Le livre de la mondialisation ibérique

Nous entamons, avec ce papier, une série de relectures de ce qu’on pourrait appeler les « grands classiques » de l’histoire globale. L’idée est d’abord de fournir à nos lecteurs une vision à la fois synthétique et vivante des grandes œuvres qui ont fondé ou marqué cette approche. Mais il ne s’agira pas pour autant de fiches de lecture traditionnelles, comme ce blog peut en fournir régulièrement à propos d’ouvrages nouvellement parus. Le but est bien aussi de relire ces travaux importants avec un recul de dix, trente ou cinquante ans, afin de voir comment ils ont « vieilli », leurs approximations éventuelles en regard de l’information désormais disponible, leurs limites en termes méthodologiques au vu des débats ultérieurs, leurs hypothèses parfois implicites et qui se révèlent mieux aujourd’hui… Bref, il s’agira dans cette rubrique « Relectures » de faire un état des lieux sur ce qu’on doit retenir d’œuvres fondamentales ou de livres ayant acquis le statut de travaux majeurs.

cover-gruzinskiNous commençons avec un livre étonnant, d’une grande érudition, toujours analytique, et qui s’est vite imposé comme un ouvrage phare en analyse historique des mondialisations. En écrivant Les Quatre Parties du monde. Histoire d’une mondialisation, en 2004, Serge Gruzinski a non seulement remarquablement « décrit » la mondialisation ibérique des années 1580-1640 mais encore approfondi les concepts cruciaux de métissage, occidentalisation, mondialisation. Certes, il se réclame d’emblée de l’histoire connectée, de l’étude des rencontres et des « recouvrements de civilisations ». Mais c’est pour rappeler immédiatement qu’une « histoire culturelle décentrée, attentive au degré de perméabilité des mondes et aux croisements de civilisations (…) ne prend tout son sens que dans un cadre plus vaste capable d’expliquer, au-delà des ‘histoires partagées’, comment et à quel prix les mondes s’articulent ». Et de fait, l’un des apports centraux de l’ouvrage est bien de construire ces articulations entre l’Europe, le Nouveau Monde, l’Asie et l’Afrique en précisant les multiples circulations, humaines, marchandes et informationnelles qui font cette première mondialisation. En ce sens, c’est bien aussi un livre centré sur les interconnexions au sein d’un Monde en gestation, donc préoccupé de cerner ce qui constitue du lien social entre ses composantes éloignées.

Le livre s’ouvre sur ce constat intrigant : l’assassinat d’Henri IV a bel et bien été commenté à Mexico, en septembre 1610, par Chimalpahin, religieux indigène d’ascendance noble chalca, dans le journal qu’il tenait. Et c’est son regard, distancié à la fois de la culture hispanique officielle et de son passé indigène, qui intéresse Gruzinski dans la mesure où il relève d’une certaine modernité, laquelle « ferait affleurer un état d’esprit, une sensibilité, un savoir sur le monde né de la confrontation d’une domination à visée planétaire avec d’autres sociétés ». Par ailleurs, Chimalpahin se préoccupe autant sinon plus de l’Asie que de l’Europe, l’ouverture de la route Pacifique vers Manille ayant multiplié les contacts avec des Philippins, Chinois ou Japonais, lesquels viennent métisser davantage un imaginaire amérindien non exclusivement confronté à celui de l’envahisseur ibérique. Il vit de fait dans un « agglomérat planétaire (incluant une bonne partie de l’Europe occidentale, les Amériques espagnole et portugaise de la Californie à la terre de Feu, les côtes de l’Afrique occidentale, des régions de l’Inde et du Japon, des océans et des mers lointaines) qui se présente d’abord comme une construction dynastique, politique et idéologique ». Et l’objet du livre peut alors se définir comme une interrogation sur « la prolifération des métissages – mais aussi de leurs limitations – dans des sociétés soumises à une domination aux ambitions universelles ». Ici se marque d’emblée une dialectique essentielle de l’ouvrage, entre une occidentalisation qui pousse à une acculturation sous des formes nécessairement métissées d’une part, et une visée de domination mondiale, par ailleurs sous l’autorité d’une hiérarchie catholique très prégnante, qui fixe les limites à ne pas dépasser (en l’occurrence la relativisation de l’idéologie européenne par les savoirs indigènes ou métissés) d’autre part.

La première partie du livre (pp. 15-84) décrit alors cette « mobilisation ibérique » qui « déclenche des mouvements et des emballements qui se précipitent les uns les autres sur tout le globe » jusqu’aux microbes échappant à l’emprise des hommes… Elle se caractérise d’abord par la multiplication des institutions ibériques hors d’Europe, lesquelles sont évidemment porteuses de lien social. Mais c’est aussi le mouvement des hommes, certains membres de l’élite faisant plusieurs tours du monde durant leur vie tandis que d’autres multiplient les allées et venues entre colonies et métropoles et que des indigènes devenus riches n’hésitent pas à faire le voyage espagnol. Cette mobilisation débouche aussi sur un commerce désormais planétaire, notamment  d’objets de curiosité que l’auteur se plaît à étudier au détriment des flux de métaux précieux (sans doute mieux connus). L’information n’est pas en reste, les nouvelles circulant entre l’Est et l’Ouest dès la première moitié du 16e siècle. Les livres font de même, s’exportant ou voyageant avec les lecteurs, pour finir imprimés à Mexico, Manille, Goa, Macao ou Nagasaki, souvent pour soutenir les campagnes d’évangélisation en langue locale, parfois pour diffuser en retour vers l’Europe les savoirs indigènes relatifs aux vertus de plantes exotiques. La mobilisation ibérique n’est donc pas à sens unique.

C’est plus à l’analyse des métissages que se consacre la deuxième partie (pp. 87-175). On y apprend d’emblée que les techniques artisanales ibériques sont vite diffusées (souvent par des religieux) auprès des indigènes au point que ces derniers en viennent à concurrencer à moindre coût les artisans espagnols, avant d’être repris sous le joug de patrons exploiteurs. On y documente aussi les métissages linguistiques. Les Européens apprennent des rudiments de langues locales tandis que ces dernières s’enrichissent de termes locaux inédits pour qualifier  les « nouveautés » importées. Il n’empêche, ce sont les termes ibériques eux-mêmes qui seront finalement adoptés : « L’hispanisation de la langue est une des formes de la mobilisation ibérique (…) et donne lieu à quantité d’appropriations ou de détournements. » Le métissage est aussi humain, permettant tous les mélanges entre Européens, indigènes, Noirs et Asiatiques, aboutissant à créer une plèbe dont l’habitat et le statut sont éminemment mobiles et effraient les pouvoirs institués. En conséquence, ces individus sans métier ou résidence claire sont, à partir de 1622,  déportables vers les Philippines, permettant en principe à la Monarchie catholique de « régler ses questions sociales à l’échelle planétaire ». Car fondamentalement, l’ouverture de la route entre Acapulco et Manille a non seulement accru les métissages humains mais encore créé une seconde route vers l’Asie dès 1566, à une époque où la route portugaise est en principe interdite aux Espagnols. À partir de là, Mexico devient une étape vers l’Asie pour ces voyageurs débarquant à Vera Cruz et repartant d’Acapulco. Elle devient aussi métropole planétaire, en position plus centrale, tourne son regard autant vers l’ouest que vers l’est, substituant une vision désormais  « occidentale » à la vision européenne du monde. Et les élites indigènes ne sont pas en reste, revendiquant leur rôle dans la formation de ce « Nouveau Monde » pour lequel elles ont abandonné leurs idoles, partageant parfois « la haine du juif et de l’hérétique » ou encore « participant à leur manière du rêve asiatique quand elles saluent Philippe II du titre anticipé de roi de la Chine ». Un imaginaire commun se forge donc. Plus généralement, accumulant anecdotes révélatrices et faits objectifs, Gruzinski est clairement en position d’affirmer que, « par-delà la cohorte coutumière des préjugés, des peurs, des haines et des attirances, la mobilité des hommes et des choses déclenche toutes sortes d’échanges, matériels aussi bien qu’affectifs, qui à force de se reproduire tissent des trames planétaires où vient s’enraciner la mondialisation ibérique ».

La plus longue de toutes, la troisième partie (pp. 179-311) s’intéresse davantage aux outils des savoirs et pouvoirs qui émergent dans la mondialisation ibérique. Et il s’agit d’abord là de rendre leur dû à de nombreux individus engagés « dans une entreprise sans précédent et partout répétée : confronter des croyances, des langues, des mémoires, des savoirs jusque-là inconnus avec ce que pensaient et croyaient connaître les Européens ». Pour ces praticiens ou experts, souvent liés à la Couronne ou travaillant à sa demande, co-existent un objectif de « sauvetage archéologique » et une finalité de « dénonciation de l’idolâtrie ». De ce fait, leur proximité avec l’indigène, leur valorisation des savoirs locaux ne fait jamais oublier qu’il s’agit avant tout de rendre conformes des mentalités (et pour cela mieux en connaître les ressorts). Et de fait, Bernardino de Sahagún ou Diego Durán redonnent une mémoire à ces nouvelles chrétientés tout en consolidant la domination de l’Église. Parfois au risque d’une mise à l’index ou d’un gel des enquêtes… Toujours au péril d’un décentrement des savoirs, d’une inversion des points de vue, voire d’une remise en cause de la tradition européenne. Ainsi en va-t-il des connaissances sur les plantes et les pratiques médicales : Garcia da Orta en Inde ou Francisco Hernández au Mexique montrent l’imbrication pratique des deux types de savoir, les manières américaines de guérir certains maux européens ou encore l’adoption indienne de la « théorie des humeurs ». Si bien qu’au final, « autant que la christianisation ou que l’écriture de l’histoire, l’inventaire médical du monde est un ferment de la mondialisation ibérique », réduisant l’écart entre la manière européenne de soigner et les coutumes locales. Le même type d’hybridation concerne la cartographie, les techniques de navigation ou encore celles de l’extraction minière. Quant à l’histoire des nouvelles terres, elle est au contraire l’occasion paradoxale d’une application des façons de voir héritées de l’Antiquité, des pères de l’Église ou de la renaissance italienne, phénomène qui contribuera par ailleurs à diffuser les œuvres des auteurs anciens dans l’espace mondial ibérique. Mais de toutes parts il s’agit bien d’« introduire ces peuples dans le savoir européen, rattacher ce que l’on sait d’eux au monde tel que le conçoivent les Ibériques, connecter les mémoires, apprivoiser le neuf et l’inconnu, désamorcer l’étrange pour le rendre familier et subjugable ». Et peut-être aussi esquisser les linéaments d’une histoire globale comme chez Diogo do Couto lorsqu’il nous explique que « parce que les Chinois ont découvert les îles aux épices, ce sont eux qui furent à l’origine du grand commerce entre Rome et l’Asie ». En revanche, sur la question religieuse, aucun syncrétisme ni même d’influence mutuelle n’est évidemment tolérable même si Las Casas réalise, dès le milieu du 16e siècle, « un étonnant parcours encyclopédique des religions du globe ». En clair, le rejet n’empêche nullement l’étude exhaustive et le paganisme n’est pas nécessairement un marqueur de sauvagerie comme le montre l’étude du Japon, de la Chine ou de l’Amérique préhispanique… Cette partie se boucle sur la narration de plusieurs histoires individuelles retraçant les parcours de personnages relevant des élites mondialisées de ce siècle, religieuses ou politiques, aux destins souvent stupéfiants d’actualité.

Plus ramassée, la quatrième partie (pp. 315-440) traite des objets, de l’art, de la globalisation de la pensée et des langages. Pour ce qui est des objets, ils circulent tout autant vers les métropoles que dans le sens inverse et leur fabrication se conforme parfois à la demande du marché ibérique. Par exemple, un art manuélin de la sculpture sur ivoire se met en place en Guinée, dès la fin du 15e siècle, chez des artisans qui travaillaient jusqu’alors la pierre à savon… De leur côté les hommes d’église ne se privent pas de commander des objets de culte arborant des traits indigènes (afin de mieux enraciner le culte dans les cultures locales), déterminant un « long siècle d’art chrétien planétaire ». Souvent les objets rapportés sont détournés de leur usage initial ou entrent dans le répertoire symbolique du pouvoir royal (comme les éventails japonais). Tous « correspondent aux manifestations concrètes d’une occidentalisation du monde qui passe par le commerce, la religion, la politique, la connaissance et le goût » et qui « transforme aussi bien les êtres que les choses auxquelles elle s’applique », la main indigène s’occidentalisant pour partie tout en conservant d’importantes marges d’affirmation des talents locaux. Il est fréquent aussi qu’un objet indigène importé « soit retouché ou modifié pour en accroître le prix ou le prestige », traduisant ainsi une mainmise européenne caractérisée. Tous deviennent des objets métis, constituant le revers obligé de la mondialisation à l’œuvre, allant parfois jusqu’à mélanger mythologies grecques anciennes avec leurs homologues indiennes ou préhispaniques, ce qui interdit radicalement de « s’en tenir à la vision d’une occidentalisation réductrice et uniformisatrice ». C’est du reste dans cette partie que l’auteur étudie précisément les différences et relations entre occidentalisation et mondialisation. Ainsi, une pensée de plus en plus occidentalisée, donc aussi métissée, n’en reste pas moins corsetée par l’aristotélisme et la scolastique, comme si « la greffe du Nouveau Monde était la meilleure manière d’en réaffirmer l’universalité ». De ce fait, l’application systématique et récurrente des cadres scolastiques, leur présence dans l’homologation officielle des œuvres publiées relèverait plutôt de l’impérialisme ibérique et de son projet de domination mondiale. Ainsi, la globalisation du latin (mais aussi du castillan ou du portugais) est un phénomène qui va occidentaliser les élites tout en métissant leur langue. Mais c’est du même coup une « dilatation transcontinentale d’un espace linguistique et d’un patrimoine lettré », impliquant leur reproduction à l’identique, donc un phénomène relevant de la mondialisation. Celle-ci concerne « prioritairement l’outillage intellectuel, les codes de communication et les moyens d’expression » tandis que l’occidentalisation, « entreprise de domination des autres mondes, emprunte les voies de la colonisation, de l’acculturation et du métissage ». Mais il s’agit bien là de « deux forces concomitantes (…) indissociables l’une de l’autre, même si chacune se déploie dans des dimensions différentes et sur des échelles distinctes ».

En dépit de toutes ses qualités, ce livre n’est pas sans défaut, avec notamment un plan au final assez peu lisible et une classification des informations parfois discutable. Il est aussi souvent lourd de détails accumulés, d’anecdotes prolongées à plaisir, le plus souvent dans un but analytique précis mais qui tend à se perdre sous l’amoncellement des faits. La dimension économique y est aussi largement absente, au-delà de la description de circuits marchands importants ou des structures d’exercice de l’artisanat. Les flux d’argent vers le reste du monde, avec leurs effets locaux et dans les pays de destination, sont totalement omis. Apparemment à dessein : le « champ de l’économie » semble perçu comme un « enfermement » par l’auteur… Mais de ce fait, l’histoire de la mondialisation ibérique reste ici largement incomplète.

Sans doute pourtant l’essentiel n’est-il pas là. Il est clair en effet, avec le recul, que l’auteur ne privilégie jamais l’analyse des structures sociales et/ou économiques présidant à la mondialisation ibérique pour se focaliser sur le contact entre sociétés sous ses multiples visages. Le lien social est donc plus révélé par des signifiants particuliers – tel objet métis, tel savoir transmis, tel récit ou telle création de langage – que par des analyses objectivantes et de fait peu ouvertes au travail d’interprétation. On reconnaît là tout l’apport mais aussi les limites de l’histoire connectée. Elle nous révèle et fait partager des significations, parfois étranges et sans doute vécues par les acteurs de cette première mondialisation. Elle est donc recherche d’une certaine vérité d’un moment particulier à travers un décentrement salutaire. Elle est en revanche moins pertinente pour éclairer le changement social, dans la longue durée et à une échelle plus large, la lente création des institutions et structures qui ont façonné, peu à peu, notre propre mondialisation…

GRUZINSKI S., Les quatre parties du monde – histoire d’une mondialisation, La Martinière, 2004, réédition Points Seuil, 2006.

L’histoire globale peut-elle aider à penser comme l’autre ?

A propos de François Jullien, Entrer dans une pensée, Paris, Gallimard, 2012.

L’histoire globale est par définition critique à l’égard de l’histoire traditionnelle, jugée eurocentrée, privilégiant les dynamiques européennes sur toutes les autres, également trop imprégnée des catégories occidentales d’analyse. De fait, une composante centrale de cette histoire globale vise à repérer l’eurocentrisme dans toutes ses dimensions, ce dont ce blog s’est souvent fait l’écho. Elle n’en est pas moins elle-même l’objet d’une critique forte : en élaborant la complexité des flux de marchandises, de techniques, d’idées, d’abord sur le continent afro-eurasien, puis à l’échelle planétaire, en définissant les acteurs de ces mouvements, elle continuerait à le faire dans les termes mêmes de la pensée européenne, identifiant des Etats, des marchés, un possible capitalisme, etc. Disons le d’emblée : cette critique paraît largement justifiée et, jusqu’à un certain point, salutaire. Il est ainsi possible que l’histoire globale des flux soit finalement plus utile en tant que pédagogie d’un décentrement très progressif, permettant à ses lecteurs de se débarrasser « en douceur » de leurs préjugés, qu’en tant que discours scientifique, supposé universalisable (qualificatif auquel, à l’évidence, elle ne peut prétendre).

On pourra cependant objecter que l’histoire globale n’est pas seulement élaboration d’interconnexions, à l’échelle de continents ou de la planète. Elle passe aussi par la méthode de la comparaison entre des sociétés supposées différentes, comme l’a brillamment illustré Kenneth Pomeranz dans « Une grande divergence », entre Chine et Grande-Bretagne. Là encore cependant, cette pratique peut facilement laisser l’analyste, surtout s’il  prend une situation européenne comme un des termes de la comparaison, en dehors des significations et représentations propres à la société « comparée ». La tentation sera grande de chercher dans cette dernière, au pire ce qui lui manque en regard de la « référence », au mieux ce qu’elle a de plus, mais sans vraiment décentrer le regard, sans nécessairement cerner les logiques implicites de l’autre société… Et c’est évidemment en ce sens qu’une certaine « histoire connectée » prétend constituer une alternative à l’histoire globale, en se penchant résolument sur les significations vécues par chacune des parties dans la rencontre ou en tentant de cerner comment les structures économiques, politiques, sociales, peuvent être vécues de part et d’autre. Pour ce faire, elle attache à juste titre une grande importance à l’analyse des textes ou témoignages oraux dans la langue même des parties prenantes. Peut-on pour autant penser qu’engager une telle démarche suffise pour en assurer la réussite ? A l’évidence non et c’est toute la difficulté de l’entreprise qui est indirectement démontrée par François Jullien dans cet ouvrage essentiel que constitue « Entrer dans une pensée ». Raison pour laquelle nous allons aujourd’hui nous permettre une exceptionnelle incursion dans la philosophie, ce qu’elle a à dire aux histoires globale, comparée, connectée, étant définitivement incontournable.

Jullien veut nous faire « entrer » dans la « pensée » chinoise… « Pensée » prise, semble-t-il,  à la fois dans son contenu philosophique et dans ses modalités concrètes ou quotidiennes, deux signifiés vraisemblablement non séparables. Et au titre de l’expérimentation il va choisir une phrase clé du corpus littéraire chinois, assertion supposée illustrer correctement un mode de pensée encore prégnant aujourd’hui.  « Entrer », c’est-à-dire en percevoir, sinon en adopter, les « plis », l’implicite, autrement dit ce dont un locuteur a un mal infini à se déprendre, même quand il tente de procéder à l’exercice du doute, tel que la philosophie occidentale l’a pratiqué à partir de Descartes. Tentative à priori impossible pour nous, notamment parce que la pensée chinoise est solidaire d’une écriture très particulière, donc dans un rapport de « dépendance non dénouée avec le pouvoir figurateur du tracé », solidaire aussi d’une langue qui, dans sa variante  classique, est « sans morphologie et quasiment sans syntaxe ». Tentative que ne permet pas non plus la démarche qui consisterait à cerner les écoles de pensée, leurs oppositions et successions, approche trop calquée sur l’histoire conflictuelle de la pensée européenne et peu crédible dans le cas chinois du fait des « connivences sourdement nouées, des évidences inlassablement réchauffées ». Tentative qui est peut-être enfin fondamentalement bloquée par le présupposé que toute pensée procède à partir de « questions », ce qui est de fait le cas dans la pensée grecque, puis européenne, mais peut-être pas dans la pensée chinoise. Bref le risque est immense que, même en pratiquant cette langue, on passe à côté de cette pensée, ce que démontre a plaisir l’auteur dans ses trois premiers chapitres.

Dès lors comment faire ? Jullien nous propose (chapitres 4 à 6) d’étudier, retourner, malaxer, appréhender de plusieurs points de vue différents, une seule phrase chinoise, une phrase qui, comme dans toute autre langue  « secrète un ordre qu’on ne défera plus », obligera à penser dans son sillage et même « pliera du pensable ». Il prend comme exemple d’une telle « pliure » la façon dont la première phrase de Proust, « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », engage tout le déploiement de « A la recherche du temps perdu ». Et c’est dans le Yi Jing ou « Classique du Changement » que Jullien trouve sa phrase initiale, voire initiatique, celle qui va nous permettre une furtive incursion dans la pensée chinoise. Mais peut-on parler de phrase ? Il s’agit plutôt d’une succession de caractères que l’on peut considérer comme des « termes » et qu’il traduit par : « commencement – essor – profit – rectitude ». Bousculé par une telle différence, le lecteur occidental peut aisément considérer qu’il s’agit là d’une pensée prélogique, peut-être ésotérique, en tout cas non-structurée. Et déclarer alors qu’elle ne peut lui parler, le laisse indifférent et sans prise. Il peut aussi en être d’autant plus stimulé à suivre les développements que Jullien déploie ensuite et qui nous font commencer à « entrer »…

Cette « phrase » exprimerait d’emblée moins un sens qu’une cohérence. Ce serait « la formule-clé de ce qui fait indéfiniment réalité, dans son incessant procès, et que rien ne peut remettre en question – ne peut ni réduire, ni contredire ». Qu’on l’interprète en termes de succession des saisons à partir du printemps, de germination ou de reproduction, d’histoire des sociétés, il s’agit d’un mouvement englobant toute chose et tout être, ne marquant nulle tension ou opposition (par exemple avec un créateur ou une origine), ne laissant présager ni ailleurs, ni extérieur. L’angle de vue ici posé, pour parler en Européen, est « celui de tout processus déclenché et qui se propage, saisi dans son avènement et son déploiement ». Et si le profit consécutif à l’essor suggère une idée de moisson, pour que le bénéfice obtenu soit durable, encore faut-il « qu’il ne favorise rien de particulier, respecte un juste équilibre, ne dévie ni ne déborde. Aussi maintient-il par sa « rectitude », dernier terme de la phrase, son immanente capacité ; et cette fécondité à l’œuvre ne tarit-elle pas ». L’auteur se plaît ensuite à citer les commentaires faits en Chine sur cette phrase, notamment pour montrer combien elle n’interroge, ni n’explique, et même ôte toute prise au questionnement. En revanche, se présentant comme une évidence, tenant tout lié, cette phrase peut éveiller le soupçon du regard européen : « cet ordre si bien régulé ne servirait-il pas de machine à obéissance ? », de support idéologique à une conformité sociale sans cesse ressassée en Chine.

Arrivé à ce point, l’auteur nous a déjà fait « entrer » en dévoilant plusieurs intérêts d’une formulation aussi énigmatique au premier abord. Il a commencé à nous procurer un point de vue quelque peu chinois. Mais le franchissement du seuil va être réellement consommé en nous faisant confronter ce récit chinois de tout processus à ses équivalents occidentaux, celui de la Bible et celui des Grecs (chapitres 7 et 8). Dans le récit biblique, nulle continuité, mais au contraire un évènement fondateur et un dieu créateur extérieur ; chez Hésiode, un fondement éternel en partie en contradiction du reste avec la dimension temporelle. D’un côté une théologie, de l’autre une mythologie. Mais pour nous l’essentiel n’est pas dans le contenu : il est au contraire dans ce résultat « technique » étonnant qu’obtient François Jullien, à savoir nous permettre de relativiser chacune des trois traditions par les deux autres et même de lire les deux interprétations occidentales des origines avec un regard extérieur… On arrive peu à peu à moins de complaisance vis-à-vis des séparations et conceptualisations qui nous sont familières, on aperçoit plus facilement en quoi l’idée d’un créateur extérieur, par exemple, tout à la fois oriente définitivement et limite drastiquement la pensée européenne ultérieure. Et on en vient finalement à trouver bien des vertus au récit du Yi Jing tout en relevant son ambiguïté politique.

Il est certes impossible de résumer ici le corps d’un texte dense et érudit, dans lequel le simple amateur de réflexion philosophique peut aisément se perdre. Mais la trajectoire suivie par l’auteur ensuite est clairement exposée. Il commence par montrer (chapitres 9 et 10) combien les traditions hébraïque et hellénique sont de fait déjà interdépendantes car métissées en amont, sans doute à Babylone, certainement aussi en relation avec la foisonnante mythologie propre à la pensée indienne des origines. Ne seraient-elles donc qu’une ultime variation dans une infinité de récits des origines, tous soumis à des contradictions internes comme à des incompatibilités mutuelles ? Du coup, le retour à la phrase chinoise (chapitre 11) montre cette dernière comme incroyablement décantée : « on mesure alors à côté de quoi, sans s’en rendre compte, celle-ci est passée ; on la lit (du dehors) dans ce (qu’elle ne sait pas) qu’elle ne dit pas ». Et on réalise qu’elle ne se prête pas « à contestation, à autre chose que de la glose et de l’explicitation ». Se pourrait-il alors qu’elle n’ait rien à nous dire ? Renversant la question au chapitre 12, Jullien montre que c’est tout autant la Chine qui est restée indifférente aux mythes ou théologies, et jusque tard rétive à nos catégories de pensée par trop clivantes. Et de fait, si des vestiges de mythologie subsistent dans la culture chinoise, ils ne se déploient pas, « enfouis ou travestis par une cohérence qui prévaut sur eux et les étiole ». La Chine aurait ainsi privilégié un parti-pris ritualiste « qui n’est pas explicatif, mais tend à déceler la ligne d’évolution des choses pour y lire une propension à laquelle se conformer ». Elle a de ce fait choisi un des « possibles de l’esprit ». Ce qui l’amène à être fort peu concernée par d’autres partis-pris, les nôtres en particulier, de la même façon que son discours propre n’aurait rien à nous dire.

Cette variété des « possibles de l’esprit » est alors étudiée par Jullien dans l’exemple grec (chap. 13). Il voit dans la langue un outil clé de construction dans/de la pensée et montre remarquablement combien le grec « construit un sens » à partir d’une grammaire qui induit le concept de cause, lequel hypothèquerait définitivement la suite de la réflexion (y compris la notion de Dieu). A l’inverse le chinois (classique) « condense des cohérences », sans doute en grande partie du fait de son absence de grammaire, de temps, de distinction entre passif et actif, etc. et se traduirait en « formules » plus qu’en énoncés logiques. Penser selon les Grecs sera alors « trancher successivement dans une série organisée d’alternatives s’impliquant les unes à partir des autres, optant pour une solution et refusant l’autre », ce sera « problématiser ».  Chez les Chinois, ce ne sera pas cette déduction des raisons mais plutôt un dévidement ou enfilement, la phrase étant aussi processive que ce qu’elle cherche à faire entendre, et la problématisation étant superbement ignorée. Sur ces bases, l’auteur consacre le chapitre 14 à réhabiliter le sens de la traduction, à condition que celle-ci fasse précisément entendre ces écarts et permette de faire « entrer », non pas tire tout de suite vers les catégories européennes des textes qui leur sont profondément étrangers, phénomène dont il donne des incarnations certes grotesques mais qui ont malheureusement longtemps fait autorité. Au final il considère que la révélation de ces multiples « possibles de l’esprit » est sans doute le moyen d’un dialogue fructueux entre l’Europe et la Chine, de façon notamment à caractériser ce substrat commun dont les « possibles » auraient dérivé, mais cette conclusion paraît moins étayée et brillante que le reste de sa démonstration.

On ne cherchera pas à construire ici, en conclusion, ce que pourrait être pratiquement l’apport du livre de Jullien à l’histoire globale (ou connectée ou comparée). Cela se fera peut-être, ici ou là, par le travail effectif et l’étude attentive des « écarts ». Il me semble clair néanmoins que cet ouvrage devrait être, pour nous, véritablement fondateur.

L’Orphelin de la Chine

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Figure 1. Anicet Lemonnier, Lecture de la tragédie de “l’Orphelin de la Chine” de Voltaire dans le salon de madame Geoffrin, (Photo RMN-Grand Palais – D. Arnaudet)

 

Le tableau est célèbre. Commandé par Joséphine de Beauharnais, exposé en 1814, il fixe a posteriori la scène mondaine du Paris des Lumières. Elle n’en est pas moins totalement fictive, et même assez peu vraisemblable [Lough, 1992]. Le peintre a rassemblé dans le salon de madame Geoffrin, des ministres comme Turgot et Malesherbes, des figures de l’aristocratie comme le maréchal duc de Richelieu, des savants et des philosophes : Buffon, D’Alembert, Helvetius, Montesquieu, Turgot, Diderot, Quesnay, Rousseau, l’abbé Raynal, Marivaux… tous réunis sous le buste de Voltaire, dont l’acteur Lekain lit précisément une pièce, L’Orphelin de la Chine.

Pourquoi cette pièce ? Celle-ci, quelque peu oubliée de nos jours, fut représentée pour la première fois le 20 août 1755 à la Comédie-Française. Un contemporain, dans une lettre anonyme, raconte le succès immédiat que la pièce rencontra, notamment l’acte II, dont certains vers furent très applaudis :

 « Idamé
[…]
Hélas ! Grands & petits, & sujets, & monarques,
Vainement distingués par de frivoles marques,
Égaux par nature, égaux par le malheur ;
Tout mortel est chargé de sa propre douleur ;
Sa peine lui suffit.

Zamti
Trahissez à la fois
Et le Ciel & l’Empire & le sang de nos rois.

Idamé
Je ne dois point mon sang en tribut à leur cendre.
Va, le nom de sujet n’est pas plus saint pour nous
Que les noms si sacrés & de père & d’époux,
La nature & l’hymen, voilà les lois premières ;
Les devoirs, les liens des nations entières :
Ces lois viennent des dieux, le reste est des humains. » [1]

On reconnaît là quelques grands principes du siècle, mais ce qui attirera davantage l’historien du global est l’inspiration chinoise. Dans une lettre dédicatoire au maréchal duc de Richelieu, publiée en guise de préface au texte de la pièce, Voltaire explique qu’il a trouvé son inspiration dans une pièce chinoise, L’Orphelin de la famille Zhao, composée par Ji Junxiang au 13e siècle, traduite partiellement par le jésuite Joseph de Prémare et publiée par Jean-Baptiste Du Halde dans le troisième volume de la Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, paru en 1735. L’intrigue originelle se passe dans la Chine des Printemps et Automnes, Voltaire l’a transposée au moment où Gengis Khan conquiert Pékin, en 1215, tout en soulignant la référence à l’installation de la dynastie mandchoue en 1644.

« Cette pièce chinoise fut composée au quatorzième siècle, sous la dynastie même de Gengis Khan. C’est une nouvelle preuve que les vainqueurs tartares ne changèrent point les mœurs de la nation vaincue ; ils protégèrent tous les arts établis à la Chine ; ils adoptèrent toutes ses lois.

Voilà un grand exemple de la supériorité naturelle que donnent la raison & le génie sur la force aveugle & barbare ; & que les Tartares ont deux fois donné cet exemple. Car lorsqu’ils ont conquis encore ce grand Empire au commencement du siècle passé, ils se sont soumis une seconde fois à la sagesse des vaincus ; & les deux peuples n’ont formé qu’une nation gouvernée par les plus anciennes lois du monde : événement frappant qui a été le premier but de mon ouvrage. » [2]

L’admiration de Voltaire pour la Chine va d’abord à la pérennité de sa civilisation et à la morale confucéenne. La pièce, dont le drame est protéger le dernier rejeton de l’empereur chinois tué par les soldats mongols, montre la conversation du barbare Gengis Khan à la civilisation.

Acte I, Pékin est tombé aux mains des Mongols, Zamti, un mandarin se lamente :

« Le malheur est au comble ; il n’est plus, cet Empire,
Sous le glaive étranger j’ai vu tout abattu.
De quoi nous a servi d’adorer la vertu !
Nous étions vainement, dans une paix profonde,
Et les législateurs & l’exemple du monde.
Vainement par nos lois l’univers fut instruit ;
La sagesse n’est rien, la force a tout détruit.
J’ai vu des brigands la horde hyperborée,
Par des fleuves de sang se frayant une entrée,
Sur les corps entassés de nos frères mourants,
Portant partout le glaive, & les feux dévorants. » [3]

E’tan, attaché à Zamti, est accablé. Les Mongols sont de véritables barbares, des nomades étrangers à la civilisation urbaine :

« On prétend que ce roi des fiers enfants du Nord,
Gengis Khan, que le Ciel envoya pour détruire,
Dont les seuls lieutenants oppriment cet Empire,
Dans nos murs autrefois inconnu, dédaigné,
Vient toujours implacable, & toujours indigné,
Consommer sa colère & venger son injure.
Sa nation farouche est d’une autre nature
Que les tristes humains qu’enferment nos remparts.
Ils habitent des champs, des tentes, & des chars ;
Ils se croient gênés dans cette ville immense.
De nos arts, de nos lois, la beauté les offense.
Ces brigands vont changer en d’éternels déserts
Les murs que si longtemps admira l’univers. » [4]

Mais au terme de quelques péripéties, Gengis Khan reconnaît sa défaite morale :

« J’ignorais qu’un mortel pût se dompter lui-même :
Je l’apprends ; je vous dois cette gloire suprême.
Jouissez de l’honneur d’avoir pu me changer.
[…]
Je fus un conquérant, vous m’avez fait un roi.
(à Zamti)
Soyez ici des lois l’interprète suprême ;
Rendez leur ministère aussi saint que vous-mêmes ;
Enseignez la raison, la justice, & les mœurs.
Que les peuples vaincus gouvernent les vainqueurs,
Que la sagesse règne & préside au courage.
[…]

Idame’
Qui put vous inspirer ce dessein ?

Gengis
Vos vertus. » [5]

Le mot de la fin résume à lui seul la sinophilie confucianiste que Voltaire partage avec d’autres philosophes du temps, notamment Leibnitz. Le confucianisme est perçu comme une forme de déisme et comme une morale fondée sur le droit naturel [Cheng, 2009-2010].

« Les lois & la tranquillité de ce grand Empire sont fondées sur le droit le plus naturel ensemble & le plus sacré, le respect des enfants pour les pères. À ce respect ils joignent celui qu’ils doivent à leurs premiers maîtres de morale & surtout à Con-fu-tze nommé par nous Confucius, ancien sage, qui cinq cent ans avant la fondation du christianisme, leur enseigna la vertu. » [6]

Cette réflexion est extraite du Siècle de Louis XIV, paru en 1752, dont le dernier chapitre est entièrement consacré aux « Disputes sur les cérémonies chinoises » (cf. texte en annexe). La querelle des rites est née en Europe à la fin du 17e siècle lorsque l’adaptation pratiquée par les jésuites a été remise en question. Ce sont les franciscains et les dominicains qui, à partir de 1634, dénoncent cette politique d’« accommodation » prônée dès la fin du 16e siècle par Matteo Ricci. Le christianisme tel qu’il serait pratiqué en Chine, avec des rites rendus aux ancêtres, au Ciel et à Confucius, ne serait qu’idolâtrie. Au cours des décennies suivantes, plusieurs décrets sont pris par différents papes. En 1704, le pape Clément XI interdit les pratiques chinoises. Ceci a pour conséquence en 1717 que l’empereur de Chine interdit la prédication chrétienne dans le pays et en 1723 que les missionnaires en soient expulsés. Voltaire ne peut s’empêcher d’ironiser sur la prétention d’une Europe intolérante et divisée à imposer sa « sagesse » à la Chine.

« L’empereur Camhi ne se refroidit pas pour les jésuites, mais beaucoup pour le christianisme. Son successeur chassa tous les missionnaires, & proscrivit la religion chrétienne. Ce fut en partie le fruit de ces querelles & de cette hardiesse, avec laquelle des étrangers prétendaient savoir mieux que l’empereur & les magistrats, dans quel esprit les Chinois révèrent leurs ancêtres. » [7]

Durant cette période, plusieurs ouvrages majeurs sur la Chine furent publiés, parmi lesquels : le Sinicæ historiæ decas prima de Martino Martini, en 1658 ; le Confucius sinarum philosophus, sive scientia sinensis latine exposita, de Philippe Couplet, en 1687 ; les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, de Louis Le Comte, en 1696 ; ou plus tard, la Description géographique, historique, chronologique, politique, et physique de l’Empire de la Chine, de Jean-Baptiste Du Halde, en 1735. Or un des points problématiques est l’ancienneté de l’histoire chinoise [Pinot, 1932]. Déjà, en 1584, Juan Gonzalez de Mendoza avait établi une généalogie des rois de Chine remontant à 2600 av. J.-C., soit deux ou trois siècles avant la date biblique du Déluge (2349). En 1658, Martino Martini, d’après les annales chinoises, fixa le début du règne du premier roi de Chine en 2952 av. J.-C., tout en mentionnant un déluge vers 3000 av. J.-C. La solution avancée par les jésuites est que l’ancêtre des Chinois doit être le fils ou le petit-fils de Noé, que la langue chinoise, étant donnée sa grande permanence, doit être la langue des premiers hommes, la Lingua Adamica, et que les anciens textes chinois doivent être la manifestation la plus pure de la volonté divine. La civilisation chinoise ne pouvait donc qu’être supérieure à la civilisation européenne. En 1700, les livres de Le Comte examinés par une commission de la faculté de théologie de la Sorbonne sont censurés. Mais ceci ne met pas fin à l’accueil favorable dont profite le confucianisme en Europe, bien au contraire.

L’accommodation du christianisme en Chine par les jésuites se retourne paradoxalement contre l’universalité du christianisme et aboutit à une relativisation de la place de l’Europe. Dans l’introduction à l’Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles Quint, paru dans une première version en 1753, Voltaire en vient à remettre en question le roman civilisationnel qui faisait commencer l’histoire européenne en Terre Sainte et explique ainsi son choix de commencer par un chapitre consacré à la Chine :

« Avant de considérer l’état où était l’Europe vers le temps de Charlemagne, & les débris de l’Empire romain, j’examine d’abord s’il n’y a rien qui soit digne de mon attention dans le reste de notre hémisphère. Ce reste est douze fois plus étendu que la Domination Romaine, & m’apprend d’abord que ces monuments des empereurs de Rome, chargés des titres de Maîtres & de Restaurateurs de l’Univers, sont des témoignages immortels de vanité & d’ignorance, non moins que de grandeur.

Frappés de l’éclat de cet Empire, de ses accroissements & de la chute, nous avons dans la plupart de nos histoires universelles traité les autres hommes comme s’ils n’existaient pas. La province de la Judée, la Grèce, les Romains se sont emparés de toute notre attention ; & quand le célèbre Bossuet dit un mot des mahométans, il n’en parle que comme d’un déluge de barbares. Cependant beaucoup de ces nations possédaient des arts utiles, que nous tenons d’elles : leurs pays nous fournissaient des commodités & des choses précieuses, que la nature nous a refusées ; & vêtus de leurs étoffes, nourris des productions de leurs terres, instruits par leurs inventions, amusés même par les jeux qui sont le fruit de leur industrie, nous nous sommes fait avec trop d’injustice une loi de les ignorer. »[8]

Si on revient à L’Orphelin de la Chine, on retrouve cette révolution métahistorique dans l’épître au maréchal duc de Richelieu, à propos du théâtre :

 « La tragédie chinoise qui porte le nom de l’Orphelin, est tirée d’un recueil immense de pièces de théâtre de cette nation. Elle cultivait depuis plus de trois mille ans cet art, inventé un peu plus tard par les Grecs, de faire des portraits vivants des actions des hommes, & d’établir de ces écoles de morale, où l’on enseigne la vertu en action & en dialogues. Le poème dramatique ne fut donc longtemps en l’honneur que dans ce vaste pays de la Chine, séparé & ignoré du reste du monde, & dans la seule ville d’Athènes. Rome ne le cultiva qu’au bout de quatre cents années. » [9]

Cependant, cette provincialisation de l’Europe est relative, car la Chine a, entre-temps, été devancée :

 « Comment les Chinois, qui au quatorzième siècle, & si longtemps auparavant, savaient faire de meilleurs poèmes dramatiques que tous les Européens, sont-ils restés toujours dans l’enfance grossière de l’art, tandis qu’à force de soins & de temps notre nation est parvenue à produire environ une douzaine de pièces, qui, si elles ne sont pas parfaites, sont pourtant fort au-dessus de tout ce que le reste de la Terre a jamais produit en ce genre. Les Chinois, comme les autres Asiatiques, sont demeurés aux premiers éléments de la poésie, de l’éloquence, de la physique, de l’astronomie, de la peinture, connus par eux si longtemps avant nous. Il leur a été donné de commencer en tout plus tôt que les autres peuples, pour ne faire ensuite aucun progrès. Ils ont ressemblé aux anciens Égyptiens, qui ayant d’abord enseigné les Grecs, finirent par n’être pas capables d’être leurs disciples.

Ces Chinois chez qui nous avons voyagé à travers tant de périls, ces peuples de qui nous avons obtenu avec tant de peine la permission de leur apporter l’argent de l’Europe, & de venir les instruire, ne savent pas encore à quel point nous leur sommes supérieurs ; ils ne sont pas assez avancés, pour oser seulement nous imiter. Nous avons puisé dans leur histoire des sujets de tragédie, & ils ignorent si nous avons une histoire. » [10]

Dans deux précédents billets, j’avais attiré l’attention sur le regard critique que certains Européens, au 18e siècle, pouvaient porter sur la place de l’Europe dans le Monde, remettant en question, déjà, l’européocentrisme [cf. La découverte de l’Amérique, une erreur ? et Psalmanazar, le prétedendu Formosan]. On pourrait utiliser ces réflexions anciennes en appui de nos préoccupations contemporaines et comme une confirmation de la nécessité de sortir de l’européocentrisme. Et rien ne peut empêcher de goûter au plaisir du texte voltairien.

Toutefois, si on s’en tient à une analyse plus strictement historienne, on peut se demander s’il n’y a pas un moment critique entre la première mondialisation européenne, caractérisée par les « grandes découvertes », et la deuxième mondialisation européenne, qui est celle de la colonisation. Le passage de la sinophilie à la sinophobie peut être analysé comme le signe de cette transformation du système global comme de la société européenne [Hung, 2003]. L’œuvre de Voltaire, quoique favorable à la civilisation chinoise, amorce un basculement vers l’idée que le progrès est désormais du côté de l’Europe. Deux ouvrages majeurs marquent en 1748 cette rupture dans la perception européenne de la Chine : L’Esprit des lois de Montesquieu, où la Chine est donnée en exemple de despotisme, et Le Voyage autour du monde de George Anson, où l’auteur relate l’impuissance chinoise face à la marine britannique. Mais ceci est une autre histoire…

 

Annexe

Chapitre 35. Disputes sur les cérémonies chinoises

« Ce n’était pas assez pour l’inquiétude de notre esprit, que nous disputassions au bout de dix-sept cent ans sur des points de notre religion ; il fallut encore que celle des Chinois entrât dans nos querelles. Cette dispute ne produisit pas de grands mouvements ; mais elle caractérisa plus qu’aucune autre, cet esprit actif, contentieux & querelleur qui règne dans nos climats.

Le jésuite Matthieu Ricci, sur la fin du dix-septième siècle, avait été un des premiers missionnaires de la Chine. Les Chinois étaient & sont encore en philosophie & en littérature à peu près ce que nous étions il y a deux-cent ans. Le respect pour leurs anciens maîtres leur prescrit des bornes qu’ils n’osent passer. Le progrès dans les sciences est l’ouvrage de la hardiesse de l’esprit & du temps. Mais la morale & la police étant plus aisées à comprendre que les sciences, & s’étant perfectionnées chez eux quand les autres arts ne l’étaient pas encore ; il est arrivé que les Chinois, demeurés depuis plus de deux-mille ans à tous les termes où ils étaient parvenus, sont restés médiocres dans les sciences & le premier peuple de la terre dans la morale & dans la police, comme le plus ancien.

Après Ricci, beaucoup d’autres jésuites pénétrèrent dans ce vaste Empire ; & à la faveur des sciences de l’Europe, ils parvinrent à jeter secrètement quelques semences de la religion chrétienne, parmi les enfants du peuple, qu’ils instruisirent comme ils purent. Des dominicains, qui partageaient la mission, accusèrent les jésuites de permettre l’idolâtrie en prêchant le christianisme. La question était délicate, ainsi que la conduite qu’il fallait tenir à la Chine.

Les lois & la tranquillité de ce grand Empire sont fondées sur le droit le plus naturel ensemble & le plus sacré, le respect des enfants pour les pères. À ce respect ils joignent celui qu’ils doivent à leurs premiers maîtres de morale & surtout à Con-fu-tze nommé par nous Confucius, ancien sage, qui cinq cent ans avant la fondation du christianisme, leur enseigna la vertu.

Les familles s’assemblent en particulier à certains jours, pour honorer leurs ancêtres ; les lettrés en public, pour honorer Con-fu-tzé. On se prosterne, suivant leur manière de saluer les supérieurs, ce qui dans toute l’Asie s’appelait autrefois adorer. On brûle des bougies & des pastilles. Des colao, que les Espagnols ont nommé Mandarins, égorgent deux fois l’an, autour de la salle où l’on vénère Con-fu-tzé des animaux dont on fait ensuite des repas. Ces cérémonies sont-elles idolâtriques ? sont-elles purement civiles? reconnaît-on ses pères & Con-fu-tzé pour des dieux ? sont-ils même invoqués seulement comme nos saints ? est-ce enfin un usage politique, dont quelques Chinois superstitieux abusent ? c’est ce que des étrangers ne pouvaient que difficilement démêler à la Chine, & ce qu’on ne pouvait décider en Europe.

Les dominicains déférèrent les usages de la Chine à l’inquisition de Rome en 1645. Le Saint-Office, sur leur exposé, défendit ces cérémonies chinoises, jusqu’à ce que le pape en décidât.

Les jésuites soutinrent la cause des Chinois & de leurs pratiques, qu’il semblait qu’on ne pouvait proscrire, sans fermer toute entrée à la religion chrétienne, dans un Empire si jaloux de ses usages. Ils représentèrent leur raisons. L’inquisition en 1656 permit aux lettrés de révérer Con-fu-tzé & aux enfants chinois d’honorer leurs pères, en protestant contre la superstition, s’il y en avait.

L’affaire étant indécise & les missionnaires toujours divisés, le procès fut sollicité à Rome de temps en temps ; & cependant les jésuites qui étaient à Pékin, se rendirent si agréables à l’empereur Camhi en qualité de mathématiciens, que ce prince, célèbre par sa bonté & par ses vertus, leur permit enfin d’être missionnaires & d’enseigner publiquement le christianisme. II n’est pas inutile d’observer, que cet empereur si despotique & petit-fils du conquérant de la Chine, était cependant soumis par l’usage aux lois de l’Empire ; qu’il ne put de sa seule autorité permettre le christianisme, & qu’il fallut s’adresser à un tribunal ; & qu’il minuta lui-même deux requêtes au nom des jésuites. Enfin en 1692 le christianisme fut permis à la Chine, par les foins infatigables & par l’habileté des seuls jésuites.

II y a dans Paris une maison établie pour les missions étrangères. Quelques prêtres de cette maison étaient alors à la Chine. Le pape, qui envoie des vicaires apostoliques dans tous les pays qu’on appelle les parties des infidèles choisit un prêtre de cette maison de Paris, nomme Maigrot, pour aller présider en qualité de vicaire à la mission de la Chine ; & lui donna l’évêché de Conon, petite province Chinoise dans le Fokien. Ce Français, évêque à la Chine, déclara non seulement les rites observés pour les morts, superstitieux & idolâtres, mais il déclara les lettrés athées. Ainsi les jésuites eurent plus alors à combattre les missionnaires leurs confrères, que les mandarins & le peuple. Ils représentèrent à Rome, qu’il paraissait assez incompatible que les Chinois fussent à la fois athées & idolâtres. On reprochait aux lettrés de n’admettre que la matière ; en ce cas il était difficile, qu’ils invoquassent les âmes de leurs pères & celle de Con-fu-tzé. Un de ces reproches semble détruire l’autre, à moins qu’on ne prétende qu’à la Chine on admet le contradictoire, comme il arrive souvent parmi nous. Mais il fallait être bien au fait de leur langue & de leurs mœurs, pour démêler ce contradictoire. Le procès de l’Empire de la Chine dura longtemps en cour de Rome. Cependant on attaqua les jésuites de tous côtés.

Un de leurs savants missionnaires, le père le Comte, avait écrit dans ses mémoires de la Chine, “que ce peuple a conservé pendant deux mille ans, la connaissance du vrai Dieu ; qu’il a sacrifié au créateur dans le plus ancien temple de l’univers ; que la Chine a pratiqué les plus pures leçons de la morale, tandis que l’Europe était dans l’erreur & dans la corruption”.

II n’était pas impossible que le père le Comte eût raison. En effet, si cette nation remonte, par une histoire authentique & par une suite de trente-six éclipses vérifiées, jusqu’au temps où nous plaçons ordinairement le déluge ; il n’est pas hors de vraisemblance, qu’elle ait conservé la connaissance d’un être suprême & unique, plus longtemps que d’autres peuples. Cependant, comme on pouvait trouver dans ces propositions quelque idée qui choque un peu les idées reçues, on les attaqua en Sorbonne. L’abbé Boileau frère de Despréaux, non moins critique que son frère & plus ennemi des jésuites, dénonça en 1700 cet éloge des Chinois comme un blasphème. L’abbé Boileau était un esprit vif & singulier, qui écrivait comiquement des choses sérieuses & hardies. Il est l’auteur du livre des flagellants & de quelques ouvrages de cette espèce. II disait qu’il les écrivait en Latin, de peur que les évêques ne le censurassent ; & Despréaux son frère disait de lui, s’il n’avait été docteur de Sorbonne, il aurait été docteur de la comédie italienne. II déclama violemment contre les jésuites & les Chinois, & commença par dire, que l’éloge de ces peuples avait ébranlé son cerveau chrétien. Les autres cerveaux de l’assemblée furent ébranlés aussi. Il y eut quelques débats. Un docteur nommé le Sage opina, qu’on envoyât sur les lieux douze de ses confrères des plus robustes, s’instruire à fond de la cause. La scène fut violente ; mais enfin la Sorbonne déclara les louanges des Chinois, fausses, scandaleuses, téméraires, impies & hérétiques.

Cette querelle, qui fut vive, envenima celle des cérémonies ; & enfin le pape Clément onze envoya l’année d’après un légat à la Chine. Il choisit Thomas Maillard de Tournon, patriarche titulaire d’Antioche. Le patriarche ne put arriver qu’en 1705. La cour de Pékin avait ignoré jusque là, qu’on la jugeait à Rome & à Paris. L’empereur Camhi reçut d’abord le patriarche de Tournon avec beaucoup de bonté. Mais on peut juger quelle fut sa surprise, quand les interprètes de ce légat lui apprirent que les chrétiens, qui prêchaient leur religion dans son Empire, ne s’accordaient point entre eux, & que ce légat venait pour terminer une querelle dont la cour de Pékin n’avait jamais entendu parler. Le légat lui fit entendre que tous les missionnaires, excepté les jésuites, condamnaient les anciens usages de l’Empire ; & qu’on soupçonnait même sa majesté Chinoise & les lettrés d’être des athées, qui n’admettaient que le ciel matériel. Il ajouta qu’il y avait un savant évêque de Conon, qui lui expliquerait tout cela, si sa majesté daignait l’entendre. La surprise du monarque redoubla, en apprenant qu’il y avait des évêques. Mais celle du lecteur ne doit pas être moindre, en voyant que ce prince indulgent poussa la bonté jusqu’à permettre à l’évêque de Conon de venir lui parler contre la religion, contre les usages de son pays, & contre lui-même. L’évêque de Conon fut admis à son audience. Il savait très peu de chinois. L’empereur lui demanda d’abord l’explication de quatre caractères peints en or au dessus de son trône. Maigrot n’en put lire que deux ; mais il soutint que les mots king-tien, que l’empereur avait écrits lui-même fur des tablettes, ne lignifiaient pas adorez adorez le seigneur du ciel. L’empereur eut la patience de lui expliquer, que c’était précisément le sens de ces mots. II daigna entrer dans un long examen. II justifia les honneurs qu’on rendait aux morts. L’évêque fut inflexible. On peut croire, que les jésuites avaient plus de crédit à la cour que lui. L’empereur, qui par les lois pouvait le faire punir de mort, se contenta de la bannir. II ordonna, que tous les Européens, qui voudraient rester dans le sein de l’Empire, viendraient désormais prendre de lui des lettres-patentes, & subir un examen.

Pour le légat de Tournon, il eut ordre de sortir de la capitale. Dès qu’il fut à Nankin, il y donna un mandement, qui condamnait absolument les rites de la Chine à l’égard des morts, & qui défendait qu’on se servît du mot dont s’était servi l’empereur, pour signifier le dieu du ciel.

Alors le légat fut relégué à Macao, dont les Chinois font toujours les maîtres quoiqu’ils permettent aux Portugais d’y avoir un gouverneur. Tandis que le légat était confiné à Macao, le pape lui envoyait la barrette ; mais elle ne lui servit qu’à le faire mourir cardinal. Il finit sa vie en 1710. Les ennemis des jésuites leur imputèrent fa mort. Ils pouvaient se contenter de leur imputer son exil.

Ces divisions, parmi les étrangers qui venaient instruire l’Empire, décréditèrent la religion qu’ils annonçaient. Elle fut encor plus décriée, lorsque la cour, ayant apporté plus d’attention à connaître les Européens, sut que non feulement les missionnaires étaient ainsi divisés, mais que parmi les négociants qui abordaient à Canton, il y avait plusieurs sectes ennemies jurées l’une de l’autre.

L’empereur Camhi ne se refroidit pas pour les jésuites, mais beaucoup pour le christianisme. Son successeur chassa tous les missionnaires, & proscrivit la religion chrétienne. Ce fut en partie le fruit de ces querelles & de cette hardiesse, avec laquelle des étrangers prétendaient savoir mieux que l’empereur & les magistrats, dans quel esprit les Chinois révèrent leurs ancêtres. Ces disputes, longtemps l’objet de l’attention de Paris, ainsi que beaucoup d’autres nées de l’oisiveté & de l’inquiétude, se sont évanouies. On s’étonne aujourd’hui, qu’elles aient produit tant d’animosités ; & l’esprit de philosophie, qui gagne de jour en jour, semble assurer la tranquillité publique. »

M. de Francheville [Voltaire], 1752, Le siècle de Louis XIV, Londres, chez R. Dodsley, pp. 408-

 

Bibliographie

Anonyme, 1755, Lettre à Madame de *** sur l’Orphelin de la Chine, tragédie nouvelle de M. de Voltaire, s.l.

Cheng A., 2009-2010, Cours au collège de France, « Confucius revisité : textes anciens, nouveaux discours (suite) », résumé annuel.

Du Halde, J.-B., 1735, Description géographique, historique, chronologique, politique et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise, Paris, chez Le Mercier, 4 vol.

Hung, H.-F., 2003, « Orientalist Knowledge and Social Theories: China and the European Conceptions of East-West Differences from 1600 to 1900 », Sociologial Theory, Vol. 21, n° 3, pp. 254-280.

Lough J., 1992, « À propos du tableau de Lemonnier : “Une soirée chez Madame Geoffrin” », in : Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 12, pp. 4-18.

Pinot V., 1932, La Chine et la formation de l’esprit philosophique en France (1640-1740), Paris, Paul Geuthner.

M. de Francheville [Voltaire], 1752, Le Siècle de Louis XIV, Londres, chez R. Dodsley.

Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert.

 

Notes

[1] Anonyme, 1755, Lettre à Madame de *** sur l’Orphelin de la Chine, tragédie nouvelle de M. de Voltaire, s.l., p.

[2] Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert, épître, p. 4.

[3] Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert, pp. 12-13.

[4] Ibid., p. 15

[5] Ibid., p. 62.

[6] M. de Francheville [Voltaire], 1752, Le Siècle de Louis XIV, Londres, chez R. Dodsley, pp. 408-409.

[7] Ibid., p. 412.

[8] Voltaire, 1753, Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles Quint, La Haye, chez Jean Neaulme, Introduction, n.p.

[9] Voltaire, 1755, L’Orphelin de la Chine, tragédie, Paris, chez Michel Lambert, épître, p. 4.

[10] Ibid., pp. 6-7.

Un poème peut-il changer le monde ?

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À propos de

 

Quattrocento

1417. Un grand humaniste florentin découvre un manuscrit perdu qui changera le cours de l’histoire

Stephen Greenblatt

Trad. fr. Cécile Arnaud, Flammarion, 2013.

Titre original : The Swerve, 2011.

 

Ce livre tient de l’hybride entre Le Nom de la Rose d’Umberto Eco et un classique ouvrage d’histoire de la Renaissance européenne – c’est dire s’il est adapté à des vacances imminentes. Nous sommes en 1417. Un homme mystérieux, le Pogge – diminutif pour Poggio Bracciolini –, chemine vers une abbaye en décrépitude. Ex-secrétaire apostolique d’un pape tout juste déposé, calligraphe expert, humaniste et cynique, tenace chasseur de livres oubliés, en cela héritier intellectuel de Pétrarque, il est en quête d’ouvrages ayant conservé des bribes du savoir de la Rome antique. Là, plongeant dans l’enfer de la silencieuse bibliothèque monastique, il va exhumer de la poussière des siècles, outre un traité du grand architecte Vitruve, le De rerum natura de Lucrèce. Ce faisant, il aurait imprimé au destin de l’humanité un virage décisif. Car il est question, dans ce long poème commis par un lointain partisan d’Épicure, d’atomes, d’un univers dénué de lien avec le divin, d’une philosophie du bonheur radicalement opposée au dolorisme catholique qui règne alors en maître sur l’Europe.

Ce court synopsis fait écho au Nom de la Rose, dominé par la figure d’un Guillaume de Baskerville confronté à la puissance subversive et empoisonnée du second tome de La Poétique d’Aristote – que la comédie rejaillisse, et l’Église tremblera. Ajoutons, pour renforcer l’aspect romanesque, que Stephen Greenblatt meuble les trous de son enquête par de nombreux passages semi-fictionnels. Ceux-ci lui permettent de présenter ses hypothèses, tout en évitant de recourir au conditionnel plus que le minimum. « Imaginons… » que la découverte ait eu lieu, ce qui est possible, dans l’abbaye de Fulda. Et hop, dix pages sur l’histoire de ladite abbaye, censée être le cadre de la découverte. Malheur au lecteur inattentif qui aura négligé la nuance introduite par cet « imaginons… ». Plus loin, on apprend qu’Euclide a posé ses théorèmes dans la bibliothèque d’Alexandrie – encore faudrait-il être positivement certain que ce mathématicien ait existé, avant de mentionner au conditionnel, « imaginons… » qu’il ait affûté sa géométrie dans ce cadre prestigieux.

 

Quelque chose s’est passé…

Cette critique étant posée, allons au-delà. Ce que postule ce livre, c’est une exceptionnalité européenne, nourrie dans la Rome antique, étouffée par le christianisme médiéval, revitalisée à la Renaissance. Un miracle européen appuyé, non sur l’économie, la démographie ou l’innovation technologique, mais sur les idées. L’argument sera séduisant pour certains, irritant pour d’autres, au premier rang desquels figurent les artisans d’une histoire qui se veut globale et s’emploie souvent à réfuter les multiples thèses défendant une exceptionnalité européenne. Ceci dit, je vais me faire ici l’avocat du Diable : l’auteur sait nuancer. A contrario des artifices étalés sur la couverture du livre – The Swerve, « Le Virage », titre original de l’ouvrage ; un manuscrit perdu qui changera le cours de l’histoire pour le sous-titre en français –, Greenblatt reconnaît être parfaitement conscient de ce qu’un livre ne change pas à lui seul le monde. Au mieux, et il défend que ce fut le cas de celui-ci, il contribue à induire une mutation. « Quelque chose s’est passé au cours de la Renaissance qui a libéré les entraves séculaires à la curiosité, au désir, à l’individualisme, et qui a permis de s’intéresser au monde matériel et aux exigences du corps. »

Rétrospectivement, l’apport des humanistes, clamant que l’homme est la mesure de toute chose et élaborant leurs réflexions perchés sur les épaules des géants qu’étaient les penseurs antiques, fut en effet décisif pour l’Europe occidentale. Art, architecture, idées…, jaillissaient de cette manne, pour partie exhumée des bibliothèques monastiques, pour partie glanée dans les ouvrages arabes – ce dont l’auteur ne souffle mot. Mais Quattrocento brasse large. Il faut le prendre pour ce qu’il est : une promenade amoureuse dans l’histoire de cette connexion entre une Antiquité dont ne subsiste plus que des bribes, et un moment d’exaltation, ensanglanté par les guerres de Religion, qui rima avec le début des Temps modernes. Le lecteur novice y apprendra beaucoup, sur la culture gréco-romaine, la destruction des œuvres antiques, le labeur des innombrables moines copistes de temps dits « obscurs » ou le quotidien de Florence ou du Vatican à la Renaissance.

 

L’annihilation des livres antiques

Greenblatt nous plonge ainsi dans l’univers des riches Romains, férus de philosophie, collectionneurs de parchemins, organisant des soirées où se confrontaient dans une bienveillance réciproque les visions du monde défendues par les stoïciens, aristotéliciens, épicuriens ou platoniciens… Il évoque les bibliothèques publiques romaines, dont celle d’Alexandrie, morte selon lui d’une longue agonie et non d’un incendie, alors que les païens éclairés cédaient la place aux talibans de l’époque, qui sous la houlette de saint Cyrille lapidèrent la « sorcière » Hypatie, philosophe païenne de renom. Il nous rappelle que ne subsistent aujourd’hui que d’infimes fragments des livres antiques : sept pièces de Sophocle, qui en écrivit plus de cent vingt ; quelques lignes du travail encyclopédique du savant Didyme d’Alexandrie, crédité de la rédaction de 3 500 textes ; rien du tout, si ce n’est quelques fragments épistolaires, de l’œuvre d’Épicure pourtant féconde de plusieurs centaines d’ouvrages. Il nous emmène visiter ces bibliothèques abbatiales où régnait la discipline du silence absolu, où les moines copistes recouraient à une langue des signes pour commander les ouvrages dont ils avaient besoin, recopiant inlassablement des textes dont ils avaient, pour certains, irrémédiablement perdu les clés. Il nous fait rencontrer nombre de personnages, dont l’hérétique Jean Hus, ou Niccolò Niccoli, proche ami du Pogge, riche excentrique qui dissipa la fortune familiale dans l’achat de morceaux de statues antiques que les laboureurs exhumaient accidentellement de la glèbe, une nouveauté quasi absolue dans la Florence des années 1400, et dans l’instauration nostalgique d’une bibliothèque publique – chose oubliée depuis la chute de Rome…

Le Florentin le Pogge, soupçonne Greenblatt, aurait peut-être réfléchit à deux fois s’il avait appréhendé à quel point sa découverte allait bouleverser l’univers qu’il connaissait. Avec le long poème de Lucrèce ressuscitait l’authentique pensée épicurienne, qui faisait du plaisir un devoir moral et non un impératif sybarite subordonnant l’esprit à la dépravation, comme l’avaient affirmé ses détracteurs chrétiens menés par un saint Jérôme un temps acquis aux idées de Cicéron avant de s’en faire le Torquemada. Resurgissait l’idée grecque d’un monde constitué d’atomes, indifférent à l’égard des dieux, accessible à l’entendement humain – en bref, une pensée susceptible de libérer l’esprit des terreurs surnaturelles et donc de l’emprise d’institutions régnant par l’imposition de croyances superstitieuses. L’âme redevenait mortelle, et l’Église, comme l’avait pressenti le vindicatif théologien Tertullien qui considérait l’épicurisme comme la pire des menaces planant sur le christianisme, vacillait sur ses bases.

 

De la Nature, une révolution dans la pensée

Une partie du livre est consacrée à la carrière du Pogge dans la curie romaine – foyer d’hypocrisie que son contemporain Lapo Da Castiglionchio qualifie déjà de lieu où « le crime, l’amoralité, l’imposture et la tromperie se parent du nom de vertu et sont tenus en haute estime », avant de s’interroger : « Qu’y a-t-il de plus étranger à la religion que la curie ? » et d’appeler le pape à trier le bon grain de l’ivraie. Toute ressemblance avec l’actualité ne serait que fortuite, devine-t-on. En tout cas, le Pogge brille dans ce milieu dépravé, usant avec un art consommé de la calomnie mortelle autant, sinon plus, que de sa magistrale maîtrise du latin, consignant son quotidien dans une compilation de notes, les Facetiæ, allant jusqu’à se poser en moralisateur dans un Contre les hypocrites. Parti de rien, le Pogge était un carriériste exceptionnel devenu à 30 ans secrétaire apostolique du roi de l’intrigue qu’était le pape Jean XXIII – non, pas celui du concile Vatican II ; le premier Jean XXIII se fera tant d’ennemis qu’il sera le seul pape de l’histoire à être destitué et rayé des listes pontificales, ce qui « libérera » le nom de Jean XXIII pour un nouvel usager, qui attendra six siècles histoire de faire oublier ce sulfureux prédécesseur. Son maître mis hors jeu en 1416, le Pogge vécut dès lors sa passion dévorante de la bibliophilie comme une vocation salvatrice. Alors que son univers s’effondrait, il s’employa à ramener à la vie « le corps démembré et mutilé de l’Antiquité », dénichant et recopiant à tour de bras des manuscrits oubliés depuis un millénaire, voire plus.

De la Nature a été rédigé au premier siècle avant notre ère. Ce long poème se compose de 7 400 hexamètres non rimés, en six livres dépourvus de titres, alternant « des passages d’une impressionnante beauté lyrique avec des méditations philosophiques sur la religion, le plaisir et la mort, des réflexions complexes sur le monde physique, l’évolution des sociétés humaines, les dangers et les joies du sexe, la nature de la maladie ». Y est développée l’idée que le monde est fait de particules élémentaires invisibles, éternelles et insécables, et si le terme atome n’y est pas employé, on les reconnaît sans peine dans ces « corps premiers » ou « semences des choses ». Le temps y est décrit comme infini, l’espace sans borne, le vide comme la réalité de toute chose, l’univers sans créateur, l’existence gouvernée par le seul hasard, le libre arbitre comme la nature des êtres vivants, eux-mêmes présentés comme le fruit d’une évolution aléatoire – l’humanité est par nature transitoire, elle disparaîtra un jour, et les premiers hommes ne connaissaient ni le feu, ni l’agriculture. À l’instar des animaux, ils utilisaient des cris inarticulés et des gestes avant de réussir à partager des sons structurés en langage et d’inventer la musique. Et l’âme meurt, car elle est composée des mêmes matériaux que le corps – il ne peut y avoir de vie après la mort, plus de plaisir ni de douleur, plus de désir ni de peur. Toutes les religions sont des illusions, qui rendent les hommes esclaves de leurs propres rêves. La vie doit être mise au service de la poursuite du bonheur. Quant à la matière, si elle est éternelle, ses formes ne sont que transitoires : « Les composants qui les constituent se recomposeront tôt ou tard. » Cette pensée, à l’époque du Pogge, n’était qu’un tissu d’abominations et de démence. Elle nous est aujourd’hui familière. Au point d’être vue par le philosophe George Santayana comme la plus haute jamais développée par l’humanité. Une pensée explosive, qui allait pour Greenblatt faire office de détonateur de la modernité. Des dizaines de copies furent rapidement couchées, et l’ouvrage miraculé connut une seconde vie.

Mort alors qu’il approchait des 80 ans, le Pogge fut secrétaire apostolique de huit papes, et chancelier de Florence cinq années. Il eut le temps de voir son monde changer. Pas celui d’adopter la pensée qu’il avait exhumée. Une pensée qui, ceci dit, n’est pas sur certains points sans évoquer la philosophie indienne, notamment dans sa version Vaisheshika, première doctrine à avoir énoncé la théorie atomiste il y a environ deux mille cinq ans, ou dans le Lokāyata, système philosophique élaboré à la même époque. Car celui-ci posait déjà que le monde est juste un assemblage de matière, privé de divinité, et que la vie doit être consacrée à la recherche du plaisir.

 

Psalmanazar, le prétendu Formosan

1704, Nouvelles de la république des lettres :

« Description de l’isle Formosa en Asie. Du Gouvernement, des Loix, des Mœurs, & de la Religion des Habitans. Dressée sur les Mémoires du Sieur George Psalmanaazaar, natif de cette isle. Avec une ample & exacte relation de ses voyages dans plusieurs endroits de l’Europe, de la persécution qu’il y a soufferte, de la part des Jésuites d’Avignon, & des raisons qui l’ont porté à abjurer le paganisme, & à embrasser la religion chrétienne réformée. Par le Sieur N. F. D. B. R. Enrichie de cartes & de figures. A Amsterdam, aux dépens d’Etienne Roger, marchand libraire, chez qui on trouve un assortiment général de toute sorte de musique. 1705, in 12, pagg. 406. sans la préface & les tables. D’un caractère plus gros que celui de ces Nouvelles.

Celui qui fait l’occasion & en quelque sorte le sujet de ce livre est né dans l’île Formosa, & par conséquent païen de naissance. On lui donna pour précepteur un jésuite, qui passait pour Japonais & païen comme lui. Ce jésuite le persuada de quitter son pays avec lui, s’imaginant que l’ayant dépaysé, il lui serait facile de le porter à embrasser la religion catholique romaine. Il le mena à Avignon, où il employa, instructions, promesses, & menaces, sans le pouvoir gagner. Notre Japonais persécuté, trouva le moyen d’échapper, & après plusieurs aventures, il arriva dans les Pays-Bas où il rencontra un ministre de l’Église Anglicane, qui eut le bonheur de le persuader. II alla en Angleterre, où il est à présent faisant profession de la religion dominante du Royaume. Il n’avait que dix-neuf ans lorsqu’il sortit de son pays ; mais sa vivacité, sa pénétration, son discernement, & la netteté avec laquelle il conçoit les choses & les exprime doivent lever la prévention qu’on pourrait avoir contre un livre, qui est dressé sur ce qu’on a ouï dire de son pays à un homme, qui en est sorti si jeune, ou sur les Mémoires qu’il en a dressés en latin , qui est de toutes les langues de l’Europe celle qu’il écrit avec le plus de facilité. Il en parle neuf ou dix, qu’il a apprises en très peu de temps. On verra ici des choses fort différentes, de ce qu’on a écrit jusques à présent de l’île Formosa, & même tout à fait contraires.

Ce à quoi on aura bien de la peine d’ajouter foi est ce sacrifice horrible, de plusieurs milliers d’enfants, que les Formosans font à leur Dieu. Si cette relation en est crue, on lui immole dix-huit mille enfants mâles toutes les années ; & cela dans l’espace d’environ cent trente lieues de pays, sans compter ceux que les accidents & les maladies enlèvent. Aucun auteur, qui ait fait mention de l’île Formosa, n’a parlé de ces sacrifices ; & il semble que, quelque peuple que fût un royaume, il n’en faudrait pas davantage pour y éteindre en peu de temps la race des nommes.

C’est une objection qu’on se fait dans la préface, à peu près dans les termes, que nous l’avons proposée. On répond, que ces sacrifices, quelque barbares qu’ils soient, ne sont pas sans exemple. A l’égard du nombre, 1e Japonais a dit plusieurs fois, que leur loi est positive sur le sacrifice de dix-huit mille enfants par an ; mais qu’il ne sait pas, si elle s’exécute à la lettre. Cependant, il semble qu’on le suppose comme un fait incontestable, dans toute la suite du livre. D’ailleurs l’île est fort peuplée, & la polygamie y étant permise, on prétend que les familles y sont fort nombreuses. On oppose à ce fait d’autres faits plus incroyables rapportés au sujet de cette île, par d’autres écrivains. »[1]

Page de titre_1704

Figure 1. Page de titre de l’édition anglaise (1704)

1791, Curiosities of literature :

« Georges Psalmanazar, bien connu dans le monde littéraire, surpassa, par le talent de la supercherie, les plus grands imposteurs . Son Île de Formose était une illusion d’une audace inouïe, et entretenue avec autant de bonheur que de savoir. I1 fallait en effet beaucoup d’érudition pour former, sur des principes scientifiques, une langue ainsi que sa grammaire. »[2]

Voici en deux textes qui encadrent le dix-huitième siècle, ce qu’on a pu écrire de celui que nous serons bien obligés de nommer George Psalmanazar. Étonnante imposture en effet, poussée au point que cet auteur reste à ce jour anonyme de son vrai nom. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir laissé ses mémoires, parues à titre posthume en 1765 : Memoirs of ***, commonly known by the Name of George Psalmanazar. Mais s’il semble s’y livrer avec sincérité, il a emporté son nom dans sa tombe.

À l’en croire, il serait né de parents catholiques dans le Sud de la France dans les années 1680. Il suivit des études dans une école franciscaine puis dans un collège de jésuites. Brillant selon ses dires, notamment dans les langues, il abandonna vers l’âge de 15 ou 16 ans, et partit. Mais réduit à la misère, il tomba dans la mendicité et décida alors de se faire passer pour un Irlandais catholique persécuté dans son propre pays et en pèlerinage vers Rome. Parvenu au terme de son périple, il changea de rôle et devint un Japonais converti au christianisme. Il traversa ainsi les Pays Bas, où il servit à l’occasion de mercenaire. C’est ainsi qu’il fit la rencontre d’Alexander Innes, qui servait comme chapelain dans un régiment écossais. Il comprit rapidement sa fortune et informa l’évêque de Londres de sa découverte. Il baptisa alors son protégé George Psalmanaazaar, d’un nom vaguement dérivé d’un roi assyrien, Salmanasar, cité dans l’Ancien Testament. Arrivé à Londres en 1703, il fut reçu par l’évêque, Henry Compton, à qui il offrit une Bible traduite en « formosan » ; il devint immédiatement l’attraction. Soumis à examen lors d’une séance de la Royal Society en février 1704, il parvint à l’emporter sur ses deux détracteurs, l’astronome Edmond Halley, puis le jésuite français, Jean de Fontaney, qui revenait d’un long séjour en Chine (1688-1699, 1701-1703). Dès 1704, George Psalmanazar publia un livre dans lequel il décrivit la population, le régime politique, les mœurs, la langue, la religion de Formose : An Historical and Geographical Description of Formosa, Island subject to the Emperor of Japan. L’ouvrage était dédié à l’évêque de Londres, manière de le remercier, mais aussi de se protéger. Le livre fut très rapidement traduit en français, en hollandais, puis en allemand. L’invention de Psalmanazar était totale : maisons, costumes, alphabet…, tout en empruntant des faits ici et là, soit aux descriptions de Formose, soit à celles du Japon, quand ce ne sont les récits des sacrifices aztèques.

Psalmanazar_1705_Maisons

Figure 2. Palais royal et maisons (Psalmanazar, 1705, BNF)

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Figure 3. Costumes (Psalmanazar, 1705, BNF)

Psalmanazar_1705_Alphabet

Figure 4. L’alphabet « formosan » (Psalmanazar, 1705, BNF).

Passé de mode, George Psalmanazar se spécialisa dans l’histoire ancienne, notamment dans l’histoire hébraïque, et contribua à la monumentale Universal History from the Earliest Account of Time to the Present, éditée à partir de 1736. Il mourut en 1763.

Le moins qu’on puisse dire, donc, est que l’histoire de George Psalmanazar n’est pas banale. Est-elle pour autant globale ? On pourrait légitimement s’interroger. Quoiqu’il en soit, on y trouvera matière à réflexion sur la distance et sur l’ignorance en un âge de pré-globalisation. Je ne suis pas le premier à remettre à l’ordre du jour cet auteur, célébrité éphémère du Tout Londres au début du 18e siècle. Tzvetan Todorov lui a consacré quelques pages à propos des relations troubles entre histoire et fiction (Todorov, 1991) ; plus récemment, Michael Keevak a publié un ouvrage sur cet imposteur, selon une problématique intéressante (Keevak, 2004). On peut en effet se gausser a posteriori de la crédulité de cette société londonienne qui a réservé un si bon accueil à ce méridional qui se faisait passer pour un Formosan. La question serait plutôt : comment comprendre que le faux a pu paraître vrai ?

La première pensée qu’on pourrait avoir concerne le physique même de George Psalmanazar. Comment un Français, blond semble-t-il, a-t-il pu être pris pour un habitant de l’île de Formose ? La réponse est donnée par l’auteur lui-même :

« Quoique cette île soit dans un climat fort chaud, les habitants ne sont ni basanés, ni olivâtres, comme plusieurs se l’imaginent. Il est vrai que les paysans, les domestiques & tous ceux qui font exposés aux ardeurs du Soleil, ou obligés de travailler à l’air, ont le teint fore brûlé, mais les gens de qualité, les personnes riches & principalement les femmes sont naturellement fort belles & fort blanches. Ils habitent pendant la grande chaleur des souterrains fort frais, & ils ont dans leurs jardins des allées & arbres si touffus, qu’elles font impénétrables aux rayons du Soleil. »[3]

« Ceux donc qui ont cru que les habitants de Formosa étaient olivâtres, doivent à présent se détromper […]. »[4]

L’argument est d’autant plus recevable qu’il s’appuie sur une explication tout à fait plausible au regard des conceptions anthropologiques de l’époque : le degré d’exposition au soleil et l’inégale blancheur en fonction des classes sociales. Mais l’argument, répété une deuxième fois, vise sans doute un auteur particulier, George Candidius (1597-1647), dont la relation vient précisément d’être publiée en 1704, et où le terme « olivâtre » est employé (« olive colour » en anglais).

« Les habitants sont tous sauvages, farouches de regard aussi bien que d’humeur. Les hommes sont hauts, & ont la peau d’un brun tirant sur le noir, ainsi que presque tous les Indiens ; mais ils ne sont pas aussi noirs que les Cafres. En été, ils vont tout nus. Les femmes sont de petite taille, grasses & vigoureuses, d’un teint entre brun & jaune. Elles sont vêtues, & marquent quelque pudeur naturelle dans la plupart de leurs actions ; il n’y a que quand elles se lavent le corps, qu’elles s’exposent aux yeux de tous les passants. »[5]

Or, Candidius a vécu dix ans à Formose, en temps que missionnaire, de 1628 à 1638, et constituait la principale référence qu’on puisse opposer à Psalmanazar. Dans la préface à l’édition française, la critique à l’encontre de Candidius est explicite. Alors que celui-ci explique qu’il n’y a pas de gouvernement central et que dans chaque village, les décisions sont prises grâce des sortes de conseils régulièrement renouvelés et d’assemblées, Psalmanazar balaie cette description, la considérant comme inepte. Il ne rate pas d’ailleurs les invraisemblances de ces  « vrais » témoins, comme ce passage où Candidius affirme que les femmes ne peuvent avoir d’enfant avant l’âge de 36 ans, et que jusqu’à celui-ci elles doivent se faire avorter (Candidius, 1704, p. 531).

Par ailleurs, pour comprendre la bonne réception accordée dans un premier temps à l’ouvrage de Psalmanazar, il importe de souligner la charge qu’il porte contre les jésuites. Ce qui prend sens dans le contexte des tensions entre protestantisme et catholicisme, mais aussi par rapport aux agissements des jésuites en Asie orientale :

« Il y a longtemps qu’on soupçonne les Jésuites de n’aller dans les Indes, à la Chine, au Japon, etc., que dans des vues purement humaines. L’or, les perles, les diamants sont, dit-on, bien plus vraisemblablement l’objet de leurs longs et périlleux voyages, que le zèle de la gloire de Dieu & le désir de la conversion des idolâtres au christianisme. Comme ils sont déjà les maîtres dans les principales cours d’Europe, ne pourrait-on pas raisonnablement penser, en les voyant s’insinuer si avant auprès de ces grands potentats de l’Asie (qui sont assurément les plus riches monarques du monde) qu’ils ont dessein de se rendre un jour les arbitres de l’univers ? »[6]

La Compagnie de Jésus fut officiellement créée en 1540. Dès 1542 François Xavier débarquait à Goa et y fondait un collège de jésuites ; en 1549, il arrivait au Japon. En 1640, la Compagnie célébrait son centenaire, et son succès, mais lors de la deuxième moitié du 17e siècle, les controverses se multiplièrent. Or, la querelle des rites chinois aboutit en 1704 à l’interdiction de ceux-ci par un décret de Clément XI. Il est évident que le livre de Psalmanazar entendait profiter de cette perte de légitimité pour échapper aux contradictions que pourraient apporter les seuls vrais connaisseurs de l’Asie à l’époque. Se faire passer pour une victime des jésuites contribuait à la captatio benevolontiæ.

Enfin, Psalmanazar s’inscrit dans une lacune géographique. Repérée au 16e siècle par les Portugais qui lui donnèrent son nom, Ihla Formosa, « Belle Île », elle reste au début du 18e siècle fort mal connue. Certes, les marchands hollandais s’y implantèrent dans les années 1620, mais ils en furent chassés en 1662 par Koxinga, corsaire chinois au service des Ming déchus. L’implantation des Hollandais a donc été limitée dans le temps, mais aussi dans l’espace. Au début du 18e siècle, la connaissance géographique par les Européens de certaines régions du Monde est souvent réduite au simple trait de côte.

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Figure 5. Carte hollandaise de Formose, dessinée par Willem Blaeu, début du 17e siècle (BNF)

Le principal établissement de la VOC était le fort Zeelandia, établi sur une langue de sable la mettant à l’abri de la terre et offrant un accès direct à la pleine mer.

Vue de la ville et du fort de Taiowan

Figure 6. Vue de la ville de Taiowan et du fort Zeelandia, 17e siècle (BNF)

Et Psalmanazar joue de cette distance. Il démultiplie les îles et celle décrite par Candidius ne serait tout simplement pas la bonne.

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Figure 7. La carte du Japon, d’après Psalmanazar (1705, BNF) : Formose ne constituerait qu’une des îles de l’archipel

L’auteur de la préface de l’édition française, N.F.D.B.R., qui pourrait très bien être Psalmanazar lui-même, va encore plus loin et opère une réfutation de sa description en l’assimilant à une synecdoque abusive.

« Depuis les côtes de la Chine jusqu’au Japon, il y a une chaîne d’îles qui remplit une étendue de mer de plus de 200 lieues en longueur. Ces îles sont au nombre de 1000, ou 1200, petites ou grandes, la plupart désertes & inhabitées. Proche de cette partie de Formosa appelée le grand Peorko, à la distance d’une lieue ou environ, en tirant vers la Chine, il y a une petite île à l’extrémité de laquelle les Hollandais ont bâti un fort, fur une petite dune, qu’ils ont nommé Tiowan ou Thyovan ayant répandu leur colonie tout autour. Cette petite île était déjà habitée par quelques montagnards fort sauvages, & c’est apparemment de ces gens-là dont Candidius veut parler. Il appelle cette petite île Formosa, parce qu’elle en est toute proche, & que le nom de celle-ci étant plus connu, les Hollandais s’en sont toujours servis peur désigner le lieu de leur colonie ; car la véritable île de Formosa, où plutôt les cinq îles connues en Europe, sous le nom de Formosa, à la Chine, sous celui de Pak-Ando, & que les naturels nomment Gad-Avia, n’ont jamais été, ni en tout ni en partie, en la possession des Hollandais. Peut-être aussi que Candidius a cru que ces îles, étant si voisines les unes des autres, il ne devait pas y avoir beaucoup de différence dans les coutumes de tous ces insulaires, & que n’ayant jamais été à Formosa, non plus que les Hollandais qui, quoi qu’ils y commercent depuis plusieurs années, n’ont pas la liberté de s’avancer dans les terres de cette île, comme on le verra par la suite de cet ouvrage, il a jugé des mœurs & des coutumes des Formosans, par ce qu’il a vu pratiquer aux environs du Fort de Tyowan. Je m’explique davantage : si quelques Japonais venaient en Europe, & obtenaient la permission du Roi ou de la Reine d’Angleterre de s’établir dans quelques-unes des îles Hébrides ou Westerns, ou des Orcades ou de Shetland, qu’ils y eussent un fort avec une colonie, sans néanmoins qu’il leur fût permis d’approcher les côtes d’Écosse ou d’Angleterre, que pour leur commerce. Si quelqu’un d’entre eux s’avisait de publier au Japon une description de ces deux royaumes, ne jugeant des lois, des mœurs, des coutumes, des richesses, du gouvernement & de la religion de ce beau pays, que par ce qu’il aurait oui dire, ou qu’il aurait pu remarquer, parmi les habitants naturels du lieu où ils se seraient établis, & qu’il soutint que c’est dans un tel pays, & chez une telle nation qu’ils ont une colonie pour faciliter leur commerce avec ces peuples barbares (car il n’y a point de doute qu’ils ne passassent pour tels dans leur esprit) à quel reproche ne s’exposerait pas un tel écrivain ? principalement si un Anglais ou un Écossais allait  au Japon, & se hasardait de les vouloir détromper, en leur donnant lui-même une description exacte de son pays. »[7]

Au-delà de l’invention et du faux, il y a une vraie maîtrise de la question des points de vue et des jeux de miroir. L’auteur comprend très bien les limites de la connaissance globale des Européens et en inversant la perspective, il met à nu les risques de l’européocentrisme. Psalmanazar, dans la nouvelle préface de la deuxième édition anglaise, parue dès 1705, multiplia les réponses aux objections, signe d’un certain scepticisme à l’encontre de sa description. Mais ce n’est qu’en 1747, de façon anonyme, qu’il reconnut son imposture dans un chapitre de l’ouvrage d’Emanuel Bowen, Complete System of Geography, où il parle du « prétendu Formosan ». L’imposture avait laissé place à la mauvaise conscience.

Bibliographie

Candidius G., 1704, « A short Account of the Island of Formosa in the Indies, situate near the Coast of China ; ad of the Manners, Customs, and Religions of its Inhabitants » ,1704, A Collection of Voyages and Travels, Londres, Awnshm & John Churchill, Vol. I, pp. 526-533.

-, 1706, « Relation de l’état de l’île Formose, écrite par George Candidius, ministre du Saint Évangile, envoyé dans cette île pour la propagation de la foi chrétienne », in : Recueil des voiages qui ont servi à l’établissement et aux progrès de la Compagnie des Indes orientales, formées dans les Provinces Unies des Païes-bas, Vol. 5, Amsterdam, Étienne Roger.

D’Israeli I., 1791, Curiosities of literarure, Londres, J. Murray.

Imbault-Huart C., 1893, L’île Formose. Histoire et description, Paris, Ernest Leroux.Michael Keevak, 2004, The Pretended Asian : George Psalmanazar’s Eighteenth-Century Formosan Hoax, Wayne State University Press.

Psalmanazar G., 1704, An Historical and Geographical Description of Formosa, Island subject to the Emperor of Japan, Londres.

, 1705, Description de l’île Formosa en Asie, Amsterdam, Estienne Roger.

-, 1705, An Historical and Geographical Description of Formosa, Island subject to the Emperor of Japan, Londres, 2nde édiction avec une nouvelle préface.

-, 1765, Memoirs of ***, commonly known by the Name of George Psalmanazar, Londres (2e éd.).

Todorov T., 1991, Les morales de l’histoire, Paris, Grasset.


Notes

[1] Novembre 1704, Nouvelles de la République des lettres, Amsterdam, pp. 511-514.

[2] Isaac D’Israeli, 1791, Curiosities of literarure, Londres, J. Murray, p. 142, trad. de l’anglais.

[3] George Psalmanazar, 1705, Description de l’île Formosa en Asie, Amsterdam, Estienne Roger, pp. 103-104.

[4] Ibid., p. 105.

[5] « Relation de l’état de l’île Formose, écrite par George Candidius, ministre du Saint Évangile, envoyé dans cette île pour la propagation de la foi chrétienne », in : 1706, Recueil des voiages qui ont servi à l’établissement et aux progrès de la Compagnie des Indes orientales, formées dans les Provinces Unies des Païes-bas, Vol. 5, Amsterdam, Étienne Roger, p. 75.

[6] George Psalmanazar, 1705, Description de l’île Formosa en Asie, Amsterdam, Estienne Roger, préface, pp. III-IV.

[7] Ibid., pp. XIX-XXII.

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