Les Lumières, mythe fondateur de la modernité

Au 18e siècle, l’Europe amorce une hégémonie mondiale. Cet essor inédit est associé aux Lumières. Un mouvement très divers, fédérant des acteurs partageant le refus de l’absolutisme, et le postulat qu’il est possible d’améliorer l’homme.

Il y a deux ans, le magazine Sciences Humaines me proposait de diriger un hors-série sur les Lumières. J’eus un bref instant d’hésitation. Est-il possible de porter un regard non eurocentré sur un phénomène qui prit place en Europe ? Eh bien oui, si on prend les Lumières pour ce qu’elles furent : un moment particulier de la pensée, qui connut des déclinaisons multiples, et dont certains pans furent a posteriori institués comme mythe fondateurs de la Modernité. Démonstration aujourd’hui avec la publication de mon introduction publiée dans cet hors-série (sommaire ici) sous le titre original « Et les Lumières se levèrent sur l’Europe ».

« Les Lumières. Une révolution dans la pensée », coordonné par Laurent Testot, Sciences Humaines Grands Dossiers, n° 56, septembre-octobre-novembre 2019. pdf de l’édito, du sommaire et de l’introduction en ligne sur Academia

« Il importe peu que l’Europe soit la plus petite des quatre parties du monde (…) puisqu’elle est la plus considérable par ses Lumières. » En écrivant ces lignes dans l’Encyclopédie, ouvrage collectif coordonné par Diderot entre 1751 et 1772, le chevalier Louis de Jaucourt prend acte d’un tournant de l’histoire mondiale. L’Europe, jusqu’ici périphérie de l’Asie, trône désormais au centre.

Le siècle de l’Europe optimiste

Mais l’Europe a eu la chance inouïe de conquérir les Amériques. Elle en siphonne les ressources, avec avidité. L’argent des mines péruviennes du Potosí (auj. Bolivie) permet la monétarisation des économies nationales ; le sucre des Caraïbes et du Brésil nourrit d’énergie immédiatement métabolisable les corps et les esprits. Gonflée à bloc, l’Europe se découvre optimiste. Elle s’étonne des humanités diverses qu’elle croise lors de ses explorations, Amérindiens, Africains, Asiatiques, et discute de leurs mœurs. C’est même désormais en prenant en exemple cette diversité que certains penseurs européens, qu’on va appeler philosophes, appellent à rejeter la pesante tutelle du christianisme sur les esprits. Il y a désormais autre chose à attendre de l’avenir qu’une fin des temps, un autre horizon que le retour du Christ. L’humanité peut s’éclairer par la raison, et améliorer son ordinaire. Le programme est connu, mais avant de l’accomplir, il lui faut un contexte spécifique.

Cela commence par l’invention de concepts, le déplacement de champs sémantiques. On réexamine ce que veulent dire liberté ou tolérance…

« Écrasez l’infâme », aime à écrire Voltaire lorsqu’il paraphe sa correspondance, abrégeant la formule en « Écr. l’inf. ». L’infâme ? En 1762, le protestant toulousain Jean Calas est battu à mort et brûlé par la justice, qui l’accuse à tort du meurtre de son fils. En 1766, le chevalier de la Barre est décapité à Abbeville pour blasphème – il ne s’est pas découvert lors d’une procession. Les Parlements, tribunaux régionaux où ne siègent que les notables en capacité d’acheter leur charge, sont des citadelles de conservatisme. En signant son Mahomet ou le fanatisme, ironiquement dédicacé au pape, Voltaire cible surtout son archie-ennemie, l’Église catholique.

Pour entrer en ce 18e siècle qui s’est confondu avec les Lumières, on retiendra donc qu’il se forge d’abord dans un combat pour la liberté d’expression. L’image d’Épinal montrant une lutte herculéenne, menée par une poignée de philosophes, contre l’hydre de la censure, l’arbitraire et l’injustice, n’est pas dénuée de fondement. L’objectif des philosophes a été atteint pour le long terme : faire admettre à tous qu’une société apaisée fait privilégier la discussion sur le conflit nous semble aujourd’hui banal. Au 17e siècle, seul l’inverse était pensable. L’absolutisme reposait sur une idée qui se vivait sur le mode de l’évidence : un prince fort garantit la concorde sous réserve qu’il ne soit pas contesté. C’est pourquoi, à l’échelle de l’Europe, le long 18e siècle commence réellement en 1688, quand la Glorieuse Révolution d’Angleterre trouve sa conclusion : un monarque de droit divin est renversé, une royauté parlementaire est organisée, un équilibre des pouvoirs s’instaure.

Mais en ce qui concerne la France, les premiers rayons de l’astre de la raison tombent en 1715, quand s’éteint Louis XIV. C’est encore un temps où certains sujets ne sont pas négociables, où tout ce qui chatouille l’autorité politique et la foi est susceptible de vous mener à l’obscurité éternelle, au cachot, à la mort. Le pouvoir ne se conçoit que comme vertical. Huit décennies plus tard, en 1792, lorsque le soleil des Lumières s’éclipse derrière l’orage de la Terreur, on en a terminé avec les oripeaux de l’Ancien Régime. Les Lumières ont accouché de la nation. Le pouvoir se visualise, dans l’idéal, comme un pacte horizontal, soudé par l’idée de l’élection. Désormais, l’imaginaire des Européens est habité par l’idée d’une égalité plus ou moins réelle des citoyens.

Voltaire, misogyne et élitiste, n’est pas forcément un modèle. Mais il a su résumer ce programme en six lettres : « Écr. l’inf. » appelle dans l’enthousiasme à en terminer avec l’intolérance, à fonder une nouvelle coexistence, à envisager une harmonie entre croyants de différentes transcendances en incluant jusqu’aux athées. Il s’agit évidemment de se prémunir du retour de la sauvagerie extrême des guerres de religion, mais surtout de pallier des difficultés pratiques. Tant qu’il n’y avait pas séparation de l’Église et de l’État, les non-catholiques n’étaient pas des sujets de droit. Il fallait un acte de baptême pour acter juridiquement, se marier ou hériter.

Un bouleversement total

En 1685, la révocation de l’édit de Nantes, qui depuis Henri IV assurait la cohabitation des réformés et des catholiques, est un coup de tonnerre qui précède les premiers rayons des Lumières. Les protestants, qui sentent le vent mauvais de la persécution se lever à nouveau, décampent en terres amies, Angleterre et Pays-Bas. Les finances du royaume de France auront du mal à récupérer de cette saignée. Plus tard, les philosophes en concluront qu’il faut un État neutre, indépendant du religieux, qui doit être relégué à la sphère de l’intime. Les pouvoirs l’admettront, non sans résistance. En 1787, Louis XVI signera un édit reconnaissant le baptême protestant, en une vaine tentative d’aplanir l’injustice pour sauvegarder l’existant. Trop tard. La Révolution sera plus radicale : l’organisation de l’état civil sera indépendante de la confession. Le mariage n’est plus un sacrement, il devient un contrat. Il est donc réversible. S’introduit la possibilité du divorce. C’est bien un autre monde qui est né de la tête des philosophes, un étrange univers où en disant oui aujourd’hui, vous vous gardez la possibilité de revenir avec un non en bouche demain.

Au-delà de la famille, le 18e siècle européen est bouleversé dans tous les domaines, de fond en comble. Société, technologie, pensée, économie, rapports à la nature…, c’est en Occident que l’histoire semble s’accélérer en ce 18e siècle. Au hasard des événements, ces mutations vont converger vers l’avènement d’un homme nouveau, vers la construction d’une notion de progrès. S’il fallait résumer l’intention d’une phrase ? L’homme est perfectible. Le diplomate Jean-Baptiste Dubos saisit la formule juste en 1733, en un discours qui soulève un écho sans pareil : « La perfection où nous avons porté l’art de raisonner (…) est une source féconde en nouvelles lumières » Lumières. Voici le mot déposé sur les fonds baptismaux, vite internationalisé dans toutes les langues européennes : Enlightenment, Aufklärung, Ilustración, Illuminismo… La Babel qu’est l’Europe adopte le terme. Condition sine qua non de son efficacité, il fait système.

Le programme de la raison triomphante

Entrons dans la machine à métamorphoser la société par les idées, démontons maintenant l’horlogerie de ce long 18e siècle européen.

Le programme s’ouvrait sur un défi immense, la contestation de l’absolutisme, royal ou ecclésial. Telle est la porte d’entrée que nous ouvre l’historien Pierre-Yves Beaurepaire. Il montre notamment comment le 18e siècle a marqué la pratique du pouvoir, par l’instauration des grands corps de l’État et la création de la « machine administrative ». Louis XV et Louis XVI ne peuvent pas être aussi absolutistes que leur aïeul solaire. Il leur faut moins de guerres, qui coûtent trop cher, et davantage de rentrées fiscales ; mais réformer l’impôt est déjà une dangereuse gageure. Progressivement s’impose l’idée que la loi ne découle pas de la royauté, mais que le pouvoir du prince émane de la loi. Et c’est jusqu’au droit pénal, soutient Luigi Delia, qui est issu de ce contexte particulier de construction d’un État de droit.

L’Europe bénéficie d’une conjoncture favorable. Le 17e siècle a été le moment le plus froid depuis au moins trois millénaires, et la plupart des sociétés de la planète en sont sorties affaiblies. Famines, guerres et épidémies ont prélevé leur lot. Alors que le climat s’adoucit à partir de 1715, les récoltes vont croissant, alors que les réseaux de transports s’améliorent. Nouveauté : l’Europe occidentale tient désormais à distance le terrifiant spectre de la faim. Qu’une province connaisse une baisse de ses rendements, on fera venir du grain d’une autre. La France a la chance d’avoir la fertile Bretagne, qui produit presque toujours un excédent de blé. Ventres pleins, cerveaux optimistes, le progrès naît aussi d’un climat radouci. Nul hasard si la pensée économique dominante est celle des physiocrates, mené par le docteur François Quesnay, qui fait de l’agriculture le moteur de la prospérité d’une nation. C’est la logique d’un temps où les récoltes de blé restent la chose la plus vitale qui soit, souligne Steven L. Kaplan.

La société peut désormais se rêver plus prospère, plus juste, libérée des carcans de l’Église et de l’aristocratie. Pour autant, souligne Christophe Martin, il faut se garder de projeter sur le 18e siècle nos notions de liberté et d’individu. Cacophonie chez les philosophes, qui en ces moments carrefours où tout s’invente, ne donnent pas tous le même sens aux mots. Ainsi de la nature humaine, qui fait l’objet de vifs débats exposés par Silvia Sebastiani.

Entamée à la Renaissance, la révolution scientifique s’enflamme au 18e siècle, explique Jean-François Dortier, car la circulation des idées s’accélère. L’ancienne cosmogonie est morte avec Louis XIV, et plus personne ne défend sérieusement que le Soleil et l’univers tournent autour de la Terre, alors que s’opposer à ce dogme valait bûcher moins d’un siècle avant. Les progrès de l’optique, de la chimie, de la physique, des mathématiques et de la biologie semblent fulgurants, c’est qu’ils bénéficient de deux siècles de réflexion à l’échelle d’une Europe soudainement mise en connexion intense.

Alors que les services postaux voient se densifier leurs réseaux aux échelles des nations et du continent, la circulation des idées s’amplifie. On imprime à tour de bras. Robert Darnton dépeint cette effervescence éditoriale grâce au voyage du commis voyageur en librairie qu’est Jean-François Favarger. Les magazines de mode, de médecine, d’art et de politique se multiplient, luttant désormais pied à pied avec les almanachs et horoscopes. Surfant sur un raz-de-marée littéraire, les idées des philosophes – parfois insérées dans des ouvrages pornographiques, explique Colas Duflo – nourrissent l’explosion des conversations et des lectures publiques. En France, le taux d’alphabétisation grimpe en flèche dans les villes. Il double ou triple en un siècle, monte plus vite au nord de la France qu’au sud, en régions protestantes que catholiques.

Mais les villes n’abritent que 20 % des populations. La campagne, qui voit au moins s’améliorer son ordinaire alimentaire, est moins touchée par ces processus. Même si l’Église se soucie de l’éducation des masses, afin de combattre l’influence de la Réforme. Les patois dominent, le français a beau être langue de la diplomatie internationale, à domicile il n’est courant que chez les élites. Le monde des Lumières est une mer de paysannerie de laquelle émergent des îles de savoir, qui seules nous ont légué des écrits. Dans le microcosme bourgeois des salons décrit par Mélinda Caron s’agite, grâce au dynamisme des femmes, toute une population minoritaire de lettrés. Ils correspondent, nourrissent et relaient des idées. De plus en plus vite, de plus en plus intensément. Et toujours plus nombreuses sont les élites qui partagent la conviction qu’elles devraient avoir la liberté de choisir leurs gouvernants, voire leur façon de vivre.

Nos héritages

Oser penser par soi-même ! Georges Minois nous montre ainsi comment l’athéisme se raffermit, fondant une tradition française de lutte radicale contre les excès de l’Église. Didier Masseau brosse le portrait des anti-Lumières. Une galaxie hétéroclite de réactionnaires purs, de conservateurs, de pamphlétaires et de figures en demi-teintes. Avec Rousseau au milieu du gué, qui contre un droit divin rendant la royauté intouchable défend le contrat social, mais pour lequel le progrès corrompt les hommes et les rend mauvais.

Au terme de ce court 18e siècle, ouvert sur l’agonie du Roi-Soleil en 1715, qui va se refermer sur l’avènement de la Révolution française, se pose la question des héritages des Lumières. Trois actes, Révolution, Europe, Modernité. Les philosophes ont-ils pavé la voie à la Révolution française, et au-delà à nos pratiques de démocratie ? Évidemment oui, pour Jonathan Israel, historien britannique iconoclaste qui décrit dans Une révolution des esprits (Agone, 2017) un projet subversif porté par la frange la plus radicale de ces penseurs. Non, rétorque son collègue français Jean-Clément Martin, qui souligne que les révolutionnaires ont puisé leurs idées à bien des sources. La pensée des philosophes étant très hétérogène, nul étonnement si a posteriori, nous pouvons croire déceler des filiations…

Les Lumières, qui ont vu se densifier des réseaux de penseurs européens soudés par des idées communes, sont-elles mères de l’idée d’Europe ? Certes, selon Céline Spector, pour laquelle la chrétienté cède alors la place, comme conception spatiale et historique, à autre chose. Le moment de l’Europe advient quand des élites élargies, au-delà de la grande aristocratie et du clergé, ont formulé le sentiment de partager un même espace, sociétal et civilisationnel. Citons comme jalon la date de 1784, qui voit la publication du premier guide touristique, le Guide des voyageurs en Europe de l’écrivain allemand Heinrich August Ottokar Reichard (1751-1828). Il sera traduit en français neuf ans plus tard, puis deviendra une référence polyglotte, permettant à d’autres nations que l’Angleterre d’envoyer dans un « Grand Tour » éducatif sa jeunesse à la découverte du continent, via les salons à la mode, les villes balnéaires, les sites prestigieux…

Au final, sommes-nous les héritiers des Lumières ? Oui, répondent tant Steven Pinker qu’Antoine Lilti. Pour le psychologue américain S. Pinker, le legs est absolument positif ; il met au crédit des Lumières notre présente prospérité, notre science, notre éducation, notre démocratie, notre pacification, le fait que nous vivions plus vieux et en meilleure santé, et qu’une part record de l’humanité peut aujourd’hui manger à sa fin ! En historien, A. Lilti tempère : « Les Lumières ne désignent pas un ensemble cohérent de propositions théoriques dont on pourrait aisément se réclamer. Il faut plutôt y voir l’ensemble des débats qui ont accompagné l’effort des écrivains européens pour penser la transformation, sous leurs yeux, des sociétés traditionnelles. »

Les Lumières seraient donc une précieuse boîte à outils pour comprendre un monde dont les métamorphoses s’étaient accélérées ! Si nous sommes bien les héritiers des Lumières, c’est parce qu’elles sont la gamme de références qui nous a accompagnés depuis deux siècles. Elles nous ont fourni un jeu de valeurs et d’idées dont nous pouvons nous réclamer en confiance. À commencer par le rejet du fanatisme, de l’injustice et de la bêtise. Parions sur la raison : « Écr. l’inf. » restera toujours d’une actualité universelle.

Mutations du récit historique

NB : ce texte a été produit à l’occasion du colloque « Enseigner autrement », qui a eu lieu du 12 au 14 avril 2017 au lycée polyvalent François-Mansart, à Thizy-les-Bourgs, à l’aimable invitation de Joël Mak dit Mack et de ses collègues.

 

Wagahai wa neko de aru. Ceux parmi vous qui se sont intéressé à la littérature japonaise ont peut-être déjà entendu cette phrase. C’est ainsi que commence le roman Je suis un chat, de Sôseki Natsume, publié à partir de 1905. Enfant terrible de la littérature japonaise, Sôseki vit dans un Japon en proie à la modernisation, dans lequel les valeurs évoluent vite, où l’on arbore le sabre d’hier avec le smoking à la mode du jour. Sôseki est le porte-voie des modestes, des ouvriers réduits à la misère, des prostituées qui vendent leur corps dans les tripots. Et sa formule « Je suis un chat » est un coup de génie narratif, propre à soulever l’intérêt.

Il existe une multitude de procédés permettant de ranimer une attention à visée pédagogique pour l’histoire. Je vais me limiter aux procédés purement narratifs, sans me pencher sur l’exploitation des supports tels la BD historique, ou l’utilisation des dispositifs technologiques comme le jeu vidéo, ce que les autres intervenants font infiniment mieux que moi. En vingt minutes, je me propose de dresser un panorama contemporain de ces essais de réanimation narrative, en quatre épisodes :

1) Des chats et des sesterces, se mettre à la place d’un narrateur autre

2) Histoire(s) connectée(s) : reconstruire la dramaturgie

3) Boucher les trous pour réveiller l’attention : la fiction littéraire

4) Et si… on plongeait dans l’uchronie ?

 

Je vous remercie par avance de votre indulgence. Je ne suis pas enseignant, mais journaliste, conférencier et formateur pour adultes. Je n’entends pas livrer des procédés clé-en-main. Juste dresser un panorama de ce qui existe dans l’écriture des livres d’histoire, exemples de parutions récentes à l’appui, bibliographie en fin d’exposé, texte mis en ligne sur le blog « Histoire globale » dans le courant de la semaine prochaine. J’avance ce faisant l’hypothèse d’une transdisciplinarité entre enseignants, dans le droit fil de l’histoire globale, dont je préconise le développement en France.

L’histoire globale est une méthode, pratiquée aux États-Unis depuis un demi-siècle, que je caractérise par quatre éléments :

1) travailler sur la longue durée,

2) travailler sur les grandes distances,

3) pratiquer les jeux d’échelle (du micro au macro, du biographique au mondial),

4) privilégier la transdisciplinarité.

 

Il s’agit d’écrire une histoire large, aujourd’hui popularisée par Yuval Harari, l’auteur du livre Sapiens, ou Patrick Boucheron et son équipe, avec l’Histoire mondiale de la France.

La transdisciplinarité est un des quatre facteurs permettant d’analyser l’histoire à grande échelle. Quand vous travaillez l’histoire depuis l’apparition des humains, vous remontez au moins trois millions d’années en arrière. Il y a trois millions d’années, l’Afrique entrait dans l’histoire. Elle est même de loin le premier continent à le faire, mais elle n’avait pas d’archives écrites. Pour explorer cette histoire-là, il faut questionner le paléoanthropologue, l’archéologue, le physicien pour dater et bâtir des chronologies, le biologiste pour séquencer tout ça.

Plus tard, il faut intégrer d’autres événements. Les humains contrôlent le feu, inventent le langage, domestiquent plantes et animaux. Puis ils se multiplient – il va falloir solliciter le démographe. Ils inventent la ville – surgit l’urbaniste ; l’écriture – l’historien peut enfin prendre la parole ; la monnaie – on va avoir besoin de l’économiste ; les religions ? On va solliciter un curé… Euh non, plutôt un ethnologue.

Bref, vous m’avez compris. Les modes de narration que je vais proposer ne sont que relativement nouveaux, mais ils répondent à une injonction contemporaine : pour appréhender la complexité, Penser global dixit Edgar Morin (après d’autres), il faut travailler en équipes trans-disciplinaires. Un terme que je préfère à pluri-disciplinaire. Pluri-, plusieurs, il peut y avoir un chef. Dans l’esprit de l’historien, le chef est, en matière d’histoire, évidemment, l’historien. Transdisciplinaire, c’est l’équipe qui joue ensemble pour gagner le match. C’est ce que je préconise : une histoire globale, faite par des historiens, archéologues, économistes, démographes, philosophes… Travaillant à parts égales, pour détourner la belle formule de Romain Bertrand.

 

1) Des chats et des sesterces, se mettre à la place d’un narrateur autre

 

Je suis un chat… Wagahai wa neko de aru se traduirait plutôt par un Moi seigneur chat je m’impose comme tel. Le félin jauge son propriétaire avec un savoir encyclopédique, il dissèque l’éthologie des humains avec l’indifférence des intelligences supérieures et omniscientes. Son récit, à la fois distancié et d’une ironie mordante, nous plonge dans le quotidien des petites gens d’Edo, la Tokyô d’alors. Si loin dans l’espace et dans le temps. Si près dans l’expression des sentiments, dans les qualités et les petites lâchetés qui rendent universelle notre humaine condition.

Aujourd’hui, après les romanciers, les historiens explorent ce nouveau monde narratif. Alors que Corinne Pelluchon, Frans de Waal et d’autres éthologues nous appellent à prendre en compte les intelligences animales, Éric Baratay nous invite à des Biographies animales. Baratay montre deux récits, une face claire, une obscure. Un exemple :

 

Manolete face à Islero

 

28 août 1947, Linares, Espagne. Un dieu vivant se campe au centre de l’arène. Manolete est en habits de lumière. Il a révolutionné la corrida, l’a transformée en spectacle absolu. Il est à l’apogée de sa gloire. Il mourra le lendemain, après une nuit d’agonie, fauché par Islero, un taureau « sournois » qui l’a encorné à la dernière seconde. Nombre de ses aficionados, incrédules, soupçonneront qu’il a voulu se suicider dans le plein éclat de sa gloire.

Ce récit est connu. Exploitant les acquis de l’éthologie, Éric Baratay restitue le Point de vue animal. S’appuyant sur 12 photos, seul témoignage visuel subsistant de ce duel de 1947, il se fait l’écho de la douleur d’Islero, utilisant des procédés narratifs spécifiques. Le point de vue du taureau est reporté en courtes phrases « suggérant la précipitation obligée des perceptions, des émotions, des représentations face au danger, mais sans affirmer un mental rudimentaire ». En typographie de corps et justification différents, les réactions des humains, qui se montrent incapables d’interpréter correctement le comportement de l’animal, traduisant par exemple en termes de lâcheté un stress spécifique qui le plonge par moment dans un état d’apathie. Enfin des explications brèves, distillées entre crochets. De quoi associer trois ou quatre voire cinq disciplines autour d’une construction pédagogique : biologie, histoire, philosophie et français, voire espagnol… Le livre entier, à cet égard, est une mine, notamment avec la reconstitution du calvaire de Modestine, l’ânesse qui servit de portefaix à Stevenson lors de sa célèbre randonnée dans les Cévennes. Ou sa narration de la carrière de Warrior, cheval de guerre d’un haut-gradé britannique, monture qui eut le privilège, contrairement à nombre de ses congénères, de survivre à la boucherie de 14-18.

Dans ce droit fil d’une histoire « subalterne », rien n’empêche d’imaginer en géographie une histoire par les minerais qui ont fait la France, à la suite de Charles Frankel. Une histoire de l’alcool ou de la drogue qui fait le soldat qui fait la guerre, avec Charles Ridel pour le coup de rouge du poilu, avec Norman Ohler pour la Wehrmacht dopée aux amphétamines – l’occasion de souligner les dégâts opérés sur le psychisme par les psychotropes autant que par la guerre. Un exercice pédagogique qui consiste à s’imaginer à la place de l’autre, un autre enfant vivant certains épisodes. On pense forcément au Journal d’Anne Frank, mais bien d’autres expériences peuvent être mobilisées. Jusqu’à un objet qui voyage. Je conseille à cet égard, avec conflit d’intérêt puisque je partage avec l’auteur Alberto Angela un même éditeur, l’histoire de ce sesterce vagabondant dans l’Empire romain du 1er siècle de notre ère, des Gaules à la Mésopotamie, dans Empire. On peut enfin imaginer, avec une contribution de collègues en SVT, se réduire à la taille d’un insecte avec Erik Orsenna, Géopolitique du moustique, ou d’un micro-organisme, qu’il soit pathogène responsable d’une pandémie ou en charge de notre équilibre corporel, avec Ed Yong dans Moi, Microbiote, maître du monde.

Adopter le point de vue autre peut donc ouvrir de nouveaux horizons. On peut aller jusqu’à envisager de se glisser dans la peau d’autres… humains.

 

2) Histoire(s) connectée(s) : reconstruire la dramaturgie

 

L’histoire est née en tant que discipline académique au 19e siècle. Au moment où l’Europe exerçait une hégémonie sans rivale sur le globe. Au moment où les États-nations européens s’affirmait. Il lui en reste quelque chose qui tient de la maladie juvénile, le désir identitaire de faire récit national, enfermé dans ses frontières. Vous savez aussi mieux que moi à quels débats interminables nous accule cette dichotomie entre une histoire internationale et une histoire traditionnelle. L’histoire globale, par son travail sur la longue durée, est un des sous-champs disciplinaires qui questionnent ce repli dans des frontières récentes. Ici à Thizy, étions-nous inclus dans le royaume franc de l’époque d’Hugues Capet ?

L’histoire connectée est un autre de ces sous-champs disciplinaires. L’expression renvoie à une histoire qui transcende les frontières, parce qu’à un moment, ces frontières n’avaient pas de sens. Sanjay Subrahmanyam, en étudiant les Indes du temps des Moghols, se retrouve confronté à des archives en perse… Dès lors, comment comprendre les circulations, les humains et les idées du 16e siècle indien si on s’obstine à borner la réflexion en termes d’Inde et de Pakistan contemporains ? J’ai évoqué à demi-mots les travaux de Sanjay Subramanyam et de Romain Bertrand, mais je vais développer ceux d’un troisième nom de l’histoire connectée : Serge Gruzinski. Pour lui, l’histoire connectée rebranche « les câbles que les histoires nationales ont arraché », leur insuffle une énergie nouvelle.

 

Cortes et la Malinche, Lienzo de Tlaxcala

 

La première fois que j’ai lu son livre L’Aigle et le Dragon, j’ai choisi d’en rendre compte par une dramaturgie, dans un article que j’ai titré « Histoires parallèles : la guerre de Chine n’a pas eu lieu ». Cet ouvrage met en scène un drame planétaire qui a embrasé le 16e siècle. Dans les années 1515-1525, au moment décisif où l’Espagnol Hernán Cortès s’empare du Mexique aztèque, le Portugais Tomé Pires lance une opération en tous points synchrone et similaire, une annexion de la Chine. 1520, année déterminante, mais au moment où prend place l’action, année indéterminée. On sait que Cortès l’a emporté, parce que le Mexique parle espagnol et a presque oublié le nahualt, et que Pires a échoué, parce que la Chine ne parle pas portugais. Euh non, en fait, la plupart d’entre nous ignorions jusqu’à ce livre que les Portugais avaient échoué à conquérir la Chine. Les vainqueurs chinois n’ont même pas compris qu’ils avaient repoussé une tentative d’invasion. Les vaincus lusitaniens ont omis d’archiver beaucoup de documents sur cet épisode peu glorieux de leur histoire. Gruzinski, dans son récit opérant des aller-retour entre les face-à-face, Cortès vs Montezuma, Pires vs l’empereur Zhengde, nous immerge dans les regards des contemporains, alors que rien n’est joué.

Quatre équipes donc pour une pièce de théâtre planétaire : Espagnols contre Aztèques, Portugais contre Chinois. Laurent Guitton est un professeur d’histoire qui a exploité ce potentiel dramatique. En 2015, Serge Gruzinski publiait L’Histoire, pour quoi faire ?, je cite Vincent Capdepuy, avec lequel je gère le blog Histoire globale : livre « dans lequel il s’interroge sur les raisons d’être de l’enseignement de l’histoire aujourd’hui. Il plaide sur la nécessité, dans un monde global, d’une histoire globalisée, plus complexe, ouverte au Monde et moins linéaire. Dans sa réflexion, il revient sur une expérience qu’il lui a été donnée de voir, à Roubaix, en sa terre natale : une pièce de théâtre écrite et jouée par les élèves de Laurent Guitton, enseignant au lycée Jean-Rostand. » Laurent Guitton, dans un texte qu’il nous a fait l’amitié de publier sur le blog Histoire globale, analyse cette expérience et l’illustre des documents pédagogiques utilisés lors de l’expérience. il s’agissait alors de répondre au Bulletin officiel spécial n°4 du 29 avril 2010, qui amène, au lycée, en classe de seconde, pour la période des 15e-16e siècles, d’explorer le thème 4 : « Nouveaux horizons géographiques et culturels des Européens à l’époque moderne ». Je vais citer des passages de l’article de Laurent Guitton. Il écrit :

« Transmettre des innovations historiographiques de l’histoire globale à une classe composée d’adolescents de 15-16 ans, a priori peu concernés par les expériences lointaines des Espagnols au Mexique et des Portugais en Chine au début du 16e siècle, peut apparaître comme un défi risqué, une véritable gageure. [Après qu’il a expliqué sa démarche et détaillé les exercices employés, il reprend…] Quels sont les enjeux de cette expérience d’histoire globale centrée sur les logiques impériales ? [il expose les enjeux scientifiques – pour des raison de concision temporelle, je vous invite à consulter son texte pour en prendre connaissance, et je saute à sa conclusion sur…] :

Les enjeux ontologiques

Transposer un ouvrage savant ou universitaire en une expérience pédagogique pour une classe de jeunes lycéens permet de manipuler différents leviers de nature psychologique, sociologique et civique.

 

              Dimension psychologique : une histoire appropriée

– Par un processus d’appropriation : les élèves n’ont pas été dans une situation classique d’apprentissage scolaire, mais se sont mués en historiens en herbe capables par eux-mêmes d’accéder à une forme d’écriture de l’histoire, avant de voir s’incarner un illustre historien… de leur quartier !

– Par un processus d’identification personnelle aux acteurs de la grande histoire, aux héros = valorisation.

– Par un processus de déplacement : endosser l’identité d’un autre, éloigné dans le temps historique (au-delà des effets de génération) et l’espace civilisationnel : donc se mettre à la place de et en situation d’expérimenter = jeu sur l’altérité.

 

              Dimension sociologique : pour une histoire globale et croisée

– Mise en perspective d’une histoire familiale, d’un parcours d’immigration complexe, parfois/souvent lié à la colonisation-décolonisation, voire d’une situation de domination socioculturelle dans la France actuelle.

– Élèves issus de l’immigration de confession musulmane : offrir un regard distancié sur l’identité religieuse et les relations variables entre les religions (cf les Portugais catholiques considérés comme musulmans par les Chinois, des Portugais aidés par des Malais musulmans).

 

              Dimension politique et civique

– Dépasser le roman national, insuffisant à lui seul à donner du sens à leur parcours familial et social, pour une histoire globale.

– une histoire globale au 16e siècle, à comprendre comme les prémisses de notre mondialisation, comme un moment fondateur incontournable, la première modernité expliquant les dynamiques de notre mondialisation.

= offrir à un public scolaire aux origines culturelles variées une vision critique et distanciée d’une mondialisation toujours plus complexe, afin de mieux les préparer à leur futur rôle de citoyen… du monde. »

 

3) Boucher les trous pour réveiller l’attention : la fiction littéraire

 

Ossements de bisons, © Detroit public Library/Wikimedia

 

Les relations « dangereuses » entre histoire et fiction ne datent pas d’hier. Je renvoie à ce sujet au livre de Brigitte Krulic, Fascination du roman historique, où elle s’interroge sur l’usage possible du roman historique, qui est un genre aux possibilités très étendues exploité depuis deux siècles. Elle pose trois invariants pour définir le roman historique : « Il s’agit d’un récit reposant sur la liaison organique entre trois éléments : les événements historiques ; l’évocation des « mœurs » ; les aventures romanesques d’un ou plusieurs héros… Le dosage de ces trois ingrédients variant selon les auteurs. » Mais ce genre hybride est soumis à une tension. Il oscille entre fiction, donc invention, et histoire, démarche imposant des critères de véridicité. Se déploient dès lors des jeux entre une intrigue, avec ou sans personnages imaginaires, et une recherche documentaire destinée à étayer le sérieux du romancier historique. Finalement, ne retrouve-t-on pas une porosité similaire, entre une fiction probable et un passé qui se veut scientifiquement restitué dans les biographies historiques, genre plébiscité en France ? Même quand vous retracez la vie d’un illustre personnage, il y a des trous à combler, des moments où manquent les documents. Il faut tisser des déductions probables, des hypothèses pour boucher les trous. Porosité des genres : la fiction crédible est d’ailleurs le moteur du livre sur le sesterce que j’ai antérieurement évoqué. Aucun sesterce n’ayant jamais écrit ses mémoires, l’archéologue qu’est Alberto Angela ne fait évidemment qu’imaginer, reconstituer les possibles transactions que cette pièce de monnaie pouvait « vivre ». Et le roman historique est né au 19e siècle, au moment où il fallait incarner le peuple acteur de son histoire. Ses héros ont souvent été des anonymes de fiction côtoyant les grands de l’histoire, comme en attestent les livres d’Alexandre Dumas. Or la biographie historique s’essaye aussi, aujourd’hui, à restituer la vie des petites gens, des anonymes. Je citerai Ivan Jablonka,  Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, où il explore la trajectoire tragique de ses grands-parents, juifs polonais pris au piège de l’Europe dominée par les nazis.

En terme de travail pédagogique, pourquoi pas une autobiographie fictive de Catherine de Médicis, ou d’une de ses dames de cour ?, amenant à comprendre les choix opérés par cette femme de pouvoir confrontées aux guerres de Religion naissantes. Le théâtre, le jeu de rôle lui aussi peut nous plonger dans ce type de phénomène. JDR (RPG) Quand j’étais étudiant, je me souviens de parties d’un jeu de rôle sur table. Il simulait le quotidien de soldats américains envoyés sur la ligne de front au Viêtnam, de manière assez réaliste. On s’immergeait, avec notre vécu d’étudiants vivant en société policée, dans un récit très vite inhumain. Nos premiers personnages mouraient ? Les suivants apprenaient de l’expérience. Dans le contexte de ce jeu, la première fois qu’un joueur, mis dans la peau d’un soldat conduisant un camion, voit un gamin se jeter sous les roues du véhicule, il tente de l’éviter. Et toute l’escouade meurt, l’enfant étant une bombe humaine. La fois suivante, situation identique, réponse spontanée du joueur : « Je l’écrase ! » Peut-être cette fiction narrative, roman historique ou jeu de rôle, permet-elle de mieux comprendre ce qui se joue dans ce type de situation. J’en suis en tout cas convaincu depuis que j’ai appris qu’au Viêtnam, confrontés effectivement à la situation que je viens d’évoquer, les Américains avaient mis en place une « école du risque ». Une école de conduite, à l’usage des soldats, pour leur apprendre à écraser délibérément toute personne, enfant, vielle dame…, cherchant à percuter leur véhicule. Ce qui n’allait pas de soi, car tous, ou presque manifestaient des réflexes évidents d’évitement.

Il est aussi possible de prendre un animal métaphorique de notre condition humaine, tel le chimpanzé. Le procédé entier structure le livre d’Eyal Jonas, Et les chimpanzés prirent l’ascenseur. Mais je voudrais insister sur un autre procédé : celui de l’exploitation de la science-fiction.

Nous sommes confrontés à un ensemble de phénomènes sociaux et technologiques complexes et imprévisibles, leur apposons des étiquettes : posthumain, réalité virtuelle, humain augmenté, intelligences artificielles, cyborgs… Nombre de livres sont publiés sur ce thème. Pour envisager aujourd’hui les potentiels impacts de ces technologies sur notre vie, la plupart, et à mon sens les plus efficaces, exploitent les textes produits par la science-fiction, depuis le Frankestein de Mary Shelley à l’intégralité de l’œuvre de Philip K. Dick, John Brunner, Norman Spinrad et quelques autres. Je donnerai l’exemple du Pense-Bête de Fritz Leiber, nouvelle qui se situe dans un futur proche, où est inventé une boîte à communiquer. Un appareil qui s’attache à l’épaule et rappelle aux gens leur emploi du temps afin de libérer leur esprit de tâches triviales. En un rien de temps, ces machines se retrouvent greffées aux humains, collées à leur oreille, leur dictant ce qu’ils doivent faire, puis ce qu’ils doivent penser, jusqu’à constituer par leurs interactions un réseau neural intelligent qui asservit la ville. Comment ne pas retrouver dans cette fable décrivant ce qui était en 1962 un futur improbablement pessimiste le reflet prémonitoire de gated communities où régneraient des réseaux du type des Gafa ? Je vais mentionner deux livres qui, confrontés à la dificulté de penser les nouvelles technologies, recourent à un degré ou un autre à des procédés narratifs fictionnels. Laurence Devillers, dans Des robots et des hommes, développe des récits de fiction potentielle se situant dans un avenir proche, pour montrer l’impact sociétal que les machines sont susceptibles d’exercer – et on pense alors forcément au cycle des Robots d’Isaac Asimov. Charles-Édouard Bouée et François Roche campent, dans La Chute de l’empire humain, la biographie imaginaire d’une machine, de sa naissance assistée par les humains à son triomphe sur ses créateurs – et là c’est Terminator qui surgit, à l’heure où certains des promoteurs d’une intelligence artificielle « forte », c’est-à-dire consciente et autonome, recommandent d’implanter des coupe-circuits sur les entités que nous commençons à concevoir.

 

4) Et si… on plongeait dans l’uchronie ?

Un des classiques de l’histoire globale est le livre de Kenneth Pomeranz, La Grande Divergence, où il explique pourquoi l’Angleterre a opéré la Révolution industrielle, alors que la Chine échouait. En gros, l’Angleterre avait des terres dans ses colonies pour sa production agricole, et du charbon à domicile, et ces deux atouts environnementaux auraient été décisifs. Mais, ce que souligne Florian Besson dans Écrire l’histoire avec des si, la question du non-déterminisme, « Pourquoi l’Angleterre a-t-elle accompli la Révolution industrielle, et pas la Chine ? », est déjà une porte ouverte sur l’uchronie. Lorsqu’on est à un moment donné de l’histoire, jamais le futur n’est écrit. À la veille de Waterloo, Napoléon ne pouvait pas savoir que sa carrière allait s’achever, elle aurait pu continuer et l’histoire bifurquer. C’est là le principal mérite de l’uchronie – rappeler l’incertitude propre à l’histoire.

Cela engendre parfois une tension. Je pense à l’ouvrage de Joël Schmidt, La Saint Barthélémy n’aura pas lieu. Il imagine que Catherine de Médicis a réussi à empêcher les guerres de religion, en imposant sa médiation aux fanatiques des deux camps lors du colloque de Poissy. S’ensuivent quatre siècles et demi d’histoire de France, où les protestants jouent un autre rôle, religieusement prépondérant, avec l’esprit entrepreneurial qu’on leur prête. C’est d’une autre France dont on parle ? En même temps c’est la même, elle fait sa Révolution, sa IIIe République et sa Première Guerre mondiale. D’où ma question : si Catherine avait réussi sa médiation, si les huguenots n’avaient pas fui les dragonnades, aurait-on aujourd’hui le transhumanisme ? C’est là le problème de l’uchronie. Elle bouleverse tellement nos conceptions que nous avons tendance à remettre nos pensées sur les rails confortables du déterminisme sitôt passé l’aiguillage du Et si… Ce pourquoi Quentin Deluermoz, dans Pour une histoire des possibles, recommande aux historiens de se cantonner à l’étude des sources, du moment de bascule, que vous pouvez documenter, par une démarche restituant l’imprésivibilité totale des évenements au moment où ils sont vécus. Il s’agit alors de restituer les possibles futurs dans l’incertitude du présent. L’uchronie est une histoire des divergences qui auraient pu avoir lieu. La Chine aurait pu accomplir sa Révolution industrielle dès le 11e siècle, hauts-fourneaux, charbon, acier, imprimerie, papier-monnaie, elle avait tout pour cela. Des catastrophes environnementales, crue meurtrières du Fleuve Jaune, invasions des peuples des steppes, l’en ont empêchée. Aujourd’hui on sait que la Chine renaît. Se pose dès lors la question contrefactuelle : est-elle mieux armée que nous face au réchauffement climatique ?

C’est ce que postulent Naomi Oreskes et Erik M. Conway. Ils utilisent le procédé de la fiction d’anticipation pour évoquer les conséquences politiques du réchauffement. Ils imaginent qu’à la fin du 23e siècle, les sociétés occidentales se sont effondrées. Les savants chinois en font l’archéologie, reconstituent les séquences qui ont mené à leur destruction. Pour Oreskes et Conway, la force de la Chine aura été d’être unie sous un régime autoritaire, conscient des conséquences du réchauffement, qui aura pu imposer ses décisions à son peuple. A contrario, les sociétés libérales et mercantiles se sont montrées incapables d’anticiper le risque et de changer la trajectoire qui les faisait courir vers l’abîme. Il n’est évidemment pas question de se faire l’apologiste de tel ou tel type de régime politique, simplement d’avertir des travers de nos sociétés démocratiques, dans lesquelles des décisions propres à sauvegarder l’environnement sont repoussées au nom d’intérêts industriels soutenus par les lobbies. Des tests de la nocivité du Diesel aux pulvérisations de pesticides à proximité des écoles, les exemples sont nombreux. En guise de conclusion, une suggestion parmi d’autres : Et si… on faisait travailler les enfants à la rédaction d’une œuvre d’anticipation collective, sur la thématique d’une histoire de leur futur ? Histoire non seulement de renouveler le genre du « que feras-tu quand tu seras grand ? », mais surtout histoire qu’ils s’approprient les outils qui permettent de faire l’histoire, pour qu’ils en soient les acteurs.

 

Bibliographie (par ordre d’apparition)

 

Sôseki Natsume, Je suis un chat (traduit par Jean Cholley (Gallimard/Unesco, 1978)

Yuval Noah Harari, Sapiens. une brève histoire de l’humanité (traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Albin Michel, 2015)

Patrick Boucheron (dir.), Histoire mondiale de la France (Seuil, 2017)

Edgar Morin, Penser global. L’humain et son univers (Robert Laffont, 2015)

Romain Bertrand, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (Seuil, 2011)

Charles Frankel, Terre de France. Une histoire de 500 millions d’années (Points, 2010)

Charles Ridel, L’Ivresse du soldat (Vendémiaire, 2016)

Norman Ohler,
 L’Extase totale. Le IIIe Reich, les Allemands et la drogue (La Découverte, 2016)

Alberto Angela, Empire. Un fabuleux voyage chez les Romains avec un sesterce en poche (traduit par Nathalie Bouysès et Mario Pasa, Payot, 2016)

Erik Orsenna et Isabelle de Saint Aubin, Géopolitique du moustique. Petit précis de mondialisation IV (Fayard, 2017)

Ed Yong, Moi, Microbiote, maître du monde (traduit de l’anglais par Christian Jeanmargin, Dunod, 2017)

Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au XVIe siècle (Fayard, 2012)

Laurent Testot, « Histoires parallèles : la guerre de Chine n’a pas eu lieu », Blog Histoire globale, 19 janvier 2012.

Laurent Guitton, « Enseigner la première mondialisation du 16e siècle à partir de L’Aigle et le Dragon de Serge Gruzinski », Blog Histoire globale, 2 novembre 2015.

Serge Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ? (Fayard, 2015)

Brigitte Krulic, Fascination du roman historique. Intrigues, héros et femmes fatales (Autrement, 2007)

Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eu (Seuil, 2012)

Eyal Jonas, Et les chimpanzés prirent l’ascenseur (Le Pommier, 2016)

Fritz Leiber, Le Pense-Bête (première partie de Demain les loups, traduit de l’anglais par Bernadette Jouenne, Pocket, 1978).

Florian Besson et Jan Synowiecki (dir.), Écrire l’histoire avec des si (Rue d’Ulm, 2015)

Joël Schmidt, La Saint Barthélémy n’aura pas lieu (Albin Michel, 2011)

Quentin Deluermoz et Pierre Singaravelou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus (Seuil, 2016)

Naomi Oreskes et Erik M. Conway, L’Effondrement de la civilisation occidentale. Un texte venu du futur (traduit de l’anglais par Françoise et Paul Chemla, Les liens qui libèrent, 2014)

Et évidemment, tout juste paru : Laurent Testot, Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, Payot, 2017, dans lequel je me suis efforcé d’exploiter cette réflexion sur la narrativité.

 

Enseigner une histoire « globale », connectée en classes de secondes générales et professionnelles (3/3)

Première partie de l’article

Deuxième partie de l’article

5) De Valladolid au commerce triangulaire

La controverse de Valladolid ne figure pas dans le programme d’histoire de seconde générale, même si dans de rares cas, elle peut apparaître dans certains manuels scolaires récents (16). Par contre, cette question est l’une des trois situations au choix du premier objet d’étude proposé par le référentiel d’Histoire en seconde professionnelle « Humanisme et Renaissance ». Les objectifs de la séquence, tels qu’ils sont définis par le référentiel et proposés par l’ensemble des manuels scolaires de seconde professionnelle, insistent sur la dimension de « Premier grand débat sur les droits de l’homme ».
Il s’agit d’une rhétorique très contemporaine et sans doute presque anachronique. Peu ou prou, quelles que soient les maisons d’édition, les manuels scolaires présentent ce sujet pratiquement de la même manière. En premier est évoquée, avec plus ou moins d’insistance, la situation du Mexique après la conquête espagnole et les massacres perpétrés envers les Amérindiens. En général, les documents utilisés sont la plupart du temps des gravures de Théodore de Bry, tirées entre autres de son ouvrage Tyrannies et cruautés espagnoles (1538) (Fig. 11 et 12).
Ces images dénoncent les exactions commises par les Espagnols durant la période de la conquête de l’Empire aztèque. Elles sont des témoignages à charge qui présentent une accumulation de détails plus abominables les uns que les autres. Puis c’est au tour de la controverse proprement dite que se concentrent les manuels, en présentant la plupart du temps des extraits des analyses  de Sépulvéda, pour la colonisation et l’exploitation des Indiens, tandis que Las Casas, lui, condamne ces pratiques. Le téléfilm réalisé en 1993 en s’appuyant sur le roman éponyme montre les débats passionnés entre les deux orateurs et la décision qui est prise, libérant les Amérindiens de l’esclavage tandis que la traite des Noirs s’en voit brutalement augmentée pour pallier le manque de main-d’œuvre occasionné. Plusieurs sites académiques relayent la proposition d’utilisation du roman comme œuvre complète.
Une telle présentation, à la fois linéaire et particulièrement claire dans son traitement, permet tous les débats possibles autour de l’égalité des hommes quelles que soient leurs origines. C’est un plaidoyer éloquent contre le racisme et les discriminations que permet une telle étude. Cependant, dans le cadre qui nous occupe et d’un point de vue historique, une telle présentation, même efficace, n’en demeure pas moins, à de nombreux égards, très éloignée de la réalité historique, et par trop manichéenne.
Dans un premier temps, il est important de reprendre les faits et de présenter d’autres informations expliquant la destruction massive des populations indiennes. Si la violence et les horreurs commises par les Espagnols et les Portugais (et par d’autres puissances européennes par la suite) sont indéniables et atteignent souvent des sommets, il ne faut pas négliger le rôle très important des « agents pathogènes » apportés par les Européens et qui ont décimé des populations entières sans aucune défense immunitaire. C’est également l’une des conséquences du grand échange qu’il est nécessaire de signaler et d’expliquer.
D’autre part, les illustrations de Théodore de Bry, proposées par les manuels scolaires, ne sont pas étudiées en tant que telles et rarement dans leur contexte, au risque de l’erreur d’interprétation. Ainsi lorsqu’on effectue avec les élèves une première approche de ces œuvres picturales, qui consiste à décrire très précisément ce qu’ils voient et ce qu’ils en déduisent, on obtient des résultats surprenants et particulièrement complexes. La gravure intitulée « La boucherie de chair humaine », d’après Bartholomé de Las Casas : La Destruction des Indes (1552), est pour eux une véritable énigme (Fig. 12). Ils ne comprennent pas dans un premier temps si l’image dénonce un cannibalisme supposé des Amérindiens ou si certains éléments ne critiquent pas l’attitude des conquérants espagnols. D’autres envisagent que les deux interprétations sont possibles.
Évidemment, sans l’information sur les conflits entre nations en Europe au 16e siècle et les guerres de Religion entre catholiques et protestants, qui sont le contexte dans lequel furent fabriquées ces gravures, l’interprétation reste parcellaire voire erronée. En fait, la réception des écrits de Las Casas en Europe va nourrir une « légende noire » (17) de la colonisation de l’Amérique centrale au 16e siècle, qui sera reprise par plusieurs auteurs et artistes protestants et diffusées dans de nombreux pays hostiles et en concurrence avec le Portugal et l’Espagne. De fait, même si un graveur comme Théodore de Bry s’appuie sur d’importants témoignages, son travail paraît finalement particulièrement ambigu et recèle sans doute d’autres enjeux.

Fig 10 Aztèques capturés par les Espagnols

Fig 10 : Aztèques capturés par les Espagnols et leurs alliés. Gravure de Théodore de Bry (1528-1598). British Museum, Londres.

Fig 11 La boucherie de chair humaine

Fig 11 : La boucherie de chair humaine, d’après Bartholomé de Las Casas : La Destruction des Indes (1552).

(Gravure et sous-titres tirés du manuel Magnard, p. 14, 2009).

En effet, si le cannibalisme décrit sur cette gravure semble incriminer les Indiens, la présence des Espagnols s’avère particulièrement étrange, puisqu’ils paraissent guider voire contrôler ces pratiques « indiennes ». De plus, plusieurs « anecdotes » indiquées sur la gravure montrent les sévices infligés par les soldats espagnols aux Indiens, et la représentation d’un Amérindien ployant sous une ancre pourrait faire référence au Christ portant sa croix, associant ainsi les Espagnols aux Romains et leur cruauté, à celle de l’Empire persécutant les premiers chrétiens (18).
De même, autant le film La Controverse de Valladolid que le roman présentent de nombreuses libertés avec l’histoire. Plus que le débat sur l’humanité des Indiens et l’interdiction de leur esclavage, déjà tranchée par le pape Paul III quelques années auparavant, il s’agit davantage de régler la question de l’évangélisation de ces peuples et la manière de s’y prendre. Si les deux célèbres théologiens ont bien participé aux débats, ils ne sont pas les seuls, et leurs échanges sont davantage épistolaires que de véritables face-à-face. Loin d’une première prise de conscience des droits de l’homme, ces échanges vont s’accommoder par ailleurs de la traite des Noirs, qui palliera la raréfaction de la main-d’œuvre indigène, du fait de ces débats multiples et de l’interdiction progressive d’utiliser les populations autochtones d’Amérique comme des esclaves.

 

En conclusion

L’Histoire, pour quoi faire ?, titre du dernier ouvrage de Serge Gruzinski, me semble particulièrement pertinent pour une conclusion à cette présentation d’une tentative d’enseigner une histoire globale ou connectée à partir des référentiels des programmes en secondes générale, technologique et professionnelle. Ce que j’ai réalisé en tant qu’enseignant depuis plusieurs années n’est que le fruit de « bricolages », de réflexions épistémologiques et didactiques, d’essais empiriques à partir de théorisations qui la plupart du temps ne m’appartiennent pas mais m’ont servi de fil conducteur et « d’effet dynamique ». Les seules certitudes qui sont les miennes résident en grande partie dans la conviction qu’à l’heure actuelle, le récit national ne suffit plus à cimenter un peuple, une nation, des groupes humains multiples dans un monde globalisé et hyperconnecté. Et si « l’avenir est un miroir où se reflète le passé », la compréhension du présent, de cette mondialisation étudiée jusqu’à présent exclusivement par le biais de la géographie en classe, nécessite d’être regardée désormais dans sa multiplicité, ses réussites et ses échecs, ainsi que ses interprétations rarement neutres, à travers un regard historique « polyphonique » et un enseignement secondaire capable de vulgariser les recherches universitaires les plus récentes sur ces questions, afin de les offrir à la compréhension de nos élèves.

 

(16) Histoire Seconde Hachette éducation, pp. 182-183 (Étude la controverse de Valladolid), chapitre 6, « L’élargissement du Monde (XVe-XVIe siècles) », avril 2014.

(17) Que Serge Gruzinski considère comme des clichés. Voir S. Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ?, Fayard, Paris, 2015, p.121.

(18) Voir Grégory Wallerick, « La guerre par l’image dans l’Europe du XVIe siècle. Comment un protestant défie les pouvoirs catholiques », Archives des sciences sociales des religions, n° 149, pp. 33-53.

Enseigner une histoire « globale », connectée en classes de secondes générales et professionnelles (2/3)

Début de l’article

2) L’échange colombien et les nouvelles routes commerciales, du 16e siècle au début du 19e siècle

La question de l’échange colombien (ou grand échange) n’est pas abordée systématiquement dans les programmes de seconde générale et professionnelle, mais elle paraît pourtant essentielle et complémentaire des premiers cours sur les relations internationales avant 1492. Ce brassage sans précédent, ces transferts transocéaniques et transcontinentaux qui vont métamorphoser les paysages, les modes d’exploitation agricole, les pratiques culturelles et les rapports sociaux ne peuvent être tout juste évoqués comme un fait établi, une simple évidence. Si l’on parle alors de métissage (7) voire de différentes formes de mondialisation (8), il faut que les élèves en saisissent les mécanismes mais surtout l’impact, et à quel point leur monde actuel est encore lié à ce phénomène – quand bien même, depuis, d’autres mutations plus importantes désormais viendraient en atténuer la portée.
Après l’élaboration de leur première carte, qui leur offre un « instantané » d’une période « charnière » de l’histoire, il leur est alors rapidement présenté les voyages européens, qui, en quelques décennies, élargissent considérablement le regard porté sur le monde, et les connaissances engrangées par les Portugais, les Espagnols, les Hollandais, les Anglais et les Français. Le rappel du long voyage de plus de vingt ans effectué par Marco Polo entre 1271 et 1295 (Fig. 3) permet d’aborder les premières tentatives européennes de mieux connaître les routes commerciales asiatiques (la route de la Soie) et de s’immiscer, déjà, dans un commerce lucratif qu’ils ne contrôlent pas mais qui va devenir une obsession.

Fig 3 L'élargissement du monde connu par les Européens

Fig. 3 : Carte tiré du manuel Histoire 2de, Hatier, 2014, p. 162.

Si le monde tel qu’il semble exister durant toute la période du 15e siècle est donc bien plus complexe que l’enseignement scolaire dans le secondaire ne le montre, il n’en reste pas moins vrai que les expéditions espagnoles et portugaises entre 1492 et 1520 vont avoir un impact nouveau sur les relations internationales, à la fois brutal et inscrit dans la durée. La première conséquence réside dans ce que l’on appelle le grand échange. Pour le faire saisir aux élèves, l’étude d’une nouvelle carte (Fig. 4) est proposée à l’oral, permettant une première approche de cette notion d’échange colombien.

Fig 4 ÉCHANGE COLOMBIEN OKOKOK

Fig. 4 : Carte de « L’échange colombien (16e – 18e siècle) », in Jean-François Mouhot, « Plantes et microbes, acteurs de l’histoire », Sciences Humaines, n° 242, nov. 2012, ici dans sa version corrigée publiée dans L. Testot, « La nouvelle histoire du Monde », Sciences Humaines Histoire, n° 3, déc. 2014/janv. 2015. © Légendes cartographie.

Très rapidement, la lecture complémentaire d’un court texte leur offre par des exemples concrets une meilleure compréhension des bouleversements engendrés. Les informations en gras sont celles sur lesquelles nous insistons avec eux davantage :
« Les hommes migrent ; les maladies dont ils souffrent voyagent avec eux, comme les plantes qu’ils cultivent et les techniques matérielles ou sociales qu’ils maîtrisent. Les Amérindiens sont décimés par les affections importées, on le sait depuis toujours, mais Mann insiste sur les ravages généralement ignorés entraînés par le paludisme. Les plantes américaines assurent en bien des lieux le succès de la pénétration européenne : en Virginie où la culture du tabac sauve les premiers colons, ou au fin fond de l’Amazonie deux siècles et demi plus tard, au moment du cycle du caoutchouc. Les plantes américaines élargissent les ressources alimentaires des autres continents. On sous-estime l’impact des contacts sur l’Extrême-Orient. Le maïs et la patate douce permettent la conquête par l’agriculture des collines et des montagnes du sud de la Chine – où l’érosion se déchaîne. L’argent du Mexique devient vite indispensable à l’économie chinoise, qui a renoncé au papier-monnaie. Les contacts favorisent l’essor de la contrebande et de la piraterie sur les côtes de Chine, cependant que le succès de Manille tient à l’activité des commerçants chinois qu’elle abrite – et redoute (9). »

La carte ci-dessous (Fig. 5) permet alors d’insister sur un point spécifique peu connu mais pourtant aux conséquences importantes, puisqu’il montre le détournement progressif des routes habituelles du commerce transsaharien, captées par les circuits maritimes européens. L’or ne passe plus par les grandes routes caravanières, il est détourné par les flottes portugaises avant, peu à peu, d’être dépassé par l’afflux du minerai précieux venu du nouveau continent, perturbant ainsi fortement des équilibres économiques anciens. Les conséquences de ces changements profonds seront l’effacement progressif des grandes puissances locales, et par « ricochet » le développement rapide de la traite négrière.

Fig 5 La victoire des caravelles

Fig. 5 : Tiré de Bernard Lugan, Atlas historique de l’Afrique des origines à nos jours, 2001, p. 90.

3) Fabriquer une carte pour évoquer « la première mondialisation » entre 16e et 18e siècle

Les informations tirées de la séance autour du grand échange complétées par la lecture de documents complémentaires comme la carte ci-dessous (Fig. 6) permettent d’élaborer là encore un document élève personnalisé, sur lequel ils vont pouvoir représenter cartographiquement les informations récoltées et montrer les interactions nouvelles, leurs implications entre échange colombien, nouvelles routes commerciales, puissances en expansion (L’Empire ottoman sur trois continents, voguant de la mer Rouge à l’océan Indien), traite négrière… En découvrant les énumérations de produits inscrits de chaque côté du document de la figure 6, les élèves peuvent ainsi mieux saisir que, du 16e au 18e siècle, la « zone d’échanges atlantique » apporte davantage de matières premières transformées plutôt en Europe, tandis que la zone d’échange asiatiques exporte davantage de produits manufacturés, l’Inde et la Chine se taillant la part du lion. On peut distinguer des routes « intermédiaires » transcontinentales (de l’Amérique du Sud à la façade est de l’Amérique du Nord, ou de la Chine à l’Europe via l’Empire ottoman), mais également océaniques (du Brésil à l’Afrique de l’Ouest, ou de l’Arabie à l’Inde et de l’Inde à Malacca).

Fig 6 Quand l'Orient était le centre manufacturier du Monde

Fig. 6 : « Du XVIe siècle, quand l’Orient était le centre manufacturier du Monde », Le Monde, article de Philippe Rekacewicz, novembre 2004.
On saisit en un coup d’œil la multiplication des voies de transferts, les brassages extraordinaires qui en résultent mais sans  en comprendre tous les mécanismes, tous les enjeux. Le second fond de carte des élèves va donc leur permettre de montrer à la fois les routes commerciales indiquées par la figure 6, mais également de visualiser le grand échange et ses conséquences, dont, entre autres, le commerce dit triangulaire (10). Les premiers empires coloniaux européens sont clairement indiqués, mais aux côtés d’autres puissances déjà évoquées comme les États indiens (entre autre l’Empire moghol), la Chine, sans oublier l’Empire ottoman avec ses nouvelles conquêtes dans la péninsule arabique, son contrôle de la mer Rouge et ses tentatives de s’interposer dans le commerce de l’océan Indien, face, entre autre, aux Portugais…

Fig 7 Peinture anonyme ottomaneFig 7 : Peinture anonyme ottomane du XVIe siècle représentant une flotte turque dans l’océan indien.

 

4) Rencontres et métissages : l’exemple de la Malinche ?

La Malinche, Malintzin, Mallinali-Tenépal, Dona Marina (11) sont autant de noms prêtés à un seul personnage, dont la complexité historique et l’importance encore aujourd’hui peuvent se saisir en partie dans cette énumération, ici encore peu exhaustive. Les certitudes historiques sur sa naissance, sa vie et ses actions, comme sa mort, restent très fragiles (12) et souvent émanant de seules sources espagnoles (13), donnant de ce fait un regard unilatéral très contesté par la suite. Scolairement le personnage a jouit d’une curieuse ambiguïté, la montrant régulièrement à travers des images de codex sensés fournir de multiples informations sur tel ou tel événement mais sans forcément la nommer, elle, et permettre ainsi son identification (14). Ou bien, si tel était le cas, rien de la complexité et de l’importance du personnage ne semblait filtrer comme un mystère savamment entretenu. Certes, depuis peu, quelques manuels scolaires des programmes de seconde générale lui offrent une nouvelle réalité plus proche des connaissances actuelles, mais encore de manière très éludée et sans permettre forcément un travail approfondi (15).

Fig 8 Hernan Cortez et La Malinche

Fig 8 : Hernan Cortés et La Malinche rencontrent Moctezuma II dans Tenochtitlan, 8 novembre 1519.

Fig 9 La rencontre de Cortés et Moctezuma

Fig 9 : La rencontre de Cortés et Moctezuma vue par un peintre anonyme du 17e siècle. Facsimile (c. 1890) de Lienzo de Tlaxcala.

Quel intérêt peut-on trouver justement pour les élèves, en secondes générales comme professionnelles, d’approfondir l’étude d’un seul personnage qui ne rentre pas de plain-pied dans les programmes ou les manuels ? La conquête de l’Empire aztèque par les hommes de Herman Cortés n’a pas cessé de fasciner des générations de curieux, d’historiens et même d’élèves. En France, la focale par laquelle cette histoire est abordée reste sensiblement la même. Elle offre immanquablement le point de vue européen, sous l’angle de la naissance d’une Amérique centrale nouvelle, majoritairement espagnole. Certes, parfois, ça et là (notamment en quatrième), quelques documents proposés (textuels, images, etc.) présentent le regard des vaincus, mais celui-ci figure rarement dans les pages « cours » et davantage au détour d’une rubrique : « Pour en savoir plus, approfondissement… », qui n’est pas systématiquement abordée par les enseignants.
La figure de Dona Marina ou Malintzin fait pénétrer de manière frontale dans le vif du sujet d’une rencontre historique et culturelle entre deux mondes antinomiques. Dans un premier temps, au cours d’une leçon d’une heure et demi, il est proposé aux élèves une première approche biographique afin de présenter le contexte, c’est-à-dire les lieux de sa naissance, ses origines, sa rencontre avec Cortés, le rôle qu’elle joue dans la conquête du futur Mexique, en insistant sur le fait que les informations viennent majoritairement du camp espagnol et en précisant davantage les raisons de l’ambiguïté du personnage, liées en grande partie par la conquête brutale et le rôle de traductrice au service des ennemis qui fut le sien.
Dans un second temps, il est proposé aux élèves une recherche documentaire à partir d’Internet sous forme de dossier/exposé, leur permettant d’approfondir ce qui a été vu en cours. Les indications sont nombreuses et détaillées. Ils doivent trouver des informations supplémentaires à partir de plusieurs sites qu’ils confrontent et donner des définitions précises de deux termes qui leur sont indiqués : la LLorona (figure folklorique mexicaine d’une femme tueuse d’enfants et qui est souvent associée à Malintzin) et Chingaga (la violée, terme très péjoratif utilisé par les Mexicains pour la désigner). Puis il leur faut fournir un « corpus » de quatre images représentant ce personnage historique, deux contemporaines de la période (Regard aztèque/ regard espagnol) et deux autres, une de la période moderne (17e-18e siècle) et une actuelle (peinture, publicité, BD…). À chaque fois, ils doivent identifier l’auteur, la date de création et un titre de l’œuvre. Chaque document doit être décrit précisément en insistant sur ce qu’a voulu montrer l’auteur et en comparant  ces quatre œuvres : différences, points communs/récurrences…
L’ensemble de l’étude doit aboutir à une réflexion personnelle des élèves sur la Malinche et la manière dont elle est comprise à l’heure actuelle. L’exercice reste difficile mais il permet de se confronter directement aux sources et de saisir la complexité d’un personnage, qui joue encore un rôle symbolique important dans l’appréhension par tout un peuple de son histoire, toute à la fois violente et métissée.

 

(7) Je renvoie à l’ouvrage de Serge Gruzinski, La Pensée métisse, Fayard, Paris, 1999.
(8) Voir Philippe Norel, « L’histoire de la mondialisation relève-t-elle de l’histoire globale ? », in P. Norel et Laurent Testot (dir.), Une histoire du monde global, Sciences Humaines Éd., Auxerre, 2012, pp. 268-277 ; et Serge Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ?, Fayard, Paris, 2015, pp. 146-148 (« La première mondialisation européenne »).
(9) Paul Claval, critique de Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte de l’Amérique a transformé le monde, Paris, Albin Michel, 2013, dans Géographie et Cultures, n° 88, 2013, pp. 274-275.
(10) Des études récentes à partir des dépouillements des registres de navigation de plus de 35 000 navires négriers sur trois siècles permettent d’offrir une vision précise des départs et destinations, montrant d’une certaine manière que la notion de commerce triangulaire semble désormais inappropriée et se déplace plutôt vers l’Amérique du Sud et plus particulièrement le Brésil, qu’à destination de l’Amérique du Nord. Voir http://libeafrica4.blogs.liberation.fr/2015/09/20/la-traite-transatlantique-des-esclaves-en-2-minutes et http://slavevoyages.org/tast/index.faces
(11) Voir Sandra Cypress Messinger, La Malinche in Mexican Literature: from History to Myth, Austin University of Texas Press, 1991.
(12) Mariane Gaudreau, « Les multiples visages de la Malinche ou la manipulation historique d’un personnage féminin », Altérités, vol. 7, n° 1, 2010, pp. 71-87.
(13) Mariane Gaudreau, ibid., p. 74.
(14) Dans un manuel récent, Histoire 2de Hachette éducation, avril 2014, on trouve dans un sujet d’étude « La controverse de Valladolid » une image du codex Lienzo de Tlaxala intitulée « Une exploitation économique des populations locales ». Des plénipotentiaires aztèques apportent de très nombreuses victuailles aux Espagnols et à Cortés assis sur une estrade et accompagnée de Malintzin qui n’est absolument pas identifiée dans le manuel ni par la légende ni par aucune information annexe.
(15) Ainsi, le manuel Histoire 2de Belin, 2011 propose un sujet d’étude intitulé « Tenochtitlan, une cité confronté à la conquête et à la colonisation » dans lequel deux documents (doc. 2, p. 172 et doc. 4, p. 173) abordent le personnage de Dona Marina « à la rencontre de deux mondes » qui peut être un bon point de départ pour une analyse plus poussée.

Enseigner une histoire « globale », connectée en classes de secondes générales et professionnelles (1/3)

Les programmes scolaires des collèges comme des lycées ont toujours, plus ou moins, fait apparaître « l’autre » comme objet d’étude, même si la trame centrale restait une histoire nationale et, de plus en plus, européenne. La notion de mondialisation, de monde global paraissait davantage réservée à des questions géographiques. Que ce soit au collège ou au lycée, chaque fois que ces aspects ont été abordés au fur et à mesure des réformes successives, les études sur « les grandes découvertes » évoquent la plupart du temps la vision d’échanges unilatéraux, où l’Europe, non contente de dominer les échanges internationaux, économiques, scientifiques et culturels comme politiques, semble même enfanter ce monde dit moderne. Si l’on étudie l’Inde, c’est par le biais de la colonisation, idem pour l’Afrique.
Cependant, peu à peu le regard historique change, lentement, et s’avance également à l’école sur des chemins moins traditionnels. Les dernières réformes semblent en avoir tenu compte. Ainsi, les programmes du lycée général comme professionnel abordent des thèmes communs mais avec encore, malgré les querelles médiatiques (1), une vision européocentriste axée, en seconde bac professionnelle, autour de la dynamique expansionniste européenne à travers les « voyages-découvertes », la Renaissance et plus tard la philosophie des Lumières aboutissant à la Révolution française. Ainsi, à relire l’introduction du programme d’histoire de la classe de Seconde bac professionnelle, il est clairement notifié que « les Européens grâce à leur supériorité technique en sont les acteurs essentiels ». De fait, les quatre sujets d’histoire de la première année fabriquent un « récit » thématique qui offre une vision linéaire et « simplifiée » de la  « conquête » européenne des savoirs et du monde également. Si des problématiques plus ouvertes comme l’esclavage et la controverse de Valladolid semblent permettre d’accéder à la vision de « l’autre », c’est toujours dans une optique d’un dialogue européen sur son propre regard du monde, rarement dans la logique d’échanges ou de confrontations des points de vue, même si pourtant, là encore, l’analyse des grandes lignes du référentiel de seconde générale indique, très succinctement que « c’est bien à une histoire globale qu’il s’agit d’initier les élèves ».
Depuis 2009, j’ai testé avec six classes de seconde bac pro et deux de secondes générales et technologiques (soit près de 200 élèves) différentes propositions de cours toutes en lien avec les référentiels, que ce soit dans leur totalité ou en partie. Quatre des cinq axes proposés ici (à l’exception du « Grand échange colombien ») ont été traités dès le début et sans cesse remaniés jusqu’à présent. Plusieurs éclairages l’ont été de manière ponctuelle, à la fois presque dès le départ, souvent en rajout, mais jamais de manière récurrente (2). Les axes choisis ont été conçus avec comme objectif principal de créer une vision d’ensemble de ces phénomènes historiques, à la fois en changeant le regard par trop européocentriste et en montrant également les « mécanismes » à l’œuvre et les changements qui en découlent.

1) Dresser une autre carte des espaces internationaux entre le second quart du 15e siècle et la fin du 16e siècle

Quelles que soient les formulations proposées – « Nouvelles visions de l’homme et du monde à l’époque moderne (XVe-XVIIIe siècle) » en seconde générale, ou « Les Européens et le monde (XVIe-XVIIIe siècle) » en seconde professionnelle –, la démarche générale reste identique. In fine, c’est toujours l’Europe qui façonne ce nouveau monde (3), qui « occidentalise » (4) la planète. Si cette affirmation est quasiment indéniable à partir de la fin du 18e siècle et au cours du 19e siècle, les phases qui ont amené à ces résultats, les situations initiales, ne le sont pas forcément. Souvent dans les manuels scolaires avant la nouvelle réforme de 2010, les thèmes étant « Humanisme et Renaissance », c’est sous l’angle des « nouvelles terres découvertes et conquises par les Européens » que les cartes proposées présentent les espaces que vont « découvrir » et conquérir les Européens, avec parfois quelques indications sur les civilisations qu’ils vont côtoyer. Par contre, depuis cinq ans et les éclairages initiés par la réforme, de nouvelles représentations plus précises qu’auparavant permettent de mieux appréhender une vision géopolitique internationale  plus complexe.

Fig 1 Le Monde vers 1450

Fig. 1 : Le Monde vers 1450, dans Manuel Hachette éducation, avril 2014, p. 168.

Mais là encore, il ne s’agit que de documents, d’une certaine manière « illustratifs », qui ne permettent pas forcément d’appuyer un travail comparatif nécessaire dans une optique d’histoire globale. C’est donc bien à l’enseignant de décider de ses choix, d’orienter de manière plus déterminée le regard hors d’une perception européocentriste du Monde. C’est pourquoi, la première séance que j’aborde en classe propose une réflexion sur l’état du monde au cours d’une période comprise entre 1405 (le premier voyage de l’amiral Zheng He) et 1492 (le premier voyage de Christophe Colomb). L’objectif clairement défini avec les élèves est de présenter la plupart des « grandes » civilisations entre ces deux dates et d’observer leur développement, leurs « particularités » économiques, culturelles et sociales. En s’appuyant à l’aide de cartes que l’on trouve facilement désormais (Fig. 1) dans les manuels scolaires les plus récents, les élèves vont élaborer à leur tour, à partir d’un fond de carte fourni par le professeur, un planisphère « géopolitique » comprenant les « grandes puissances » ou les États fortement structurés de cette période de près de quatre-vingts ans, les relations entre différentes zones géographiques comme l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient, ou entre la Chine, Calicut en Inde et le détroit d’Ormuz jusqu’à la côte australe de l’Afrique, sans oublier les zones relativement isolées ou éloignées de ces grands axes commerciaux (la Méso-Amérique, l’Océanie). Pour chaque puissance étudiée, les élèves notent de manière très succincte les points forts, culturellement, les technologies maîtrisées, les « faiblesses éventuelles » :
La grande maîtrise architecturale des Aztèques, des Mayas et des Incas, leurs connaissances poussées en matière d’astronomie et d’agriculture combinées à l’ignorance de la roue pour les transports ainsi qu’un armement possédant des caractéristiques de l’âge de pierre…
La puissance militaire ottomane, son importance économique, culturelle et diplomatique.
Le haut degré de civilisation de la Chine impériale, montrant à quel point cette puissance pouvait rivaliser avec, voire largement dépasser le monde européen.
L’importance du commerce transsaharien, le rôle de l’or soudanais dans les échanges avec l’Europe et l’Asie, l’importance du commerce des esclaves en Afrique, vers le Moyen-Orient, l’Inde et la Chine.
Une partie de ces informations sont reportées sur la carte. Puis avec d’autres supports (vidéos), il leur est également proposé deux éclairages plus importants, l’un sur la construction de l’Empire ottoman (Le dessous des cartes), l’autre sur les sept expéditions navales de l’amiral chinois Zheng He (Fig. 2) de 1405 à 1433 (film documentaire de Chen Qian, 2006, diffusé par Arte en 2009).
Dans le premier cas, la visualisation des différentes étapes de la construction de l’Empire ottoman, ainsi que de ses enjeux en Europe, permet d’aborder les effets de l’émergence de cette nouvelle grande puissance, entre Orient et Europe, au 16e siècle, et les incidences sur les routes commerciales continentales et maritimes, en Méditerranée, influençant sans doute la recherche de ces nouvelles voies maritimes qui contournent l’Afrique ou traversent l’océan Atlantique avec les conséquences que l’on connaît. Dans le second cas, il s’agit de présenter les expéditions chinoises qui explorèrent une grande partie de l’Asie du Sud-Est, les côtes de l’Inde, le détroit d’Ormuz et la côte orientale de l’Afrique bien avant l’arrivée des navires de Vasco de Gama dans l’océan Indien. Même si le ton un peu « hagiographique » de ce film nécessite quelques explications, entre autres sur la dimension idéologique de la réappropriation par la Chine actuelle de son histoire passée (5), les informations archéologiques, les sources diverses ainsi que les restitutions historiques en 3D révèlent aux élèves les capacités importantes de la puissance chinoise de la période Ming. Elles interrogent également des enjeux stratégiques bien différents de ceux des Européens, puisque l’empereur Yongle ordonnera de détruire cette flotte afin d’orienter la politique chinoise vers le coûteux prolongement de la muraille de Chine face à la menace Mandchoue (6).

Fig 2 Comparaison Zheng He

Fig. 2 : Comparaison entre la caravelle portugaise et un navire de l’amiral Zheng He. Source : http://comaguer.over-blog.com/article-la-chine-au-xv-siecle-113453925.html

Ainsi, par ce premier travail préparatoire, l’Espagne et le Portugal n’apparaissent pas comme les seules grandes nations, s’élançant à la conquête d’un monde vaste mais aux contours géopolitiques flous. Elles sont confrontées à d’autres puissances plus ou moins en capacité de leur résister, elles-mêmes ayant des visées expansionnistes autant commerciales que militaires (l’Empire ottoman, le sultanat de Delhi, l’Empire Ming en Chine, pour n’en citer que quelques-unes).

(1) Des débats particulièrement médiatisés eurent lieu notamment en 2010 autour de l’enseignant et historien Dimitri Casali sur la disparition supposée de l’enseignement de Louis XIV et Napoléon dans les programmes des collèges. Plusieurs pétitions furent relayées par des journaux comme Le Figaro. Voir « Louis XIV, Napoléon, c’est notre Histoire, pas Songhaï ou Monomotapa » et http://aggiornamento.hypotheses.org/1035

(2) Il s’agit de pistes qui ne seront pas traitées dans cet article et ont été proposées aux élèves depuis 2008, comme l’analyse de ces phénomènes économiques et culturels mettant en place une sorte de première mondialisation étudiée à partir de l’ouvrage de Timothy Brook (Le Chapeau de Veermer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation, Payot, 2008. De la même manière à partir de la thématique intitulée « l’essor d’un nouvel esprit scientifique et technique » en filière générale, il paraissait intéressant de montrer des exemples de développements technologiques de la part  de civilisations qui pouvaient sembler pourtant dépassées, contredisant ainsi les discours habituels d’une science devenue essentiellement occidentale : les essais de fusées de Lagâri Hasan Çelebi au-dessus du palais de Topkapi à Istanbul en 1633, et l’utilisation de « rockets »  par les troupes de Tipu Sultan lors des guerres du Mysore contre les Anglais, en Inde, à la fin du 18e siècle.

(3) Serge Gruzinski, L’Histoire, pour quoi faire ?, Fayard, Paris, 2015, pp. 146-152.
(4) Serge Gruzinski, ibid., pp. 152-154.
(5) Serge Gruzinski, ibid., pp. 51-53.
(6) Texte tiré de Philippe Ché, « La marine chinoise du Xe au XVe siècle », Publication de l’IUFM de la Réunion, 1998.