Vers une histoire globale de l’aventure industrielle

A propos de l’ouvrage de Patrick Verley, L’échelle du Monde – Essai sur l’industrialisation de l’occident, Paris, Tel Gallimard, réédition 2013.

verley_echelle_monde.indd

Il s’agit là d’un ouvrage sur l’histoire de la « révolution industrielle », constituant une référence depuis sa première parution en 1997 et aujourd’hui réédité en poche, avec une importante postface. Cette dernière a le mérite de situer l’évolution de la réflexion depuis quinze ans et surtout de montrer comment cette discipline relativement jeune qu’est l’histoire globale pourrait aujourd’hui infléchir la réflexion menée. C’est aussi un livre au titre a priori énigmatique et passablement ambigu. Que désigne cette « échelle du monde » ? S’agit-il de montrer que tous les pays du monde ont vocation à faire progresser leur économie grâce à cette « échelle » que constituerait l’industrialisation ? Cette interprétation serait d’autant plus plausible que Patrick Verley précise à maintes reprises que l’histoire de la révolution industrielle ne peut pas être séparée de l’histoire longue des industrialisations, y compris celles qui s’amorcent sous nos yeux depuis trente ans. Mais comme on va le voir, l’une des thèses clés de l’ouvrage est que « l’aventure industrielle » qui s’ouvre en Grande-Bretagne, dans la seconde moitié du 18e siècle, va se trouver largement accélérée par l’espace extérieur, ses débouchés, ses importations possibles, bref le profit qu’il est possible d’en tirer. C’est alors le « monde », le marché global en tant qu’adjuvant de l’industrialisation, plus généralement comme moyen d’ascension et de développement, qui serait en jeu dans ce titre (comme l’auteur l’avoue du reste brièvement dans sa postface). D’où une méprise possible – prendre ce livre pour un pur ouvrage d’histoire globale – qui peut sans doute se produire lorsqu’on le lit un peu vite (voir à ce sujet la surprenante recension parue dans le Monde le 31 octobre dernier). Dans cette œuvre, qui est d’abord une longue et très précise recherche d’histoire économique sur l’industrialisation, il y a évidemment beaucoup à apprendre. Commençons donc par évoquer cette riche analyse avant d’y mêler, à dose homéopathique, l’histoire globale…

La première partie de l’ouvrage, sobrement intitulée « Perspectives », représente une bonne centaine de pages et constitue une tentative de repérage des problématiques et théories liées à la « révolution industrielle », un essai de généalogie des façons successives de la penser (chapitres 1 et 2). On voit ainsi que la question des machines, d’abord étudiée par Ricardo dans les purs termes de l’économie politique (le progrès technique peut supprimer des emplois à court terme mais ses effets de long terme seront positifs), devient dès le début du 19e siècle le problème des conséquences sociales de leur introduction, de leur impact sur le chômage et les conditions de vie. Peu d’interrogation sur les origines de l’aventure industrielle donc, mais soit une étude des mécanismes économiques qui lui sont liés (Mill), soit une approche historique chez Engels et Toynbee, notamment focalisée sur l’évolution des revenus ouvriers. Ce n’est qu’au début du 20e siècle avec Usher qu’est remise en cause l’idée de « rupture » instaurée par la machine et largement étayée l’hypothèse d’une évolution très lente, la grande unité de production (factory system) ne venant détrôner l’artisanat à domicile (putting-out system) que lorsque la rentabilité devient réellement supérieure avec un large usage des machines dans les usines, soit à la fin du 19e seulement. La réflexion sur les origines s’engage alors, écartant vite l’idée d’une cause unique au profit d’un faisceau de facteurs convergents, mais sans que soient véritablement spécifiées les interactions entre ces derniers. Plusieurs auteurs sont alors conduits à privilégier néanmoins une cause principale mais sans démontrer ni qu’elle est exogène à l’ensemble du processus, ni que les causes secondaires seraient endogènes, dans le cadre donc d’un « éclectisme à mauvaise conscience ». Verley montre alors que la réflexion sur le développement des années 1950 vient prendre la suite, notamment avec le tristement célèbre montage de Rostow et ses cinq stades du développement. L’auteur reste ici très poli mais cette construction mal ficelée (les étapes sont peu délimitées) totalement eurocentrique, reprenant les thèses les plus béates de l’évolutionnisme social et conduisant à comparer l’Angleterre du 18e siècle avec l’Inde du milieu du 19e, sans aucun souci des contextes radicalement différents, n’a évidemment plus sa place. Il n’en demeure pas moins que le concept de décollage (take-off) sera beaucoup discuté, approfondi, débouchant parfois sur des constructions intéressantes mais finissant sur des contradictions notoires : si les lois de l’économie sont assez différentes avant et après le décollage, la mise en évidence d’un taux d’investissement minimal pour décoller sembler manquer de logique.

Les approches qui suivront apparaissent plus riches. Ce sont d’abord les marxistes qui, avec Dobb, ont conçu la révolution industrielle comme « étape ultime de structuration des rapports de production capitalistes autour du machinisme et de la grande industrie ». Cette étape ne pouvait être franchie qu’une fois l’accumulation primitive du capital réalisée d’une part (via la montée au Moyen-âge du capital marchand et l’expansion coloniale), qu’une fois consommée l’expropriation des petits producteurs d’autre part (lors des enclosures anglaises du 16e siècle notamment). Dans cette approche, les origines de l’aventure industrielle ne sont plus à étudier de façon immédiate mais en replaçant l’événement dans une logique beaucoup plus large. C’est ensuite Gershenkron qui relie cette accumulation de capital (et de main d’œuvre disponible) à l’idée d’un big spurt permettant une rupture définitive, mais sans véritablement analyser le caractère seulement nécessaire ou déjà suffisant de l’accumulation primitive. Quant aux théories de la croissance qui reportent dans le passé les modèles valables pour le développement auto-entretenu de l’après révolution industrielle, elles ne peuvent logiquement expliquer cette dernière, la difficulté étant clairement de modéliser le changement. L’auteur semble prendre davantage le parti des approches plus empiriques qui se fondent sur les statistiques pour caractériser l’industrialisation : « Au tournant des années 1990, cette position nuancée semble être celle qui concilie le mieux l’acquis des recherches historiques qui confortent toutes l’idée de progressivité, de lenteur et d’inachèvement des mutations économiques et même techniques prises globalement, avec la reconnaissance d’un total redéploiement des ressources qui accéléra, avec un sensible décalage temporel, le développement d’institutions et de formes d’organisation radicalement nouvelles tant dans la production et les transports que sur les marchés des marchandises, de la main-d’œuvre et des capitaux ». Il ne va pas de soi pour autant que l’histoire se reproduise partout et Verley rappelle justement (chapitre 3) les thèses (de Mathias notamment) qui montrent que la situation britannique est unique, les concurrents ne pouvant plus considérer l’industrialisation comme une simple option, mais bien une nécessité pour ne pas rester à la traîne, par ailleurs en copiant ce qui existait déjà de fait. Il consacre aussi de très bonnes pages à la thèse de l’arriération, donc aussi aux avantages que possèdent les late-comers. Cette première partie se termine (chapitre 4) par les thèses de Wrigley selon lequel la révolution industrielle voit se substituer des énergies minérales aux énergies d’origines hydraulique, animale et humaine, mais surtout végétale (bois, matières premières d’origine agricole) libérant ainsi terre la terre et les forêts d’une pression devenue trop lourde. Mais l’auteur corrige aussitôt le propos : cette thèse reste partielle et ne peut par exemple expliquer a contrario l’impossibilité des Pays-Bas de passer à une véritable croissance de type industriel. Il faut donc que quelque autre facteur soit clé dans l’industrialisation et c’est là qu’intervient la disponibilité, ou pas, de marchés extérieurs en forte croissance. C’est elle qui dynamise la croissance dite smithienne et qui peut, dès que les baisses de prix engendrées par la division du travail ont atteint leurs limites, stimuler une croissance schumpeterienne fondée sur les nouvelles technologies et l’organisation du travail qui leur est associée.

C’est là une habile transition vers la seconde partie du livre, « Marchandises, marchés, Etats », longue cette fois de presque 600 pages et comportant un chapitre démesuré qui en comporte, à lui seul, plus de 250… Une telle disproportion est totalement inhabituelle, voire incongrue en regard des normes de construction traditionnelles. Mais il est possible que, chemin faisant, l’auteur ait réalisé concrètement toute la richesse explicative des « débouchés extérieurs et relations internationales » pour comprendre l’aventure industrielle.

Les trois premiers chapitres de cette partie relèvent d’une analyse serrée et, de fait, assez classique. Le chapitre 5 est consacré aux progrès de la consommation, en tant que composante principale de la demande dans les pays européens, c’est-à-dire des marchés internes. Et il apparaît vite que la croissance des achats, sur un rythme lent mais assez régulier, caractérise nettement le siècle qui précède 1780, date par trop officielle du début de la révolution industrielle. De fait, « jusqu’à la césure des années 1860-1870, l’impulsion à la croissance industrielle est donc, même en Grande-Bretagne, le fait d’une demande de biens de consommation qui répondent à des besoins simples (vêtements, aménagement de la maison, alimentation) et dont les premières manifestations dans les couches larges de la population peuvent déjà se percevoir en Angleterre dès la fin du 17e siècle. Elle produit ses effets bien avant que les changements des techniques et des formes d’organisation du travail, auxquelles on attribue habituellement un rôle majeur dans la hausse de la productivité du travail, ne puissent exercer les leurs ». Autrement dit, la consommation stimule l’activité manufacturière et l’industrie naissante bien avant que la hausse des revenus liée aux gains de productivité vienne à jouer à son tour en augmentant la demande. Cette thèse, assez proche du concept de « révolution industrieuse » marque donc le progrès fait préalablement, suggère que la production a suivi cette consommation simple. Ainsi préalablement stimulée, la production sera dès lors au rendez-vous de l’exportation permise par la maîtrise britannique de l’économie atlantique et de l’Asie du sud, après 1750… Et ensuite s’enclencheront croissances smithienne, puis schumpeterienne. Avec un poids de plus en plus grand de l’exportation dans la vente des produits industriels britanniques au cours du 19e siècle. L’auteur nous montre alors que c’est dans le textile que ce stimulant jouera le plus, non pas tant par une influence féminine sur l’évolution de cette consommation que par une influence des modes de consommation urbains et des classes supérieures. Il en résulterait une certaine dégradation de qualité pour obtenir des prix plus bas et parfois une certaine standardisation. L’auteur développe alors le cas spécifique des « indiennes », ces cotonnades imprimées, importées d’abord et très prisées pour leur qualité, puis interdites d’entrée dans les ports occidentaux comme de fabrication locale en France et en Grande-Bretagne. Leur production balaiera ces réglementations et en fera le fer de lance de la révolution industrielle, notamment par la stimulation de la mécanisation du filage et du tissage induite par une forte demande. Là aussi c’est une évolution lente de la consommation comme la transformation des goûts qui sont à la source de la première demande motrice de l’industrialisation. L’amateur de faits historiques significatifs sera comblé par les 24 pages érudites consacrées à ce chatoyant sujet…

Portant sur la circulation des marchandises et de l’information, le chapitre 6 contribue lui aussi à étayer l’idée d’un lent progrès de la consommation, précisément permis par une certaine unification territoriale liée à la construction de routes (surtout en France),  d’infrastructures pour le cabotage (surtout en Angleterre), de canaux (dans les deux pays). En retour, ces voies de communication, améliorées au 18e siècle, seront des stimulants cruciaux pour l’industrie (notamment canaux et cabotage qui acheminent plus facilement charbon et matières premières vers les centres industriels). Il n’en demeure pas moins que les baisses du coût du transport sont plus spectaculaires en matière de navigation maritime : « le fret du coton de La Nouvelle Orléans à Liverpool tombe entre 1818 et 1850 de 4 cents à 0,74 cent la livre », soit donc de plus de 80% de baisse, alors que le coût du transport intérieur de marchandises en France ne décroît que de 25% sur la même période. Et « les négociants en coton de Manchester se plaignent qu’il soit plus long de faire venir leurs achats de Liverpool par le canal que de leur faire traverser l’Atlantique ». Mais la possibilité de vendre plus, dès la seconde moitié du 18e siècle, est aussi à relier aux progrès du grand négoce international comme à l’apparition des grossistes et à la « révolution du commerce de détail » dans les pays les plus avancés.

Laissons de côté le chapitre 7, consacré à l’évolution des structures sociales et des pouvoirs d’achat (notamment pour préciser comment la consommation peut ainsi croître, avant même les débuts de la révolution industrielle puis progresser de façon régulière, mais sans explosion, ensuite) pour nous consacrer au problème qui justifie le titre de l’ouvrage, la question des débouchés extérieurs, objet du chapitre 8. L’auteur commence par y montrer le caractère éminemment conflictuel de la recherche des débouchés pour les trois pays leaders entre 1650 et 1780, dans la mesure où les produis qu’ils offrent sont plus concurrents que complémentaires. Il fournit surtout quelques chiffres clés. Ainsi, pour la Grande-Bretagne, le taux d’ouverture (exportations/PIB) reste faible jusqu’en 1830 et n’atteindrait que 17% en 1870 ; néanmoins le taux d’ouverture industrielle (exportations industrielles / production industrielle) serait plus significatif, 4% en 1700, proche de 9% en 1780 et bondirait ensuite jusqu’à atteindre 67% en 1850. On pourrait alors penser que les exportations de l’industrie, même si elles semblent motrices de ce secteur au milieu du 19e siècle, seraient sans importance avant 1780. Verley nous met en garde contre une telle conclusion : non seulement le taux d’ouverture est d’emblée très élevé pour certaines branches, les plus dynamiques de la révolution industrielle (par exemple 50% dans les cotonnades dès 1760), mais encore, si l’on raisonne en termes de contribution des exportations industrielles à la croissance du PIB, les performances de l’exportation sont beaucoup plus significatives que le taux d’ouverture ne l’indique. Confirmant cette importance, la longue lutte entre la France, les Provinces-Unies et la Grande-Bretagne, tant pour les marchés que pour les sources d’approvisionnement, ne cessera pas avant 1815 aussi bien sur le front nord-américain que pour l’enjeu des métaux précieux ibériques ou encore les débouchés méditerranéens, plus tard sur le marché indien.

Si l’on raisonne ensuite par périodes, il apparaît clair que, de 1720 à 1760, la contribution des exportations à la croissance se ralentit en Grande-Bretagne, laissant ici tout son rôle à la consommation issue de la « révolution industrieuse ». Néanmoins le pays conforte ses débouchés ibériques et méditerranéens (plus de la moitié dans les années 1750) composés à plus de 80% de produits « industriels ». A partir de 1760, ce débouché se contracte relativement mais se trouve relayé par le complexe des marchés américains qui, pour sa part, va faire de l’exportation industrielle britannique un véritable moteur de transformation industrielle. L’exportation de produits manufacturés concerne évidemment les îles des Caraïbes pour la consommation des planteurs (mais aussi l’Afrique, débouché intermédiaire dans la traite des esclaves destinée à ces îles) avec des effets industrialisants en retour (raffineries de sucre entre autres). Elle concerne surtout les treize colonies britanniques d’Amérique du Nord qui vont constituer, à la fin du siècle, un marché semblable à celui des Pays-Bas. Ce marché se verra renforcé par l’indépendance des États-Unis après 1776, les modes de consommation des nord-américains ne se démarquant guère de leur homologue britannique. Verley ajoute deux autres raisons : le faible prix des produits britanniques d’une part, l’inertie des réseaux commerciaux établis d’autre part. Il consacre ensuite la fin du chapitre à l’étude détaillée de chacune des industrialisations européennes entre la révolution française et 1860. Pour la Grande-Bretagne il en ressort une tendance logique à la prépondérance des exportations de filés/tissus de coton, plus généralement de cotonnades, dans la production de la branche, et d’un poids très important de ces mêmes exportations dans l’exportation industrielle totale, notamment grâce au marché nord-américain. De fait, à partir de 1820, l’exportation devient vitale pour la pérennisation de la révolution industrielle britannique, notamment dans la mesure où l’industrie du coton a de multiples effets d’entraînement sur d’autres branches comme la sidérurgie ou la chimie. Enfin, lorsque le débouché continental européen se ferme à ces cotonnades, puis que le débouché nord-américain devient moins attractif, c’est l’Inde qui devient paradoxalement le premier marché des cotonnades britanniques, contribuant dans les années 1856 à 1886 à près de la moitié du taux de croissance de la production cotonnière outre-Manche.

C’est enfin dans sa postface que l’auteur réalise une brève incursion dans ce que l’histoire globale pourrait apporter à son propos. Il mobilise Pomeranz et sa « grande divergence » pour étayer une partie de ses thèses, sans peut-être donner l’importance qu’elle mérite à la thèse des « hectares fantômes » : c’est bien en permettant une culture très abondante de coton, totalement impossible sur le sol européen déjà en proie à des problèmes écologiques, que les territoires conquis ou utilisables commercialement ont stimulé, non seulement l’industrie des cotonnades, mais aussi la recherche afin de mécaniser le filage et le tissage. En ce sens, c’est bien l’un des cœurs techniques de la révolution industrielle qui est mis en place par l’économie globale issue du mercantilisme. Verley est beaucoup plus convaincant dans les pages qu’il consacre à l’analyse de cette révolution comme un mouvement classique de substitution d’importations ou encore d’imitation de la dynamique indienne. Il montre d’abord que les difficultés économiques du 17e siècle en Europe étaient dues très largement au drain d’argent vers la Chine qui alors reconstruisait son système monétaire sur ce métal et obligeait les Européens à payer en argent, issu des Amériques, leurs achats de soie, jade et porcelaine. Les grandes compagnies commerciales européennes auraient réagi en cherchant à acheter ces produits grâce aux gains monétaires réalisés sur le commerce interne à l’océan Indien. Et surtout à importer massivement des produits asiatiques à bon marché (porcelaines standard et tissus imprimés du Bengale) pour rentabiliser leur activité, habituant les consommateurs européens à ces produits et stimulant les entrepreneurs de notre continent à copier les produits asiatiques. Dans le premier quart du 18e siècle, malgré le drain vers l’Asie, l’approvisionnement en argent redevient suffisant pour stimuler la croissance européenne, de plus en plus tournée vers l’industrie, d’autant que la Grande-Bretagne capte désormais l’or brésilien… Mais pour Verley l’essor de cette industrie relève en partie d’une substitution d’importations : on cherche à remplacer par des productions européennes les tissus indiens (et la porcelaine chinoise) jusque là importés; avec l’impact que l’on sait sur l’industrie des cotonnades. En ce sens, l’industrialisation européenne serait le premier développement par la substitution d’importations, stratégie qui deviendra très à la mode, au milieu du 20e siècle, en Amérique latine, en Corée du Sud ou à Taïwan, avant de se convertir en « promotion d’exportations industrielles » dans ces deux dernières économies. Où l’on voit que les stratégies de développement économique ne sont pas des processus d’imitation de la seule Europe : la Grande-Bretagne avait dans un premier temps imité l’Asie avant de réexporter vers cette dernière les produits copiés et à production de plus en plus mécanisée.

Au total, l’échelle du Monde est sans doute l’un des premiers livres sur la révolution industrielle à donner l’importance qu’il mérite au contexte global (aux côtés, il est vrai, du tome 3 du système-monde moderne de Wallerstein, paru en 1987). Et c’est sans doute à ce titre qu’il peut confirmer aujourd’hui son statut de référence incontournable.

La mer impériale

À propos de :

Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans

Cyrille P. Coutansais, CNRS Éditions, 2013.

atlas-empires-maritimes

Ayant récemment dirigé un hors-série de Sciences Humaines Histoire consacré à « La nouvelle histoire des empires », j’ai été frappé, lors de mes lectures exploratoires du sujet, par une observation de Gérard Chaliand : si l’Inde a pu être conquise tout entière par les Britanniques, alors que les conquérants précédents (d’Alexandre le Grand aux Moghols, qui ne contrôlaient que l’Inde du Nord) s’y étaient cassés les dents, c’est qu’ils seraient arrivés par voie maritime, et non terrestre.

Voile et canons

Par un hasard amusant, l’image retenue en couverture de « La nouvelle histoire des empires » est celle d’un navire occidental des 17e ou 18e siècles, un brick peut-être (je ne suis pas spécialiste de technologie marine). En tout cas, il montre ce que Geoffrey Parker, dans La Révolution militaire (voir le billet « La guerre moderne, 16e – 21e siècles »), estime être le ressort de la puissance coloniale occidentale : au-delà de la capacité à mettre en œuvre des canons, l’habilité à les utiliser sur mer, émergeant des lignes de sabord, en ligne, au plus près de la ligne de flottaison, permettant d’envoyer par le fond tout rival assez téméraire pour s’y frotter. Des Portugais s’insérant de force dans les réseaux commerciaux de l’Asie côtière du 16e siècle aux Britanniques assiégeant la Chine au 19e siècle, les empires coloniaux européens s’imposent progressivement au monde par cette combinaison meurtrière d’artillerie et de voile (cette dernière étant remplacée tardivement par le cuirassé mû par la vapeur), comme le soulignait Caro M. Cipolla dans un livre au titre explicite : Guns, Sails, and Empires: Technological innovation and the early phases of European expansion, 1400- 1700 [Sunflower University Press, 1985].

D’Athènes à Albion, en passant par Sriwijaya et Venise, la mer a permis à des hégémonies différentes de s’imposer. N’ayant pas disposé du temps nécessaire à leur évocation dans « La nouvelle histoire des empires », je vais combler cette lacune en explorant un étonnant ouvrage : l’Atlas des empires maritimes. Une histoire globale vue des océans, de Cyrille P. Coutansais – premier atlas publié en français se revendiquant des apports de l’histoire globale.

Il est vrai que le terme empire, comme le souligne l’auteur, conseiller juridique à l’état-major de la Marine française, « évoque l’Égypte pharaonique, la Perse achéménide ou encore la Chine des Ming plutôt que les dominations crétoise, carthaginoise ou vénitienne. La raison ? Probablement une fascination pour ces grandes emprises continentales, aptes à rassembler peuples et territoires, et une méconnaissance des choses de la mer. L’apparent soft power vénitien n’a pourtant rien à envier au hard power gengiskhanide. » L’argument, en creux, ramène aussi à un paradoxe : en France, le terme empire renvoie d’emblée aux Premier et Second Empires des Napoléon, ou à l’Empire colonial d’une France successivement royaliste, révolutionnaire, impériale et républicaine – des entités qui avaient une dimension ultramarine plus ou moins affirmée, mais tenue pour périphérique.

Un empire maritime, poursuit Coutansais, est « une puissance détenant une flotte capable d’exercer sa force et son contrôle sur les mers, afin d’en maîtriser les principaux courants d’échange. » Telle quelle, elle détient ainsi une « capacité hégémonique. Si Venise peut faire face à l’Empire ottoman, elle le doit certes à sa puissance financière qui lui offre la possibilité d’armer sans cesse de nouvelles galères mais, plus encore, à son rôle d’intermédiaire obligé du commerce entre l’Orient et l’Occident. La Sublime Porte, dépendante des ressources que lui procurent ces échanges, est ainsi contrainte de se plier au bon vouloir de la Sérénissime. »

Lire la suite

Les marchés, la morale et l’histoire

À propos de :

GRENOUILLEAU Olivier [2013], Et le marché devint roi, Paris, Flammarion.

Et le marché devint roi

Olivier Grenouilleau, contributeur ponctuel de ce blog, est un des promoteurs de l’histoire globale en France. À la suite d’une réflexion ébauchée dans Les Traites négrières. Essais d’histoire globale [2004] publié (et réédité en 2008) chez Gallimard, il produit aujourd’hui un livre en forme, pour citer son sous-titre, d’« Essai sur l’éthique du capitalisme ».

L’auteur entreprend une histoire des débats qui, de très longue date, opposent partisans et détracteurs du marché. Il montre que les critiques, souvent présentées comme récentes et liées à la montée en puissance d’un capitalisme financier perçu comme déréglé, apparaissent en même temps que le, ou plutôt les marchés – un marché émerge dans une société donnée, et peut coexister avec d’autres. Et que « les éléments premiers de la typologie du pour et du contre étaient relativement peu nombreux […]. D’un côté l’on trouve l’image d’un marché vain, vil et dangereux, conduisant à la démesure et au déséquilibre, de l’autre celle d’un capitalisme utile, vertueux, incontournable, régi par des lois s’imposant d’elles-mêmes. » La thèse, articulée sur le temps long, est donc que c’est parce que les marchés ont été critiqués dès leur émergence qu’a été élaborée progressivement une éthique du capitalisme, défense répondant point par point aux attaques. « Le marché a été d’emblée fustigé, à toutes les époques et partout où il s’est renforcé ».

L’auteur commence par distinguer le marché de l’échange. L’homme, animal social, échange depuis des éons. Quand l’échange devient organisé, régulier et tend à répondre à des règles socialement admises, il est marché. Le marché émerge au moins dès le Néolithique, avec un commerce sur longue distance d’armes et de biens de luxe doublé de la diffusion de pratiques élitistes (élévation de mégalithes…). Et ses composantes, soit l’échange marchand régulier, la monnaie, le prêt à intérêt…, sont, depuis plus de deux millénaires, objets de débats. Aristote, au 4e siècle avant notre ère, estime que les uns acquièrent leur richesse au détriment des autres, mettant en péril l’ordre naturel des choses. C’est que le commerce ouvre vers l’extérieur, le marchand recherchant le profit en se livrant à des échanges lointains qui ne sont accessibles qu’à un nombre restreint. Et la Grèce ancienne considère l’échange comme honorable seulement quand il se limite à la sphère de la cité.

Le marchand, montre l’étymologie, est toujours surnuméraire dans les sociétés indo-européennes. Hors de la triade prêtre-guerrier-laboureur, il est « occupé » (le buzy de business) aux affaires – « à faire » –, au négoce (negotium signifiant en latin absence de loisirs), bref à des activités annexes sinon perverses. Hermès, dieu des marchands, patronne aussi les voleurs. Si la philosophie grecque s’épanouit dans une société marquée par la montée en puissance du commerce – les phases de prospérité ont toujours favorisé le développement de la pensée –, Platon défend pourtant, dans la République, l’idée que le dirigeant idéal doit ignorer jusqu’à l’usage de la monnaie. Quand à la Bible, elle voit dans la richesse une souillure qui empêche le fidèle d’accéder à Dieu. « L’avarice ou désir d’avoir est le premier des vices, à l’origine de tous les autres, déclare l’abbé Morelly dans Le Code de la Nature (1755). » Dans la société javanaise du 17e siècle étudiée par Romain Bertrand, les marchands sont le repoussoir de l’élite noble, l’archétype de la vulgarité. Dans le royaume du Dahomey, enrichi par les traites humaines au 18e siècle, l’élite nobiliaire institue d’importantes et périodiques destructions de biens de prestige et d’esclaves afin d’empêcher l’émergence de ce qu’on appellerait aujourd’hui des classes moyennes.

L’auteur insiste : l’histoire se répète, recombinant à l’envi les mêmes éléments. « Dans son Utopia (1516), Thomas More institue la communauté des biens […]. La Cité du Soleil de Tommaso Campanella (1625) va plus loin puisqu’on y passe d’une égalité dans la distribution et la consommation des biens à une organisation collective de la production. » Et le 19e siècle, de Karl Marx à Pierre-Joseph Proudhon, en passant par Robert Owen, Charles Fourier, Victor Considérant, Étienne Cabet ou Jean-Baptiste Godin, sans oublier les saint-simoniens, sera « jalonné de pensées et d’expériences […] rejetant la dure loi du marché ».

C’est donc un trait récurrent de l’histoire : le marché s’ouvre vers le lointain, et il est perçu inévitablement comme menaçant l’ordre traditionnel des choses, voire à l’origine de la guerre. Le marché est discorde chez les Grecs, le capital est en guerre contre le prolétaire chez Marx. Dénoncé comme intrus, le marché va élaborer une légitimation d’abord de l’ordre de la morale, mais surtout de celui de la nécessité. Il est « érigé en une sorte d’entité supérieure obéissant à des lois aussi implacables qu’inéluctables, résidant dans un au-delà politique, social et culturel ». Main invisible, optimum… Dieu a réparti les biens de manière inégale sur la planète pour forcer les hommes à s’entraider et on n’y peut rien, argumentait-on au 18e siècle ; certaines sciences de la « reine mathématiques » font aujourd’hui de même pour justifier l’idée de lois inéluctables du marché.

L’éthique du capitalisme constitue alors un ensemble d’arguments visant à légitimer l’activité de négoce, en réplique aux images négatives qui le visent. Le marchand s’invente une image : celle « d’un type d’homme dont la réussite en affaires dépend de son assiduité, de son sérieux, de ses connaissances, et donc de compétences propres, ainsi que d’une discipline de vie génératrice de vertus individuelles et collectives. De là à ce que l’image du marchand s’apparente à celle d’un homme vertueux, il n’y a qu’un pas… » Un discours qui se cristallise avec l’extension progressive du commerce international en Occident, à partir des 12e-13e siècles. L’illustration de couverture de ce livre en témoigne : Le Changeur et sa femme de Marinus Van Reymerswaede (1539) est une scène intimiste mettant en scène un couple complice, concentré, nullement avide. Au même moment s’éditent des ouvrages imposant l’idée que le commerce ne peut être que bénéfique aux individus comme au corps social, le moyen par excellence de réduire les inégalités tout en faisant le bien du Prince.

C’est alors qu’après le marché apparaît le capitaliste, soit l’entrepreneur qui va accumuler des biens négociables, de manière rationnelle, par l’intermédiaire de l’échange organisé. Et seulement ensuite le capitalisme, le « visiteur du soir » de Fernand Braudel. Il sera successivement marchand, industriel, financier. Il ne se manifeste que quand l’infrastructure est en place, que les marchés sont en mesure de dicter leur loi soit à l’ensemble d’une société, soit à un secteur déterminé – il existait ainsi un capitalisme d’État dans la société non capitaliste de l’Union soviétique. Et aussi un marché noir, mis en place par des populations qui, faute de marché officiel, vont recréer le leur.

Le grand basculement prend alors place, pour Grenouilleau, au moment où le politique perd la main – l’État ne se retire pas, il perd en capacité d’intervention, paralysé par l’argumentaire de l’éthique du marché ou par d’autres facteurs, tel l’endettement contemporain. Le marché devient roi. Et il va aussi régner sur les esprits, par le biais de cette éthique du capitalisme présenté comme la condition sine qua non de notre bien-être.

Reste que si l’auteur explore les moments d’élaboration de cette éthique, il ne propose aucune solution de ce qu’il estime être les excès du capitalisme financier, considérant visiblement que le capitalisme vertueux, les démondialisations, les projets alternatifs, les slogans du type « un autre monde est possible » n’ont aucune prise sur le réel. C’est là certes que s’arrête le travail de l’historien. On regrettera juste qu’il titre sa conclusion « Parce que l’indignation ne suffit pas », et qu’il n’ébauche aucune alternative à la résignation. Des choix autres, sociétaux et politiques, resteraient possibles, mais ils ne seront pas explorés. Reste une riche, dense, courte et accessible synthèse du discours de légitimation de l’ordre économique capitaliste.

L’économie de l’offshore, un pan méconnu de la globalisation

À propos de Ronen PALAN, The Offshore World, Sovereign Markets, Virtual Places and Nomad Millionaires, Cornell University Press, 2003.

La question des paradis fiscaux, plus généralement de ce qu’on nomme parfois l’économie de l’offshore, est aujourd’hui à la mode, et les grandes puissances semblent désormais d’accord pour au moins affaiblir considérablement le secret bancaire et traquer les « optimisateurs fiscaux », aimable terme du monde de l’entreprise et qui ne recouvre rien d’autre que la fraude fiscale, plus ou moins tolérée on le sait. C’est du reste cette relative tolérance qui constitue tout le problème de l’économie offshore, de son intégration fonctionnelle au monde économique officiel, de son lien particulier avec les pouvoirs politiques. C’est précisément cette problématique que développait Ronen Palan, il y a déjà dix ans, dans un livre qui constitue une pièce fondamentale de l’histoire de la globalisation économique, The Offshore World, malheureusement non traduit dans notre langue.

Que recouvre l’économie de l’offshore ? Pour Palan, les formes en sont multiples mais elles partagent toutes un point commun : les transactions offshore « se déroulent toujours dans des enclaves juridiques spécialement conçues et séparées de leurs équivalents officiels par la levée de certaines, voire de toutes les régulations ». Si c’est sans doute Radio Luxembourg qui a popularisé cette notion, et peut-être fourni le nom, par sa radio « pirate » en 1959, destinée à capter les audiences britanniques et françaises, c’est la finance qui lui a donné toute son importance. En premier lieu le marché non régulé des eurodollars dès la fin des années 1950. À partir de 1958, des exportateurs européens payés en dollars US se mirent à les déposer sur leurs comptes dans des banques françaises, britannique ou autres hors États-Unis. Ces banques les leur empruntèrent donc à moyen terme et firent ainsi des crédits en dollars, hors de toute régulation, dans leur pays de résidence comme aux États-Unis. Comme les firmes états-uniennes étaient alors gênés sur le marché américain, pour financer leur expansion extérieure, c’est elles qui fournirent le gros contingent des demandeurs sur ce nouveau marché… Deux décennies plus tard, ce marché non régulé imposait son mode de fonctionnement à l’ensemble des marchés financiers, notamment obligataires. Londres, Hong-Kong devinrent des centres offshore « spontanément » selon Palan, tandis que New York créait le sien dans les années 1980, plus tard imité par Tokyo, Singapour et Bangkok. C’est en second lieu, et c’est plus connu, les paradis fiscaux, dont les précurseurs sont d’ailleurs toujours européens et pas d’abord antillais ou latino-américains. Mais Palan ajoute à juste titre à ces deux incarnations bien connues de l’offshore, les pavillons de complaisance, les zones franches d’exportation, plus récemment certaines activités commerciales sur Internet. Au total, il montre dans une énumération particulièrement documentée que la logique de l’économie offshore est bien vivante et en perpétuelle évolution… Le véritable apport de son livre est cependant l’analyse théorique qu’il en fait, parfois avec une certaine lourdeur ou dispersion dans les arguments, mais le plus souvent avec une réelle pertinence.

Première question : le développement d’une économie offshore est-il uniquement le résultat de taxations et de régulations abusives propres aux grands pays développés ? C’est la thèse traditionnelle des théories statiques du changement qui considèrent que l’offshore s’explique en mettant en relation la rationalité des agents économiques (États, entreprises, individus) et les conditions environnementales qui président à leurs choix. Ainsi des agents rationnels et maximisant leur profit réagiront dans un sens univoque à toute transformation de leur environnement vers plus de contraintes et de taxes. À l’inverse, les théories dynamiques du changement postulent que les conditions institutionnelles et structurelles qui peuvent mener à l’offshore sont bien autre chose qu’un simple environnement extérieur. Elles sont elles-mêmes des créations historiques qui possèdent leur propre évolution tout en se transformant sous l’action des agents. C’est par exemple la thèse de Johns [1983] pour qui la structure de compétition économique entre les États, clairement mise en place par la révolution industrielle britannique voire même durant le mercantilisme, est la matrice de l’offshore. Si cette compétition s’est manifestée historiquement par la spécialisation productive, pourquoi refuserait-on aujourd’hui aux petits pays qui n’ont aucune capacité intrinsèque à engendrer du profit au sein de la production, de jouer de leur souveraineté en matière de régulation pour se créer des rentes ? Dans cette approche, le moteur de la création de l’offshore serait tout autant sinon plus à trouver du côté des offreurs que des demandeurs… Mais en finir avec l’offshore signifierait alors, soit retirer leur souveraineté à certains pays, soit amener les États à se coordonner sur une politique unique, ce qui revient au même. Il y a donc ici une contradiction lourde puisque les États ne pourraient résoudre le problème qu’au prix d’une violation des principes de souveraineté et d’autodétermination.

Palan montre alors que la théorie du « public choice » a écarté ce raisonnement en se concentrant sur la logique de la compétition en matière de régulation et de taxation. Si chaque pays fait payer un prix en échange d’un certain nombre (et d’une certaine qualité) de services, alors leur mise en concurrence devrait logiquement déboucher sur l’obtention d’un rapport qualité-prix optimal pour ces services dans chaque pays. Mais un tel raisonnement reconnaît alors implicitement la primauté du marché sur les droits souverains des États. Il admet également que la souveraineté devient un produit susceptible d’être commercialisé. Et il légitime en quelque sorte l’offshore, oubliant par ailleurs que cette compétition en matière de régulation n’est pas un fait de « nature » mais a bel et bien une histoire, un trajectoire dont précisément la théorie doit rendre compte.

L’auteur adopte en conséquence une thèse plus complexe qui va enraciner l’offshore dans l’histoire économique du 19e siècle : « La structure internationale qui apparaît à la fin de ce siècle portait une contradiction entre l’émergence d’États-nations pourvus de souverainetés mutuellement exclusives […] cherchant à imposer une taxation des affaires d’une part, l’engagement à soutenir l’internationalisation du capital d’autre part. » Et pour lui, cette contradiction forte ouvrait une multitude de solutions possibles, celle qui allait sortir étant largement déterminée par des conjonctures spécifiques, des événements particuliers, des acteurs parfois incertains quant aux conséquences de leurs actions. D’où le recours à l’histoire pour éclairer ces différents éléments.

De fait la genèse de l’État souverain européen du 19e siècle fut longue et très progressive. À la fin du Moyen Âge, les États se voient désormais comme souverains et distincts mais néanmoins encore « intégrés dans un ordre chrétien universel fondé sur une loi naturelle ». Trois siècles plus tard, sans doute en lien avec l’épistémologie newtonienne du monde, ces entités ne se voient plus comme relevant d’un ordre naturel mais comme distinctes et surtout identifiées par des espaces géographiques séparés, dès lors en compétition les uns avec les autres. La territorialisation de la souveraineté serait alors devenue centrale et c’est elle qui se cristallise au début du 19e siècle. Les frontières physiques encore incertaines sont alors précisées tandis que les zones de souveraineté maritime sont établies à 12 miles nautiques (avec du reste une extension imaginaire du territoire, tant vers la haute atmosphère – 50 miles – que vers les profondeurs de la Terre…). Mais parallèlement, la montée de la grande entreprise capitaliste détermine une internationalisation du capital à partir des années 1860 qui vient bousculer ce processus d’établissement de la « cage nationale ». Se pose alors le problème de la résolution des différends liés aux comportements de citoyens d’un pays présents sur un autre territoire : comment les régler sans violer les souverainetés respectives tout en favorisant le fonctionnement économique ? C’est notamment par l’instauration de traités bilatéraux que passe cette résolution, notamment après 1860 et le traité de libre-échange franco-britannique. Avec l’attribution d’une série de droits, pour les individus d’un pays, dans le pays partenaire, avec également l’établissement précis des « localisation juridiques », à travers également la délégation aux marchands eux-mêmes de la fixation de certaines règles, les efforts juridiques de l’époque ont résolu certains problèmes. Ils ont tout autant multiplié les failles que l’offshore allait désormais utiliser…

Curieusement, les premiers « paradis fiscaux » apparaissent dans le cadre d’une concurrence entre États… américains. Durant les années 1880, l’État du New-Jersey est le premier à proposer des avantages fiscaux aux entreprises, suivi de près par le Delaware (1898). Mais dans ces deux cas, les États correspondants accueillent physiquement l’entreprise, loin des hébergements virtuels propres à l’offshore. C’est après 1929 que les premiers exemples d’investissement offshore apparaissent réellement à partir de la Grande-Bretagne. Il est alors admis qu’une entreprise enregistrée à Londres mais dont toute l’activité serait à l’étranger ne paierait plus l’impôt britannique… C’était là une faille béante qui devait faire de Londres une véritable place offshore, quoique non déclarée comme telle. Une entreprise londonienne pouvait ainsi investir à l’étranger, s’y montrer totalement britannique pour échapper à l’impôt local, montrer inversement aux autorités anglaises qu’elle n’avait aucune activité en Grande-Bretagne, bref jouer sur les deux tableaux pour n’être plus imposée nulle part. Et ce avec sans doute une réelle tolérance de la part des autorités britanniques, bienveillance qui reflète bien la contradiction matricielle avancée par Palan. C’est aussi dans les années 1920 que, sur la base d’un secret bancaire créé dès la Révolution française pour attirer les fortunes des aristocrates, la Suisse acquit le statut de refuge international préféré des premiers « optimisateurs fiscaux ». Dans la décennie suivante, le pays renforçait son secret bancaire de façon à attirer agressivement les capitaux étrangers. Et dans le cas suisse comme dans le cas britannique, des lois furent établies permettant de séparer individus ou firmes en plusieurs entités distinctes, ce qui rendait évidemment plus facile l’utilisation de l’offshore puisque l’entité y possédant un actif se trouvait séparée de sa « forme dans le pays d’origine ». Ce principe nouveau de division possible des personnes juridiques sous plusieurs juridictions serait le véritable fondement de l’offshore

Par la suite, l’offshore est resté relativement discret jusqu’aux années 1960, à l’exception du cas très particulier du marché des eurodollars. Mais avec la crise qui secoue le monde développé, dès la fin de cette décennie, la recherche de détaxations deviendra cruciale. Mais Palan prend bien soin de montrer que ce mouvement était prévisible dès l’immédiat après-guerre : en effet le fordisme des pays développés avait accru les responsabilités économiques des États, donc aussi leur levée de recettes fiscales. Dans le même temps, les paradis fiscaux les plus en vue à l’époque, tous européens du reste (Suisse, Luxembourg, Liechtenstein, Monaco, Andorre, Gibraltar et les îles anglo-normandes) avaient maintenu les leurs à un niveau faible, notamment parce que, sans industrie ou presque, ils n’avaient pas à suivre le même chemin. Le hiatus entre les deux types de systèmes fiscaux devenait inévitable. Pour les pavillons de complaisance, l’histoire est aussi celle d’une faille ouverte fortuitement dans la législation. Devant recycler des bateaux capturés ou récupérés après la Première Guerre mondiale, les États-Unis décideront de les vendre à des Américains mais, pour ne pas qu’ils soient des concurrents nationaux des navires marchands états-uniens, ils furent obligés de s’enregistrer au Panama. Une fois ceci réalisé, d’autres armateurs comprirent vite les possibilités ouvertes par la législation correspondante. En ce qui concerne les zones franches d’exportation, c’est pareillement Puerto-Rico qui constituera un précédent à la fin des années 1940. Dans tous ces cas, Palan parle d’innovation apparemment accidentelle de ces véhicules de l’économie offshore, tout en soulignant le caractère incontournable de ces derniers, dans le cadre d’un capitalisme de plus en plus soumis, de fait, à des taxations et surtout régulations, de la part des États développés.

Nous n’avons pas la place de développer ici les remarquables ajouts de l’auteur sur la période des quarante dernières années, de même que ses réflexions plus théoriques. Mais au final il apparaît bien que le « monde de l’offshore », pour clandestin et « extérieur » qu’il soit, est profondément intégré au monde économique officiel, largement fonctionnel avec ce dernier. Tout ceci pour dire que le projet de sa disparition reste peut-être un vœu pieux, malgré la multiplicité des déclarations politiques récentes en ce sens. Néanmoins on ne peut s’empêcher de penser que l’état de détresse des finances publiques états-uniennes et européennes aujourd’hui milite quand même en faveur d’un allégement de ses abusives prérogatives. L’avenir est aussi fait d’inédit et on a toujours le droit de rêver…

Entre Chine et Monde : vivons-nous un tournant mondial ?

Invité la semaine dernière par Louise Benat-Tachot (du CLEA) et Miguel Rodriguez (du Crimic) à prendre part à un colloque intitulé « Le Pacifique, du 16e au 21e siècle », j’y ai ébauché une brève synthèse des rapports que l’histoire mondiale entretient avec la Chine, courant sur les derniers siècles. Sans surprise, le sujet renvoie à nombre de billets parus sur ce même blog.

Pourquoi l’Asie, pourquoi la Chine ? D’abord un chiffre, extrait de l’œuvre de l’économiste Angus Maddison : 75 %, part supposée de l’Asie dans le PIB mondial durant le premier millénaire de notre ère, contre moins de 10 % pour l’Europe. Ensuite un travail collectif (« L’histoire des autres mondes », Les Grands Dossiers des sciences humaines, n° 24, sept.-oct.-nov. 2011), que j’ai dirigé il y a deux ans, et qui inspire pour partie cet article : une vraie histoire mondiale, comprendre non eurocentrée, ramène en quelque sorte l’Asie au centre. Et souligne bien involontairement que sans la Chine, l’histoire du monde n’aurait pas été la même. Si Christophe Colomb n’était pas parti vers l’ouest dans l’idée de trouver le grand khan de Chine afin de le convertir et de lui soutirer son or pour financer une croisade, nous n’aurions pas eu d’objet pour ce colloque, initié pour le 500e anniversaire de la « découverte » du Pacifique par Vasco Núñez de Balboa. La politique des Grandes Découvertes européennes, du 15e au 18e siècle, peut se résumer en une obsession : trouver une voie d’accès vers la Chine, les Indes, leurs richesses.

Indéniablement, la Chine est au centre d’un grand pan de l’histoire mondiale. Le monde chinois, ce sont de vastes plaines cultivées, une grande civilisation qui a représenté, au moins depuis le début de notre ère, de 30 à 20 % aujourd’hui de l’humanité. Cette densité explique que les Chinois soient à l’origine de nombre d’inventions, dont je dresse une liste très loin d’être exhaustive : la boussole, la poudre, le papier, l’imprimerie, la bureaucratie (résumée en une constante : les fonctionnaires ont représenté, ces deux derniers millénaires, quelque 10 % de la population chinoise). Ajoutons-y pour faire bonne mesure le papier-monnaie, le gouvernail d’étambot, le caisson étanche pour les bateaux, le haut-fourneau, l’arbalète, la brouette, la poste d’État, etc. Pour une liste exhaustive, se référer à l’encyclopédique œuvre dirigée par Joseph Needham.

Toutes ces inventions ont été diffusées vers l’Europe, qui les a améliorées et en a fait les outils de son hégémonie mondiale, qui court en gros peut-être du 16e, en tout cas au moins du 19e à la moitié du 20e siècle. Ces emprunts se font d’abord par la steppe, puis l’océan Indien via le monde musulman, enfin la route de la Soie quand les Mongols l’unifient au 13e siècle – ce « grand désenclavement » auquel Jean-Michel Sallmann a récemment consacré un bel ouvrage. C’est par cette route que Marco Polo peut témoigner des fastes de la cour du grand khan. C’est Marco Polo avec d’autres qui inspirent Christophe Colomb dans son équipée. L’histoire est connue, pour plus de détails, voir le beau livre que Bernard Vincent a consacré à 1492. L’année admirable, ou la biographie de Christophe Colomb. Héraut de l’apocalypse par Denis Crouzet : Colomb cherchait la Chine, il trouve les Amériques. C’est la première mondialisation, au moins selon l’acception des historiens hispanisants – les économistes voient souvent leur première mondialisation au 19e siècle, avec l’extension mondiale du libre-échange. Cette première mondialisation est d’abord ibérique. Espagnols et Portugais se partagent le monde en 1494, avec le traité de Tordesillas.

Les premiers à arriver en Chine sont les Portugais. Ils contournent l’Afrique et le Moyen-Orient, s’insèrent assez brutalement dans les denses réseaux commerciaux, déjà connus des Chinois, qui sillonnent l’océan Indien depuis le début de notre ère et auxquels Philippe Beaujard a consacré une anthologie [commentée en 2 billets, ici et ]. Cela ne va pas sans mal, comme le montre Serge Gruzinski dans L’Aigle et le Dragon. Si les Espagnols terrassent les Aztèques et les Incas, les Portugais échouent à dicter leur loi à la Chine : trop peuplée, trop bien organisée, familière des canons, et surtout indifférente aux maladies véhiculées par les Européens. Ces pandémies, la variole en tête, seront le facteur décisif des conquêtes espagnoles. Car l’Eurasie, avec ses civilisations qui commercent et qui élèvent des animaux, a été un gigantesque bouillon de culture. En Asie comme en Europe, les populations partagent les mêmes agents pathogènes depuis des millénaires et sont immunisées. Les Amérindiens, à l’écart de ce grand brassage microbien, vont payer le prix lourd : au 16e siècle, leur population s’effondre, peut-être à 10 ou 20 % de ce qu’elle était à l’arrivée des Blancs – ce qui explique l’aisance des conquêtes.

Très vite, les Espagnols arrivent à contourner les Amériques et ouvrent à leur tour une voie vers la Chine à travers le Pacifique. Des Amériques jaillit un flux de métaux précieux, or et surtout argent. Qu’y a-t-il alors à acheter ? De la soie (de Chine), des cotonnades (d’Inde), de la porcelaine (de Chine)… Dès le 16e siècle, l’Asie draine peut-être la moitié de l’or et de l’argent du Nouveau Monde. En témoigne la mise en place du galion de Manille. Le but est d’aller droit au client final, sans transiter par l’Europe.

Les puissances émergentes du moment, la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, veulent aussi leur part du gâteau. Elles se heurtent à une première difficulté : comment accéder à la Chine alors que Portugais et Espagnols contrôlent les chemins non bloqués par les puissances asiatiques terrestres, telles la Russie, la Perse, L’Empire ottoman, l’Empire moghol en Inde ? De deux façons : d’abord en cherchant d’autres voies. Une anecdote à ce sujet, contée par Timothy Brook dans son splendide livre Le Chapeau de Vermeer : Samuel Champlain coordonne pour la couronne française l’exploration de l’Amérique des Grands Lacs. Il achète, probablement à Paris, une robe de cérémonie chinoise d’immense valeur, on l’imagine toute de soieries et dorures, dans l’idée que l’agent qui arrivera à la cour impériale chinoise doit paraître à son avantage. Et ce sont les Hurons qui profitent du spectacle, alors qu’un employé de Champlain s’adresse à leurs chefs déguisé en mandarin.

Ces tentatives de contournement échouent, il n’y a pas d’autre voie. Seconde option, qui se révèle efficace dès le 17e siècle : la concurrence, au besoin armée. Les bateaux anglais et néerlandais pillent et détruisent leurs rivaux ibériques. C’est l’acte de naissance d’un certain capitalisme, en tout cas un essor formidable du secteur privé, des compagnies par actions, les Compagnies des Indes. Et ces nouveaux venus écartent les Ibériques du grand jeu.

Seconde difficulté, partagée par tous les États européens : la Chine n’est pas intéressée par le commerce. Les hommages venus de loin, oui. Quelques échanges bien contrôlés dans des comptoirs verrouillés, pourquoi pas ? Elle veut bien des métaux précieux. Alors, pour acquitter une balance commerciale toujours plus déséquilibrée, les Espagnols envoient leur argent en Chine, quand les pirates anglais ne font pas main basse dessus.

Si, à la fin du 18e siècle, on avait posé à un Candide extraterrestre la question : demain, qui dominera le monde ?, il aurait sans hésiter répondu : la Chine, évidemment ! Superpuissance militaire, prémices d’industrialisation et de consommation, population homogène… Elle avait apparemment tous les atouts. Au milieu du 19e, elle se fait pourtant humilier lors des deux guerres de l’Opium livrées par les puissances occidentales afin de l’obliger à jouer le jeu du libre-échange, et s’effondre. Dépassée technologiquement, certes. Mais aussi, on l’oublie trop souvent, ravagée de l’intérieur par un conflit civil à l’ampleur inégalée dans l’histoire, la guerre messianique des Taiping, qui fait peut-être 30 millions de morts (1851-1864).

Un autre facteur qui a pu jouer a été exposé par Kenneth Pomeranz dans Une grande divergence. Comparant l’Angleterre de la Première Révolution industrielle et le bassin du Bas-Yangzi, qui connaissent à la fin du 18e siècle une situation socio-économique similaire, il souligne que les deux sociétés en étaient arrivées à une sorte de piège malthusien écologique : le déboisement empêchait d’accroître une activité liée au charbon de bois, et les limites de productivité agricole obéraient une extension économique en Chine. Alors que l’Angleterre disposait d’énormes réserves en charbon fossile, et jouissait de 20 millions d’« hectares fantômes » dans le Nouveau Monde dont elle pouvait extraire les ressources agricoles. Elle était aussi en mesure d’imposer à l’Inde de cesser de produire des cotonnades et de devenir un fournisseur de matières premières – l’Inde, rappelons-le, est restée sous la coupe d’une société anonyme fondée en 1600, la Compagnie anglaise des Indes orientales, du milieu du 18e siècle jusqu’en 1858…

Un autre historien américain, non traduit en français, John R. McNeill, plonge lui aussi dans l’histoire environnementale pour montrer, dans Mosquito Empires, pourquoi l’Amérique latine est restée hispanophone et lusophone. Les Anglais voulaient mettre la main dessus, ils en avaient les moyens militaires, ils ont échoué. À cause des moustiques, qui ont offert un avantage décisif aux primo-arrivants. En déportant des esclaves africains par millions dans le Nouveau Monde, les Européens y ont aussi acclimaté le paludisme Plasmodium falciparum – le plus meurtrier – et la fièvre jaune. Les populations déjà sur place, au moins celles dont les ancêtres avaient survécu, y avaient gagné une immunité. Même en infériorité numérique, Espagnols et Portugais ont ainsi résisté aux invasions britanniques. Il leur suffisait d’attendre quelques mois, retranchés dans leurs fortins, que les fièvres anéantissent 90 % des contingents adverses. D’autres ouvrages, tels ceux de Charles C. Mann (1491 ; 1493) ou, de Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire, qui montre la destruction des communautés andines par la pollution liée à l’activité minière, soulignent le riche apport de l’histoire environnementale quant aux sujets ici évoqués.

Ensuite, la Chine connaît l’Occupation japonaise, la parenthèse maoïste, les dizaines de millions de morts liés à ces événements, bref un grand bond… en arrière. 1979, Deng Xiao-Ping initie une libéralisation progressive. À partir de 1985, les entreprises japonaises envoient leurs usines en Chine. Par cette délocalisation induite par la flambée du yen, elles diffusent leur modèle d’industrialisation. Une main-d’œuvre active et peu rémunérée s’emploie alors à édifier l’atelier du monde.

En moins de trois décennies, la Chine fait irruption dans l’économie mondiale, avec des taux de croissance annuels de 10 % – même s’ils se réduisent ces dernières années. Elle émerge, ou plutôt ré-émerge. Elle valide ce nouveau statut en 2000, par son entrée dans l’OMC (Organisation mondiale du commerce). En 2008, détenant les plus grandes réserves financières de la planète, c’est la Chine, conjointement au Japon, qui sauve de la banqueroute le dollar en rachetant à tour de bras de la dette américaine. En 2009, elle devient le premier exportateur mondial. En 2010, la Chine acquiert le rang de deuxième économie mondiale, dépassant le Japon. Quatre entreprises chinoises figurent en 2010 dans les dix premiers groupes mondiaux. Quelque part dans les décennies 2020-2030, pense-t-on aujourd’hui, elle doublera les États-Unis et reviendra à la place qui serait la sienne dans l’arène internationale : la première. Tout ça a déjà été dit.

François Gipouloux, dans son ouvrage La Méditerranée asiatique, a campé la vaste fresque des flux marchands de ces cinq derniers siècles. Derrière l’ampleur d’un phénomène qui n’a pas de précédent historique en termes d’échelle, il relativise les atouts chinois.

Quand la Chine a sauvé le dollar, on prête à Hillary Clinton la phrase suivante : « On ne sermonne pas son banquier. » Il y aurait pourtant matière à gronder, en ce qui concerne le sort des minorités culturelles ou ethniques (Tibétains, Ouighours…). Les camps de travail existent toujours. Sans être une dictature, la Chine reste un régime autoritaire, et l’appareil de surveillance du Web est un véritable Léviathan. La liberté de religion n’existe pas. L’État contrôle tout en la matière, une vieille obsession chinoise dérivant d’une histoire scandée par les rébellions messianiques. Plus largement, la liberté d’entreprendre est balbutiante. Paradoxe : le secteur entreprenarial chinois est un des plus dynamiques du monde. Le secteur bancaire est le mieux nanti de la planète, car faute de Sécurité sociale et de retraite, les Chinois affichent le plus haut taux d’épargne du monde, 40 % de leurs revenus. Or les banques se montrent plus que rétives à financer le secteur privé. Car tout est régi par le triumvirat banques d’État – Parti unique – entreprises publiques.

Selon Gipouloux, en Europe, le capitalisme s’est bâti sur une fragmentation des pouvoirs politiques propice au développement du droit privé. Rien de tel en Chine. L’État a toujours, et il continue, gardé les marchands sous sa coupe. Une des conséquences est l’apparition aujourd’hui de la plus grande diaspora de l’histoire mondiale, jaillie du monde chinois depuis une dizaine d’années : de 30 à 50 millions de personnes, rêvant de faire fortune ailleurs que chez eux sous l’ombrelle qu’étend complaisamment un État expansionniste sur toute la planète. Conséquence : il y a une ChinAfrique, et il existe une ChinAmérica del Sur, que décrivent par exemple les journalistes espagnols Heriberto Araujo et Juan-Pablo Cardenal dans Le Siècle de la Chine. Ils consacrent ainsi des passages édifiants au pillage des ressources minières du Pérou par des conglomérats chinois.

Ceci dit, historiquement parlant, les Chinois ont été, dans des secteurs qui leur étaient propres, parfois plus libéraux que les Européens. Un exemple, extrait des Bâtisseurs d’empire d’Alessandro Stanziani : l’auteur estime que sous la dynastie Qing (du milieu du 17e siècle au début du 20e), l’État finance son armée et son importante expansion territoriale par le recours massif au secteur privé – ce qui le fragilisera à terme. Et cela se passe au moment où le monopole étatique de la violence est constitutif, en Europe, de l’émergence des États-nations. Il souligne aussi que la Chine a connu, ces deux derniers millénaires, autant de périodes de fragmentation entre États rivaux que de moments où elle était unifiée sous la bannière de dynasties. À l’encontre d’autres auteurs, qui perçoivent, dans la succession dynastique qui rythme l’histoire de Chine telle qu’elle est traditionnellement exposée, une continuité manifeste des formes institutionnelles. Ce qu’il faut en retenir, c’est que, comme partout, la société chinoise sait évoluer et s’adapter. Elle n’est pas immuable.

Certains problèmes spécifiques méritent un éclairage bref. J’en retiens deux : la démographie et l’environnement.

On connaît la politique de l’enfant unique. On sait moins que la Chine subit un problème massif, comme l’Inde et le Pakistan, de déséquilibre de la balance entre les sexes. Le fœticide féminin, pratiqué clandestinement à grande échelle, a abouti à laisser vivre 117 garçons pour 100 filles, le rapport biologique s’établissant normalement à 100 garçons pour 105 ou 106 filles. D’où une Chine qui aujourd’hui se masculinise, en sus de vieillir… Avec des conséquences difficilement prévisibles.

La Chine est devenue le premier pollueur mondial. Paradoxe : pour nourrir sa soif d’énergie, elle inaugure deux centrales à charbon par semaine. Elle bloque, de concert avec les États-Unis, comme le montre Jean-Paul Maréchal dans Chine/USA : le climat en jeu, toute négociation internationale visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre impliqués dans le réchauffement. Parce qu’elle estime que les pays industrialisés doivent payer pour leurs émissions passées (l’Europe et les États-Unis comptent chacun pour 30 % des émissiosn passées, alors que la Chine est reponsable de 10 %), quand les États-Unis souhaitent, réduisant leur pollution, ne payer que pour les émissions à venir. Mais la Chine s’est imposée comme le leader mondial des énergies vertes, ses nouvelles centrales à charbon sont bien plus performantes que celles des États-Unis, et comme l’Inde et l’Europe, elle reboise massivement.

La Chine nous apprend beaucoup : elle fait d’abord voler en éclats le dogme qui voudrait que développement économique et démocratisation marchent de concert. Les économistes Giovanni Arrighi, Michel Aglietta, Guo Bai ou Kaoru Sugihara cernent qui une voie chinoise, qui un modèle est-asiatique de développement qui pourrait constituer une alternative au néolibéralisme, car basé non sur l’accumulation du capital, mais sur l’intensification du travail. Et la Chine nous rappelle aussi que nous vivons aujourd’hui une parenthèse hégémonique. La Grande-Bretagne a dominé le monde au 19e siècle. Dans la première moitié du 20e  elle n’était plus en mesure de jouer ce rôle, et les États-Unis ne souhaitaient pas l’endosser. Période d’incertitude, marquée par deux guerres mondiales et une crise économique majeure. Ce n’est qu’à l’issue du second conflit mondial que les États-Unis se sont imposés : suprématie du dollar, superpuissance militaire et économique, en rivalité avec l’URSS. Or l’économie mondiale, comme la géopolitique, sont aujourd’hui en passe d’entrer dans une nouvelle ère. Dans L’Asie et le Futur du monde, Yves Tiberghien souligne que les pays de  l’OCDE comptaient pour 60 % du PIB mondial de 1950 à 2000, avec 13 % de la population mondiale. En 2010, cette part s’était réduite à 50 %. Elle devrait continuer à décroître, pour atteindre 25 % vers 2050.

Retenons que la prospective est une science aléatoire. J’ai relu récemment un rapport de ce type publié par l’Europe en 2007 – Le Monde en 2025 –, et même s’il signale que l’économie américaine était fragile, il ne pouvait anticiper la crise des subprimes aux États-Unis (en attendant demain en Chine ?, dont la bulle immobilière reste menaçante) et ses conséquences. En cascade, celles-ci chamboulent déjà la plupart de ses pronostics. Mais notons qu’un constat émerge de cette littérature : pour les prochaines décennies, les prospectivistes envisagent des évolutions vers une économie mondiale soit tripolaire (Amérique, Asie, Europe), soit multirégionale (polarisée autour de puissances locales), soit dominée par la Chine et accessoirement l’Inde – une asiatisation du monde donc, prophétisée par Kishore Mahbubani et Nayan Chanda… Mais une très forte majorité anticipe le recul de l’Occident au bénéfice soit de l’Asie, soit des émergents dans leur ensemble. Les élites chinoises devront choisir leur stratégie, avec pour option à déterminer de favoriser plus ou moins les diverses institutions dont elles sont membres : Bric’s (Brésil-Russie-Inde-Chine-Afrique du Sud), G20, G77 ou intégration régionale avec le Japon et la Corée du Sud.

Pour conclure et ouvrir à la fois ce bref tour d’horizon, je signale que la prochaine édition du Festival international de géographie de Saint-Dié des-Vosges aura cette année pour thème : « La Chine, une puissance mondiale ».

 

Bibliographie indicative

• Michel Aglietta et Guo Bai, La Voie chinoise. Capitalisme et Empire, Odile Jacob, 2012.

• Heriberto Araùjo et Jùan Pablo Cardenal, Le Siècle de la Chine. Comment Pékin refait le monde à son image, Flammarion, 2013.

• Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin. Les promesses de la voie chinoise, 2007, trad. fr. Nicolas Vieillecazes, Max Milo, 2009.

• Isabelle Attané, Au pays des enfants rares. La Chine vers une crise démographique, Fayard, 2011 ; En espérant un fils… La masculinisation de la population chinoise, Ined, 2010.

• Philippe Beaujard, Les Mondes de l’océan Indien. t. I : De la formation de l’État au premier système-monde afro-eurasien ; t. II : L’Océan Indien, au coeur des globalisations de l’Ancien Monde, Armand Colin, 2012.

• Marie-Claire Bergère, Capitalismes et capitalistes en Chine. Xixe-xxie siècle, Perrin, 2007.

• Roy Bin Wong, China Transformed: Historical Change and the Limits of European Experience, Cornell University Press, 2000.

• Luce Boulnois, La Route de la Soie. Dieux, guerriers et marchands, Olizane, 2001, rééd. 2010.

• Timothy Brook, Le Chapeau de Vermeer. Le xviie siècle à l’aube de la mondialisation, 2008, trad. fr. Odile demange, 2010, rééd. 2012 ; Sous l’œil des dragons. La Chine des dynasties Yuan et Ming, 2010, trad. fr. Odile Demange, 2012.

• Gérard Chaliand et Michel Jan, Vers un nouvel ordre du monde, Seuil, 2013.

• Nayan Chanda, 2007, Au commencement était la mondialisation, La grande saga des aventuriers, missionnaires, soldats et marchands, trad. fr. Marie-Anne Lescourret, CNRS Éditions, 2010.

• Axelle Degans, Les pays émergents : de nouveaux acteurs. BRIC’s : Brésil, Russie, Inde, Chine… Afrique du Sud, Ellipses Marketing, 2011.

• Jean-Luc Domenach, La Chine m’inquiète, Perrin, 2009.

• Jacques Gernet (1921), Le Monde chinois. t. I : De l’âge du Bronze au Moyen Âge ; t. II : L’Époque moderne (10e-19e siècle) ; t. III : L’Époque contemporaine, 1972, Armand Colin (1 vol.), rééd. Pocket, 2006.

• François Gipouloux, La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, xvie-xxie siècle, CNRS Éd., 2009.

• Nicole Gnesotto et Giovanni Grevi (dir.), Le Monde en 2025, trad. fr. Béatrice Bocard, Pocket, 2007.

• Vincent Goossaert et David A. Palmer, La Question religieuse en Chine, CNRS, 2012.

• Christian Grataloup, Géohistoire de la mondialisation. Le temps long du monde, Armand Colin, 2007, rééd. 2010.

• Serge Gruzinski, L’Aigle et le Dragon. Démesure européenne et mondialisation au 16e siècle, Fayard, 2012.

• Yang Jisheng, Stèles. La Grande Famine en Chine, 1958-1961, trad. fr. Louis Vincenolles, Sylvie Gentil et Chantal Chen-Andro, Seuil, 2012.

• Johannes Jütting, Le Basculement de la richesse, OCDE, 2010.

• Parag Khanna, The Second World. Empires and influence in the new global order, Random House, 2008.

• Charles C. Mann, 1493. Comment la découverte des Amériques a transformé le monde, 2011, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2013. L’auteur, journaliste scientifique, a déjà publié une remarquable étude avec 1491. Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, 2006, trad. fr. Marina Boraso, Albin Michel, 2007.

• Kishore Mahbubani, Le Défi asiatique, 2008, trad. fr. Rita Sabah, Fayard, 2008.

• Jean-Paul Maréchal, Chine/USA : Le climat en jeu, Choiseul, 2011.

• John R. McNeill, Mosquito Empires. Ecology and war in the Greater Caribbean (1620-1914), Cambridge University Press, 2012.

• Joseph Needham, La Science chinoise et l’Occident, 1969, trad. fr. Eugène Simion, Seuil, coll. « Points », 1973.

• Joseph Needham et Robert Temple, The Genius of China: 3,000 Years of Science, Discovery, and Invention, Andre Deutsch, 2007.

• Philippe Pelletier, L’Extrême-Orient. L’invention d’une histoire et d’une géographie, Gallimard, 2011.

• Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale, 2000, trad. fr. Nora Wang et Mathieu Arnoux, Albin Michel/MSH, 2010 ; La Force de l’Empire : Révolution industrielle et écologie, ou pourquoi l’Angleterre a fait mieux que la Chine, È®e, 2009.

• Nicholas A. Robins, Mercury, Mining and Empire. The Human and Ecological Cost of Colonial Silver Mining in the Andes, Indiana University Press, 2011.

• Jean-Michel Sallmann, Le Grand Désenclavement du monde. 1200-1600, Payot, 2011.

• Alessandro Stanziani, Bâtisseurs d’empires. Russie, Chine et Inde à la croisée des mondes, 15e19e siècles, Raisons d’agir, 2012.

• Gabriele Steck et al., Allianz Global Wealth Report 2010, Allianz, 2010.

• Yves Tiberghien, L’Asie et le Futur du monde, Presses de SciencesPo, 2012.

• Odd Arne Westad, Restless Empire. China and the World since 1750, Bodley Head, 2012.

• Fareed Zakaria, Le Monde postaméricain, 2008, rééd. Perrin, 2011.