Comprendre le monde d’après – esquisse de prospective globale

Depuis quinze ans, je m’emploie à populariser en France une méthode d’analyse de l’histoire à grande échelle, l’histoire globale. Et cette discipline, face au monde d’incertitudes dévoilé par la pandémie de covid-19, se révèle précieuse. Ne serait-ce que parce que, outillée pour déployer tous types d’outils transdisciplinaires, elle se retrouve moins démunie que des analyses exclusivistes face à l’irruption de cygnes noirs, ces événements imprévus qui bouleversent les meilleurs scénarios prospectifs – le Covid-19 étant aujourd’hui le cygne noir par excellence.

La Global History est une histoire élargie développée par les historiens nord-américains, au premier rang les regrettés William H. McNeill et Alfred Crosby Jr. Je la définis (1) comme une méthode permettant d’explorer le champ de l’histoire mondiale – l’histoire mondiale se définissant quant à elle comme l’ensemble des passés de l’humanité, de ses débuts balbutiants en Afrique voici trois millions d’années à la globalisation contemporaine (2). L’histoire globale est l’outil qui permet de produire cette histoire mondiale. C’est un outil vivant, animé par quatre brins d’ADN :

1) L’histoire globale est transdisciplinaire. Elle associe à parts égales les autres disciplines des sciences humaines, telles l’économie, la démographie, l’archéologie, la géographie, l’anthropologie, la philosophie, les sciences de la société, la biologie évolutionniste…

2) L’histoire globale analyse le passé sur la longue durée.

3) L’histoire globale porte ses regards sur un espace élargi.

4) L’histoire globale joue sur les échelles, temporelles comme spatiales. Elle restitue un récit qui ouvre grand des fenêtres sur les passés du genre humain, mettant par exemple la focale sur une anecdote biographique, avant de s’ouvrir aux implications globales de cet événement. La facilité narrative qui en découle n’est pas le moindre de ses atouts pédagogiques.

Comment appliquer cette méthode à notre avenir proche ? Commençons par cerner ce que nous savons d’à peu près certain de l’état physique du monde, avant de questionner ces acquis au regard des sciences humaines. D’innombrables articles ont été publiés dans les revues scientifiques ces dernières années (3), et convergent dans un diagnostic : le futur se présente sous de sombres auspices. Le climat, c’est inscrit dans nos émissions, passées et toujours présentes, de gaz à effet de serre, passera la limite des 1,5°C (en référence aux températures mesurées à la fin du 19e siècle) vers 2030, et celle des 2°C dans la décennie 2040. C’est cataclysmique, il faudra faire avec les conséquences, et ne pas aller au-delà – c’est-à-dire diminuer de moitié nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, des trois quarts d’ici 2050. Faute de quoi, nous aurons à gérer un monde dont l’habitabilité ira en se dégradant, et qui ne pourra en tout cas pas accueillir dans des conditions de vie décentes les 10 +/- 1 milliards de personnes supposées y vivre dans la seconde moitié du 21e siècle.

Le même constat vaut pour les écosystèmes, en voie d’effondrement planétaire, avec une défaunation colossale (en très gros, plus de la moitié des animaux sauvages, de l’éléphant au bousier en passant par le hareng, ont disparu en moins d’un demi-siècle de la surface de la Terre et des profondeurs des océans !), un recul massif des surfaces boisées et des zones humides… Ce sont des phénomènes sans précédent, qui mettent en danger les équilibres fondamentaux de la vie sur Terre.

S’y ajoutent les craintes sur les disponibilités en pétrole et terres rares, avec des pénuries prévisibles dans un avenir proche – or ces ressources conditionnent nos capacités présentes à faire face aux problèmes, et tout simplement à nourrir l’humanité (4). Faut-il rappeler qu’aujourd’hui, pour produire une calorie alimentaire en agriculture industrielle, nous dépensons en moyenne pour du pain 10 calories d’hydrocarbures (nécessaires à la fabrication d’engrais azotés et de produits de traitements sanitaires, aux transports, à la culture, etc.) ? Nous mangeons littéralement du pétrole, quand les réserves de celui-ci ne sont pas infinies.

À me confronter depuis quinze ans à l’histoire environnementale, à l’obsédante question de savoir comment l’humanité avait face à des crises de survie dans le passé, j’ai retenu un postulat fondamental : ce qu’il est possible de faire sera fait, à partir du moment où on le rend formulable. Un excès de technique, rendu possible par des croyances, des sociétés articulées autour de ces croyances, nous mène à la situation présente. Et les problèmes résultant de cette situation sont pour l’instant abordés avec la même boîte à outils : on va les « solutionner », s’activer à les dissoudre dans la technologie. Cela entraînera des programmes de géoingénierie (pour tenter de pallier les effets du réchauffement planétaire), et de forçage génétique (pour essayer, de façon dérisoire, de sauver les écosystèmes), tout en nous maintenant avec persistance dans des impasses telles la combustion massive de carburants fossiles (avec comme horizon un réchauffement climatique toujours plus destructeur), et la diffusion à terme suicidaire des pesticides et autres substances chimiques (ayant comme résultat d’aggraver encore l’effondrement des écosystèmes).

Et je formule une contre-hypothèse : si on change les priorités en modifiant les postulats des croyances, nous pourrions dévier cette trajectoire entropique.

 

Le Covid-19 mène à plusieurs enseignements :

1) ce virus témoigne d’abord des atteintes à la biodiversité : il est issu, comme l’essentiel des pandémies antérieures, d’un stress environnemental lié à l’expansion humaine dans des milieux naturels, résumé par une équation simple : urbanisation massive de l’Asie orientale + consommation carnée de plus en plus importante = effet boomerang. Et il montre l’adaptabilité du vivant (oui, je présume qu’un virus est vivant, même si ce n’est qu’un bout d’ADN) : pour survivre, il lui a fallu trouver un hôte qui ne soit pas en voie de disparition : d’un point de vue évolutif, les pathogènes encore planqués dans la nature ont tout à perdre à rester dans leurs milieux d’origine en voie d’effondrement, et tout à gagner à infester l’homme et ses dépendants, végétaux et animaux. Ce n’est pas leur attribuer une volition, simplement analyser les conséquences de cette science qu’est l’évolution : une infime partie des pathogènes mis en danger d’extinction par nos comportements s’adaptent efficacement à la nouvelle donne, la solution la plus efficiente consistant à nous infecter, ou à infecter nos dépendants. Nous leur facilitons la tâche, d’abord en laissant se multiplier les foyers d’antibiorésistance, et surtout en simplifiant le vivant, ne laissant se multiplier que des souches de bétail, de céréales et autres, sans aucune diversité génétique, hautement vulnérable à une infection.

2) Le Covid-19 montre la complexité infinie et la vulnérabilité de notre civilisation. Il a suffi de quelques échanges biologiques sur un marché chinois, dans une ville dont tout le monde ou presque ignorait alors le nom, pour obliger en six mois 4 milliards de personnes à vivre cloîtrées chez elles – quand elles le peuvent – et pour voir les indices boursiers perdre un tiers de leur volume en deux mois. Il montre aussi que les choix politiques peuvent influer sur ces vulnérabilité : en faisant tourner la planche à billets, les banques centrales ont réussi à regonfler les marchés financiers, quand l’incertitude où ils se trouvent aurait dû les amener à plonger.

3) Le Covid-19 montre la densité des connexions économiques : là où la peste au 14e siècle a mis une décennie à circuler de la Chine à la France, il y a fallu quelques mois. Et les frontières ont cruciales dans son extension.

4) Il exacerbe les inégalités entre pays, et à l’intérieur des pays (scolaires, accès aux soins, cadre de vie…) – un classique de l’histoire des épidémies : plus on est pauvre et plus on est vulnérable aux aléas.

5) Il pousse à abdiquer la liberté au nom de la sécurité collective.

En résumé, le Covid-19 procède à une radiographie express des faiblesses de notre civilisation mondialisée : la Chine continue à dissimuler des informations et à placer ses pions dans le jeu du soft power ; les États-Unis persistent dans leur effacement de la scène internationale, accélérant un basculement géopolitique en faveur de l’Asie ; les États-Unis, le Brésil, l’Inde et quelques autres sont toujours livrés aux incohérences de gouvernements populistes ; la censure règne plus que jamais en Iran, en Égypte, mais aussi en Chine et plus insidieusement ailleurs, toujours sous les formes culturellement acceptées ; la rigueur dogmatique du néolibéralisme montre ses limites, obligeant à un retour de l’État en matière sécuritaire, économique, sanitaire ; et les damnés de ce monde (en Afrique, en Asie du Sud, dans les pays en guerre…) restent les plus impactés, dans l’indifférence générale.

 

Entre le rouge et le vert

Une fois rappelé que nous sommes dans une incertitude absolue, car la situation est inédite, soulignons un autre élément fondamental, qui vaut pour les limites évoquées ci-dessus comme pour les prévisions sur la suite des événements. Les sciences exactes posent des limites, qui permettent de construire des modèles, des cadres simplificateurs et conceptuels permettant à la pensée de se structurer : par exemple, si on envoie tant de gaz à effet de serre dans l’atmosphère dans un laps de temps déterminé, on réchauffe la planète de tant de fractions de °C à tel horizon.

Hélas ! À peine formulée, l’équation perd son sens. Car les sciences humaines se sont déjà mises en mouvement et ont changé les cadres du futur. Celui-ci n’était pas désirable, et la science politique, comme l’économie, la sociologie, joue sur les paramètres, les altère, change les cadres d’exercice de cette prévision. En d’autres termes, le monde prévisionnel est celui d’un horizon physiquement établi, mais brouillé par nos décisions humaines. Pour en rendre compte, il faut poser le cadre avec les sciences exactes, puis faire tourner des modèles impliquant l’ensemble des sciences humaines pour modéliser nos réactions qui vont altérer les données de ce cadre. Cela vaut pour le climat comme pour le pétrole. Par exemple, en recourant massivement à du pétrole de schiste, les États-Unis ont déplacé dans le temps une limite physique, celle du peak oil, de la disponibilité en hydrocarbure bon marché, de ≈ 2006 à ≈ 2025. Ils ont d’ailleurs plutôt transformé un pic en plateau.

Il en est de même pour le coronavirus. D’un strict point de vue biologique, il aurait pu tuer davantage dans nos pays développés. Mais nos sociétés se sont organisées pour limiter son impact, et le pic épidémiologique est devenu plateau afin de permettre aux infrastructures de santé, souvent fragilisées par des années de rigueur budgétaires, de tenir le choc.

Résumons ce qui rend difficile toute prévision sur le coronavirus. En sciences exactes : la progression est non modélisable faute de données, car nous avons à faire à un nouveau pathogène ; et en sciences humaines, les mesures de confinement planétaires sont inédites et bouleversent au quotidien les projections épidémiologiques.

Une fois prises ces précautions liminaires, quelles sont les trajectoires plausibles ?

Deux scénarios se dégagent à l’échelle mondiale, à l’horizon de quelques années, avec toutes les incertitudes posées, du plus plausible au moins probable, le futur devant se situer quelque part entre ces deux pôles.

1) scénario rouge, Business as usual : d’ici quelque temps, le virus est traquable (tests permettant d’identifier rapidement si on a été affecté), bientôt « vaccinable », bref contrôlable, ce qui autorise au moins les pays développés à lever les restrictions de déplacement. L’économie en sort fortement affectée : les indices boursiers ont connu une forte rétraction, ils ont été perfusés à plusieurs reprises par des émissions généreuses des banques centrales. Le cours du pétrole est resté au plus bas, il faut le déstocker d’urgence, les énergies renouvelables ont vu leur prix croître.

Premier effet, celui de l’appel d’air : la relance à tout prix, quitte à carboner massivement. C’est l’option retenue par les dirigeants sur l’ensemble de la planète. La Chine, l’Inde, plus largement l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine ont encore un potentiel de croissance pour au moins une décennie. La classe moyenne mondiale devrait continuer à augmenter (je rappelle que nous étions 3 milliards à épargner en ce monde à la fin 2019, soit trois fois plus qu’il y a vingt ans, et que l’OCDE prévoyait 4 milliards à l’horizon 2030). Bref, le capitalisme se remet de cette fièvre passagère, et qui plus est avec une pêche d’enfer. Stratégie du choc exposée par Naomi Klein, il y a eu des victimes, le capitalisme spéculatif rebondit sur le désastre et continue à prospérer selon son être : le bonheur pour demain, si vous placez « correctement » votre argent dans un futur désirable – villes nouvelles, énergies vertes à foison, bientôt optimisation génétique de vos rejetons, qui sait ?

Quant au Monde ? Il repart vers la sinistre trajectoire que vous connaissez : on atteint les 1,5°C en 2030, après une décennie de dégradations objectives des conditions de vie sur Terre. Il est probable que c’est seulement alors que les États et les opinions publiques se mettront en tête pour de bon que ce serait suicidaire de continuer, et entre-temps ceux qui le pouvaient auront accru les moyens de contrôler leur population, merci l’intelligence artificielle et les réseaux sociaux en auxiliaires des appareils de sécurité des États. Le temporaire de l’état d’urgence Covid-19 sera devenu la norme. De toute façon il sera alors bien trop tard pour éviter les 2°C vers 2040, ce qui justifiera des tentatives à grande échelle de tenir le climat sous contrôle : géoingénierie et forçage génétique pour permettre à une fraction plus ou moins importante de l’humanité de survivre. Inutile de détailler (sauf pour en faire un récit dystopique et répulsif), c’est ce dont ne voulons pas. Ce futur est malheureusement le plus probable, car il roule sur les rails de l’inertie collective. À cet horizon, tout le monde persiste dans son être, y compris vous, lecteur, vous retrouverez demain votre quotidien d’avant-crise, éventuellement un peu dégradé. Avec la perspective de futures et pires dégradations…

2) Scénario vert, les humains gardent le contrôle. Ça commence dès demain. Les épidémiologistes, qui ont coaché les États pour leur permettre de faire face aux conséquences de leur imprévoyance face à ce virus, sont rejoints par les climatologues et écologues. Ils conviennent de ce que le système actuel est mortifère pour la planète, et des équipes transdisciplinaires (faisant collaborer sans hiérarchie de savoir des chercheurs de diverses disciplines) parviennent à convaincre une majorité des États, organisations transnationales, ONG et opinions publiques du bien-fondé de certaines mesures : cela peut aller de l’application du principe pollueur-payeur pour rendre l’agriculture industrielle moins intéressante que l’agro-écologie, au surenchérissement des énergies carbonées, à la mise en place de revenu universel de base…

Tous les ingrédients ont été largement expérimentés et débattus, à l’échelle locale, et font l’objet d’une multitude de travaux. Reste que ces solutions sont trop souvent axées sur le local, et qu’elles peinent à faire système, surtout à l’échelle planétaire. Pour qu’un programme véritablement global soit appliqué, il faut changer les mentalités, convaincre une part cruciale de l’humanité que l’économie ultralibérale mène le monde dans le gouffre.

Les points de blocage immédiats : en droit international, cela implique que l’économie passe derrière l’écologie ; en croyance, que l’on admette que consommer n’est pas le bonheur (ce sera le plus dur) et que l’on réhabilite les vertus de l’empathie sur la compétition. En découleraient ou accompagneraient notamment ces mutations de la pensée le respect de l’animal, une bien moindre consommation de produits carnés permettant la réhabilitation de larges pans des écosystèmes sur Terre, une rémunération faite aux gouvernements pauvres pour les services écosystémiques rendus par des milieux qu’ils protègeraient désormais au lieu de les détruire (la forêt tropicale au Brésil, en Afrique, en Indonésie…, le pergélisol en Sibérie…) jusqu’à arriver à un point d’équilibre dynamique propre à préserver le peu qui n’a pas été détruit, et à l’amener à prospérer. 50 % pour le sauvage, 50 % densément civilisé, le projet half-Earth esquissé par Edward O. Wilson et d’autres (5). Ce serait déjà possible en terme de récit : 2030, 30 % de surfaces protégées (c’est déjà dans les cartons de l’Onu, sauf qu’il convient de donner de l’épaisseur à la notion de protection : vue par notre gouvernement, qualifie un endroit où on chasse des espèces protégées d’oiseaux, mais qui est heureusement sauvegardé des abus du touriste, contraint de ne pas quitter les sentiers balisés), 40 % en 2040, et pour 2050…

L’avenir tel que je peux l’imaginer avec ma cognition d’humain limité est un curseur posé entre ces deux pôles, le rouge du business as usual, le vert du garder-le-contrôle, avec énormément d’inconnues. Et je sais parfaitement que le scénario vert va à l’encontre de notre inconscient : aujourd’hui, en économie et par contamination dans toutes les projections programmatiques de notre futur, créer de la valeur, c’est prélever des ressources naturelles et donc accélérer l’entropie. C’est ce nœud gordien là qu’il faudra trancher si nous voulons qu’une humanité digne survive.

 

(1) Pour l’exposé des approches méthodologiques en histoire globale, je renvoie le lecteur intéressé à TESTOT Laurent (dir.), L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le Monde, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2008, rééd. 2015.
(2) Pour l’exposé de cette histoire sous l’angle environnemental, voir TESTOT Laurent, Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, Paris, Payot, 2017, rééd. 2018.
(3) Pour un résumé de ces études, voir le très utile abstract compilé par WALLENHORST Nathanaël, La Vérité sur l’Anthropocène, Paris, Le Pommier/Humensis, 2020.
(4) Voir pour un panorama, voir AILLET Laurent et TESTOT Laurent (dir.), Collapsus. Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète, Paris, Albin Michel, 2020.
(5) WILSON O.E., Half-Earth. Our Planet’s Fight for Life, New York/Londres, Liveright Publishing Corporation, 2016 ; pour l’attractivité et la faisabilité en France, voir l’indispensable ouvrage de COCHET Gilbert et DURAND Stéphane, Réensauvageons la France, Arles, Actes Sud, 2018.

 

NB de début juillet 2020 : cet article a été rédigé début avril 2020 pour répondre à des sollicitations de groupes de réflexion… Je le publie ici car je le juge quelque peu intemporel, même s’il reste marqué dans certains passages par le moment de sa rédaction. L.T.

Un certain sentiment d’urgence

Nous reproduisons ci-dessous l’introduction de l’ouvrage Collapsus. Changer ou disparaître ? Le vrai bilan sur notre planète, Laurent Aillet et Laurent Testot (dir.), Albin Michel, 2020. Publié juste avant le début du confinement, il offre, en fédérant 40 contributeurs se demandant à quoi ressemblera notre futur proche, un panorama inégalé pour penser le monde d’après.

C’est peu dire que l’air du temps est à l’inquiétude. Depuis l’été 2018, l’avenir s’est assombri. Les scientifiques multiplient les alertes, écrivent noir sur blanc, dans les meilleures revues peer-reviewed, que le monde se transformera en désert à la fin du siècle si nous continuons à vivre comme nous le faisons. Des enfants, partout sur la planète, font grève d’école et manifestent leur angoisse pour que les adultes prennent conscience du futur qu’ils leur promettent. Le vivant se désintègre, étouffé par la pollution et l’extension de nos activités.

Il était urgent d’étudier la probabilité d’un ou des effondrements à venir ou peut-être en cours. De confronter les points de vue des penseurs et des praticiens des limites. Notre dernier ouvrage, Collapsus (1), est une enquête menée auprès d’une quarantaine d’auteurs, que nous avons sélectionnés autour d’une consigne : avoir l’esprit suffisamment ouvert au réel pour ne pas produire une vision hors-sol, sourde aux constats, un de ces contes lénifiants qui depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale nous serine que l’avenir sera rose bonbon, dopé par une croissance infinie. Pensons global ! C’est en tout cas ce que nous avons tenté de faire dans cette enquête kaléidoscopique décomposée en trois parties, avec d’abord un état des lieux, puis une revue des dynamiques en cours, pour terminer par différents points de vue sur les attitudes à envisager, ce que l’on pourrait appeler une « pédagogie de la possibilité d’effondrement ».

 

L’humanité aveuglée ?

Le constat est aussi factuel que violent : face aux alertes des scientifiques et aux cris d’angoisse des enfants, les décideurs, politiques ou économiques, ne bronchent pas. Comme s’ils ignoraient le théorème posé par l’économiste et philosophe Kenneth E. Boulding, selon lequel « celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ». Or, et c’est là un postulat fondamental, tout système possède ses limites. Elles le définissent tout autant qu’elles le constituent et le contiennent. Notre civilisation occidentale moderne est un système, elle n’échappe pas à aux déterminismes physiques.

Le capitalisme, tel que défini par le philosophe Adam Smith dans son livre La Richesse des nations en 1776, repose sur ce principe de croissance économique infinie. Cette croissance n’a été rendue possible que par un « miracle » : la maîtrise des énergies fossiles qui ont stocké sous forme combustible et immédiatement disponible les calories de millions d’années de sédimentation du vivant. Nous vivons aujourd’hui dans un confort jamais vu dans l’histoire, en dilapidant le capital des ressources énergétiques de la Terre, et seul un flux toujours croissant d’énergie, alimentant toutes nos activités thermo-industrielles, autorise la croissance massive que nous connaissons encore à l’échelle de l’humanité. Mais les lois de la thermodynamique sont têtues, elles nous fixent deux limites prévisibles : en entrée, un flux nécessaire et toujours croissant d’énergie à sortir du sous-sol ; en sortie un flux inéluctable et toujours croissant de déchets.

Pour résumer, la boulimie d’énergie consubstantielle au fonctionnement de notre système, limité à l’espace clos d’une planète finie, implique mécaniquement qu’il se recouvre de ses propres excréments, pudiquement rebaptisés « pollution ». Un peu plus d’espace ou un plus d’énergie fournirait juste un plus de délai à l’inéluctable épuisement du système, mais ne changerait rien aux lois physiques, car celles-ci sont les limites intrinsèques du système ultime, celui qui contient tout le reste : l’univers.

Mais les limites qui bornent notre civilisation ne s’arrêtent pas là.

Par définition, l’utilisation de l’énergie modifie la matière. Le genre animal auquel nous appartenons, Homo, a lentement émergé, il y a seulement quelques millions d’années, d’un environnement auquel il lui a fallu s’adapter par la bipédie, et d’une matérialité qui a dicté ses possibles évolutions. Cette « matérialité naturelle » a lentement conféré à l’animal humain un gros cerveau réflexif, une capacité accrue de transformer la matière en outils et un langage évolué multipliant les capacités à coopérer. Cette matérialité naturelle a façonné, physiologiquement ou psychiquement, notre espèce Homo sapiens. Et de fait, notre civilisation ne fait que convertir cette matérialité naturelle en une matérialité artificielle. Cette dernière a été bricolée au fil des temps par les intelligences d’une multitude d’individus. Ils ont pu être plus ou moins géniaux et visionnaires, mais toujours mus par leurs émotions, bousculés qu’ils étaient par l’histoire et surtout limités par leur propre durée de vie. La vraie limite ne serait-elle donc pas à chercher plutôt au sein de cette intelligence humaine ? Elle qui collectivement et involontairement régit la transformation du monde, par exemple dans notre totale incapacité à appréhender la situation dans son ensemble, quelle que soit l’échelle à laquelle nous modélisons la réalité ? Ou, pour le résumer en une question : l’humanité sait-elle vraiment ce qu’elle fait ?

Il est facile de répliquer que la Nature, elle aussi, agit en aveugle. Oui, mais… La Nature, elle, se moque bien d’effacer l’expérience pour recommencer quasiment à partir de zéro, et les paléontologues nous apprennent qu’elle l’a déjà fait cinq fois sur cette planète. Ils appellent « extinctions de masse » des événements qui ont effacé chaque fois entre 75 % et 99 % du vivant de l’époque. De fait, la « Nature » n’est qu’un concept. Nous l’avons inventée pour tenter de modéliser notre univers proche et cadrer conceptuellement ce vivant qui nous fournit la totalité de nos ressources vitales : l’air que nous respirons, les substances organiques dont nous nous nourrissons, l’eau purifiée que nous buvons…

L’humanité, elle, est une réalité, notre réalité. Parler sérieusement de notre futur, c’est donc s’autoriser à questionner les effets de notre civilisation, et par là le système même qui la régit, n’en déplaise à ceux qui en profitent le plus et qui ont apparemment le plus à perdre. Mais ils risquent, comme tous les autres, de tout perdre si nous ne changeons rien.

 

De la nature des récits du futur

Le lecteur ne trouvera donc pas dans Collapsus un énième récit du « futur-qui-doit-advenir », prophétisé à partir de flux inépuisables d’énergie, de flots infinis de matériaux garantissant à tout humain sur Terre la jouissance d’une voiture électrique connectée, d’économie circulaire recyclant 100 % des déchets et bientôt de transfert de consciences, que l’on aimerait depuis bien longtemps éternelles, dans des disques durs. En l’état de nos connaissances scientifiques, et pour rassurants qu’ils soient, de tels récits sont des fictions pures, détachés des contingences.

Nous allons, tout au contraire, essayer de cerner au plus près les futurs possibles. Car il s’agit de restituer autre chose que les habituelles téléologies, ces constructions idéologiques décrivant à rebours comme certain un avenir préconçu. Ces prédictions, fortement encadrées par les hypothèses sélectionnées par leurs auteurs, sont trop souvent censées nous guider depuis notre présent jusqu’à cet avenir encore inexistant. Or s’il est une chose que l’étude des prédictions passées nous prouve, c’est que l’histoire se montre toujours indocile. En ces pages, coexistent donc des opinions apparemment irréconciliables, qui toutes ont droit de cité, car elles ont quelque chose à nous apprendre sur la complexité du futur perçu d’aujourd’hui.

Quelles forces décident de la validité d’un récit ? Quels peuvent être nos choix ? Avons-nous prise sur le futur ? Si oui, comment procéder pour faire les meilleurs choix ? En rassemblant des points de vue depuis le présent, ainsi que sur quelques devenirs possibles, d’auteurs de diverses origines : universitaires, experts, journalistes, politiques, militants associatifs ou même simples citoyens engagés, ce livre ne vous proposera aucune confirmation de l’avenir… mais il vous éclairera sans nul doute sur l’état de la planète et ses trajectoires plausibles. Car chacun des contributeurs s’est efforcé d’établir sans déni ni mensonge un diagnostic aussi lucide que possible ; d’éliminer le parasitage de la propagande des intérêts particuliers ; de comprendre les dynamiques en cours sans les confondre avec ses propres craintes ou espoirs ; et d’en déduire une ligne de conduite la plus compatible possible avec ce qui fait de nous des êtres humains. Leur travail collectif de réflexion permettra, nous l’espérons, d’esquisser des pistes d’action réalistes, de nous permettre de progresser le plus en confiance possible vers un futur se dessinant à chacun de nos pas.

Le résultat obtenu est forcément incomplet. Il peut aussi résonner comme quelque peu cacophonique. Mais il est ainsi conçu justement pour bousculer les idées reçues. Pour montrer que bien que certains déterminismes soient très puissants, il existe encore différentes interprétations du futur. Tous les récits peuvent et doivent être interrogés, ceux qui sont ici présentés, ainsi que ceux qui ont été écartés ou oubliés. Les réflexions des auteurs sollicités sont évidemment bien plus largement explorées dans leurs propres ouvrages, ouvrant vers d’autres horizons, d’autres auteurs et d’autres réflexions pour lesquels il manquait la place dans le présent ouvrage, ne fût-ce que d’une mention. Ce que vous tenez entre les mains est un guide de lecture du présent, un pavé jeté dans la mare de la réflexion, pas une encyclopédie du futur, qui, de toute façon, deviendra aussi vite obsolète que l’histoire trouvera son chemin.

 

Une réflexion vitale

Ce qui importe, c’est que la quête entamée en ces pages est devenue totalement vitale. Car nous voici déjà rendus à l’heure où les injonctions paradoxales, telle « Il faut choisir entre la fin du mois et la fin du monde », fleurissent dans la confusion générale. Ce moment de bascule politique où les protestations des jeunes d’Extinction Rebellion ou des Gilets jaunes ne récoltent que des jets de grenades lacrymogènes en guise de réponse. Si les discours à propos d’un futur encore à venir provoquent déjà en nous autant d’émotions et de réactions violentes, c’est qu’ils sont enjeux de pouvoir. Car celui qui a réfléchi au futur qu’il veut raconter, sait imposer aux autres son récit et contrôle les actions à venir. Défier les mythes dominants au motif qu’ils sont incompatibles avec les limites physiques propres à garantir, sinon le confort, du moins la survie des générations futures, est un acte risqué, qui engage le politique dans ce qu’il a de plus vital.

Comment se fait-il qu’une minorité puisse proclamer avec conviction que le futur de l’humanité se fera dans le transhumanisme, une transcendance technologique post-humaine plus ou moins partagée par tous, et que dans le même temps une autre minorité nous annonce une fin sombre et nébuleuse à plus ou moins brève échéance, tandis que l’immense majorité aspire tout simplement au confortable statu quo d’un scénario business as usual (« comme d’habitude ») de marketing prospectif ? Cet ouvrage se place dans l’ombre grandissante des limites planétaires. Il souscrit majoritairement, mais pas seulement, au choix de démonter le récit dominant, selon lequel tout devrait aller pour le plus grand avantage de tous dans le meilleur des mondes, et que, si des inconvénients perdurent, des solutions n’attendent qu’à être mises en œuvre par des élites dites éclairées. Si l’on prend au sérieux les avertissements quasi unanimes des scientifiques qui prennent le pouls de notre planète, au moins de ceux qui observent le climat et la biodiversité, il semble bien que le champ des possibles se réduise.

Il est symptomatique aussi de devoir souligner que, pour traiter cet ensemble large de réflexions, fondées sur des constats scientifiques et interdisciplinaires, les médias se soient rués sur l’étiquette de « collapsologie ». Ce terme, inventé très récemment par l’ingénieur agronome et essayiste Pablo Servigne et ses coauteurs Gauthier Chapelle et Raphaël Stevens, a connu un succès inattendu. Il a accompagné la diffusion croissante des théories de l’effondrement ; mais, en cette ère de commentateurs de plus en plus contraints dans la longueur de leurs explications (maximum 280 caractères sur Twitter), il a été souvent dévoyé de son sens original, qui appelait à une enquête scientifique multidisciplinaire sur ces phénomènes, pour devenir parfois la cible d’un déni médiatique. L’étiquette de collapsologue a fait florès avec une rapidité que ses créateurs n’avaient pas prévue, et l’on peut regretter que son détournement ait pu permettre de disqualifier un propos venant perturber nos conceptions rassurantes d’un futur associé au progrès. Le succès des collapsologues dérange d’autant plus que leurs positions rencontrent une audience croissante dans la population, tout particulièrement chez les jeunes, ceux à qui le futur était justement censé appartenir. Précisons bien qu’aucun des auteurs rassemblés en ces pages – y compris lesdits collapsologues eux-mêmes – ne postule pour autant l’inéluctabilité d’un effondrement, loin de là. Toute la réflexion que l’on peut qualifier plus largement d’« effondriste » recouvre des pensées qui, si elles ne font pas de l’effondrement de la civilisation une certitude, s’attachent à en explorer la probabilité. Cette probabilité restera élevée tant que nous persisterons sur les trajectoires décrites dans ce livre, tissées de réchauffement climatique, d’érosion des biotopes et d’aveuglement collectif sur les pénuries prochaines.

De plus en plus d’individus se sentent interpellés et prennent en considération ces avertissements dans leurs choix quotidiens. L’accumulation de mauvaises nouvelles rend de plus en plus difficile le déni du réel. Les vieilles mythologies du futur peinent à enchanter encore, et le risque grandit qu’un sentiment d’impuissance ne plonge ces individus dans la dépression ou la colère. Il devient donc très important pour chacun de bien identifier les phénomènes de toute nature qui agitent notre société, pour pouvoir se positionner en toute conscience par rapport aux injonctions souvent ignorantes, parfois manipulatoires, si ce n’est mensongères de ceux qui souhaitent notre assentiment à leurs projets. Si nous ne voulons pas que notre avenir soit dessiné par des forces ignorant nos existences, il faudra bien que d’une façon ou d’une autre nous puissions construire et partager une vision commune. Ne serait-ce que pour avoir quelque chose de sensé à répondre à nos enfants quand ceux-ci s’éveillent à l’angoisse d’être privés d’avenir.

L’histoire d’une façon générale, tout particulièrement celle du 20e siècle, nous enseigne que lorsque les sociétés refusent de voir le fossé qui se creuse entre leurs aspirations existentielles et la réalité, la porte du futur s’ouvre béante sur les pires horreurs. Nous espérons évidemment que les décideurs auront la chance et le courage de lire ce livre jusqu’au bout, mais surtout que les lecteurs de cet ouvrage se sentiront mieux armés pour envisager l’avenir et… ne plus s’en laisser conter !

 

Laurent Aillet et Laurent Testot

Table des matières de Collapsus (pdf)

Laurent Aillet est consultant en résilience, expert en risques industriels.

Laurent Testot est journaliste scientifique, écrivain et formateur.

 

Cataclysmes – pour une histoire globale de l’environnement

Voici le texte d’introduction de Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, publié chez Payot en 2017, réédité et actualisé en poche en 2018.

 

C’est à proximité du village de Yudanaka, au tréfonds des Alpes nippones, au bord d’un bassin d’eau chaude volcanique, que l’envie d’écrire ce livre a pris forme.

En apparence, le lieu est idyllique. Abstraction faite de son nom de parc d’attractions, Jigokudani, la vallée des Enfers. Vous connaissez peut-être déjà ce site et ses occupants ? Des macaques japonais, immortalisés dans l’eau chaude par moult reportages et photographies. Ici, les singes se baignent. L’acte aurait été, à ses débuts, spontané. Aujourd’hui, la baignade simienne s’est transformée en manne touristique. Les quadrumanes sont gentiment incités à faire trempette…

Arrivée en début d’après-midi. Quelques jeunes singes s’activent. Ils plongent, nagent sous l’eau, se chamaillent. Les plus gros s’amusent à couler les plus petits, sous la surveillance ponctuelle de quelques adultes. Que le jeu aille trop loin, et une femelle s’interpose d’un grognement, d’une tape. On se croirait dans un jardin d’enfants humains. Les macaques soutiennent le regard des visiteurs avec une intensité lourde de toutes les émotions que l’on réserve d’ordinaire à notre espèce.

Les photographies que nous avons déjà vues de ce site en donnent pourtant une fausse idée. Les images sont généralement prises en hiver, sous la neige. Les primates se serrent alors voluptueusement dans l’eau chaude alors que la tempête fait rage. L’endroit semble hors du temps, inaccessible, au fond d’une vallée perdue. « Naturel. »

Dans la réalité, la neige camoufle le béton. Le bassin a été consolidé artificiellement. Le site est facile d’accès – sous réserve que le gaijin (étranger) ait deviné les rudiments des règles subtiles régissant la danse des voitures japonaises. Il suffit de dix minutes de marche, une fois garé le véhicule dans un parking. Un chemin mène à la maison des gardiens du site. Moyennant un droit d’entrée modique, ceux-ci vous autorisent courtoisement à entrer dans la gorge qui conduit au bassin.

Deux centaines de singes vivent ici. Une tribu paisible. L’après-midi s’étire, rythmé par les pitreries des jeunes primates. En fin de journée, nous comprenons pourquoi les singes se sont fixés ici. Deux employés débarquent, porteurs d’une grosse caisse de pommes. Les macaques convergent vers eux, se répartissant en cercles concentriques. Quelques horions sont échangés. Un gros mâle s’est avancé, insistant, auprès des humains.

Il sera le premier servi, non sans s’être vu signifier qu’il est de rang subalterne à ses nourriciers. Les deux employés renforcent la hiérarchie du groupe. Ils s’y imposent comme les dominants, s’assurent que nul n’est oublié. Les pommes, projetées avec violence telles des balles de base-ball, volent en éclats en s’écrasant sur la roche ou le béton. Les singes courent en tous sens, se jettent parfois à l’eau. Les dominants s’empiffrent de fruits. Les dominés se disputent les trognons.

Le Soleil se couche. Les primates aussi, grimpant aux falaises. C’est la nature à la japonaise. Sans trace visible d’intervention humaine. Mais totalement artificielle, anthropisée, façonnée de la main de l’homme. Un raccourci saisissant de ce qu’est notre planète aujourd’hui.

 

La saga de Singe

Ce livre est construit à la façon d’un film. Il raconte comment les humains ont progressivement transformé la planète, créant des lieux paisibles et des enfers urbains. Il narre aussi comment la nature, altérée, a riposté. Comment, en retour des métamorphoses qu’elle subissait, elle a remodelé le corps et l’esprit des humains.

L’ouvrage tient de la superproduction. Le récit couvre trois millions d’années au bas mot. Évidemment, il n’est pas question de tout raconter en quelques centaines de pages. Nous allons mettre en scène des moments clés, revenir sur des histoires pivots. Et nous avons embauché quelques acteurs pour mieux incarner ce drame planétaire.

Le principal acteur s’appelle Singe. Parce que de tous les animaux, c’est le plus proche de nous. En fait, nous sommes un « singe nu (1) ». La figure de Singe offre donc un merveilleux condensé de l’humanité prise dans son ensemble. Mieux, elle s’est imposée dans deux des cultures historiquement les plus importantes de la planète, en Chine et en Inde, comme un personnage mythologique de premier plan.

En Chine, Singe, sous le nom de Sun Wukong, est le principal protagoniste du Voyage vers l’Ouest (2). Ce roman picaresque a été écrit au 16e siècle. Il est plus populaire en Chine que le sont ses équivalents occidentaux, Pantagruel, Gargantua, Les Voyages de Gulliver…, en Europe.

©Suzanne Held_Musée Guimet

Le Voyage… se scinde en deux parties. La première met Singe sur le devant de la scène. Il est le paysan parmi les êtres surnaturels, prédestiné à incarner la figure du perdant. Un avorton qui se devrait de vivre dans la fange, palefrenier des autres divinités. Mais Singe est un esprit rusé. Intronisé roi des singes, il s’initie par tromperie aux arts de la sorcellerie, dérobe aux Rois-Dragons une arme magique évoquant les sabres laser de La Guerre des étoiles : un bâton de fer de vingt pieds pouvant être discrètement rétréci aux dimensions d’une aiguille à broder. Et surtout, notre ami pénètre dans le Jardin des Immortels. Un verger de pêches juteuses. Il s’en goinfre, ne laisse pas une trace de pulpe sur les noyaux. L’alarme est donnée. Les Immortels ont perdu leur secret. Ces pêches conféraient l’immortalité à qui en mangeait. Les dieux se mettent en tête de châtier le coupable. Ils envoient leurs plus puissants généraux, le ban et l’arrière-ban des armées célestes. Impossible d’arrêter ce gueux, qui rosse d’importance tous les Immortels qui se présentent. L’ingestion de toutes les pêches d’éternité fournit au chenapan l’énergie d’un réacteur nucléaire.

Seule l’intervention du Bouddha met un terme aux fourberies de Singe. Assailli par les remords de sa vie de paillardise, le héros se voit confier une mission : servir de garde du corps à un moine qui doit voyager vers l’ouest, comprendre de Chine en Inde, afin de régénérer la parole sacrée du bouddhisme à la source des origines. Ce pèlerinage constitue la seconde partie du livre, tout aussi riche en satire sociale et en combats fantastiques que la première. Au service de l’humanité dévote, Singe et ses alliés terrassent toutes les forces chimériques que la nature leur oppose.

En Inde, Singe s’appelle Hanumân. Roi des singes, c’est un animal à la force titanesque, capable de soulever des montagnes, de sauter en un bond de la terre de l’Inde à l’île du Sri Lanka. Dans la grande épopée du Râmayâna, il aide le dieu Râma à voler au secours de sa femme Sîtâ, enlevée par le dieu-démon Râvana. Ce dieu-singe est immensément populaire. Il symbolise la sagesse du peuple, prend la défense des paysans, incarne la générosité de ceux qui n’ont rien d’autre que leur parole. Singe pleure sur les autres, pas sur lui-même, rapporte un proverbe indien.

Ces deux figures offrent une parfaite métaphore de l’humain. Nous allons voir que ce dernier est un hyperprédateur devenu par effraction roi de la Terre. Et, en même temps, qu’il doit son statut si particulier à un sens exacerbé de l’empathie, optimisant la coopération entre humains. Singe est un animal à la vitalité dopée par la culture. C’est en collaborant que l’humanité déplace les montagnes, change le couvert végétal des continents, bondit en un instant de Londres au Japon par voie aérienne.

En utilisant la métaphore de Singe, nous pouvons garder à l’esprit un postulat fondamental : l’humain est un animal. Un animal qui se voit comme exceptionnel. Pourtant, nous peinons aujourd’hui à dire en quoi il se distingue. Il a une culture. D’autres animaux ont fait preuve de culture. Des outils ? Une cognition ? Il n’est pas le seul. Ce qui caractérise l’humain, c’est la dimension qu’il atteint dans la mise en œuvre de ces traits : aucune autre espèce ne peut altérer à ce point la nature.

C’est donc la saga de Singe, concentré de l’humanité entière, que nous allons entendre. Gardons à l’esprit que l’animal est toujours un trickster, un tricheur. À l’image de Loki, fourbe divinité scandinave du feu. Ou de Prométhée, le titan polytechnicien. Celui qui apporta le feu à l’humanité et lui permit, en maquillant les sacrifices, de tromper les dieux, de leur dérober la part de viande la plus juteuse. Pour expier ses crimes, Prométhée fut enchaîné par Zeus, le roi des dieux, au sommet d’une montagne. Chaque jour, un vautour venait lui dévorer le foie. Et chaque nuit, l’organe repoussait.

Prométhée est souvent utilisé comme métaphore d’une divinité tutélaire incarnant notre époque technicienne, marquée par une Révolution industrielle qui a été celle du feu. Nous verrons comment l’humanité a libéré les forces telluriques du charbon et du pétrole. Et comment elle le paye de souffrances qui lui rongent parfois les organes, comme le font les perturbateurs endocriniens.

La saga de Singe se décline en sept Révolutions (voir l’encadré en fin d’article), qui feront l’objet de chapitres dédiés. Ces Révolutions se conçoivent avec des majuscules, car elles sont autant de processus évolutifs majeurs (3). Ces sept Révolutions ont été préparées par de longues périodes d’adaptation. Leur rythme d’enchaînement est devenu progressivement plus rapide, alors que se faisaient de plus en plus sentir les effets cumulatifs de la culture humaine. Il a fallu sept à cinq millions d’années pour capitaliser les effets de la Révolution biologique, qui a transformé un primate quadrumane et frugivore en humain bipède, omnivore et utilisateur d’outils. Plusieurs centaines de milliers d’années ont préparé la Révolution cognitive. Quelques dizaines de milliers d’années ont fourni le préalable nécessaire pour permettre la Révolution agricole, à la faveur d’un coup de chaud planétaire. La Révolution morale s’est amorcée en quelques milliers d’années. La Révolution énergétique a vu le jour en une poignée de siècles. S’en est suivie, en quelques décennies, la Révolution numérique. La prochaine Révolution, évolutive, ne prendra que quelques années – en fait, nous y sommes déjà.

Singe a imprimé au temps une formidable accélération.

Le décor est posé : ce sera la planète entière et ses différents milieux. Singe, le premier rôle, a signé sans regimber. Le scénariste est votre serviteur, journaliste de profession, guide, conférencier et formateur en histoire mondiale, plongé dans la World History depuis une douzaine d’années. Pas de film sans script. Comment embrasser une histoire planétaire sur trois millions d’années ? Il faut une méthode : l’histoire globale. Un champ : l’histoire environnementale mondiale.

 

Pour une histoire globale

La Global History s’est développée aux États-Unis depuis un demi-siècle. Je m’emploie depuis 2005 à en populariser les acquis en langue française, de concert avec quelques universitaires, dont le regretté économiste Philippe Norel (décédé en 2014) et le géohistorien Vincent Capdepuy. L’histoire globale peut être définie comme une méthode permettant d’explorer le champ de l’histoire mondiale, soit l’ensemble des passés de l’humanité, de ses débuts balbutiants en Afrique voici trois millions d’années à la globalisation contemporaine (4). C’est l’outil vivant qui permet de produire cette histoire mondiale, animé par quatre brins d’ADN : 1) L’histoire globale est transdisciplinaire. Elle associe à parts égales les autres disciplines des sciences humaines, telles l’économie, la démographie, l’archéologie, la géographie, l’anthropologie, la philosophie, les sciences de la société, la biologie évolutionniste… 2) Elle analyse le passé sur la longue durée. 3) Elle porte ses regards sur un espace élargi. 4) Elle joue sur les échelles, temporelles comme spatiales. Elle restitue un récit qui ouvre grand des fenêtres sur les passés du genre humain, mettant par exemple la focale sur une anecdote biographique, avant de s’ouvrir aux implications globales de cet événement : un paysan perd sa récolte en 1307 ? Serait-ce parce que la planète subit un coup de froid ? Et que nous dit ce coup de froid du présent réchauffement climatique ?

En 2014, j’ai produit un épais hors-série d’histoire mondiale récapitulant les travaux anglo-saxons en World/Global History (5). Cette synthèse, la première du genre en français, a accru ma prise de conscience de l’importance jouée par le milieu naturel dans l’histoire humaine. Si Singe est acteur de son histoire, le théâtre en reste l’environnement. Le milieu dicte les possibles.

Cette évidence est tue en France parce que l’histoire s’y fait quasi exclusivement par l’étude directe des sources, des archives. Un prérequis qui n’autorise guère les histo- riens à s’éloigner de leur champ de compétence, borné par des limites linguistiques, géographiques, culturelles et temporelles. Certains arrivent toutefois à participer à la production d’une histoire globale. S’ils maîtrisent de nombreuses langues, ils pourront par exemple concevoir une histoire dite connectée, qui envisagera les contacts entre zones civilisationnelles à un moment donné (6). Mais l’histoire globale sur la longue durée, déjà préconisée par Fernand Braudel, leur reste inaccessible tant qu’ils restent enchaînés aux archives. Ce qui aboutit au paradoxe suivant : ceux qui font aujourd’hui de l’histoire globale en France sont géographes, économistes, philosophes, anthropologues… Mais très rare- ment historiens.

 

Pour un récit environnemental

L’histoire environnementale est officiellement née aux États-Unis dans les années 1970, même s’il est possible d’en retracer d’anciennes généalogies, remontant jusqu’à Aristote et ses contemporains chinois, pour s’attarder sur Montesquieu… Les auteurs états-uniens soulignent évidemment le rôle fondateur de pionniers anglo-saxons, tel George Perkins Marsh. Dans Man and Nature (1864), ce linguiste documente les effets de l’action humaine sur les terres des civilisations de l’Antiquité méditerranéenne, et il en déduit que la déforestation est systématiquement le prélude à la désertification. Il appelle en conclusion, déjà, à restaurer les écosystèmes, forêts, sols et rivières. Et il prie pour qu’advienne une humanité qui collaborerait avec la nature au lieu de la détruire. Le géographe Ellsworth Huntington, dans Civilization and Climate (1915), diagnostique que l’Asie s’aridifie, et que des variations climatiques ont, par le passé, entraîné la destruction de civilisations.

Dans l’après-Seconde Guerre mondiale, le géographe William M. Thomas dirige un Man’s Role in Changing the Face of the Earth (1956). Il y mesure l’ampleur des changements environnementaux d’origine humaine, de la Préhistoire à nos jours. L’historien Roderick F. Nash s’attache un peu plus tard à montrer l’évolution sociale des perceptions de la nature aux États-Unis, dans Wilderness and the American Mind (1967). La même année, le géographe Clarence J. Glacken publie son ouvrage-phare, Traces on the Rhodean Shore (7), une monumentale histoire des attitudes humaines vis-à-vis de la nature en Occident, de l’Antiquité au xviiie siècle. C’est en 1972 que l’historien Alfred W. Crosby Jr porte l’histoire environnementale sur les fonts baptismaux, avec The Columbian Exchange (chapitre 9). Heureux hasard, c’est aussi en 1972 que Roderick F. Nash fonde la première chaire d’histoire environnementale à l’université de Californie-Santa Barbara. L’intérêt de per- sévérer dans cette direction est confirmé en 1976 par l’historien William H. McNeill avec Plagues and Peoples, une analyse magistrale du rôle moteur des microbes dans l’histoire (chapitre 8).

La production éditoriale anglo-saxonne en ce domaine a depuis été colossale. Quelques historiens européens, surtout britanniques, parfois suisses, allemands, néerlandais, et depuis peu français (8), participent à ce mouvement. Si l’Afrique du Sud, l’Inde et l’Australie ont établi une solide tradition d’expertise dans ce champ, les histoires environnementales de la Chine, du Japon, de la Russie ou du Monde musulman restent aujourd’hui encore surtout le fait d’historiens américains.

L’histoire environnementale peut schématiquement se décliner en trois volets : un qui vise à réintroduire la nature dans l’histoire, à l’historiciser ; un qui va étudier l’impact de l’homme sur l’environnement, volet particulièrement sollicité aujourd’hui dans le cadre de la lutte des sociétés contre les atteintes environnementales ; un dernier volet qui va se pencher sur l’impact de l’environnement sur l’homme – par exemple en termes de santé, de trajectoires des sociétés.

La discipline est éclectique par nature. Elle intègre les sciences sociales, la géographie, les sciences physiques et biologiques. Mais elle peine parfois à assembler ses différents volets ; elle est vite accusée de brasser trop large.

Dans ce livre, il sera par exemple question de guerres, de religions, d’idéologies politiques ou d’économie. Parce que ces secrétions des sociétés humaines ne sont pas que sciences sociales. Elles sont aussi autant de modalités d’interaction avec le milieu. Les religions et les idéologies politiques dictent des façons d’interagir avec l’environnement ; l’économie exploite les ressources naturelles ; et la guerre impacte les milieux.

 

Le film des relations humain-nature

Trois millions d’années, sur la Terre entière, ne tiennent évidemment pas exhaustivement dans un livre de 500 p. tel que celui que Cataclymes. Il a fallu procéder à des choix. Des scènes révélatrices de processus globaux. Il sera par exemple beaucoup question des forêts à l’époque moderne (chapitre 12). Elles seront superficiellement mentionnées à d’autres moments, alors que leurs évolutions ont toujours été cruciales pour les humains. L’éléphant fera souvent irruption sur la scène, quand le saumon sera relégué en coulisses. Pourtant, les deux animaux ont autant de choses à nous apprendre sur les relations de l’humain à la nature. L’Afrique sera moins évoquée que d’autres lieux, car l’historiographie est plutôt avare de sources la concernant. La Chine, l’Inde et l’Europe, les endroits déterminants de l’histoire mondiale telle qu’elle s’écrit aujourd’hui, fourniront des décors récurrents à ce récit.

Avant d’aller plus loin, soulignons une évidence. Comme tout individu du règne animal, un organisme humain a trois obsessions : se nourrir, obsession n° 1. Elle conditionne la survie à court terme ; dormir, obsession n° 2. Elle conditionne la survie à moyen terme ; se reproduire, obsession n° 3. Elle conditionne la survie à long terme.

Je vais vendre la mèche tout de suite et exposer la thèse qui sous-tend cet ouvrage. Comme pour toute espèce animale, notre évolution vise à nous pousser à avoir le plus de descendants possible. Peu importe le confort dont ils disposeront. Nous ne sommes pas programmés pour faire des choix rationnels en matière de nourriture, ni pour nous obliger à faire de l’exercice physique alors que nous vivons dans une société à l’abondance et au confort inégalés. Si tel était le cas, l’obésité progresserait moins vite. La nature, examinée sous la loupe de l’évolutionnisme, se moque de l’individu. Ce qui lui importe, c’est la perpétuation de l’espèce, son expansion. Les individus ne valent que par leur multiplication, pas par leurs qualités. Avec en tête cette obsession n° 3, l’histoire humaine apparaît comme la success-story de Singe, qui a réussi à multiplier sa population à une échelle proprement hallucinante. Mais le trickster ne nous a-t-il pas induit en erreur ? N’avons-nous pas signé un pacte faustien ? Y aura-t-il un prix à payer à la fin de l’histoire ?

Singe a réussi un exploit sans précédent : il a altéré son milieu au-delà de ce qui était concevable. Mais si nous métamorphosons notre environnement, jamais nous ne nous affranchissons de son influence. Tel Prométhée, nous avons dompté le feu… Pour découvrir qu’il nous dévore de l’intérieur. Singe a terrassé les épidémies, il vit mieux et plus longtemps. Mais il le paye de cancers, de diabètes et de maladies cardio-vasculaires, dont une bonne part est causée par les invisibles altérations qu’il a infligées à l’environnement.

Tout livre se doit d’être sélectif, et je ne pense pas qu’il existe une bonne méthode pour explorer l’histoire, spécifiquement quand il faut travailler à de très larges échelles temporelles, spatiales et disciplinaires. De même qu’il n’existe pas de journalisme neutre, il n’existe pas d’historien exposant une « histoire réelle ». Toute histoire s’écrit à partir du vécu subjectif de son auteur. J’ai essayé d’éviter les pièges d’une « histoire-tunnel », dénoncée par le géographe James M. Blaunt, qui voudrait que l’on parte du présent pour expliquer, à la lumière du passé, pourquoi on ne pouvait évidemment que se retrouver là où on est. Si l’histoire était aussi téléologique, cela fait belle lurette que les mathématiciens exerceraient un monopole absolu sur la production du savoir historique.

L’histoire est une matière malléable. À tout moment, elle aurait pu déboucher sur d’autres trajectoires. Il importe de bien le comprendre. Parce que le champ des possibles reste ouvert en matière environnementale. En 1048, si les digues du fleuve Jaune avaient été suffisamment consolidées pour résister à la crue dévastatrice qui allait emporter l’empire des Song (chapitre 7), le destin du Monde aurait peut-être été différent. En 2009, si le nouveau président des États-Unis Barack Obama avait choisi, comme l’a fait l’Islande, de faire porter la responsabilité et le dédommagement de la crise des subprimes sur les banques, nous vivrions peut-être un autre présent (9). Il ne s’agit pas de produire ici une histoire contrefactuelle (10), mais de rappeler que nous pouvons toujours influer sur notre futur. J’espère juste qu’exposer certains des éléments clés de notre longue vie commune avec Dame Nature nous permettra de réfléchir plus clairement à l’avenir que nous souhaitons. Puissions-nous faire les choix vitaux qui s’imposent.

La bande-annonce s’achève, les lumières se sont éteintes dans la salle. Le rideau se lève sur la savane africaine, là où commence notre histoire…

Laurent Testot

 

Les sept Révolutions

1) Révolution biologique (dite aussi corporelle, il y a environ trois millions d’années) : apparition d’Homo et des outils, de la bipédie, de la course, du jet de projectile et de l’alimentation omnivore, expansion planétaire ; Singe devient humain (chapitre 1).

2) Révolution cognitive (dite aussi symbolique, entre -500 000 et -40 000) : feu, art et langage, domination du milieu et disparition de tous les Homo, à l’exception de sapiens ; Singe devient chasseur (chapitre 2).

3) Révolution agricole (dite aussi néolithique, s’amorce voici près de douze millénaires) : entraîne la domestication de la nature et un premier boom démographique ; Singe devient paysan (chapitre 3).

4) Révolution morale (dite aussi axiale, prend place il y a 2500 ans) : des sociétés entrant en connexion sur de longues distances génèrent des collectivités – empires et religions – à vocation universelle, collaborant plus efficacement à l’exploitation des milieux ; Singe devient religieux (chapitre 5).

5) Révolution énergétique (dite aussi industrielle, v. 1800) : le choix de brûler des carburants fossiles à des fins énergétiques fait basculer l’humanité sur une nouvelle trajectoire. Comme les précédentes, cette révolution est multifacette : chacun peut, suivant sa discipline de prédilection, la dire scientifique, militaire, économique, démographique, en choisissant de mettre l’accent sur un des processus qui la composent… L’essentiel réside dans son effet : une unification du Monde sous hégémonie européenne, suivie d’une modification globale de l’environnement planétaire et d’une entrée dans l’Anthropocène ; Singe devient ouvrier (chapitre 13).

6) Révolution numérique (dite aussi médiatique, v. 2000) : les technologies de communication connectent densément la planète entière en temps réel ; Singe devient communicant (chapitre 16).

7) Révolution évolutive ? (dite aussi démiurgique, dans le courant du 21e siècle). Deux grandes tendances coexistent : 1) la « Grande Convergence » des technologies NBIC – nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences de la cognition – entraîne l’apparition de nouvelles entités (humains augmentés, cyborgs, intelligences artificielles…), qui remplaceront ou coexisteront avec l’humanité ; 2) l’incapacité de l’humanité à changer de comportement altère l’environnement planétaire à tel point que les humains se transforment involontairement en « mutants » adaptés à la nouvelle donne écologique de l’Anthropocène. Singe deviendra dieu, ou à défaut mutant (chapitre 17).

L’avenir, imprévisible par essence, devrait se situer entre ces deux polarités. Peut-être les mêlera- t-il ? Il est facile d’imaginer une élite de super-riches prolongeant indéfiniment leurs précieuses existences par de coûteuses techniques, alors que le commun des mortels souffrira d’atteintes environnementales croissantes. L.T.

 

Sommaire de Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité

9 Introduction

10 La saga de Singe

14 Pour une histoire globale

15 Pour un récit environnemental

17 Le film des relations humain-nature

20 Encadré : Les sept Révolutions

 

Première partie : Et Singe conquit le monde

 

15 Chap. 1 – Nous sommes les enfants du climat

25 La course à mort

27 D’où venons-nous ?

32 L’exception humaine

34 Au commencement était le Grand Échange

39 Puis surgit un Singe nu

44 Un primate bricoleur, nouveau seigneur de la Création ?

46 Du besoin d’être gras pour nourrir sa grosse tête.

 

46 Chap. 2 – La fin des éléphants

51 Un mastodonte, c’est révolutionnaire…

54 Le tueur empathique

58 Après l’avoir haché menu, cuire le monde

60 Il y a 100 000 ans régnaient les géants

65 La carrière fratricide du Singe savant

68 Nous sommes tous des métis

71 L’Australie, ou comment flamber un continent

75 Certains primates seront plus égaux que d’autres

 

79 Chap. 3 – Le pacte du blé

79 Modeler les gènes

81 Un coup de chaud décisif

85 Trois céréales, une seule révolution ?

88 L’agriculture, une invention globale

92 Le contre-exemple des Amériques

96 Aux racines de tous les maux ?

100 La soumission des animaux

106 Le prix du confort

 

111 Chap. 4 – Effondrements

111 Un trésor de cuivre et d’étain

113 Ötzi, témoin d’un temps intermédiaire

117 Âge de Bronze, âge d’Or ou âge d’Argent ?

120 Une parfaite tempête

123 Une invention décisive : l’écriture

 

Deuxième partie : Et Singe domina la nature

 

129 Chap. 5 – Quand les dieux montrent la voie

129 Le devoir des guerriers

133 La règle d’or

135 Quatre idéologues chinois

138 Trois voies indiennes vers le salut

142 Pour un Dieu unique

146 Au miroir de la philosophie

150 Le temps des échanges

 

153 Chap. 6 – Tout empire périra

153 L’éléphant, une arme à double tranchant

156 La retraite des pachydermes

160 Les trois dimensions de la monnaie

164 Rome, empire de citoyens

167 Chine, empire de fonctionnaires

171 Inde et Asie centrale, empires de délégués

173 Une succession de crises avant l’Apocalypse

 

179 Chap. 7 – Après l’été vient l’hiver

179 Le destin des empires

181 Et l’Europe devint Chrétienté

185 L’année de l’éléphant

189 La Révolution verte islamique

193 Le mystérieux rhinocéros d’or

195 Une crue et le Monde bascule

200 Gengis Khan ou la colère d’Allah

203 De l’influence du chaud et du froid sur l’histoire

 

207 Chap. 8 – Hasards biologiques

208 La jungle des mythes

210 La guerre des invisibles

214 Un certain sentiment d’apocalypse

218 Microbes : la leçon du lapin

222 Le grand corps malade de l’humanité

225 Poux et moustiques, briseurs d’empires

227 Est-il possible d’arrêter les tueurs ?

 

231 Chap. 9 – Aléas démographiques

232 Des vers et du tabac

235 L’Échange colombien

236 Les empires biologique

239 Le cheval, conquête comanche

242 Indigestions chinoises

244 Du sucre et des souffrances

250 Pourquoi nous avons mangé les momies

 

Troisième partie : Et Singe transforma la Terre

 

255 Chap. 10 – Les promesses du vif-argent

256 La malédiction d’Oncle Tío

260 Tout l’argent du Monde

263 Moutons, harengs, castors : quand le capitalisme balbutie

266 Chine et Inde, les bénéficiaires de l’échange inégal

269 Sur les mers tonne le canon

 

275 Chap. 11 – Quand la Terre s’enrhuma

276 L’histoire peut-elle geler à mort ?

278 Le Groenland, Verte-Terre ?

281 Le dernier bourbier des Ming

283 Trois hivers ottomans

286 La gâchette révolutionnaire

289 Dans l’œil du cyclone

 

291 Chap. 12 – Mourir pour la forêt

292 La sève et le sang

294 Le nom du Monde n’est plus forêt

298 Le capitalisme contre l’empire

302 L’opium, une monnaie comme les autres

304 La Grande Divergence

307 L’écorce des jésuites

 

311 Chap. 13 – L’énergie sans limites

311 Pas de combustion sans fumée

315 Le choix du feu

317 Un grand bond vers le haut.

320 Maîtriser le temps et les distances

324 La peur du nombre

326 Le contre-sens de l’État effacé

328 L’humain au centre

331 La démocratie, une question d’énergie ?

334 L’or noir, aubaine pour régimes autoritaires

337 L’abolition morale, du bon usage de l’esclavage

 

341 Chap. 14 – Le frisson de la catastrophe

342 L’année où le Monde gela à mort

346 Le cas de conscience du docteur Frankenstein

348 La menace solaire

350 De quoi l’île de Pâques est-elle la métaphore ?

355 La dernière rhytine

360 Les augures du réchauffement

 

367 Chap. 15 – Le temps de la démesure

368 La guerre au vivant

371 Les deux visages de Fritz Haber

374 Terres de mort

381 Poussière et misère

383 Le silence des bisons

389 Résoudre une crise écologique, mode d’emploi.

 

395 Chap. 16 – Le troupeau aveugle

396 Le triomphe des médias

401 La Grande Accélération

406 La rançon du gratuit

408 Les trois thèses de la multitude

410 Le pouvoir disruptif des réseaux

 

413 Chap. 17. Quelle humanité demain ?

413 Le quatrième pouvoir de Jack

415 La tentation de l’amortalité

419 L’inconnue de la singularité

426 Tous mutants qui s’ignorent

435 Chine, métaphore d’un futur accéléré

441 Le climat, point aveugle du capital

 

447 Conclusion

455 Notes

477 Glossaire

483 Chronologie

487 Tableau : Évolution de la population mondiale de -10 000 à 2050

491 Bibliographie

509 Index nominum

513 Index rerum

 

(1) Selon la belle expression du zoologiste Desmond Morris, Le Singe nu, traduit de l’anglais par Jean Rosenthal, Paris, Le Livre de Poche, 1971, rééd. 2002.

(2) Wou Tch’eng-En, Le Singe Pèlerin ou le Pèlerinage d’Occident, traduit de l’anglais par George Deniker, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 1992.

(3) Ces Révolutions sont aussi des chrononymes, des époques définies qui, à l’instar des lieux géographiques (dont le nom fait toponyme et induit l’usage d’une majuscule), ont une localisation précise, temporelle au lieu d’être spatiale.

(4) Pour l’exposé des approches méthodologiques, je renvoie le lecteur intéressé à Laurent Testot (dir.), L’Histoire globale. Un nouveau regard sur le Monde, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2008, rééd. 2015.

(5) Laurent Testot, « La nouvelle histoire du Monde », Sciences Humaines Histoire, n° 3, décembre 2014-janvier 2015. Se sont particulièrement distingués dans ce domaine, au point d’être traduits en de multiples langues dont le français : Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Albin Michel, 2015 ; Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés. Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Galli- mard, 2000, rééd. 2007 ; Ian Morris, Pourquoi l’Occident domine le monde… pour l’instant. Les modèles du passé et ce qu’ils révèlent sur l’avenir, traduit de l’anglais par Jean Pouvelle, Paris, L’Arche, 2011.

(6) On songe ici à Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Paris, Fayard, 2012 ; Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident, Paris, Seuil, 2011; Sanjay Subrahmanyam, L’Éléphant, le Canon et le Pinceau. Histoires connectées des cours d’Europe et d’Asie, 1500-1750, traduit de l’anglais par Béatrice Commengé, Paris, Alma, 2016. Tous historiens étudiant les débuts de l’époque moderne.

(7) Traduit en français sous le titre Histoire de la pensée géographique, 4 tomes, Paris, Éditions du CTHS, 2000.

(8) À la suite des travaux pionniers sur le climat d’Emmanuel Le Roy Ladurie a émergé une nouvelle génération : Grégory Quenet, Christophe Bonneuil, Jean-François Mouhot…

(9) Scénario évoqué dans Naomi Klein, Tout peut changer. Capitalisme et changement climatique, 2014, traduit de l’anglais (Canada) par Geneviève Boulanger et Nicolas Calvé, Arles et Montréal, Actes Sud/Lux, 2015, p. 152.

(10) Pour des réflexions en français sur l’histoire contrefactuelle, voir Quentin Deluermoz, Pierre Singaravelou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Seuil, 2016 ; et Florian Besson, Jan Synowiecki (dir.), Écrire l’histoire avec des si, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2015.

Une loi d’ampliation

Ampliation, subst. fém. – Action d’augmenter

En 1908, la revue du Mouvement sociologique international publiait deux articles consacrés à une « loi d’ampliation ». L’expression est employée tout d’abord par Hubert Van Houtte. Professeur d’histoire moderne et contemporaine à l’université de Gand, celui-ci développe une analyse évolutionniste de l’histoire politique, économique, morale et intellectuelle de l’Europe moderne depuis le 9e siècle :

« L’histoire de l’Europe centrale et occidentale, depuis l’établissement de la féodalité jusqu’à nos jours, présente un caractère de continuité tel, qu’il n’est pas téméraire de la comparer à un courant qui suit une pente naturelle et qu’on chercherait en vain d’arrêter. Sur son long parcours ce fleuve a rencontré des obstacles, des accidents, qui en ont troublé l’onde, en ont fait bondir les flots ou ralenti le mouvement. Mais le fleuve n’en a pas moins continué de suivre sa direction et il n’est pas à prévoir qu’il l’interrompe tout à coup pour retourner à sa source.

Quelle est cette direction ? La réponse à cette question constitue l’objet de cette étude. » [1]

Selon Hubert Van Houtte, la situation présente se trouve sur une trajectoire dont on peut retracer le passé et dont on peut imaginer le futur. Ce type d’analyse est aujourd’hui classé comme appartenant à la philosophie de l’histoire plus qu’à l’histoire elle-même. Pourtant, la dimension prospective n’est pas absente de certaines disciplines : l’économie, la démographie, la géographie, pour ne prendre que quelques exemples, s’adonnent de temps à autre, à proposer quelques perspectives hypothétiques. À rebours, reprendre, plus d’un siècle après, l’article d’Hubert Van Houtte, serait une bonne occasion de s’interroger sur la pertinence et la validité de son analyse – quoique cela ne sera pas vraiment mon objet dans cet article.

La loi d’ampliation serait un processus géohistorique assez simple consistant en « une concentration progressive des unités politiques et sociales » [Ibid., p. 86]. Autrement dit, l’Europe occidentale – puisque l’auteur s’en tient à ce seul territoire –, au cours du dernier millénaire, aurait connu un phénomène d’intégration progressive, de l’émiettement féodal du 9e siècle aux États-nations du 19e siècle ; et connaîtrait, en ce début du 20e siècle, un début d’unification. Le constat est difficile à réfuter, même s’il est évident que l’évolution est moins que linéaire, avec des progrès et des régrès, et qu’elle est polyrythmique au sein même de l’espace étudié. En 2006, Yves Deloye, reprenant un tableau élaboré par Gary Marks (1997), a proposé une typologie des transformations historique de l’ordre politique européen qui présente de nombreuses similarités avec celle d’Hubert Van Houtte :

Déloye_2006_Tableau MarksSource : Deloye, 2006

A posteriori, on ne peut qu’être surpris par la situation paradoxale de cet article. D’une part, l’auteur n’a pas totalement tort dans le sens que l’idée d’« États-Unis d’Europe » commence effectivement à être évoquée et que moins de cinquante ans plus tard (ce qui, à l’échelle des mille ans de son analyse, ne représente pas grand-chose), le traité de Rome sera signé, étape décisive dans la construction européenne. D’autre part, six ans avant la Première Guerre mondiale, l’auteur pourrait sembler aveugle aux tensions qui vont mener l’Europe dans un conflit d’une ampleur jusqu’alors inégalée. Il mentionne bien les tensions qui sont à l’œuvre dans l’Europe balkanique, mais cela lui paraît marginal et ne pas menacer la paix européenne assurée par les grandes puissances.

« C’est que les peuples européens poursuivaient en ce moment la réalisation d’un principe, le principe des nationalités. Nous le voulons bien, dans les règlements de compte qui ont suivi ces guerres, on n’a pas complètement éliminé cette cause de conflits ; et s’il fallait encore, à l’heure actuelle, tirer de ce principe toutes les conséquences qu’il comporte, il faudrait s’attendre à des remaniements nouveaux de la carte de l’Europe centrale et occidentale. Cependant nous ne croyons pas que cette éventualité se produise. S’il est probable que la théorie des nationalités provoque encore des guerres dans la partie orientale de l’Europe, il est à prévoir qu’elle se bornera à revendiquer des reformes intérieures dans les pays qui font l’objet de cette étude. Dans ces pays en effet la théorie des nationalités est sortie de sa phase romantique ou – si on le veut – de sa phase belliqueuse. » [2]

Son analyse révèle l’influence du socialisme, et peut-être pourrait-on faire un lien avec l’installation du bureau de l’Internationale socialiste à Bruxelles en 1906.

« Mais en dehors d’un petit nombre d’exaltés qui aiment à vivre dans le rêve, on ne songe plus nulle part à modifier les frontières politiques des pays de l’Europe centrale et occidentale. D’ailleurs la lutte des races, dont le principe des nationalités est une dérive, a fait place à la lutte des classes. Les questions politiques, prédominantes à l’époque du suffrage restreint et des parlements exclusivement bourgeois, ont cédé le pas aux questions sociales qui seules intéressent la masse du peuple. Et c’est la masse du peuple qui impose de plus en plus ses vues aux divers gouvernements. Elle n’entend pas verser son sang pour des revendications qui reposent sur de vagues arguments historiques ou des considérations romantiques. Ce sont là des arguments pour des cerveaux bourgeois, non pour des cerveaux populaires, plus réalistes et plus utilitaires. » [3]

La suite a donné tort à l’optimisme d’Hubert Van Houtte, mais la Première Guerre mondiale devait-elle éclater ? – La question de la probabilité et de l’inéluctabilité de ce conflit a été posée et reste débattue (Afflerbach & Stevenson, 2007). Au-delà, sur le plan historiographique, la tension entre une logique belligène et une logique irénique qui coexisteraient dans l’Europe du début du 20e siècle, et au-delà tout au long du siècle, a été récemment remise en avant dans un dossier des Matériaux pour l’histoire de notre temps. Dans son éditorial, Jean-Michel Guieu (2012) met en balance la vision très sombre d’Eric Hobsbawm, de Mark Mazower, d’Enzo Traverso et de Tony Judt, et celle développée par Jay Winter, John Horne, Holger Nehring, Helge Pharo et James S. Sheehan, qui se sont attachés à réhabiliter l’utopie pacifiste et le processus de pacification.

Au-delà de l’Europe, Hubert Van Houtte évoque rapidement la question d’une ampliation mondiale.

« Et du coup l’on cherche à passer de l’économie nationale à l’économie mondiale… C’était brûler l’étape de l’économie internationale, de l’économie commune non pas entre toutes les nations du globe, mais entre des groupes déterminés de nations. » [4]

Ce pas, Paul Otlet n’a aucune hésitation à le faire, dans un article paru la même année.

« Voulez-vous me permettre d’y apporter une modeste contribution en exposant succinctement quelques faits récents. Ils tendent à confirmer avec une force extraordinaire la projection vers l’avenir de la loi d’ampliation que M. Van Houtte a indiquée. Mais, en montrant l’accélération actuelle du mouvement ampliatoire des relations sociales, ces mêmes faits doivent aussi faire conclure que l’étape de l’internationalisme limité à l’amalgation des nations d’Europe sera directement franchie pour arriver d’un coup au “mondialisme”. » [5]

L’événement capital à ses yeux est « la réunion à La Haye [qui] pendant cent jours d’une conférence diplomatique [fit] participer les délégués de 46 États d’Europe, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique représentant ensemble de un milliard cinq cent mille hommes, à des délibérations relatives à la Paix du Monde, et aboutissant à divers accords sous la forme de conventions internationales. » [6]

Il est évidemment fait allusion, ici, à la seconde conférence de La Haye, qui s’est tenue du 15 juin au 18 octobre 1907. Paul Otlet ne cède à aucune naïveté. Il l’écrit, cette conférence a été un échec. Pourtant, il n’en reste pas moins optimiste sur la longue durée.

« C’est là un événement capital. Non pas, certes, que les diplomates viennent de changer le cours des choses, ni que leur œuvre positive contienne en elle-même une potentialité spéciale que les circonstances développeraient. Au contraire, on est généralement d’accord pour taxer de “fiasco” l’œuvre qu’ils ont produite. Mais la Conférence de La Haye marquera dans l’histoire contemporaine comme le jalon d’une étape à cause de ce qui l’a précédé et l’a rendu possible, à cause des courants d’idées nouvelles qui ont pu se faire jour à l’occasion de cette réunion, à cause aussi de la manière dont se pose pour l’avenir la question de la Paix. » [7]

De fait, Paul Otlet ne s’étend pas sur l’œuvre elle-même :

« En trois mois elle parvint à discuter et à voter une dizaine de conventions internationales sur les ballons militaires, sur les mines flottantes, sur les blessés et les prisonniers, les déclarations de guerre, les enquêtes préalables, la Cour internationale des prises. Quant à l’arbitrage, ayant dit en 1889 qu’il était utile, elle se borna en 1907 à ajouter qu’il était aussi désirable. » [8]

Il reconnaît la dimension utopique du projet :

« À la vérité on a exigé de la Conférence de La Haye une tâche qui était au-dessus de ses moyens : organiser en quelques semaines la paix définitive du monde. » [9]

Pour lui, l’important est clairement ailleurs. Tout d’abord, dans la consécration de l’opinion pacifiste :

« Impuissante à réaliser une œuvre dans le sens de la paix, ses débats ont cependant donné une solennelle consécration à l’opinion de tous ceux qui, en dehors d’elle, ou dans son sein, pensaient que la tâche urgente, le desideratum essentiel, étaient cette “organisation de la paix.” » [10]

Ensuite, dans la tenue d’une conférence internationale ouverte aux États extra-européens, aux petits comme aux grands – selon une formule qu’on retrouve plus tard lors de la création de l’Organisation des nations unies :

« Toutes les nations ayant été conviées à la conversation, voici que la diversité extrême des situations s’est révélée en sa réalité concrète. Les petits États ont osé élever la voix, telles la Belgique et la Suisse, voire même le Luxembourg, et, déduisant des principes de la Souveraineté et de la Neutralité toutes leurs conséquences pratiques, ils ont obligé à tenir compte de leur présence, les grandes puissances habituées à cinq ou six d’entr’elles à disposer des destinés du monde sans consulter personne.

Les États neufs, colonies hier encore, aujourd’hui florissantes républiques, ont fait connaitre leur existence politique : Argentine, Brésil, Venezuela et les autres nations du Sud-Amérique. Ces États ont su faire comprendre que l’“Amérique aux Américains” n’était pas la formule dernière de leurs vœux, qu’ils désiraient aussi maintenir et développer les relations avec la vieille Europe, et coopérer activement à des organisations mondiales. Mais ils ont demandé en même temps à voir régler équitablement leur situation de pays jeunes, obligés de recourir à l’emprunt pour mettre en valeur leurs richesses naturelles.

Les anciens États de l’Asie, le Japon et la Chine n’ont pas formule de programme précis mais, tandis qu’ils exprimaient leurs vues sur les questions discutées on a pu saisir à travers leurs raisonnements la conception propre qu’ils se font des relations de la race jaune avec la race blanche.

Les États-Unis eux ont parlé haut et ferme, avec toute l’énergie d’un peuple “arrivé” mais encore plein de fougue et exubérant de jeunesse. Ils vivent selon une formule d’organisation fédérative appliquée à un continent immense habite par des peuples de races très diverses. Aussi n’ont-ils pu cacher leur étonnement de ne pas voir encore tous les continents et toutes les races coexister et vivre pacifiquement selon les normes d’une organisation mondiale inspirée des mêmes principes d’autonomie et d’interdépendance. » [11]

Enfin, dans l’expérience de l’universalité par l’entremise d’un véritable « Parlement du Monde », selon une expression du moment que Paul Otlet reprend à son compte :

« En même temps ils ont aussi appris d’expérience personnelle ces deux choses capitales : que les hommes qui composent les nations, quelles que soient les régions qu’ils habitent, la couleur de leur peau ou les sons de leur langue, ont tous un cœur et un esprit identiques. C’est aux mêmes sentiments que tous indistinctement ont fait appel dans les discussions, – et c’est à la même logique qu’ils ont demandé de guider leur raisonnement.

Or cela, abstraction faite de tout concept politique ou religieux, de tout intérêt économique ou social, c’est l’irréfragable proclamation de l’unité intellectuelle et morale de l’Humanité. » [12]

Avec le recul, le compte-rendu de Paul Otlet s’avère pertinent, et diffère assez peu du résumé qu’en dresse par exemple l’historien Stanislas Jeannesson dans un article récent :

« Les deux conférences de La Haye de 1899 et 1907, aussi appelées Conférences internationales de la Paix, sont souvent citées mais peu étudiées pour elles-mêmes, du moins par les historiens. On s’accorde généralement à reconnaître qu’elles valent moins par leurs effets immédiats et les dispositions peu contraignantes qu’elles parviennent à imposer que par les principes tout à fait novateurs qu’elles inscrivent dans le droit international comme dans la pratique des relations interétatiques : élaboration d’un premier droit international humanitaire – droits et obligations des États en temps de guerre –, codification et extension de la pratique de l’arbitrage comme moyen de règlement pacifique des conflits, avec la création dès 1899 de la Cour permanente d’arbitrage, adoption en 1907 du principe d’une Cour internationale de justice. C’est aussi le moment où le multilatéralisme des congrès et des conférences propre au concert européen et restreint aux grandes puissances du vieux continent, comme celui des organisations internationales à vocation universelle mais aux compétences purement techniques, s’efface devant le spectacle de délégations venues de toutes les parties du monde discuter de sujets à caractère politique. C’est à La Haye que le multilatéralisme moderne, institutionnel et universel, qui se généralise dans l’entre-deux-guerres, voit le jour et expérimente ses règles et ses pratiques. » [13]

Dans la suite de l’article, Paul Otlet distingue cinq groupes qui cherchent à faire pression, sinon sur les conférenciers, du moins sur l’opinion :

  • les pacifistes, qui font « la guerre à la guerre »,
  • les interparlementaires, qui souhaitent la création d’un parlement international,
  • les juristes, qui plaident en faveur d’une réglementation des rapports entre les peuples,
  • les socialistes, qui appellent à la révolution et à la chute du capitalisme,
  • et les associations internationales, qui multiplient les relations entre toutes les nationalités par-delà les frontières.

Ces groupes participent à l’internationalisme et contribuent à la diffusion de ce qu’il appelle « la loi d’expansion ». Toutefois, il ne s’agit pas seulement d’idées, mais aussi de faits convergents :

  • « La terre entière est aujourd’hui découverte ; les mœurs se sont policées au point d’en rendre toutes les parties accessibles aux étrangers presque autant qu’aux nationaux. » [14]
  • « Non seulement les hommes se déplacent en masse et sans esprit de retour, mais quelque éloignée que soit la distance qui les sépare ils entretiennent entr’eux des relations constantes : ils se visitent, ils échangent des produits, ils se rendent des services, ils se communiquent réciproquement leurs idées et leurs sentiments. Pour faciliter de telles relations tout un système de communications a été établi, destinées à relier tous les centres habités : chemins de fer, lignes de navigation maritime et intérieure, service postal universel, télégraphe et téléphone et sans parler de ces derniers venus, ou entrevus : l’automobile, la télégraphie et la téléphonie sans fil, la téléphotographie et le téléphote, la navigation aérienne. On peut dire qu’une part considérable de l’effort d’invention et du travail de l’humanité porte sur l’établissement et l’entretien du réseau des communications. » [15]
  • Le commerce mondial.
  • La diffusion des idées.
  • La limitation du nombre de guerres entre les grands États européens.

Paul Otlet aboutit ainsi à la conclusion, contrairement à Hubert Van Houtte, que l’unification du monde est d’ores et déjà envisageable.

« La création et la consolidation des États au cours de l’histoire a été surtout le fait d’événements de hasard ou de conceptions propres à quelques chefs. Les masses sont demeurées inconscientes de la signification des événements qui les ont produits et n’ont hâté guère leur arrivée de toute la force de désirs exprimés itérativement ni de volontés tendues vers un même but. Au contraire, la constitution de la société internationale et l’événement de l’ère de la mondialité, apparait comme un phénomène dont la collectivité prend une conscience grandissante, elle apparaît aussi comme l’aboutissement nécessaire de son activité normale. » [16]

Le Monde apparaît ainsi comme l’aboutissement ultime de la loi d’ampliation. Reste-t-il encore à se battre que ceci advienne. D’où la nécessité de proposer un Programme de l’humanité, que je citerai ici dans son intégralité.

I. L’internationalisme est ancien dans le monde si on entend par là les faits humains qui ont une portée dépassant les divisions territoriales des États. L’internationalisme moderne dont il est question ici n’est ni celui basé sur la conquête et pratiqué par les fondateurs des grands empires, ni l’internationalisme des grandes religions, ni l’internationalisme des classes sociales (aristocrates, capitalistes ou travailleurs). C’est l’internationalisme des idées, des produits et des efforts humains en dehors de toute domination politique, religieuse ou sociale.

II. Il y a lieu de passer maintenant de la phase négative de l’Internationalisme, caractérisée par le mouvement de pacifiste, à la phase positive, caractérisée par des œuvres mondiales. La suppression de la guerre ne suffit pas plus pour organiser la vie internationale que la suppression des révolutions n’a suffi pour organiser la civilisation et créer la prospérité au sein d’un État.

III. À côté des civilisations nationales il doit exister une civilisation mondiale basée sur ce qu’il y a de commun entre elles. La civilisation mondiale doit et peut respecter les cultures ethniques, de même que les villes et les régions peuvent et doivent maintenir et développer leurs différences spécifiques malgré les tendances unificatrices des États.

Il appartient à notre époque de créer la conscience de l’humanité comme nos devanciers ont créé successivement la conscience familiale, la conscience de la cité et la conscience nationale.

À cette fin il y a lieu d’unifier les conceptions, de solidariser mondialement les sentiments, d’internationaliser les efforts, d’assigner un programme à l’action commune.

IV. Il existe déjà de nos jours des penseurs, des écrivains, des artistes, des hommes d’action qui personnifient l’esprit universel et l’âme cosmopolite des grandes villes laquelle n’est ni française, ni anglaise, ni allemande, ni slave, mais a ses traits particuliers et ses réactions spéciales.

V. Les relations organisées entre plusieurs pays ne sont elles-mêmes qu’un stade de l’évolution de l’humanité. Celle-ci tend vers ce qu’on a appelé l’humanitarisme, ou le mondialisme, état dans lequel toutes les nations se trouveraient les unes à l’égard des autres dans les relations de parties à ensemble.

VI. La méthode comparative est la méthode par excellence de l’internationalisme : Elle crée la pensée ou la logique universelle qui se confond avec la pensée scientifique. La Science ayant le Cosmos lui-même comme objet et étant le fruit des efforts combinés des hommes de tous les temps et de tous les lieux, est la base la plus solide de l’internationalisme. Celui-ci a été aussi dans les idées avant de passer dans les faits.

VII. Le territoire du monde entier doit être le champ d’activité de tous les hommes, au lieu de circonscrire cette activité à certains territoires nationaux. C’est répondre aux besoins d’expansion de la vie, c’est aussi travailler au bonheur des individus. Le bonheur est la résultante d’une harmonie et d’une adaptation plus grande entre les hommes et les conditions de la vie. Les chances d’une satisfaction plus adéquate des besoins de la vie économique, de la vie de relations, de la vie scientifique, politique sociale, de la vie de la nature, sont plus nombreuses, si les occasions du monde entier et non d’un seul pays sont offertes aux hommes.

Il y a lieu pour l’organisation de certains services publics et pour la réglementation de certaines activités individuelles libres, de créer des conventions entre toutes les nations. Quant à l’objet de ces conventions, il y a lieu de considérer tous les pays participants comme ne formant qu’un seul territoire.

 

VIII. Dans l’ordre matériel, il y a lieu de développer un vaste réseau de moyens de communication facilitant la circulation des hommes, des produits et des œuvres intellectuelles.

 

IX. Dans l’ ordre intellectuel, il y a lieu de développer tous les moyens d’échanges et de communication des idées, de manière à mettre chaque peuple à même de connaître tout ce qui existe et tout ce qui se passe en dehors de nos frontières. (l’Université internationale, Documentation internationale, office central des Institutions, langue internationale, unification des méthodes et l’internationalité des unités de mesures en vue de la comparabilité des résultats.)

X. Dans l’ordre social il y a lieu en toutes matières de réunir en des fédérations ou associations internationales les associations et fédérations nationales en continuant ainsi le mouvement d’organisation et de coordination qui conduit à intégrer des éléments dans des synthèses de plus en plus étendues. La situation juridique des Associations internationales assumant conjointement avec les États, des buts d’intérêt public international doit être déterminé. (Personnification des associations internationales.)

XI. Dans l’ordre politique il y a lieu de créer un ordre international sur le modèle de l’ordre national. Il y a donc lieu de grouper les États en une réunion ou fédération mondiale, de créer un Parlement international pour trancher les conflits, une Cour de Justice internationale, un Pouvoir exécutif international chargé à la fois d’assurer la sécurité internationale et les services d’utilité publique internationale. Les rapports internationaux des États entre eux et de particuliers avec les États doivent faire l’objet d’une législation et d’une codification. »

S’il existe une loi d’ampliation, pour Paul Otlet, cela ne signifie pas que la mondialisation est un processus inéluctable, mais bien un processus qu’il faut accompagner car porteur d’une utopie : l’humanité vivant dans une harmonie globale.

Notes

[1] Hubert Van Houtte, 1908, « Une loi d’ampliation. Essai sur l’évolution politique, économique, morale et intellectuelle de l’Europe moderne », Le Mouvement sociologique international, Vol. 8, N° 1, p. 85.

[2] Ibid., pp. 443-444.

[3] Ibid., p. 444.

[4] Ibid., p. 422.

[5] Paul Otlet, 1908, « La loi d’ampliation et l’internationalisme », Le Mouvement sociologique international, Vol. 8, n° 4, pp. 133-134.

[6] Ibid., p. 134.

[7] Ibid. , p. 134.

[8] Ibid., p. 136.

[9] Ibid., pp. 136-137.

[10] Ibid., p. 136.

[11] Ibid., pp. 137-138.

[12] Ibid., p. 139.

[13] Stanislas Jeannesson, 2014, « Léon Bourgeois aux conférences de La Haye de 1899 et 1907 : solidarisme et démocratisation des relations internationales », Histoire, économie & société, Vol. 33, N° 2, p. 108.

[14] Otlet, op. cit., p. 141.

[15] Ibid., p. 142.

[16] Ibid., p. 157.

Bibliographie

Holger Afflerbach & David Stevenson (dir.), 2007, An Improbable War? The Outbreak of World War I and European Political Culture before 1914, New York, Berghan Books.

Yves Deloye, 2006, « Introduction : éléments pour une approche socio-historique de la construction européenne. », Politique européenne, 2006, Vol. 1, N° 18, pp. 5-15.

Jean-Michel Guieu, 2012, «Éditorial : L’Europe et la paix. Jalons pour une relecture de l’histoire européenne des XIXe-XXIe siècles », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2012, N° 108, pp. 1-6.

Stanislas Jeannesson, 2014, « Léon Bourgeois aux conférences de La Haye de 1899 et 1907 : solidarisme et démocratisation des relations internationales », Histoire, économie & société, Vol. 33, N° 2, pp. 107-120.

Gary Marks, 1997, « A Third Lens: Comparing European Integration and State Building », in : Jytte Klausen & Louise A. Tilly (dir.), European Integration in Social Historical Perspective. 1850 to Present, Lanham, Rowman & Littlefield, pp. 23-50.

Paul Otlet, 1908, « La loi d’ampliation et l’internationalisme », Le Mouvement sociologique international, Vol. 8, n° 4, pp. 133-162.

Hubert Van Houtte, 1908, « Une loi d’ampliation. Essai sur l’évolution politique, économique, morale et intellectuelle de l’Europe moderne », Le Mouvement sociologique international, Vol. 8, N° 1, pp. 85-120, et N° 2, pp. 417-448.

L’évolution de l’humanité par elle-même

Nous savons que nos ancêtres ont connu une évolution influencée par leur environnement. Mais pouvons-nous deviner, alors que nous avons entrepris plus ou moins à l’insu de notre plein gré de modifier de fond en comble les biotopes terrestres, de quoi aurons l’air nos descendants ? Les modifierions-nous d’aventure ?

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Le primate en son milieu

Jean-François Bouvet, dans son Mutants. À quoi ressemblerons-nous demain ?, relève le défi. Il procède à une utile compilation des récents découvertes scientifiques concernant notre évolution d’Homo sapiens depuis quelque 200 000 ans. Un succès de l’évolution que cette bête, passée de quelques milliers d’individus hantant la savane africaine à plus de 7 milliards aujourd’hui. Une image résume le parcours : plus besoin de chasser-cueillir, le supermarché est au coin de la rue. Nous avons bouleversé le taux de CO2 atmosphérique (+ 40 % en deux siècles), disséminé épisodiquement comme à Fukushima quelques nucléotides à longue durée de vie, cultivons des organismes génétiquement modifiés un peu partout – tant pour le soja que pour le colza, 80 % des surfaces cultivées dans le monde –, menaçons la biodiversité mondiale au point d’émuler les grandes catastrophes d’antan avec une sixième extinction… Bref nous sommes entrés dans l’ère de l’Anthropocène, de l’humain-qui-modifie-la-Terre, cela nous le savons.

Ce que nous savons moins, c’est que l’Anthropocène n’est pas qu’une ère géologique dont l’humanité serait l’agent tellurique. Elle est aussi une ère biologique dont l’Humain est acteur autant qu’objet, démiurge et victime. L’Anthropocène transforme nos corps, nous fait muter, défend Bouvet. « Songez que le 7 août 2013 à 15 h 32, le Chemical Abstract Service (CAS), autorité mondiale en matière d’information chimique, ne recensait pas moins de 72 962 494 substances différentes – et 96 de plus seulement vingt minutes plus tard… Un véritable big bang chimique ! » Dans lequel baignent nos organismes.

Récapitulons en quoi nous avons changé, à quoi ressemble ce nouvel Homo mutans qui se change lui-même ? Nous sommes de plus en plus grands ; de plus en plus gros ; de moins en moins fertiles ; de plus en plus sexuellement précoces ; et vivons de plus en plus vieux…

Souvent taille varie…

Commençons par le poncif qui veut que la taille ait toujours eu vocation à s’accroître. Pour autant que nous puissions le deviner, nos ancêtres du Paléolithique étaient… grands ! Les ossements des chasseurs-cueilleurs arrivés en Europe depuis quarante millénaires (à l’époque, les Aborigènes australiens du lac Mungo tutoient le double mètre) montrent des gaillards musclés excédant le mètre quatre-vingts. La femme de Menton (France), vieille de 20 000 ans, aurait affiché sous la toise un insolent mètre quatre-vingt-dix. C’est apparemment la Révolution néolithique qui met un terme à ces belles statures : les paysans du Néolithique mesurent en moyenne 1,60 m. Et mathématiquement, perdent en volume cervical. Ce qui, incidemment, facilite l’accouchement et participerait, entre bien d’autres facteurs, du succès reproducteur des paysans sur les chasseurs-cueilleurs.

D’autres variations de taille se devinent dans les séries statistiques. Elles peuvent être dues, comme les variations de la pigmentation de la peau, à des adaptations au climat : en règle générale, une grande taille facilite la transpiration, de concert avec une peau foncée. Au froid, mieux vaut être trapu et de peau claire pour synthétiser la vitamine D apportée par les rayons solaires. Il semble que les populations grandissent progressivement jusque vers le 12e siècle de notre ère, puis que les tailles s’effondrent de 6 cm – peut-être à l’occasion du Petit Âge glaciaire (13e-19e siècle). À partir de la seconde moitié du 19e siècle, les tailles repartent à la hausse en Europe. La conscription aide à camper des séries statistiques pour les humains mâles, et montre que ceux-ci ont gagné 12 cm en France ce dernier siècle et demi. D’autres facteurs que l’hérédité influent : les apports suffisants en nourriture lors des périodes de croissance (les quatre premières années, puis à la puberté) se révèlent déterminants – un Nord-Coréen mesurerait aujourd’hui en moyenne 20 cm de moins que son cousin de Corée du Sud, alors qu’ils auraient été de stature égale avant la Partition (1953) – ; certaines parasitoses, longtemps très répandues, peuvent aussi limiter la croissance de l’enfant ; et plus on est exposé précocement dans son enfance à un travail pénible, moins on grandit.

Famines, parasitoses, travail des enfants… Ces trois derniers facteurs affectent davantage les milieux pauvres que les riches, ce qui explique que les séries de l’école militaire de Saint-Cyr – l’élite de la Nation – donnent de meilleures moyennes que les bureaux enregistrant les soldats du tout-venant. Pour aller vite, les chiffres disponibles montrent que partout sur la planète, les Humains grandissent – aujourd’hui plus vite dans les pays en développement (Chine), moins rapidement dans des pays riches qui ont déjà connu des gains de croissance importants (États-Unis). La disponibilité en ressources alimentaires et l’allongement des études (donc le non-travail des enfants) contribuent à cette crise de croissance mondiale, qui entraîne aussi un léger renforcement de notre dimorphisme sexuel : l’écart de taille entre hommes et femmes s’accroît doucement.

Nos héritiers ? Obèses et féminisés

Non, décidément, nous ne sommes plus des Cro-Magnons. Notre nourriture devenant de moins en moins coriace, nos mâchoires se sont réduites au point que les 32 dents se bousculent dans nos bouches. Les taux de prévalence de l’obésité (pour bonne part corrélés au niveau de vie) explosent partout sur la planète, suite à une vie de plus en plus sédentaire allant de pair avec une consommation inédite et croissante de graisses, de sucres et d’un cocktail chimique qui, pour être fait de faibles doses, n’en influence pas moins un certain nombre d’évolutions : le bisphénol A diffusé par certains plastiques alimentaires et la tributyltine libérée par les tuyaux en PVC distribuant l’eau courante sont obésogènes, de même que semblent l’être les antibiotiques dispersés dans la nature suite à l’élevage intensif.

Dans un registre similaire, avec les mêmes accusés : la puberté est de plus en plus précoce. Pour les filles, depuis le milieu du 19e siècle, il a été constaté que l’âge moyen des premières règles (marquant la fin du processus de puberté) aux États-Unis et dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest est passé de 17 à 12 ou 13 ans. Les jeunes filles sportives connaissent cette étape généralement plus tardivement que leurs voisines obèses… La puberté est un processus complexe, faisant intervenir nombre d’hormones facilement perturbables : or le DDT (toujours utilisé dans le monde pour lutter contre les moustiques) comme le bisphénol A ont des molécules proches des œstrogènes. Si l’on commence juste à deviner les raisons de l’avancement de ce stade chez les filles, on se perd en conjectures pour les garçons. Seul reste le constat : leur puberté est plus précoce.

L’évolution, apparemment liée en première ligne à la pollution chimique et aux progrès de l’obésité, affecte largement les jeunes hommes. Ils se « féminisent » : pénis plus court, distance ano-génitale de plus en plus réduite, baisse du taux de testostérone. Les accusés ? Les perturbateurs endocriniens, substances entre autres très largement présentes dans les pesticides ou les cosmétiques, ont souvent des actions anti-androgène (parmi d’autres, certains ayant des actions de type œstrogène, d’autres des effets cancérigènes…). Quant à la qualité du sperme, dixit Bouvet, elle « régresse à une vitesse stupéfiante » : une étude française montre que pour la teneur moyenne en spermatozoïdes du sperme des hommes de 35 ans a décru de près d’un tiers entre 1989 et 2005. Alors que l’indice moyen de 100 millions de spermatozoïdes / mL, calculé dans les années 1950, reste la norme supposée, les prélèvements dans le monde se situent entre 60 et 50 millions aujourd’hui. Les suspects ont noms phtalates, bisphénol A et alii… L’infertilité féminine s’accroissant également (un nouveau suspect fait irruption : les particules fines polluant l’atmosphère…), en parallèle avec le report vers un âge avancé de la conception du premier enfant, nul étonnement devant les progrès fulgurants de la procréation médicalement assistée.

Vieillir, oui, mais combien de temps ?

S’il est un leitmotiv fréquemment entendu, c’est l’allongement de l’espérance de vie. Il a été extrêmement important en un siècle et demi, on le sait. Sans revenir sur tous les débats en cours, notons que si l’espérance de vie continue à croître en France, l’espérance de vie en bonne santé, elle, ne croît plus et a même tendance à baisser. Il y a une décennie que les États-Unis, et d’autres pays développés, ont suivi le même chemin. Aujourd’hui c’est l’espérance de vie, tout court, qui décline chez eux. On peut accuser les effets délétères et à long terme du tabac, ils sont indéniables, reste aussi que l’accès aux soins joue un rôle essentiel dans l’allongement de l’espérance de vie – les Russes, avec le démantèlement des soins de santé basique du système communiste, le savent bien pour en avoir payé le prix fort durant les décennies 1990-2000. D’ici à pronostiquer que le démantèlement progressif des services de santé en France devrait à moyen terme exercer un impact sur l’espérance de vie… Vous prendrez bien un report de retraite supplémentaire ?

Résumons l’essentiel : certaines évolutions (multiplication des accouchements par césarienne, qui altère la faune intestinale du nourrisson ; sélection de l’embryon permettant d’éliminer des maladies héréditaires…) sont culturelles et donc, comme le dit Bouvet, « révisables au gré de l’évolution des mœurs ». D’autres (allongement de l’espérance de vie, augmentation de la taille…) sont à relier aux conditions de vie et « sont réversibles à court terme si lesdites conditions viennent à se dégrader ». D’autres enfin (troubles relatifs à la sexualité et à l’obésité) semblent liées au moins pour partie au big bang chimique. Et on peut parier que ces mutations-là resteront acquises par nos descendants. D’abord parce que les polluants persisteront. Ensuite parce que nombre d’expériences en laboratoire ont prouvé les effets transgénérationnels de ces substances.

BOUVET Jean-François [2014], Mutants. À quoi ressemblerons-nous demain ?, Paris, Flammarion. La plus grande part de ce billet est issu de la lecture de cet ouvrage. En complément, le lecteur pourra se référer à NISAND Israël et MATTEI Jean-François [2014], Où va l’humanité ?, Paris, Les Liens qui Libèrent ; et De PUYTORAC Pierre [2014], L’Homme. Coauteur de l’évolution, Versailles, Quae Éd.