La découverte de l’Amérique, une erreur ?

Le rideau s’ouvre…

COLOMB (à part). Quel est ce prêtre vénérable que j’aperçois au fond de ce bocage ? Ses yeux baignés de larmes sont fixés sur un groupe d’Américains. Ah ! C’est leur protecteur ; c’est Las-Casas. Approchons-nous.
Las-Casas, dissipez enfin votre tristesse, et cessez de pleurer sur le sort de vos Indiens ; voici un discours qu’on m’envoie de l’autre Monde, vous y verrez que la découverte de l’Amérique a été utile au genre humain.

LAS-CASAS. Hélas ! Je ne l’ai que trop lu cet éloquent discours, et c’est lui qui cause ma tristesse. Quoi ! N’était-ce donc pas assez que les Européens eussent exercé leur barbarie sur les habitants du Nouveau Monde, fallait-il donc encore qu’ils employassent leur esprit à nous persuader que cette dépopulation n’a point été un mal ?

COLOMB. L’auteur ne le nie point ; mais il prétend que c’est la faute du siècle, et non celle des Européens qui découvrirent l’Amérique.

LAS-CASAS. Eh ! Que m’importe, quand on égorge mes bons Indiens, que ce soit la faute du siècle ou de la découverte de l’Amérique ? Croyez-vous que dans ces temps barbares, où les ténèbres de la superstition et du fanatisme courraient l’Europe, le prétendu sorcier qui mourait à petit feu sur un bûcher s’embarrassât beaucoup que son trépas fût l’ouvrage du siècle superstitieux, ou d’un juge inique ?

COLOMB. J’avoue que votre comparaison est spécieuse et vous n’ignorez pas que si les Espagnols, qui me doivent le nouvel hémisphère, avaient suivi mes avis et mon exemple, ils n’auraient point dévasté l’Amérique ; et que sans répandre une goutte de sang, ils auraient uni les deux Mondes par les liens du commerce et des beaux-arts. Mais la soif de l’or fit verser des torrents de sang au Castillan avide, et des fers furent ma récompense.

LAS-CASAS. Il est trop vrai, Colomb, et ces fers déposés dans votre tombeau par votre ordre, ces fers que vous portez jusque chez les ombres, sont la honte de vos contemporains ; mais leurs descendants vous ont bien vengé par la gloire attachée à votre nom.

COLOMB. Ils m’ont vengé, mais trop tard ; la gloire est pour une ombre ce qu’est une pompe funèbre pour celui qui descend au tombeau. Un aventurier ne m’a-t-il même enlevé l’honneur de donner mon nom à l’Amérique. Mais oublions ces injustices et avouez-le, Las-Casas, ce premier moment de crise est passé, et voyez les progrès qu’ont faits le commerce et la navigation ; comptez les richesses, les jouissances qu’ils ont procurées à l’Europe, les nouveaux débouchés ouverts à ses manufactures et aux productions de son sol. Vous sentez que les denrées de l’Amérique sont une marchandise privilégiée, qui réunit tous les avantages des métaux monnayés sans s’accumuler ni s’avilir comme eux ; que l’Amérique est un asile ouvert à la vertu persécutée, et un égout utile à la population européenne ; que le commerce enfin, répare lui seul tous les maux que l’Amérique a causés au genre humain.

LAS-CASAS. L’éloquence est une sirène ; elle vous a séduit, je n’en suis point étonné. On ne parle pas avec plus de chaleur ; on ne peint pas avec plus de grâce et d’énergie que votre auteur ; et l’homme supérieur à son siècle, qui eut le génie de deviner l’Amérique, doit applaudir à celui qui met son esprit à prouver l’utilité de cette découverte. Pour moi, qui n’ai que du bon sens et une âme tendre, je résiste mieux aux prestiges de l’esprit ; et quelque avantage que l’Amérique ait procuré au commerce, je ne pourrai croire qu’elle ait été utile au genre humain, tant qu’on ne me prouvera pas que cette découverte n’a point causé la dépopulation du Nouveau Monde, l’exportation des Nègres, ni la propagation de ce fléau né au sein des plaisirs.

COLOMB. Vous commencez à me persuadez. Adieu. Vous m’attristeriez en me prouvant que j’ai fait une découverte fatale au genre humain ; mais je vais relire ce discours, et l’éloquence entraînante de son auteur l’emportera bientôt sur la froide raison qui sort de votre bouche. [1]

Ce dialogue, bien entendu fictif, date de 1787. L’auteur en est Jean-Louis Mallet, dit Mallet-Butini (1757-1832). Avocat de Genève, il était ami et voisin de Voltaire. Le texte, trop bref pour être véritablement pertinent, permet cependant d’évoquer un débat majeur du XVIIIe siècle et pourtant quelque-peu oublié de nos jours. La question fut posée dès 1756 par Voltaire dans son Essai sur l’histoire générale, et sur les mœurs et l’esprit des nations depuis Charlemagne jusqu’à nos jours.

« C’est un grand problème de savoir si l’Europe a gagné en se portant en Amérique. Il est certain que les Espagnols en retirèrent d’abord des richesses immenses ; mais l’Espagne a été dépeuplée, et ces trésors partagés à la fin par tant d’autres nations, ont remis l’égalité qu’ils avaient d’abord ôtée. Le prix des denrées a augmenté partout. Ainsi personne n’a réellement gagné. Il reste à savoir si la cochenille et le quinquina sont d’un assez grand prix pour compenser la perte de tant d’hommes. »[2]

La question fut ensuite développée par Cornelius de Pauw dans un ouvrage qui eut à son époque un retentissement certain, Recherches philosophiques sur les Américains, ou Mémoire intéressant pour servir à l’histoire de l’espèce humaine, paru à Berlin à 1777.

« Il n’y a pas d’événement plus mémorable parmi les hommes, que la découverte de l’Amérique. En remontant des temps présents aux temps les plus reculés, il n’y a point d’événement qu’on puisse comparer à celui-là ; et c’est sans doute un spectacle grand et terrible de voir une moitié de ce globe réellement disgraciée par la nature, que tout y était ou dégénéré ou monstrueux.

Quel physicien de l’Antiquité eût jamais soupçonné qu’une même planète avait deux hémisphères si différents, dont l’un serait vaincu, subjugué et comme englouti par l’autre dès qu’il en serait connu, après un laps de siècles qui se perdent dans la nuit et l’abyme des temps ?

Cette étonnante révolution, qui changea la face de la terre et la fortune des nations, fut absolument momentanée, parce que, par une fatalité presque incroyable, il n’existait aucun équilibre entre l’attaque et la défense. Toute la force et toute l’injustice étaient du côté des Européens : les Américains n’avaient que de la faiblesse ; ils devaient donc être exterminés et exterminés dans un instant. Soit que ce fût une combinaison funeste de nos destins; ou une suite nécessaire de tant de crimes et de tant de fautes, il est certain que la conquête du nouveau Monde, si fameuse et si injuste a été le plus grand des malheurs que l’humanité ait essuyés.

Après le prompt massacre de quelques millions de sauvages, l’atroce vainqueur se sentit atteint d’un mal épidémique, qui, en attaquant à la fois les principes de la vie et les sources de la génération, devint bientôt le plus horrible fléau du monde habitable. L’homme déjà accablé du fardeau de son existence, trouva, pour comble d’infortune, les germes de la mort entre les bras du plaisir et au sein de la jouissance : il se crut perdu sans ressources ; il crut que la nature irritée avoir juré sa ruine.

Les Annales de l’Univers n’offrent pas, et n’offriront peut-être plus une époque semblable. Si de tels désastres pouvaient arriver plus d’une fois, la Terre serait un séjour dangereux, où notre espèce succombant sous ses maux, ou fatiguée de combattre contre sa destinée, parviendrait à une extinction totale, et abandonnerait cette Planète à des êtres plus heureux ou moins persécutés.

Cependant des politiques à projets ne cessent, par leurs séditieux écrits, d’encourager les Princes à envahir les Terres Australes. Il est triste que quelques philosophes aient possédé le don de l’inconséquence jusqu’au point de former eux-mêmes des vœux pour le succès de cette coupable entreprise : ils ont théoriquement tracé la route que devra tenir le premier vaisseau qui, au sortir de nos ports, ira porter des chaînes aux paisibles habitants d’un pays ignoré. Irriter la cupidité des hommes par de faux besoins et des richesses imaginaires, c’est agacer des tigres, qu’on devrait craindre et enchaîner. Les peuples lointains n’ont déjà que trop à se plaindre de l’Europe : elle a, à leur égard, étrangement abusé de la supériorité. Maintenant la prudence, au défaut de l’équité, lui dit de laisser les Terres Australes en repos, et de mieux cultiver les siennes.

Si le génie de la désolation et des torrents de sang précèdent toujours nos conquérants, n’achetons pas l’éclaircissement de quelques points de géographie par la destruction d’une partie du globe ; ne massacrons par les Papous pour connaître au thermomètre de Réaumur le climat de la nouvelle Guinée.

Après avoir tant osé, il ne reste plus de gloire à acquérir, que par la modération qui nous manque. Mettons des bornes à la fureur de tout envahir pour tout connaître. »[3]

La charge est virulente. La question qui est ainsi posée n’est donc pas tant de savoir si la découverte de l’Amérique a été utile ou non, mais celle des conséquences de l’expansion européenne. Le texte de Mallet est un écho, sinon une véritable réponse, au concours ouvert par l’abbé Raynal à l’Académie de Lyon en 1780 avec un prix de 1200 livres. Le sujet était ainsi formulé : La découverte de l’Amérique a-t-elle été utile ou nuisible au genre humain ? S’il en est résulté des biens, quels sont les moyens de les conserver et de les accroître ? Si elle a produit des maux quels sont les moyens d’y remédier ? Or l’abbé Raynal se trouve être l’auteur d’un des ouvrages les plus importants de son siècle, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, paru pour la première édition en 1770. L’introduction peut apparaître comme un éloge de la mondialisation :

« Il n’y a point eu d’événement aussi intéressant pour l’espèce humaine en général et pour les peuples d’Europe en particulier, que la découverte du nouveau monde et le passage des Indes par le Cap de Bonne-Espérance. Alors a commencé une révolution dans le commerce, dans la puissance des nations, dans les mœurs, l’industrie et le gouvernement de tous les peuples. C’est à ce moment que les hommes des contrées les plus éloignées se sont devenus nécessaires : les productions des climats placés sous l’équateur se consomment dans les climats voisins du pôle ; l’industrie du nord est transportée au sud ; les étoffes de l’orient habillent l’occident, et partout les hommes se sont communiqués leurs opinions, leurs lois, leurs usages, leurs remèdes, leurs maladies, leurs vertus et leurs vices. »[4]

Mais l’auteur enchaîne sur les doutes et sur les interrogations :

« Tout est changé et doit changer encore. Mais les révolutions passées et celles qui doivent suivre ont-elles été, peuvent-elles être utiles à la nature humaine ? L’homme leur devra-t-il un jour plus de tranquillité, de vertus et de plaisirs ? Peuvent-elles rendre son état meilleur, ou ne feront-elles que le changer ?

L’Europe a fondé partout des colonies ; mais connaît-elle les principes sur lesquels on doit les fonder ? Elle a un commerce d’échanges, d’économie, d’industrie. Ce commerce passe d’un peuple à l’autre. Ne peut-on découvrir par quels moyens et dans quelles circonstances ? Depuis qu’on connaît l’Amérique et la route du Cap, des nations qui n’étaient rien sont devenues puissantes ; d’autres qui faisaient trembler l’Europe se sont affaiblies. Comment ces découvertes ont-elles influé sur l’état de ces peuples ? Pourquoi enfin les nations les plus florissantes et les plus riches ne sont-elles pas toujours celles à qui la nature a le plus donné ? Il faut pour s’éclaircir sur ces questions importantes jeter un coup d’œil sur l’état où était l’Europe avant les découvertes dont nous avons parlé ; suivre en détail les événements dont elles ont été la cause et finir par considérer l’état de l’Europe telle qu’elle est aujourd’hui. »[5]

L’ouvrage est connu en particulier pour sa dénonciation de l’esclavage, qui s’accentue au fil des éditions. Ainsi, dans la troisième, parue en 1781 :

« L’Europe retentit depuis un siècle des plus saines, des plus sublimes maximes de la morale. La fraternité de tous les hommes est établie de la manière la plus touchante dans d’immortels écrits. On s’indigne des cruautés civiles ou religieuses de nos féroces ancêtres, et l’on détourne les regards de ces siècles d’horreur et de sang. Ceux de nos voisins que les Barbaresques ont chargé de chaînes, obtiennent nos secours et notre pitié. Des malheurs mêmes imaginaires, nous arrachent des larmes dans le silence du cabinet et surtout au théâtre. Il n’y a que la fatale destinée des malheureux nègres qui ne nous intéresse pas. On les tyrannise, on les mutile, on les brûle, on les poignarde ; et nous l’entendons dire froidement et sans émotion. Les tourments d’un peuple à qui nous devons nos délices ne vont jamais jusqu’à nos cœurs. »[6]

Au terme de la première édition, l’abbé Raynal termine par une réflexion sur la question de l’émancipation des colonies anglaises d’Amérique du Nord et sur l’avenir de l’Amérique comme puissance mondiale face à une Europe perçue comme déclinante :

« À mesure que nos peuples s’affaiblissent et succombent tous les uns sous les autres, la population et l’agriculture vont croître en Amérique ; les arts y naîtront fort vite, transportés par nos soins ; ce pays sorti du néant brûle de figurer à son tour sur la face du globe et dans l’histoire du monde. »[7]

Plusieurs livres furent publiés en réponse au concours ouvert par l’abbé Raynal. Parmi ceux-ci, on citera Joseph Mandrillon : Recherches philosophiques sur la découverte de l’Amérique (1784) ; de François-Jean de Chastellux : Discours sur les avantages ou les désavantages qui résultent pour l’Europe de la découverte de l’Amérique (1787) ; et de l’abbé Genty : L’influence de la découverte de l’Amérique sur le bonheur du genre humain (1788). Aucun cependant, en dix ans, n’emporta le prix. La Révolution mit un terme au débat et le nouveau siècle fut celui d’une colonisation européenne décomplexée, tout autant que celui de la montée en puissance de l’Amérique.

Bibliographie

M. P*** [François-Jean de Chastellux], 1787, Discours sur les avantages ou les désavantages qui résultent pour l’Europe de la découverte de l’Amérique, Londres/Paris, chez Prault.

Commager H.S. & Giordanetti E., 1968, Was America a Mistake ? An Eighteenth-Century Controversy, Columbia, University of south Carolina Press.

abbé Genty, 1788, L’influence de la découverte de l’Amérique sur le bonheur du genre humain, Paris, chez Nyon l’aîné et fils.

Gerbi A., 1973, The Dispute of the New World. The Historic of a Polemic, 1750-1900, trad. de l’italien par J. Moyle, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press (éd. or., 1955).

Liauzu C., 2007, Histoire de l’anticolonialisme en France. Du XVIe siècle à nos jours, Paris, Armand Colin.

Mallet, 1787, « Dialogue. Colomb et Las Casas », L’Année littéraire, Tome 7, pp. 210-214.

J.M*** [Mandrillon], 1784, Recherches philosophiques sur la découverte de l’Amérique, ou Discours sur cette question posée par l’Académie des Sciences, Belles-Lettres & Arts de Lyon : La découverte de l’Amérique a-t-elle été utile ou nuisible au genre humain ? S’il en est résulté des biens, quels sont les moyens de les conserver & de les accroître ? Si elle a produit des maux, quels sont les moyens d’y remédier ?, Amsterdam, chez les héritiers E. van Harrevelt.

Cornélius de Pauw, 1777, Recherches philosophiques sur les Américains, ou Mémoire intéressant pour servir à l’histoire de l’espèce humaine, Berlin, 3 volumes.

Abbé Raynal, 1770, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Amsterdam.

Voltaire, 1756, Essai sur l’histoire générale, et sur les mœurs et l’esprit des nations depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, Genève.


Notes

[1] Mallet, 1787, « Dialogue. Colomb et Las Casas », L’Année littéraire, Tome 7, pp. 210-214.

[2] Voltaire, 1756, Essai sur l’histoire générale, et sur les mœurs et l’esprit des nations depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, Genève, chapitre CXXV, p. 244.

[3] Cornélius de Pauw, 1777, Recherches philosophiques sur les Américains, ou Mémoire intéressant pour servir à l’histoire de l’espèce humaine, Berlin, Vol. 1, pp. III-VIII.

[4] [5] Abbé Raynal, 1770, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Amsterdam, Vol. I, pp. 1-2.

[6] Abbé Raynal, 1781, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Genève, chez Jean-Léonard Pellet, Vol. 6, p. 105.

[7] Abbé Raynal, 1770, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes, Amsterdam, Vol. VI, p.426.

7 réflexions au sujet de « La découverte de l’Amérique, une erreur ? »

  1. C’est bien exagéré tout ça. Il s’est égorgé moins d’Amérindiens en Nouvelle-France que de nobles et de curés pendant la révolution française et la Terreur. Et je dois ajouter que je compte parmi mes ancêtres une bonne douzaine de personnes égorgées par des Iroquois qui parcouraient des centaines de kilomètres pour massacrer des Français. Alors, le sanglot de l’homme blanc …

  2. Concernant Cornélius de Paw gardons-nous de le considérer comme un humaniste d’avant-garde au coeur des Lumières ! Quand on parcoure son ouvrage, cité plus haut, on constate qu’il est remplie de préjugés, de demi-vérités, d’on-dit sur les peuples améridiens qui à ses yeux ne partagent qu’une chose en commun, *la stupidité est malheureusement le caractère original et commun de tous les Américains*.
    (Page 141 – édition « authentique » de 1772)

    Bye

    Olivier Stable

  3. Il n’y avait aucun angélisme dans le billet. En fait, durant la deuxième moitié du 18e siècle, il y a deux débats sur l’Amérique, celui lancé par l’abbé Raynal, à propos des conséquences de la découverte de l’Amérique ; et un autre, antérieur, né des considérations de Buffon, à propos de la nature américaine. L’ouvrage de Cornelius de Pauw s’inscrit en fait plutôt dans celui-ci.

    Suit un extrait des considérations de Buffon (1761, Histoire naturelle, générale et particulière, Paris, Imprimerie royale, Tome IX, pp. 102-105) :

    « Nous avons remarqué comme une chose très singulière, que dans le nouveau continent les animaux des provinces méridionales sont tous très petits en comparaison des animaux des pays chauds de l’ancien continent. II n’y a en effet nulle comparaison pour la grandeur de l’éléphant, du rhinocéros, de l’hippopotame, de la girafe, du chameau, du lion du tigre, etc., tous animaux naturels et propres à l’ancien continent, et du tapir, du cabiai, du fourmiller, du lama, du puma , du jaguar, etc., qui sont les plus grands animaux du nouveau monde ; les premiers sont quatre, six, huit et dix fois plus gros que les derniers. Une autre observation qui vient encore à l’appui de ce fait général, c’est que tous les animaux qui ont été transportés d’Europe en Amérique, comme les chevaux, les ânes, les bœufs, les brebis, les chèvres, les cochons, les chiens, etc., tous ces animaux, dis-je, y sont devenus plus petits ; et que ceux qui n’y ont pas été transportés et qui y font allés d’eux-mêmes, ceux en un mot qui font communs aux deux mondes, tels que les loups , les renards, les cerfs, les chevreuils, les élans sont aussi considérablement plus petits en Amérique qu’en Europe, et cela fans aucune exception.

    II y a donc dans la combinaison des éléments et des autres causes physiques, quelque chose de contraire à l’agrandissement de la Nature vivante dans ce nouveau monde ; il y a des obstacles au développement et peut-être à la formation des grands germes ; ceux mêmes qui, par les douces influences d’un autre climat, ont reçu leur forme plénière et leur extension toute entière, se resserrent, se rapetissent sous ce ciel avare et dans cette terre vide, où l’homme en petit nombre était épars, errant ; où loin d’user en maître de ce territoire comme de son domaine, il n’avait nul empire ; où ne s’étant jamais soumis ni les animaux ni les éléments, n’ayant ni dompté les mers, ni dirigé les fleuves, ni travaillé la terre, il n’était en lui-même qu’un animal du premier rang, et n’existait pour la Nature que comme un être sans conséquence, une espèce d’automate impuissant, incapable de la réformer ou de la seconder ; elle l’avait traité moins en mère qu’en marâtre en lui résiliant le sentiment d’amour et le désir vif de se multiplier. Car quoique le Sauvage du nouveau monde soit à peu près de même stature que l’homme de notre monde, cela ne suffit pas pour qu’il puisse faire une exception au fait général du rapetissement de la Nature vivante dans tout ce continent : le Sauvage est faible et petit par les organes de la génération ; il n’a ni poil, ni barbe, ni nulle ardeur pour sa femelle ; quoique plus léger que l’Européen parce qu’il a plus d’habitude à courir, il est cependant beaucoup moins fort de corps ; il est aussi bien moins sensible, et cependant plus craintif et plus lâche ; il n’a nulle vivacité, nulle activité dans lame ; celle du corps est moins un exercice, un mouvement volontaire qu’une nécessité d’action causée par le besoin ; ôtez-lui la faim et la soif, vous détruirez en même temps le principe actif de tous ses mouvements ; il demeurera stupidement en repos fur ses jambes ou couché pendant des jours entiers. II ne faut pas aller chercher plus loin la cause de la vie dispersée des Sauvages et de leur éloignement pour la société : la plus précieuse étincelle du feu de la Nature leur a été refusée ; ils manquent d’ardeur pour leur femelle, et par conséquent d’amour pour leurs semblables : ne connaissant pas l’attachement le plus vif, le plus tendre de tous, leurs autres sentiments de ce genre sont froids et languissants ; ils aiment faiblement leurs pères et leurs enfants ; la société la plus intime de toutes, celle de la même famille, n’a donc chez eux que de faibles liens ; la société d’une famille à l’autre n’en a point du tout : dès lors nulle réunion, nulle république, nul état social. Le physique de l’amour fait chez eux le moral des mœurs ; leur cœur est glacé, leur société froide et leur empire dur. Ils ne regardent leurs femmes que comme des servantes de peine ou des bêtes de somme qu’ils chargent, sans ménagement, du fardeau de leur chasse, et qu’ils forcent sans pitié, sans reconnaissance, à des ouvrages qui souvent sont au dessus de leurs forces : ils n’ont que peu d’enfants ; ils en ont peu de foin ; tout se ressent de leur premier défaut ; ils sont indifférents parce qu’ils font peu puissants, et cette indifférence pour le sexe est la tache originelle qui flétrit la Nature, qui l’empêche de s’épanouir, et qui détruisant les germes de la vie, coupe en même temps la racine de la société. »

    C’est ce débat qui est l’objet de l’étude d’Antonello Gerbi (The Dispute of the New World, trad. de l’italien).

  4. Merci pour votre réponse. Ayant lu la préface de Paw que vous avez donné presque in extenso j’ai consulté ce livre sur une bibliothèque numérique (Internet archive) et j’ai été surpris par ce décalage entre la dénonciation de l’expansion européenne et ce dénigrement systématique des Amériques qu’il soit question de la faune, de la flore ou des êtres humains.

    Merci pour la référence bibliographique. Ce livre semble être effectivement une référence, imposante d’ailleurs (1000 pp env. dans l’édition italienne mais que 700 pp curieusement dans la traduction en anglais).

    Si j’en crois le prologue (lien ci-dessous) il s’agit d’une sorte de généalogie intellectuelle de « la polemica sull’America » partant d’auteurs espagnols du 16ème siècle à, en gros, Hegel, qui a abouti malgré tout, selon l’auteur, et c’est cela qui me donne à réfléchir, à faire progresser les sciences naturelles (via Buffon notamment) malgré les conclusions aberrantes que ses participants exprimèrent alors (« È verissimo, poi, che tutte quelle discussioni, per quanto male impostate, valsero a far progredire la scienza della natura, affinandone i metodi, staccandola faticosamente da vecchi errori ed arricchendone la materia. »)

    http://www.wuz.it/archivio/cafeletterario.it/147/cafelib.htm

    Bye

    Olivier Stable

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