheval séché. Il faut sept à dix jours pour que se produise la fermentation. C’est un signe de perfection lorsqu’il a un goût sucré, mais astringent. Si le mélange doit être fort, ils rajoutent un peu de sucre brun, et parfois des épices et des arômes, comme de l’ambre gris, du camphre, etc. Ils laissent aussi de la viande se dissoudre dedans. Cette boisson, une fois filtré, peut être consommée, mais elle est surtout employée pour la préparation de l’arak.

Il y a plusieurs méthodes pour la distiller. Première méthode, ils mettent la boisson ci-dessus mentionnée dans des vases en cuivre à l’intérieur desquels une coupe est mise de manière à ce qu’elle ne bouge pas et à ce que le liquide n’entre pas à l’intérieur. Les vases sont ensuite fermés avec des couvercles inversés fixés avec de l’argile. Après avoir versé de l’eau froide sur les couvercles, ils allument le feu, changeant l’eau aussi souvent qu’elle devient chaude. Dès que la vapeur, à l’intérieur, touche le couvercle froid, elle se condense et retombe sous forme d’arak dans la coupe. Deuxième méthode, ils ferment le même vase avec un pot de terre fixé de la même manière avec de l’argile, et installent deux tuyaux dont les autres extrémités aboutissent chacune à une jarre plongée dans de l’eau froide. La vapeur pénètre dans les jarres par les tuyaux et se condense. Troisième méthode, ils remplissent un vase avec la boisson ci-dessus mentionnée, et fixent une grosse cuillère avec un manche creux. L’extrémité est recouverte par un couvercle qui est maintenu plein d’eau froide. L’arak, lorsqu’il se condense, coule dans la jarre à travers la cuillère. Certains distillent l’arak deux fois, et l’appellent alors duátashah, ou “deux fois brûlés”. C’est très fort. »[4]

Cette consommation d’alcool, quoique généralement prohibée par l’islam, est également renseignée par François Bernier (1620-1688), qui séjourna dans l’Inde moghole dans les années 1660.

« … Joint que l’âme du festin, qui est le bon vin, ne s’y trouve point. Non pas qu’il ne croisse pas des raisins dans le pays dont on pourrait fait ; j’en ai bu à Ahmedabad et à Golconda chez les Hollandais et chez les Anglais qui n’était pas mauvais ; mais c’est qu’il y a défense d’en faire, parce que non seulement dans la loi des mahométans, mais encore dans celle des gentils, il n’est pas permis d’en boire, de sorte que s’il s’en trouve, c’est fort rarement, et de celui de Perse qui vient de Chiraz par terre au Bandar Abbas, de là par mer à Surat, et de Surat ici par terre en quarante-six jours ; ou bien de celui des Canaries que les Hollandais apportent aussi par mer à Sourate, et l’un et l’autre est si cher, que le coût, comme on dit, en faire perdre le goût, car la bouteille qui tiendra environ trois de nos pintes de Paris, revient souvent à six ou sept écus et davantage. Ce qui se trouve ici c’est de l’arak, ou eau de vie de sucre qui n’est pas raffiné, encore y est-il très expressément défendu d’en vendre, et il n’y a personne que les chrétiens qui en osent boire, si ce n’est en cachette. C’est une boisson qui est brûlante et acre comme cette eau de vie qu’on fait de blé en Pologne ; elle attaque même tellement les nerfs, qu’elle rend souvent les mains tremblotantes de ceux qui en boivent un peu trop et les jette dans des maladies incurables. »[5]

L’arak, produit à partir de la mélasse, désigne en fait tout simplement une sorte de rhum. Ce dernier mot, abréviation de rumbullion, d’origine incertaine, fut inventé dans les Antilles peu avant 1650 et finit par supplanter celui d’arak, qui ne fut jamais utilisé aux Amériques. Le terme s’est toutefois conservé en créole réunionnais : l’arak, parfois écrit aussi la raque ou la rak, continue parfois d’être employé pour désigner le rhum. Ainsi dans cette chanson de Danyel Waro, en hommage à un autre chanteur réunionnais, Alain Peters.

Le punch même, qu’on associe aujourd’hui au rhum et qui semble être un mot indien, est, à l’origine, une manière de consommer l’arak adoptée par les Anglais dans l’océan Indien au 17e siècle, comme l’explique Simon de La Loubère (1642-1729), diplomate de Louis XIV au Siam.

« Mais comme dans les pays chauds la dissipation continuelle des esprits fait que l’on désire ce qui en donne, on y aime passionnément les eaux de vie, et les plus fortes plus que les autres. Les Siamois en font de riz, et ils la frelatent souvent avec de la chaux. Du riz ils font d’abord de la bière, dont ils ne boivent point ; mais ils la convertissent en eau de vie qu’ils appellent laou, et les Portugais arak, terme arabe, qui veut dire proprement sueur, et métaphoriquement essence, et par excellence eau de vie. De la bière de riz, ils font aussi du vinaigre.

Les Anglais habitués au Siam usent d’une boisson qu’ils appellent punch, et que les Indiens trouvent fort délicieuse. On met une chopine d’eau-de-vie ou d’arak sur une pinte de limonade avec de la muscade, et un peu de biscuit de mer grillé et pilé, et l’on bat le tout ensemble jusqu’à ce que les liqueurs soient bien mêlées. Les Français ont appelé cette boisson boule-ponche et bonne-ponche, de ces deux mots anglais boul punch, qui veulent dire une tasse de ponche. »[6]

L’arak s’installe progressivement dans la consommation européenne, mais le terme reste très générique comme le révèle cette synthèse rédigée au milieu du 18e siècle, extraite d’une réédition du dictionnaire de Jacques Savary de Brûlons (1622-1690), dont l’ouvrage parut initialement en 1675 sous le titre du Parfait négociant (les additions successives sont indiquées par des +).

« Arac, arak, ou rak. Espèce d’eau-de-vie que font les Tartares Tungutes*, sujets de l’Empire de Moscovie.

Cette eau-de-vie se fait avec du lait de cavale que l’on laisse aigrir, et qu’ensuite on distille à deux ou trois reprises entre deux pots de terre bien bouchés, d’où la liqueur sort par un petit tuyau de bois. Cette eau-de-vie est très forte, et enivre plus que celle du vin. Voilà tout ce qu’en dit l’Encyclopédie, d’après Savary.

+ Ce mot est arabe et signifie proprement eau-de-vie, ou toute liqueur distillée qui a la force de l’eau-de-vie ou de l’esprit du vin. L’usage de ce mot est fort étendu chez les Orientaux et les Africains, et dans tous les endroits où les Arabes ont pénétré et ont fait négoce. Les eaux-de-vie de France sont appelées en Barbarie araki, qui est le même mot, comme on l’apprend dans les voyages de M. Saw. Ainsi ce mot ne s’applique pas à une seule eau-de-vie, comme les voyageurs l’ont cru.

+ L’arac que les Anglais font venir de Batavia, ou de Malacca, pour faire leur punch, est une eau-de-vie que les Chinois fabriquent par la distillation, dans les Indes. Ils en font de trois sortes, tirées du cocotier, du riz et du sucre. La première est la meilleure et la plus usitée. Ils font cette eau-de-vie avec la liqueur qui sort de la grappe à fleur de l’arbre de coco. Ils lient pour cela la grappe enveloppée encore de sa graine ou membrane, avec une ficelle, puis ils coupent le travers de ce faisceau, assez près du lien, et ils y adaptent une cruche pour récipient, qui reçoit une liqueur vineuse, agréable et sucrée, laquelle est appelée toüac ou soûri ; d’autres mettent un tuyau de bambou, au lieu d’une cruche ; ensuite ils la laissent fermenter, puis ils la distillent pour faire l’arac. Ils en font un débit extraordinaire dans toutes les Indes. Les Hollandais en font aussi venir. Il est un peu plus doux, et enivre moins que l’eau-de-vie ordinaire ; c’est pourquoi les Anglais l’ont trouvé plus propre pour faire le punch. »[7]

On retrouve là les différents éléments précédemment évoqués, mais étonnamment la première définition donnée à l’arak est celle de l’eau-de-vie obtenue par distillation de lait fermenté. Ceci est l’écho de voyages récents réalisés en Asie centrale dans le cadre de l’expansion de l’Empire russe (le Pacifique est atteint en 1640). Ainsi, Pierre le Grand, afin de développer le commence avec la Chine, envoya en 1692 le marchand danois Eberhard Isbrands Ides (1657-1708). Il décrit ainsi les mœurs de tribus mongoles Toungouzes, rencontrées en mai 1693 près de l’Amour, et notamment leurs boissons.

« Ils font aussi une espèce d’eau-de-vie, qu’ils nomment kunnen ou arak, extraite du même lait de cavale, qu’ils font chauffer, et puis le mettent dans un petit tonneau, avec un peu de lait aigre, qu’ils remuent une fois par heure ; après qu’il a passé la nuit de cette manière, on le met dans un pot de terre, bien couvert et bien bouché, avec de la pâte, et puis on le fait distiller sur le feu, comme parmi nous, en se servant d’un roseau. Cela se fait à deux reprises, avant que cette liqueur soit bonne à boire, et ensuite elle est aussi forte et aussi claire que l’eau-de-vie faite de grain, et elle soûle aussi facilement. »[8]

Ceci avait déjà attiré l’attention d’Alexandre de Humboldt, premier grand géographe de la globalité, qui consacre une annexe à son Examen critique de la géographie du nouveau continent, paru en 1836-1837, et qui s’interroge sur l’origine de la distillation à propos du texte de Guillaume de Rubrouck (1215-1295), où il est question d’une boisson préparée avec du riz, mais qui ne semble toutefois pas être distillée. Pourtant, le terme arak ou araki en mongol est révélateur de la diffusion du terme ‘araq et de la diffusion de l’usage d’eau-de-vie chez les Mongols, par voie de terre cette fois-ci, sans doute aux 13e-14e siècles, grâce à la mise en place de cette connexion mongole marquée d’un côté par la prise de Pékin en 1215, de l’autre par celle de Bagdad en 1258. On retrouve ainsi l’influence du terme ‘araq en mandchou : arki ; et en chinois : a-la-ki. Ce dernier apparaît aux alentours de 1330 dans le Yinshan Zhengyao (« Justes principes du boire et du manger ») de Hu Sihui. Mais le texte de référence, quoique ambigu, est le « Grand traité de la matière médicale »¸ le Bencao gangmu, de Li Shizhen (1518-1593), dans lequel l’auteur affirme que la fabrication de vin distillé est un art récent, développé sous la dynastie Yuan (1279-1368).

On terminera en soulignant que l’arak désigne aujourd’hui au Moyen-Orient une eau-de-vie anisée, dont les équivalents sont le raki turc et l’ouzo grec. Sa particularité est de blanchir lorsqu’on la mélange avec de l’eau, comme le raconte le voyageur anglais Robert Walsh dans le récit de son voyage de Constantinople en Angleterre en 1827.

« À côté de l’éternel pilau, j’avais les kalkans* bouillis, et, avec l’aide du raki, je combattis les effets de l’humidité et du froid. Je ne sais pas si le terme raki a quelque rapport avec l’arak indien : c’est une eau-de-vie produite par la distillation des peaux de raisin après que le jus en a été extrait pour le vin ; elle est aromatisée avec de l’angélique et une certaine quantité de gomme y a été dissoute. Quoique très claire et transparente lorsqu’elle n’est pas mélangée, dès que de l’eau est ajouté, elle devient azure, puis opaque et laiteuse. La gomme, qui a été mise en solution dans l’alcool, n’est pas soluble dans l’eau. C’est une eau-de-vie très parfumée et agréable, bien qu’elle soit bon marché. »[9]

Le blanchiment (ou plus exactement le louchissement) n’est en réalité pas lié à la présence de gomme, mais à l’anis, dont l’huile (anéthol) est soluble dans l’alcool, mais pas dans l’eau. Même si le lien n’est pas clairement établi, l’arak levantin est l’ancêtre du pastis provençal, qui ne s’est réellement développé qu’à la suite de l’interdiction de l’absinthe en 1915. L’arak a donc bien été au centre des distillations eufrasiennes.

À la vôtre !

Bibliographie

Abul Fazl ‘Allami, 1873, Ain-i Akbari, traduit du persan par H. Blochmann, Calcutta, Asiatic Society of Bengal, Vol. I.

Bernier F., 1671, Suite des mémoires du sieur Bernier sur l’empire du grand Mogol, Paris, chez Claude Barbin.

Humboldt A. de, 1836-1837, Examen critique de la géographie du nouveau continent et des progrès de l’astronomie nautique aux quinzième et seizième siècles, Paris, Librairie de Gide, deux volumes.

Isbrands, Relation du voyage de M. Isbrants Ides, ambassadeur de Moscovie, in : 1725, Voyages de Corneille Le Bruyn par la Moscovie, en Perse et aux Indes orientales, Tome III, Paris, chez Jean-Baptiste-Claude Bauche fils.

La Loubère S. de, 1691, Du royaume de Siam, Amsterdam, chez Abraham Wolfgang, deux volumes.

Needham J., 1980, Science and Civilization in China, Vol. 5, Part 4, Cambridge, Cambridge University Press.

Pigafetta A., 2010 (1ère éd. 2007), Le voyage de Magellan (1519-1522). La relation d’Antonio Pigafetta & autres témoignages, éd. établie par X. de Castro et al., Paris, Chandeigne.

Savary de Brûlons J., 1750, Dictionnaire universel de commerce, d’histoire naturelle, & des arts & métiers, contenant tout ce qui concerne le commerce qui se fait dans les quatre parties du monde, par terre, par mer, de proche en proche, & par des voyages de long cours, tant en gros qu’en détail, Paris, chez la veuve Estienne, Sixième édition, revue, corrigée et augmentée.

Teixeira P., 1610, Relaciones, Anvers, Hieronymus Verdussen.

Teixeira P., 1902, The Travels of Pedro Teixeira; with his “Kings of Hormuz”, and extracts from his “Kings of Persia”, traduit et annoté par William F. Sinclair, avec des annotations complémentaires et une introduction de Donald Ferguson, Londres, Hakluyt Society.

Walsh R., 1828, Narrative Journey from Constantinople to England, Londres, Frederick Westley & A.H. Davis.


Notes

[1] Pedro Teixeira, 1610, Relaciones, Anvers, Hieronymus Verdussen, pp. 15-17, traduction de l’A.

[2] Le Voyage de Magellan (1519-1522). La relation d’Antonio Pigafetta & autres témoignages, éd. établie par X. de Castro et al., Paris, Chandeigne, 2010 (1ère éd. 2007), p. 123.

[3] Ibidem, p. 182.

[4] Abul Fazl ‘Allami, 1873, Ain-i Akbari, traduit du persan par H. Blochmann, Calcutta, Asiatic Society of Bengal, Vol. I., pp. 68-69.

[5] 1671, Suite des mémoires du sieur Bernier sur l’empire du grand Mogol, Paris, chez Claude Barbin, pp. 48-50.

[6] Simon de La Loubère, 1691, Du royaume de Siam, Amsterdam, chez Abraham Wolfgang, deux volumes, Tome I, pp. 66-67.

[7] Jacques Savary de Brûlons, 1750, Dictionnaire universel de commerce, d’histoire naturelle, & des arts & métiers, contenant tout ce qui concerne le commerce qui se fait dans les quatre parties du monde, par terre, par mer, de proche en proche, & par des voyages de long cours, tant en gros qu’en détail, Paris, chez la veuve Estienne, Sixième édition, revue, corrigée et augmentée, Vol. 1, p. 172.

[8] Isbrands, Relation du voyage de M. Isbrants Ides, ambassadeur de Moscovie, in : 1725, Voyages de Corneille Le Bruyn par la Moscovie, en Perse et aux Indes orientales, Tome III, Paris, chez Jean-Baptiste-Claude Bauche fils, p. 392.

[9] Robert Walsh, 1828, Narrative Journey from Constantinople to England, Londres, Frederick Westley & A.H. Davis, p. 91.

Hommage à Jerry Bentley

Jerry H. Bentley, fondateur du Journal of World History, nous a quittés le 15 juillet dernier. C’est avec lui un acteur institutionnel central de l’histoire globale au sens large qui disparaît. Il restera dans le souvenir de ceux qui l’ont connu comme un infatigable développeur de cette discipline, dans un esprit totalement dépourvu de sectarisme. Il demeurera également comme un chercheur dont les ouvrages sont devenus des classiques mais aussi un pédagogue au succès mondial.

Né à Birmingham (Alabama) en 1949, il fait ses études à l’Université du Tennessee puis à celle du Minnesota. Il commence une carrière d’enseignant-chercheur à l’Université d’Hawaii en 1976 dont il devient professeur onze ans plus tard. C’est en 1990 qu’il lance le Journal of World History et voit peu à peu cette publication occuper une position centrale dans la littérature académique consacrée à  cette discipline. Éminent chercheur lui-même, il est notamment connu pour son ouvrage Old World Encounters (1993), remarquable d’érudition et référence de l’histoire connectée. À côté d’une recherche foisonnante, il se consacre très tôt à la rédaction de manuels pour le premier cycle des universités. On citera son Traditions and Encounters (5e édition en 2010) qui aura formé de nombreux étudiants dans le monde entier, et récemment traduit en chinois. Il avait dernièrement dirigé le Oxford Handbook of World History (2011).

La meilleure façon de lui rendre hommage est sans doute de lui laisser la parole. Nous publions donc ci-dessous un texte représentatif de ses thèses et paru dans le magazine Sciences Humaines (Grands Dossiers, n°24, automne 2011).

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Une si précoce globalisation

Jerry H. Bentley

À partir du 16e siècle, l’âge moderne a été le témoin du développement de technologies remarquables, en transports et en télécommunications. Ces innovations ont fait du monde moderne le lieu d’engagements transculturels tellement intenses qu’il en semble qualitativement distinct de ce qui l’a précédé. Depuis les années 1990, le terme « globalisation » est devenu d’usage courant pour résumer ce qui est perçu comme une nouvelle étape de l’histoire.

Pourtant, nous aurions tort de nous laisser aveugler par l’apparente nouveauté. Les interactions transculturelles ont été des faits dominants de l’histoire mondiale bien avant l’avènement de la modernité. Depuis l’époque des empires romain et chinois de la dynastie Han jusqu’aux années 1500, soit pendant dix-sept siècles, les peuples d’Asie, d’Europe et d’Afrique se sont engagés dans des processus d’échanges systématiques à grande échelle. Si les historiens des générations antérieures ont longtemps affirmé que les contacts entre sociétés et cultures diverses étaient l’exception et non la règle avant 1492, date qui voit Christophe Colomb donner le coup d’envoi des Grandes Découvertes européennes, nous savons aujourd’hui que cela est faux. Car ce que j’appellerai l’hémisphère oriental – l’ensemble formé par l’Eurasie et l’Afrique, appelé par ailleurs Ancien Monde – fut dès l’âge prémoderne le foyer d’échanges transculturels intenses.

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Trois ères distinctes

Nous pouvons distinguer trois phases distinctes dans la succession des interactions afro-eurasiatiques à l’époque prémoderne.

• D’abord l’ère des anciennes routes de la Soie, qui fleurirent entre 200 avant l’ère commune et 300 après. Ce fut le temps des empires classiques, au premier rang desquels l’Empire romain et celui des Han, qui établirent de lointains liens commerciaux alors que les biens échangés traversaient l’Asie depuis les rivages de la mer de Chine jusqu’à ceux de la Méditerranée. Les routes de la Soie connurent une forte baisse d’activité après le IV e siècle, due à l’irruption d’épidémies, l’invasion de peuples nomades et l’effondrement final des empires classiques qui avaient stabilisé les deux pôles de l’Eurasie.

• De nouveaux grands ensembles étatiques émergèrent ensuite, au terme d’une longue période de troubles. Les dynasties Tang puis Song en Chine, l’Empire abbasside en Perse, et l’Empire byzantin dans la moitié orientale de la Méditerranée pacifièrent de larges étendues de l’Eurasie et organisèrent des économies hautement productrices. Ces empires dominèrent une deuxième ère d’interactions culturelles qui aboutirent à des contacts et des échanges à travers l’océan Indien comme les routes continentales de la Soie.

• Durant la période qui suivit l’an mil, des peuples nomades, les Turcs et les Mongols, bâtirent d’immenses empires transrégionaux qui intégraient l’essentiel du continent eurasiatique, inaugurant une troisième ère d’interactions et d’échanges transculturels. Comme leurs sociétés dépendaient largement du commerce, et parce que leurs équilibres politiques reposaient sur la communication avec des partenaires distants, ces peuples accordaient une grande valeur aux réseaux routiers, ainsi qu’aux marchands et ambassadeurs qui les parcouraient.

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Trois types d’échanges

Les trois ères (encadré ci-dessus) ont en commun d’avoir généré des réseaux étendus de transports et de communications, grâce auxquels les peuples purent s’engager de façon systématique dans l’échange. Vers 1400, la zone d’interaction incluait la quasi-totalité de l’hémisphère oriental, du Japon au Portugal jusqu’à l’extrême-ouest et la côte orientale de l’Afrique subsaharienne. Elle fut le théâtre de trois types d’échanges – commerciaux, biologiques et culturels – qui allaient profondément influencer le développement de l’ensemble de l’hémisphère oriental.

1 – Soie, épices et porcelaines : les échanges commerciaux

Le commerce est l’une des activités les plus fondamentales que pratique l’être humain. Les archéologues ont montré que des groupes du Paléolithique troquaient des objets sur de longues distances. Pour les périodes du Néolithique et de l’âge du Bronze, les preuves historiques de vastes réseaux d’échanges connectant les sociétés complexes de Mésopotamie à celles d’Égypte et de la vallée de l’Indus sont nombreuses.

Le potentiel du commerce à influencer le développement des sociétés devient manifeste à l’ère des anciennes routes de la Soie, de – 200 à + 300. Après que des États impériaux aient émergé aux deux extrémités de l’Eurasie, leurs dirigeants établissent des réseaux routiers étendus afin de faciliter les déplacements de leurs armées, administrateurs, ambassadeurs et collecteurs d’impôts. Des exemples de ces routes incluent la route royale perse mentionnée par Hérodote, les axes créés par l’empereur Ashoka afin de renforcer l’unité territoriale de l’Empire maurya en Asie australe, et les voies de l’Empire romain, qui connectaient l’Europe, l’Afrique du Nord et le bassin méditerranéen. Bien qu’ils fussent destinés au transport des armées impériales et des hauts fonctionnaires, ces réseaux servaient aussi les intérêts des marchands, qui les parcouraient en grand nombre.

La première mention des anciennes routes de la Soie nous vient de l’ambassadeur chinois Zhang Qian, qui voyagea de – 139 à – 126 depuis la Chine jusqu’à la Bactriane (actuel Afghanistan). L’empereur Wudi de la dynastie Han l’avait missionné dans l’espoir de nouer des alliances pour l’assister dans la guerre qui l’opposait aux Xiongnu, un peuple nomade de culture turque qui razziait régulièrement les régions nord et ouest de son empire. Zhang Qian ne trouva pas d’alliés. Mais durant son séjour, il nota que des textiles et produits de bambou chinois étaient en vente sur les étals de Bactriane. Après enquête, il apprit que ces marchandises venaient du Sud-Est de la Chine via le Bengale – contournant donc la barrière de l’Himalaya par le sud. De cette information, il déduisit qu’il était possible d’établir des relations commerciales entre Chine et Bactriane en passant au nord de l’Himalaya, et évoqua cette possibilité dans le rapport qu’il fit à l’empereur. Wudi, identifiant le profit que pouvait en tirer son empire, livra une campagne militaire d’ampleur entre – 102 et – 98 afin de briser le pouvoir xiongnu et pacifier les steppes d’Asie centrale, posant ainsi les fondations du réseau qui allait permettre à des générations de marchands de prospérer.

La soie chinoise s’imposa d’emblée comme le premier grand produit de luxe international. Alors que nombre de peuples étaient en mesure de créer des tissus de soie grossiers, les artisans chinois avaient perfectionné les techniques à un point inégalé, produisant des textiles haut de gamme. Au lieu de laisser les vers à soie grignoter leur chemin hors du cocon, déchiquetant les fibres et obligeant à tisser des fils courts, les fabricants chinois plongeaient les cocons dans l’eau bouillante, tuant les vers avant qu’ils détériorent le produit. Il ne leur restait plus qu’à défiler les cocons, obtenant des fibres extrêmement longues qu’ils pouvaient tisser pour produire un textile on ne peut plus léger, soyeux, lumineux et robuste.

Comme cette technique ne devait pas être diffusée hors des frontières chinoises avant le début du 7e siècle de notre ère, les artisans chinois jouirent d’un monopole multiséculaire sur la production et la vente des soieries. Celles-ci devinrent un objet hautement prisé par les élites de tous les pays d’Eurasie et d’Afrique du Nord. Dans l’Empire romain, les vêtements de soie connurent une telle demande que les marchands multiplièrent leurs stocks en détricotant les textiles denses qui leur arrivaient de l’autre bout du monde, afin de les retisser en de plus nombreux vêtements, tellement fins qu’ils en devenaient transparents. Certains Romains se désolèrent que ces voiles impudiques poussent l’Empire vers sa décadence, mais leurs vitupérations n’affectèrent en rien la demande.

Les épices disputaient à la soie la première place en matière de biens désirables transitant par les anciennes routes commerciales d’Eurasie. Noix de muscade et macis, clous de girofle et cardamome…, les épices fines provenaient des îles des Moluques, aujourd’hui en Indonésie. Le gingembre était produit en Chine et en Asie du Sud-Est, de même que la cannelle. Le poivre noir arrivait d’Inde du Sud, qui livrait aussi des perles, du corail et des cotonnades fines. Les terres d’Asie centrale nourrissaient ce commerce de leurs chevaux et du jade, alors que l’huile de sésame, les dattes et les aromates autorisaient l’Arabie et l’Asie occidentale à se greffer à ces réseaux. Depuis la Méditerranée, le brassage de biens se complétait de verroteries, de bijoux, d’objets décoratifs, de laine et de lin, d’huile d’olive et de vin, de lingots d’or et d’argent.

Après le 7e siècle, l’invention chinoise de la vraie porcelaine ajouta un autre produit à la longue liste des produits commercialisés, et le tiercé gagnant des marchandises de luxe circulant dans l’Ancien Monde s’établit comme suit : soie, épices et porcelaines.

Plusieurs événements contribuèrent à une augmentation forte du trafic après le 7e siècle. Les empires des dynasties Tang en Chine et Abbassides en Iran, byzantin à l’est de la Méditerranée, firent office de moteurs économiques en promouvant production et commerce. Au même moment, les chameaux s’imposaient comme les indispensables outils du commerce international, transportant des charges toujours plus volumineuses, alors que l’augmentation du trafic maritime dans l’océan Indien autorisait les marchands à prospecter des régions d’accès difficile par voie terrestre.

L’expansion du commerce amena à l’intégration d’une partie de l’Afrique subsaharienne – la zone du Sahel s’étendant de l’Éthiopie au Mali, et la côte orientale du continent, de la Somalie au Zimbabwe – dans l’économie hémisphérique. Les Africains de l’Est participèrent par une série de ports maritimes le long de la zone swahilie au commerce de l’océan Indien, alors que les Africains de l’Ouest se connectaient à la vigoureuse économie méditerranéenne par le biais de routes intensivement fréquentées à travers le désert saharien. Les deux régions exportaient de l’or et des produits exotiques – ivoire et peaux d’animaux – autant que des esclaves, échangeant leurs biens contre des textiles, des épices et des produits manufacturés issus du Nord.

Au 10e siècle, ces grands volumes d’échange avaient déjà influencé les développements sociaux et économiques des pays de l’hémisphère oriental. D’importantes régions de Chine du Sud, vouées à la production de soie ou de porcelaine, ne cultivaient plus grand-chose pour nourrir leurs populations et importaient le riz et les autres denrées alimentaires des zones voisines. Une bonne partie de l’Inde du Sud se dédiait à la culture du poivre et du coton, ainsi qu’à la production de tissus de coton. De telles spécialisations économiques ne sont compréhensibles qu’à la lumière des gigantesques réseaux d’échanges irriguant alors l’hémisphère oriental. À la fin du 13e siècle, loin d’être une exception, Marco Polo n’était qu’un de ces milliers d’Européens qui s’étaient aventurés en des terres aussi lointaines que l’Inde et la Chine durant l’ère des empires mongols.

2 – Blé, mozzarella et peste : les échanges biologiques

Le commerce ne se crée jamais ex nihilo. Nous parlons couramment de lui comme d’un sujet propre pour les besoins de l’analyse, mais il est impossible de le réduire à une pure activité économique déconnectée de toute implication globale. Historiquement, le commerce a toujours marché main dans la main avec des échanges biologiques et culturels.

Les échanges biologiques réfèrent à ces processus par lesquels des agents biologiques – plantes, animaux et organismes pathogènes – voyagent vers de nouvelles terres et s’y établissent. Et ces processus ont une longue histoire. Les origines du blé, par exemple, nous ramènent dans le Croissant fertile d’il y a presque 13 000 ans. Mais en sa qualité de récolte hautement nourricière, ce n’est que vers – 6500 qu’il fit son chemin vers la Grèce et l’Inde du Nord, atteignant l’Égypte vers – 6000, l’Allemagne et l’Espagne vers – 5000, l’Angleterre vers – 3000, et la Chine du Nord vers – 2000.

De même, le riz se diffusa largement en des temps éloignés, et l’on pourrait rallonger la liste avec le sorgho, les ignames et les autres plantes nutritives. En sus de ces végétaux alimentaires, des récoltes industrielles comme le coton, l’indigo et le henné ont connu une extension très au-delà de leurs foyers d’origine. Quant aux animaux domestiques, bœufs, moutons, chèvres, porcs, poulets, chevaux, buffles d’eau et chameaux ont tous trouvé de nouveaux pâturages à travers nombre de lieux de l’hémisphère oriental. Enfin, les micro-organismes pathogènes aussi ont accompagné les voyageurs humains sur les routes et les mers, pour prospérer bien loin des terres où ils avaient vu le jour.

Les diffusions biologiques écrivaient des chapitres entiers de l’histoire humaine bien avant que les anciennes routes de la Soie en viennent à être tracées. Et ce même réseau, qui facilita les échanges commerciaux de l’époque prémoderne, se fit le support de nouvelles pages de la saga des échanges biologiques. Deux de ces épisodes sont dignes du plus vif intérêt : la révolution verte islamique, et la diffusion de la peste bubonique, qui fit trembler l’Eurasie et l’Afrique du Nord entre les 14e et 17e siècles.

J’appelle révolution verte islamique la transplantation massive de nourriture et de plantes industrielles durant la période allant de 700 à 1100. Elle se basa sur de nombreux végétaux issus des contrées tropicales, spécifiquement d’Asie du Sud-Est et d’Inde, qui furent diffusés essentiellement en un mouvement vers l’ouest, vers les régions chaudes et arides d’Asie du Sud-Ouest et d’Afrique du Nord. Le citron, la banane, la noix de coco, le riz et la canne à sucre vinrent d’Asie du Sud-Est, l’épinard, l’aubergine et le coton d’Asie du Sud. Quelques plantes accomplirent le trajet inverse : le sorgho d’Afrique occidentale, l’artichaut d’Afrique du Nord firent leur chemin jusqu’aux potagers des régions orientales de l’Eurasie.

Quant à la connexion de ces transferts de végétaux avec l’islam, elle est à double détente : pour commencer, la plupart sinon la totalité de ces plantes accomplirent leur chemin vers de nouvelles terres en transitant par des régions qui abritaient des populations musulmanes substantielles, même si toutes ces zones n’étaient pas forcément sous la férule d’États spécifiquement islamiques ; ensuite, les autorités musulmanes s’impliquèrent intensivement dans la diffusion de ces végétaux. Alors que des soldats, des ambassadeurs et des marchands de l’Islam d’Asie orientale traversaient l’Inde, l’Asie du Sud-Est et l’Afrique subsaharienne, ils prenaient note des plantes qui leur étaient inconnues tout en étant cultivées en ces lieux. Sachant que leurs patries étaient chaudes et sèches, ils déduisirent que des transplantations pourraient accroître le potentiel nourricier des terres d’Islam. En sus des plantes elles-mêmes, ils récoltèrent des connaissances sur les pratiques agricoles de leurs hôtes, dans l’espoir de multiplier les récoltes dans leurs patries.

Ces pratiques eurent un effet spectaculaire. Avant cette révolution verte islamique, les champs de la plus grande partie d’Asie orientale et d’Afrique du Nord n’étaient pas cultivés durant les mois d’été. L’introduction de ces plantes tropicales autorisa les agriculteurs à travailler toute l’année. Le résultat fut qu’ils produisirent plus de calories pour la consommation de leurs concitoyens et accrurent considérablement la diversité des produits consommables. Nombre des ingrédients qui sont aujourd’hui considérés comme typiques de la cuisine méditerranéenne – citron, aubergine, épinard… – ne firent leur chemin jusqu’à nos papilles que grâce à cet événement. Si l’on prend en considération que le buffle d’eau parcourut à peu près au même moment l’itinéraire qui l’amena de l’Asie du Sud-Est à l’Italie du Sud, il devient clair que ce que nous appelons mozzarella di bufala figure parmi les multiples héritages de la révolution verte islamique.

Alors que de nouvelles plantes alimentaires enrichissaient les régimes culinaires de leurs variétés et calories, une autre sorte d’échange biologique prélevait un tribut féroce sur les populations humaines. La deuxième pandémie de peste bubonique n’était pas une nouveauté lorsqu’elle fit irruption au 14e siècle. Sa première flambée, que l’on appelle parfois la peste de Justinien, avait ravagé l’essentiel de l’Eurasie et de l’Afrique du Nord au 6e siècle. Il est probable que la deuxième pandémie débuta au Yunnan, au sud-ouest de la Chine, au tout début du 14e siècle. Il s’écoula peu de temps avant qu’elle atteigne le centre de la Chine, où elle ravagea de nombreuses villes dans les années 1330. De là, elle se diffusa vers les steppes d’Asie centrale, progressant toujours plus loin vers l’ouest. Des marchands génois furent contaminés dans leur avant-poste commercial de Caffa sur la mer Noire, et aidèrent le fléau à gagner la Méditerranée. Dès 1348, il achevait sa trajectoire hémisphérique, étendant son empire à l’Afrique du Nord et à l’essentiel de l’Europe.

Les effets de la peste bubonique variaient de territoire en territoire, de cité en cité. Quel que fût l’endroit frappé, une constante s’imposa : les pertes étaient colossales. La première irruption de fièvre prélevait de la moitié aux deux tiers de la population. Alors que la démographie s’acharnait à compenser les déficits, de nouvelles poussées se succédaient. Même si elles furent moins virulentes que la première, elles persistèrent jusqu’au 17e siècle. Cette deuxième pandémie eut au final pour conséquence de faire décliner la population de l’hémisphère oriental peut-être aux trois quarts ou aux deux tiers de ses effectifs initiaux.

Les échanges biologiques, qu’ils aient encouragé la croissance démographique en accroissant la disponibilité alimentaire, ou qu’ils aient décimé les populations via les effets morbides de pandémies destructrices, affectèrent massivement la vie des gens à travers tout l’hémisphère oriental des temps prémodernes.

3 – Missionnaires, manichéens et soufis : les échanges culturels

Pendant que les flux commerciaux et les diffusions biologiques reformulaient le cadre de vie matérielle des populations de l’hémisphère oriental, des échanges culturels influençaient de la même façon leurs croyances, leurs valeurs et leurs coutumes. Ce réseau de transports qu’exploitaient si efficacement les marchands et les agents des pouvoirs étatiques fut aussi au service des missionnaires, pèlerins et étudiants en quête de sagesse. Le résultat est que l’hémisphère oriental fut une zone dans laquelle les traditions religieuses et culturelles purent se diffuser à très vaste échelle à l’époque prémoderne.

En sus des religions, les échanges culturels impliquaient la diffusion d’idées philosophiques et scientifiques. Tant en Inde qu’en Grèce, pour ne retenir que ces exemples, les enseignants développèrent des traditions élaborées de science, de médecine et de mathématiques qui connurent une large postérité bien au-delà de leurs terres d’origine. Le potentiel des transports et des communications à faciliter les échanges culturels ne fut pourtant jamais aussi apparent que dans la diffusion des grandes religions mondiales. Bouddhisme, christianisme et islam avaient en commun d’être des religions missionnaires. Qui plus est, elles encourageaient toutes trois les pèlerins à visiter les sites saints et les écoles. Le résultat fut que les routes terrestres et maritimes virent défiler des foules de dévots, à la recherche d’âmes à convertir, d’enseignement salvateur à acquérir ou de sagesse à partager.

L’histoire du bouddhisme nous montre à quel point la diffusion d’une religion est affaire de communication et on pourrait en dire autant de l’expérience chrétienne. De ses débuts en Palestine comme religion populaire de salut, le christianisme se diffusa rapidement dans le bassin méditerranéen. Dès le 3e siècle de notre ère, la majeure partie de la population égyptienne avait embrassé la foi nouvelle. En dépit de persécutions sporadiquement organisées par des autorités politiques suspicieuses, elle devint au 4e siècle la foi officielle de l’Empire romain dans son ensemble. Des communautés d’artisans et de marchands convertis finançaient de manière cruciale le zèle des prêcheurs, qui parcouraient inlassablement les routes de la chrétienté pour aider autrui à accéder au salut. Des sites de pèlerinage s’imposèrent rapidement : Jérusalem et la Terre sainte ; Rome, siège de la papauté ; et bien d’autres, souvent associés à des personnages prédominants, tel Santiago de Compostela au nord-ouest de l’Espagne, dont on disait qu’il abritait le corps de l’apôtre Jacques le Majeur. À l’instar du bouddhisme en Asie, missionnaires, pèlerins et autres voyageurs tissèrent un dense réseau communautaire qui recouvrait l’Europe et le bassin méditerranéen.

Dans les premiers siècles, le christianisme attira des convertis aussi en Afrique du Nord, en Mésopotamie, en Perse, jusqu’en Inde du Sud. Des marchands perses fondèrent des communautés jusqu’en Chine, qui devint sous la dynastie Tang une terre cosmopolite où coexistaient des temples zoroastriens, des stupas bouddhistes, des mosquées musulmanes et des églises chrétiennes. Après le 7e siècle, le christianisme déclina en Orient, sans disparaître pour autant. De nos jours subsistent encore de multiples groupes chrétiens, tant en Asie orientale qu’en Inde. Mais pour l’essentiel, les effectifs du christianisme refluèrent quand l’islam entra en scène.

Car dans le siècle qui suivit la mort du prophète Mahomet, la foi musulmane connut une expansion foudroyante dans l’hémisphère oriental, soumettant un territoire qui s’étendait de l’Espagne à l’Inde du Nord. Ses prêcheurs le diffusèrent bientôt encore plus loin, vers les sociétés subsahariennes de l’Est et de l’Ouest africain, l’Asie centrale et l’Indonésie, jusqu’au sud des Philippines. Ce n’est pas une surprise si missionnaires, pèlerins, marchands et autres voyageurs s’en firent les propagateurs à travers l’hémisphère oriental.

Soufis et cadis jouèrent un rôle particulièrement important dans ce processus. Les soufis étaient des missionnaires qui popularisèrent leur foi en l’adaptant aux besoins et aux intérêts des populations locales, respectant les divinités traditionnelles et les figures de saints qui leur préexistaient, tout en se présentant comme des épigones de pureté et de simplicité. Arrivés à leur suite, les cadis étaient des experts ès loi islamique, des juges représentant les intérêts de l’islam dans les communautés locales. L’un des plus célèbres de ces cadis s’appelle Ibn Battûta. Ce voyageur marocain visita une grande partie de l’hémisphère oriental, de l’empire du Mali à la Chine entre 1325 et 1354. Il servit en chemin de cadi au sultan de Delhi et à celui des îles Maldives, deux régions où l’islam n’était que récemment implanté. En qualité de dépositaire d’un savoir approfondi en matière de loi islamique, Ibn Battûta fut en mesure d’instruire des convertis récents aux standards moraux et aux aspirations culturelles de l’islam.

Aux sources de la modernité

Les interactions transculturelles et les échanges de l’époque prémoderne ne sauraient égaler en intensité ceux de la globalisation contemporaine. Les volumes d’échanges commerciaux d’aujourd’hui réduisent à peu de chose ceux de l’époque, quand les agents biologiques et les maladies mortelles tels le sida et la grippe se répandent à une vitesse inconnue de leurs prédécesseurs. De même, les idées (la démocratie, pour ne citer qu’elle), les religions (tel le pentecôtisme) et les éléments de culture populaire (du blue-jeans à la musique hip-hop, en passant par le sushi) trouvent un chemin rapide au-delà de leurs frontières d’origine. Mais même si elle semble bien pâle à la lumière de notre globalisation, la mondialisation prémoderne, faite d’échanges commerciaux, biologiques et culturels, n’en demeure pas moins une étape cruciale du développement de ce qui allait devenir le monde moderne.

Le manioc, racine d’Afrique ?

Il y a quelques années, dans Je suis noir et je n’aime pas le manioc, Gaston Kelman se livrait à une déconstruction des préjugés racistes ; cependant, on pourrait, par facétie, l’interpeler : le manioc est-il bien une plante africaine ?

Pour l’abbé Raynal, au 18e siècle, la réponse ne faisait, semble-t-il, aucun doute : OUI.

« Le présent le plus précieux que les îles aient reçu de l’Afrique, c’est le manioc. La plupart des historiens l’ont regardé comme une plante originaire d’Amérique. On ne voit pas trop sur quel fondement est appuyée cette opinion, quoiqu’assez généralement reçue. Mais la vérité en fût-elle démontrée, que les Antillais n’en tiendraient pas moins le manioc des Européens qui l’y ont transporté avec les Africains qui s’en nourrissaient. Avant nos invasions, la communication du continent de l’Amérique avec ces îles était si peu de chose, qu’une production de la terre ferme pouvait être ignorée dans l’archipel des Antilles. Ce qu’il y a de certain, c’est que les sauvages qui offrirent à nos premiers navigateurs des bananes, des ignames, des patates, ne leur présentèrent point de manioc ; c’est que les Caraïbes concentrés à la Dominique et à Saint-Domingue l’ont reçu de nous ; c’est que le caractère des sauvages ne les rendait pas propres à une culture si suivie ; c’est que cette sorte de culture exige des champs très découverts, et que dans les forêts dont ces îles sont couvertes on ne trouve pas des intervalles défrichés qui eussent plus de vingt-cinq toises en carré. Enfin, ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne voit l’usage du manioc établi qu’après l’arrivée des Noirs ; et que de temps immémorial il forme la nourriture principale d’une grande partie de l’Afrique. »[1]

Pourtant, même s’il a fallu le développement de la géographie des plantes au début du 19e siècle pour qu’une réponse commence à être scientifiquement établie (Brown, 1818 ; Moreau de Jonnès, 1824 ; de Candolle, 1855), le fait que le manioc provienne d’Amérique est bien attesté dès le 17e siècle.

L’anecdote est connue. En 1593, le navigateur anglais Richard Hawkins (1562-1622) raconte comment il prit en chasse un navire portugais qui « faisait route vers l’Angola pour faire cargaison de nègres à destination de la rivière de La Plata » :

« Le chargement de ce navire était de la farine de cassavi, que les Portugais appellent Farina de Paw [farinha de pão]. Elle sert de marchandise en Angola, de nourriture pour les Portugais sur les navires, et pour les nègres lors de leur transport vers la rivière de Plata. Cette farine est faite d’une certaine racine que les Indiens appellent yuca, qui ressemble à des pommes de terre. Il y en a de deux sortes : l’une bonne et douce à manger (soit rôtie soit bouillie) comme les patates, et l’autre dont est fait leur pain, appelé cassavi. » [2]

Figure 1. L’Atlantique Sud au 16e siècle, une Méditerranée portugaise (carte portugaise, 1550, BNF)

Atlantique portugaise

Plus intéressant est le texte de l’humaniste d’Amsterdam Olfert Dapper (ca.1635-1689) dans sa Description de l’Afrique (parue en flamand en 1668 et en français en 1686) :

« Dans l’île de Massander et sur les bords du Bengo et du Danda, on trouve une plante que les Nègres d’Angole nomment Mandihoca, plusieurs insulaires de l’Amérique Yuca et les Mexicains Quauhcamotli. On moud la racine et on en fait du pain. II n’y a point d’endroit dans tout Angole qui rapporte autant de Mandihoca que les bords du fleuve Bengo, soit à cause de la fertilité du terroir, soit parce que la proximité de Lovando S. Paulo, donnant occasion de la débiter, fait qu’on la cultive avec plus de soin. II y a plusieurs sortes de Mandihoca, particulièrement dans le Brésil, et quoiqu’elles se ressemblent fort, les connaisseurs en savent pourtant bien remarquer la différence. Les feuilles de cette plante ressemblent à celles du noyer, et ont plusieurs filaments, elles sont vertes et pendent cinq ensemble à un rameau. La tige a dix ou douze pieds de hauteur dans l’Afrique, mais dans le Brésil elle ne passe guère la grandeur d’un homme. Ce tronc se divise en plusieurs branches dont le bois est souple comme de l’osier, et n’est bon qu’à brûler aussi peu que la semence qui est comme celle du Palma-Christi. La racine qui est ce qu’on mange, ressemble à nos pastenades et est pleine d’un suc blanc et épais comme le lait.

La culture du Mandihoca se fait de cette manière, on remue, on brise la terre, et on en fait de petits monceaux, comme ceux sous lesquels les taupes se cachent. On coupe en suite des bouts des rameaux du Mandihoca d’un pied de long et d’un doigt d’épais, et on les plante trois ou quatre sur un monceau, penchés l’un contre l’autre, en sorte qu’ils soient quatre doigts hors de terre. Ces petits bâtons jettent en peu de temps de si profondes racines, que dans neuf ou dix mois, ou en un an tout au plus, ils deviennent des arbres de dix ou douze pieds de hauteur qui poussent diverses branches, et dont le tronc est de l’épaisseur de la cuisse. Et afin que les racines grossissent d’autant plus et attirent tout le suc de la terre, on a soin d’en arracher les méchantes herbes deux fois l’année. Quand on juge que la racine est mûre, on coupe l’arbre ras terre, et on l’arrache. Mais avant que de brûler le bois, on en sépare les rejetons par lesquels on provigne le Mandihoca. On ôte à la racine son écorce avant qu’on la réduise en farine. On a pour cela une meule de la grandeur d’une petite roue de chariot, et d’un empan de largeur, couverte de cuivre et parsemée de petites pointes comme une râpe ou une lime. Un esclave fait tourner la meule sur son pivot et un autre applique une racine contre la lime et la farine tombe dans un coffre de bois qui est au dessous. II y a toujours là de petits garçons qui fournissent des racines à râper celui qui les tient contre la roue, et d’autres esclaves qui mettent les râpées de la huche dans un grand chaudron de cuivre pour les faire sécher au feu. On a des maisons de cent pieds de long et de trente ou quarante pieds de large et même plus, qui sont destinées à ce travail. Les chaudrons sont enchâssés le long des murailles, en forme de fourneau, il y en a d’ordinaire dix de chaque côté : les meules sont au milieu, chaque maison en a trois qu’on peut transporter de côté et d’autre. On peut faire du Mandihoca presque autant qu’on veut, pourvu qu’on ait force esclaves, car il en faut beaucoup, et un paysan qui a une maison de vint fourneaux, a besoin de 50 ou 60 personnes, soit pour planter, émonder et couper les arbres, soit pour râper et sécher les racines. II est vrai qu’au travail qui se fait dans la maison, on emploie de vieux esclaves, qu’on ne saurait vendre et qui ne sont bons à autre chose, et même des petits enfants. Le prix ordinaire d’une mesure de farine de 64 livres 1 est de deux à trois cents deniers. »[3]

Le premier élément à souligner est la connaissance certaine de l’auteur ; celui-ci donne trois noms au manioc :

1) mandihoca, qui est le terme portugais dérivé du tupi, langue parlée par les tribus vivant sur les côtes du Brésil au moment de l’arrivée des Européens, et qui a donné notre manioc ;

2) yuca, qui est emprunté au taino, langue des grandes Antilles apparentée à l’arawak ;

3) et qauahcamotli, qui est le nom en nahuatl.

La double zone de contact apparaît ainsi nettement : au Nord, l’espace méso-américain (Caraïbes et Mexique) ; au Sud, le Brésil – ce qui révèle l’extension assez large de cette plante. On pourrait cependant s’étonner que Dapper ne mentionne pas un quatrième terme, pourtant peut-être le plus répandu et présent par exemple dans le texte de Hawkins cité précédemment : celui de cassave, qui désigne le pain de manioc. Lui aussi emprunté au taino, il apparaît dès 1492 lors du premier voyage de Christophe Colomb. Très vite, les Espagnols se rendirent compte des qualités de conservation du pan de cazabi (Oviedo, Livre VII, chapitre 2) et l’utilisèrent comme ration de marine .

En ce qui concerne la culture et l’usage du manioc au Brésil, d’où s’est sans doute faite la transplantation en Afrique orientale, on citera la description du « manihot » par André Thévet (1516-1590) dans les Singularités de la France antarctique, paru en 1558, à la suite de son voyage au Brésil en 1555-1556.

Figure 2. Racine de manihot (Thévet, 1558, BNF)

Manihot

Par ailleurs, le texte d’Olfert Dapper nous renseigne sur ce qui fut probablement la première implantation du manioc en Afrique de l’Est par les Portugais. Ceux-ci s’étaient installés le long du littoral atlantique à partir des années 1480 et fondèrent São Paulo da Assunção de Loanda en 1576. Selon Dapper, c’est véritablement cette ville, port important de la traite négrière, qui polarise le marché régional du manioc. Au-delà, il mentionne la culture du manioc dans les îles de Saõ Tomé et Principe, ainsi qu’au Bénin actuel, ce qui dessine un ensemble de points épars dans le golfe de Guinée et montre un début de diffusion.

C’est ainsi qu’assez rapidement, entre la fin du 16e siècle et le début du 18e, le manioc fut perçu comme une plante d’Afrique noire, ainsi que l’affirma fermement l’abbé Raynal et comme on peut le voir par exemple sur cette illustration tirée de l’Abrégé de l’histoire générale des voyages.

Figure 3. Nègres préparant le manioc (1780, BNF)

Nègres de Kachao et Bissao préparant le manioc

Pour prolonger cette histoire de la diffusion du manioc, je terminerai en évoquant la transposition de cette plante dans l’île de La Réunion, alors île Bourbon, dans les années 1730, à l’instigation du gouverneur de La Bourdonnais :

« L’agriculture n’était pas moins négligée dans les îles et la paresse des habitants profitait d’aucun des avantages du terrain. Le sieur de la Bourdonnais les a tirés de cet état d’indolence, et leur a fait cultiver tous les grains nécessaires pour la subsistance des deux îles afin de prévenir les disettes qui étaient si fréquentes, qu’il n’y avait presque pas d’année où les habitants ne fussent réduits à se disperser dans les bois, pour y chercher à vivre de chasse et de mauvaises racines. Aujourd’hui ces îles ont amplement de quoi fournir à la nourriture des habitants, surtout depuis que le sieur de la Bourdonnais y a introduit la culture du Manioc qu’il apporta du Brésil ; et en cela il croit pouvoir dire qu’il a rendu un service essentiel aux colonies, mais ce n’a pas été sans beaucoup de peines.

En effet, le peuple étant aux îles le même qu’il est partout ailleurs, le sieur de la Bourdonnais fut obligé d’employer l’autorité, pour le forcer à cultiver cette plante, qui, dans un temps de disette, devait lui procurer une ressource infaillible. Il fallut des ordonnances pour assujettir l’habitant à planter 500 pieds de manioc par tête d’esclavage ; encore, la plupart ridiculement attachés à leurs anciennes coutumes, et raidis contre l’autorité, faisaient-ils leur possible pour décréditer l’usage de cette plante. Il y en avait même quelques-uns, qui en détruisaient les plantations, en les arrosant clandestinement avec de l’eau bouillante. Aujourd’hui revenus de leurs préjugés, ils éprouvent et reconnaissent tous l’utilité infinie du manioc, qui met pour toujours les îles à l’abri de la famine. Quand les ouragans, qui y font fréquents, ont détruit leurs moissons, ou quand elles ont été ravagées par les sauterelles, comme cela arrive souvent, ils trouvent dans le manioc de quoi réparer ces malheurs. »[4]

On a beaucoup écrit sur la canne à sucre, sur le café, sur ces nouveaux produits destinés à la consommation des Européens, c’est l’histoire globale des riches, il y aurait sans doute une alter-histoire globale à écrire, celle de ces produits de fond de cale, comme le manioc. Pourtant, il ne s’agit pas d’opposer les uns aux autres. Le sucre et le manioc sont les deux faces d’une même mondialisation, celle fondée sur la traite négrière. Avec l’un comme avec l’autre, on reste dans la zone des « tristes tropiques ».

Bibliographie

Brown R., 1818, « Observations, Systematical and Geographical, on Professor Christian Smith’s Collection of Plants from the Vicinity of the River Congo », Appendice V in Narrative of an Expedition to Explore the River Zaire, usually called the Congo, John Murray, Londres, pp. 420-485.

de Candolle A., 1855, Géographie botanique raisonnée, Paris, Victor Masson, deux volumes.

Dapper O., 1686, Description de l’Afrique, Amsterdam, chez Wolfgang, Waesberge, Boom et van Someren, trad. du flamand (éd. originale 1668).

Hawkins R., 1847, The Observations of Sir Richard Hawkins in his Voyage to the South Sea in the Year 1593, Londres, Haklyut Society (réimpression de l’éd.  de 1622),

Jones W.O., 1959, Manioc in Africa, Stanford, Food Research Institute, Stanford University Press.

Kelman G., Je suis noir et je n’aime pas le manioc, Max Milo.

de La Harpe J.-F., 1780, Abrégé de l’histoire générale des voyages, Paris, Hôtel de Thou, vingt-et-un volumes.

Raynal G.T.F., 1773, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Amsterdam, six volumes.

Thévet A., 1558, Singularitez de la France antarctique, autrement nommée Amérique, & de plusieurs terres & îles découvertes de notre temps, Anvers, Chrisophe Plantin.


[1] abbé Raynal, 1773, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Amsterdam, Vol. 1, pp. 258-259.
[2] Richard Hawkins, 1847, The Observations of Sir Richard Hawkins in his Voyage to the South Sea in the Year 1593, Londres, Haklyut Society (réimpression de l’éd.  de 1622), p. 95.
[3] Olfert Dapper, 1686, Description de l’Afrique, Amsterdam, chez Wolfgang, Waesberge, Boom et van Someren, trad. du flamand (éd. originale 1668), pp. 364-365.
[4]1751, Mémoire pour le sieur de La Bourdonnais, Paris, Delaguette, Vol. 1., pp. 18-19.

Audierne, un port breton dans l’histoire globale

Aux 16e et 17e siècles, le système-monde moderne se met en place avec une division intra-européenne du travail largement inédite. Au pouvoir d’achat considérable du Portugal et de l’Espagne, grâce à la pénétration marchande dans l’océan Indien et à l’exploitation minière des Amériques, répond la créativité anglaise pour fournir ces consommateurs ibériques en laine et toiles, au travers de la révolution des enclosures. Les Pays-Bas ne sont pas en reste qui approvisionnent cette Europe du Sud-Ouest en céréales diverses, obtenues en Baltique contre du hareng pêché en mer du Nord. La spécialisation lainière anglaise et le développement des cultures de rente (fleurs, plantes tinctoriales) sur les terres néerlandaises créent de plus un débouché important pour les céréales d’Europe orientale et centrale, justifiant un retour du servage en Pologne et dans les pays limitrophes. Il apparaît donc bien une division très particulière de l’activité, articulant un pôle ibérique largement consommateur, un centre au Nord-Ouest, industrieux et créateur du premier capitalisme agraire, une périphérie orientale qui recourt au travail forcé dans le cadre de structures agraires du passé.

En-deçà de cette « grande histoire », peut-on cerner les conséquences de ces mouvements de basculement sur des contrées a priori plus marginales ? Considérons par exemple le port d’Audierne, au Cap Sizun, à quelques encablures au sud-est de la très touristique pointe du Raz. Voilà un pays de pêcheurs de merlu, de lieu et de congre, par ailleurs encore très largement paysans à la fin du Moyen Âge. Mais dès la fin du 13e siècle, ils commencent à exporter les merlus séchés vers les importants centres de consommation du golfe de Gascogne, La Rochelle et Bordeaux en particulier. Ils en ramènent du sel et du vin que la Bretagne occidentale consommera ou qui seront vendus plus au nord. Leurs expéditions ne sont pas seulement le fait de pêcheurs qui reconvertiraient temporairement leurs barques en bateaux marchands mais résultent aussi de la création d’une « flottille spécifiquement marchande mais aux tonnages conséquents » [Duigou et Le Boulanger, 2010, p. 47]. Dès 1309, les navires bretons constituent environ 20 % des sorties du port de bordeaux [Cassard, 1979, p. 381]. Au milieu du 14e siècle, les gens d’Audierne sont aussi très présents sur le marché du sel de Guérande. Au début du 15e, on les retrouve à La Rochelle pour y vendre, cette fois, outre leur poisson, du blé, des toiles et des porcs. Avec la fin de la guerre de Cent Ans (1453), la route du vin et du sel devient plus facile et les gens d’Audierne partagent alors leur temps entre la pêche, le transport maritime et la production agricole, développant ainsi une polyactivité assez originale.

À partir du début du 16e siècle, les marins des ports bretons, en particulier Penmarch en pays bigouden et Audierne en terre « capiste », fréquentent régulièrement Bordeaux, au point qu’en 1516, 70 % des affrètements de vins au départ de ce port sont bretons [Marzagalli et Bonin, 2000, p. 151]. Mais désormais le vin est emmené bien plus loin que la Bretagne : accostant à Arnemuiden (avant-port d’Anvers, à l’époque centre de l’économie-monde européenne selon Braudel) ou encore à L’Écluse (équivalent pour Bruges), les navires bigoudens et capistes alimentent un marché flamand déjà important. Initialement marginalisés par les marins de Penmarch sur les Flandres, les gens d’Audierne sont plus présents dans les ports irlandais (Galway, Limerick, Cork) et surtout britanniques (Londres, Bristol, Falmouth) remontant jusqu’en Écosse (Édimbourg, Leith). Ils sont en revanche dominants au départ de La Rochelle : un tiers des navires chargés de vin vers la Bretagne entre 1523 et 1565 [Duigou et Le Boulanger, 2000, p. 51]. Ils répondent aussi à l’appel du marché ibérique, emportant dès 1506 du froment chargé à Bordeaux vers Lisbonne et Setubal puis, dans les années suivantes, sur Saint-Sébastien et Santander. Dans la dernière décennie du 16e siècle, les Capistes s’imposent sur le marché zélandais, débouché devenu central pour les vins de Bordeaux, Libourne et La Rochelle ; ils surclassent également les Bigoudens au départ de Bordeaux, représentant 10 % du total des sorties totales de ce port en 1590.

Il ne faudrait pourtant pas s’y méprendre : les Capistes restent bien de simples transporteurs affrétés par les riches négociants de Bordeaux ou des Flandres et bien peu, à l’exception des frères Guézennec, chargeront du vin pour leur propre compte [Duigou et Le Boulanger, p. 52] Autant dire qu’ils ne sont pas placés au point de la chaîne commerciale où la plus-value est la plus forte. Leur rôle local est cependant primordial : sur une population de 8 000 habitant, au Cap-Sizun, à la fin du 16e siècle, 1400 personnes vivraient de la pêche et du transport… Et le poids des « honorables marchands » se lit sur les murs des églises et chapelles où abondent désormais les bateaux sculptés, témoignages de donations par de riches marins pour leur construction.

C’est au 17e siècle qu’Audierne connaît son apogée marchande. Dès les années 1620, ses marins fréquentent la mer Baltique, dominent les autres transporteurs bretons pour ce qui est des affrètements bordelais, sont plus actifs au pays Basque et en Espagne, apportant notamment du blé et des fèves du Cap. Certains navigateurs poussent jusqu’en Méditerranée où la piraterie est pourtant dissuasive. L’approvisionnement des Pays-Bas en vin se poursuit et la richesse des marchands capistes devient visible : achat de manoirs et de terres, accolement à leur patronyme du nom de leur terre acquise. Cependant, leurs enfants ne continuent pas nécessairement le négoce et suivent des études de droit, certains deviennent planteurs aux Antilles. Cette prospérité ne durera guère : à partir de 1668, les marins sont tenus d’effectuer régulièrement des périodes sur les vaisseaux du roi et l’année 1689 verra le début d’une interminable guerre maritime avec l’Angleterre. La désorganisation qui s’en suivra scellera la fin définitive de la prospérité d’Audierne.

Au total, voilà un port breton d’abord très modeste mais suffisamment dynamique pour avoir déjà saisi, bien avant l’essor du 16e siècle, les opportunités offertes par un commerce maritime relativement proche. Lorsque les profits tirés du grand essor ibérique puis néerlandais irriguent l’économie européenne, Audierne étend son activité de transport de vin et multiplie ses débouchés commerciaux vers les marchés porteurs. Cependant, cette prospérité n’étant que partiellement endogène se trouvait soumise aux aléas du commerce maritime et ne put dépasser la seconde moitié du 17e siècle. Il en reste aujourd’hui quelques magnifiques demeures en pierre de taille dans les anciennes rues de la ville, nombre de bateaux sculptés dans les édifices religieux et comme un désir d’Atlantique le long des côtes rocheuses du Cap-Sizun…

CASSARD J.-C. [1979], « Les marins bretons à Bordeaux au début du 14e siècle », Annales de Bretagne, tome 86, n° 3.

DUIGOU S. et LE BOULANGER J.-M. [2010], Cap-Sizun. Au pays de la pointe du Raz et de l’île de Sein, Palantines.

MARZAGALLI S. et BONIN H. [2000], Négoce, ports et océans, 16e-20e siècles, Presses universitaires de Bordeaux.