L’aventure orientale de la pensée

Introduction de Les Sagesses orientales, sous la direction de Laurent Testot, Sciences Humaines Éditions, 2021 – Sommaire en fin de texte.

 

Au 19e siècle, l’Europe dominait le Monde. Ses militaires, marchands et missionnaires quadrillaient des colonies couvrant les trois quarts de la planète, et exploraient les rares États demeurés indépendants, telles la Perse, la Thaïlande et la Chine. L’histoire s’écrivait du point de vue occidental, les pensées européennes servant de référence. Les missionnaires envoyés en Asie collectaient de leur côté, depuis déjà quelques siècles, des épopées magnifiques, des pensées complexes, des philosophies de haut vol et des religions qui, loin de se limiter à quelques cultes primitifs, faisaient preuve d’une sophistication remarquable. Et parfois, comme le bouddhisme, montraient une étonnante proximité, dans les rituels, avec le christianisme : usage d’eau bénite ou lustrale, articulation similaire des espaces sacrés, présence de clergé et d’ordres monastiques…

De là vient la confusion des termes : doit-on parler de sagesses, de pensées, d’idéologies, de philosophies ou de religions quand on réfère à ces réflexions indiennes et chinoises ? Tout terme utilisé pose une hiérarchie implicite, qui ici dérive du moment où l’Occident a « découvert » ces pensées. C’est une longue histoire, parfois surprenante. Qui se souvient de ce temps, dans les années 1950, où les intellectuels français initiés au soufisme faisaient de l’islam une religion « éclairée », spirituellement comparable à leur vision du christianisme, tout en considérant le bouddhisme comme une religion « arriérée », un ramassis de superstitions ?

Les temps changent, les perceptions aussi. Les orientalistes ont accumulé un Himalaya de connaissances. L’Asie a une histoire que l’on a bien explorée sur les deux derniers millénaires.

Démographiquement, l’Inde, la Chine, l’Asie du Sud-Est et l’Asie insulaire ont représenté, de tout temps, plus des deux tiers de l’humanité. Là sont nées des villes immenses, aux alentours du début de notre ère, en tous points comparables à Athènes ou à Rome. Au Moyen Âge, l’Inde et la Chine étaient bien plus riches et dynamiques que l’Europe. Nul étonnement si les pensées alors développées valent bien, en diversité et complexité, les philosophies grecques ou les théologies chrétiennes. Le Mahābhārata, un des récits sacrés de l’hindouisme, est bien plus long que la Bible. Les sūtra du bouddhisme furent les premiers livres imprimés au monde, dès le 8e siècle, en Chine et en Corée.

À la lumière de ce savoir nouveau, quel terme employer ? Doit-on parler de philosophies, de religions, d’idéologies ? Un peu de tout ça, et selon le contexte historique. Illustrons :

  • En Inde, tout commence avec le védisme. Un ensemble de rituels de sacrifice, pratiqué en Iran et Inde du Nord, qui se structure autour de prêtres entre -1500 et -600. À la fin, le védisme accouche de nombreux textes, les quatre principaux étant dits Veda, ou gnose ; de commentaires ; et d’épopées.
  • Au 6e siècle, le védisme se divise en trois branches : bouddhisme, brahmanisme (qui deviendra hindouisme vers le 6e siècle de notre ère) et jaïnisme.
  • Le bouddhisme, né en Inde, s’est diffusé dans toute l’Asie. Aujourd’hui, on distingue deux écoles : le véhicule des anciens, dit aussi theravāda, dominant dans le monde indianisé (Inde, Myanmar, Thaïlande, Cambodge, Laos…) ; le grand véhicule, ou mahāyāna, dominant dans le monde sinisé (Chine, Corée, Japon, Viêtnam). Du grand véhicule est issu le bouddhisme tantrique, dit aussi véhicule du diamant ou vajrayāna, hégémonique au Tibet et en Mongolie, dont certains chercheurs estiment qu’il constitue une troisième école, distincte du mahāyāna.

D’innombrables courants de pensée, articulés autour de réseaux monastiques, ont fleuri dans le bouddhisme, créant parfois une confusion de termes. Philosophie ou religion ? Son fondateur, le Bouddha, ne se réfère aux dieux que pour dire qu’ils n’ont pas d’importance dans le salut individuel. Mais les rameaux successifs ont posé l’existence d’une myriade d’entités, tels les bodhisattva du mahāyāna, auxquelles on adresse des prières… Le bouddhisme en cela ressemble au catholicisme, qui a tué les dieux païens pour les voir ressusciter sous les oripeaux des saints. Comme le christianisme, c’est une religion du quotidien, qui parfois déploie des réflexions philosophiques de haute volée.

  • L’hindouisme est un ensemble de cultes, regroupant un milliard de croyants. Il s’est constitué avec l’élaboration d’une théologie nouvelle mise en œuvre au Ier millénaire de l’ère chrétienne. Des divinités du salut ultime, Vishnu ou Shiva, sont amenées à opérer des avatāra, « descentes » en ce monde. Chaque homme peut alors accéder au salut par la bhakti, « dévotion ». La présence sur Terre du divin est manifestée par des temples abritant des représentations iconiques des divinités et de leurs cours, représentation céleste de la hiérarchie sociale. Dès ses origines, le système a généré de multiples attitudes cultuelles, tels ces renonçants, qui tentent d’approcher la divinité par une démarche érémitique. La Shmrti, « Tradition », maintient vivace en tous l’idée que chacun naît pour accomplir les devoirs liés à sa naissance dans la perspective du maintien du Dharma.
  • En Chine, cohabitent trois sagesses, ou religions : taoïsme, confucianisme, bouddhisme mahāyāna et vajrayāna. On y trouve aussi du chamanisme, présent en Mongolie, Sibérie, Corée, et sous la forme quelque peu institutionnalisée du shintō, au Japon. Toutes ces idéologies se sont mélangées au point que les spécialistes évoquent autant « la religion des Chinois » que les « trois sagesses chinoises ». En l’espèce, il convient de distinguer, comme toujours, les réflexions de haut vol des pratiques cultuelles populaires. Ainsi les Entretiens de Confucius, premier texte où soit clairement formulée la règle d’or (« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ») au fondement du vivre-ensemble, sont riches d’enseignements philosophiques. Mais solliciter les mânes du maître, pour nombre de Chinois, est surtout une étape obligée : acheter quelque offrande accompagnant les prières que l’on adresse à Confucius le jour où on doit passer un examen.

Et que l’on vive dans un État considéré comme ultrasécularisé, aux références idéologiques ancrées dans l’athéisme militant, n’y change rien. Les dieux sont toujours là. D’ailleurs, le soft power chinois s’est choisi Confucius comme ambassadeur. Partout sur la planète, les instituts Confucius sont chargés de propager la langue, la civilisation et l’influence chinoises.

 

au sommaire :

L’aventure orientale de la pensée, Laurent Testot
La naissance des idéologies universelles, Laurent Testot

 

Partie I : Les pensées indiennes

Aux sources des pensées indiennes, Marc Ballanfat
L’unité de la pensée indienne, entretien avec Michel Hulin
Hindouisme et société des castes, Marie-Louise Reiniche
Vers 800 – Shankara réforme l’hindouisme, Brigitte Tison
Géopolitique des religions indiennes , Ingrid Therwath
Le yoga au-delà des clichés, Ysé Tardan-Masquelier
Comment le yoga a conquis l’Occident, Véronique Altglas
L’âge des gurū, Véronique Altglas
Mahāvīra, « Grand Homme » du jaïnisme, Jean-Pierre Osier
Les chemins du bouddhisme des anciens, Louis Gabaude
Et Ashoka propagea le message du Bouddha, Véronique Crombé
Le bouddhisme, une religion tolérante ?, Bernard Faure
Pourquoi christianisme et bouddhisme se ressemblent-ils ? Entretien avec Kyong-Kon Kim
Les sikhs, une religion originale, Denis Matringe
L’islam en Asie, une longue histoire de négociations, Michel Boivin

 

Partie II : Les pensées chinoises

Les trois piliers de la sagesse chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Quelques héros de la spiritualité chinoise, Cyrille J.-D. Javary
Le confucianisme, une pensée en mouvement ?, Rémi Mathieu
Confucius au supermarché, Jean-François Dortier
Taoïsme : un aperçu des origines, Romain Graziani
La fondation du mouvement des Maîtres célestes, Pierre Marsone
La révolte des Taipings, Vincent Goossaert
Taoïsme, la voie du bien-être ?, Cyrille J.-D. Javary
Une médecine millénaire toujours officielle, Éric Marié
Une histoire du grand véhicule, Alexis Lavis
Le Sūtra du Lotus est traduite en chinois, Jean-Noël Robert
Le paradis, c’est les autres, entretien avec Matthieu Ricard
La méditation, pourquoi ça marche ?, Marc Olano
La méditation, un art… très occidental, Fabrice Midal
Aux sources du tantrisme bouddhique, Stéphane Arguillère
1959 : le bouddhisme tibétain entre en exil, Raphaël Liogier
Chine, un peuple religieux, un État athée ?, Vincent Goossaert
Le chamane mondialisé, Roberte Hamayon
Qu’est-ce que le chamanisme ?, Charles Stépanoff
Quand les chamanes officiaient à la cour des khans mongols, Marie-Dominique Even
Le shintō, une religion première au 21e siècle, François Macé
Inari, divinité syncrétique, Laurent Testot
La métaphysique des mangas, Fabien Trécourt
Art martiaux : sport des sages ?, Michel Brousse

Bibliographie

Glossaire

 

Les outils peuvent-ils nous parler du passé ? Rencontre avec Éric Boëda

Eric BOEDA

Éric Boëda est professeur de préhistoire à l’université Paris-X–Nanterre, membre de l’Institut universitaire de France, auteur notamment de Techno-logique & Technologie. Une Paléo-histoire des objets lithiques tranchants, @rcheo-editions, 2013.

 

Vous êtes spécialiste des outils préhistoriques, un terme qui évoque souvent la pierre taillée. Mais qu’entend-on exactement par outil ?

Ce sont des objets que l’on interprète comme étant à l’interface entre nous et l’environnement. Le terme est donc extrêmement vague, puisque ces outils peuvent être des objets naturels sans modification, ou des objets que l’on a modifiés afin de pouvoir réaliser une action. Le statut d’outil est plus lié à la façon dont on le perçoit qu’à sa réalité même. Par exemple, on sait que les singes à l’état sauvage utilisent des objets naturels en pierre, sans les transformer, comme outils pour casser une noix. En revanche ils transforment la matière végétale, en la cassant avec les dents. C’est le cas des bâtons permettant de déloger un lézard ou d’attraper des termites. Quels que soient ces objets, quand on les retrouve hors contexte, on ne sait pas que ce sont des outils. Vus entre les mains des singes, ils deviennent les témoins de cultures.

Or, pour qualifier un objet préhistorique d’outil, il faut qu’il ait été transformé. Sans cela, rien n’atteste qu’il ait pu servir. Il faut aussi que cet objet ait été conservé. Des outils ou parties d’outils ont pu être en bois, en os, en fibres végétales, en tissus animaux… Mais tout ça est périssable. Seul reste le minéral, la pierre. Et plus on remonte dans le temps, plus cela devient flou.

 

Parce que les vestiges deviennent de plus en plus rares ?

Oui, mais pas seulement. C’est aussi lié à l’idée que l’on a de ce que doivent être les premiers outils. On va souvent dire que cet objet a été un outil parce qu’il a fait l’objet de transformations, et que ces transformations sont suffisamment complexes pour que nous soyons certains que ce n’est pas la nature qui les a faites. C’est toujours très subjectif. Mettez dix archéologues autour d’un objet, et vous pourrez avoir dix analyses différentes.

 

Mais jusqu’à quand peut-on remonter dans le temps avec les pierres taillées ?

En Afrique, on en est à peu près à 2,7 millions d’années (Ma). En Chine, entre 2,2 et 2,5 Ma. Le plus ancien reste en Afrique. Mais il faut savoir qu’en Afrique de l’Est, vous n’avez pas besoin de fouiller pour ramasser de très vieux outils, l’érosion des rivières et l’activité volcanique du Rift les déterrent pour vous. Cela explique pourquoi ce terrain est très documentée. Dans les sites asiatiques sur lesquels j’ai travaillé, on devait creuser des dizaines voire des centaines de mètres de sédiments, et c’est le hasard qui permet de découvrir un site, jamais la recherche systématique, qui en est rendue impossible.

 

Ce qui revient à chercher une aiguille dans une botte de foin, si on se rappelle que la densité humaine devait être alors très faible. Peut-on au moins deviner qui a fabriqué les premiers outil ?

Non. Car il n’existe aucun site associant des objets dont on soit assuré qu’il s’agit d’outils avec des restes d’homininés. À 2,7 Ma, en Afrique, on sait qu’on a plusieurs candidats possibles : Australopithèques, Paranthropes, Homo… Et le jour où vous trouverez les restes d’un homininé associés à des outils, qui vous dira qu’il n’a pas été mangé par les détenteurs de ces objets ? Cela me décourage que l’on pose toujours la question, parce qu’en l’état actuel de nos connaissances il ne peut y avoir de réponse. Il faut comprendre que plus on recule dans le temps, moins il y a de choses à dire. Ce qui n’empêche pas certains de vouloir retracer l’histoire du début de l’humanité à la manière d’une épopée.

 

Mais ne peut-on rien savoir de certain sur ces outils ? Après tout, l’archéologie expérimentale nous montre aujourd’hui comment ils pouvaient être taillés, utilisés…

Je suis moi-même expérimentateur depuis longtemps. On a beaucoup expérimenté, mais trop souvent sans réflexion. Nous n’avons généralement reproduit que des formes, réduisant ce qui est par ce qui « doit-être ». Il faut procéder à de vraies expérimentations…

 

Comme chasser le mammouth au milieu de la steppe ?

Non, pas du tout ! Une vraie expérimentation, c’est comme un test de médicament : vous définissez une opération, et vous en faites varier tous les paramètres, les uns après les autres. Prenez un caillou, et essayez de faire un tranchant. Dans le caillou, vous avez la partie qui va être travaillée, un tranchant, et la partie qui sera prise en main. Comment vous l’utilisez, comment vous le manipulez, et pour faire quoi ? Face à ces objets là, nous sommes dans la position du chimpanzé auquel on a donné un crayon en lui demandant d’écrire. Pour vraiment appréhender ces outils dans leur contexte, il faut les repenser totalement. Il faut comprendre comment ces objets ont évolué dans le temps. Ce qui nous permettra d’imaginer à quoi a pu ressembler le premier outil, et de comprendre la place qu’occupe celui qu’on a sous les yeux.

 

Ce pourquoi vous recourez à la notion de lignée…

Oui, tout à fait. Un objet peut avoir des fonctions différentes, et une même fonction peut être réalisée par différents objets. Un objet ne se définit pas par ce qu’il donne à voir, mais dans son devenir. Toute la difficulté est là. La notion de lignée fixe une échelle d’évolution d’objets successifs répondant au même principe de fonctionnement et ayant le même objectif. Vous faites une différence entre une 2 CV, une 4L, une DS, etc. Vous êtes capable de dire que ce sont des voitures, de parler de leurs caractéristiques techniques, de savoir que l’une a précédé l’autre. Un Martien qui voit une DS ne sait pas ce que c’est. La clé de voûte, c’est la mémoire. Vous, vous avez la mémoire de la lignée des voitures, vous savez à quoi ressemblait la première, et vous pouvez restituer l’action qui consiste à s’en servir, et vous pouvez anticiper les modèles des voitures du futur.

De la même façon, si je vous dis hache, vous savez que ça sert à couper le bois, qu’elle ait 10 000 ans ou qu’elle soit neuve. En revanche si je vous dis biface, là rien ne va plus. On n’en fait plus depuis 300 000 ans dans le bassin méditerranéen et sa périphérie, on en a perdu la mémoire. Et l’expérimentation nous permet de savoir comment les fabriquer, mais pas comment ils ont été utilisés.

 

Vous avez écrit que « les préhistoriens cataloguent des objets de pierre taillée, mais ce savoir cumulatif ne peut générer un savoir explicatif. Comment expliquer en effet qu’un même objet réalisé et utilisé de façon identique, soit produit en des lieux différents, sans contacts possibles, comme l’expose l’ethnologie, et en des périodes différentes, comme le montre l’archéologie ? » L’approche en termes de lignée vous permet-elle d’expliquer le paradoxe que vous soulignez ?

André Leroi-Gourhan a posé une grande œuvre à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Un des volets de sa recherche, concernant la notion de tendance, a été abandonné en préhistoire. Il n’a intéressé que les philosophes et certains historiens. Nous faisons des recherches multiples, produisons du savoir ponctuel. Ethnologue, linguiste, préhistorien, lui était capable d’aborder un problème sous de multiples facettes, ce qui nous fait défaut aujourd’hui. Nous ne voyons un objet, spécialisation oblige, qu’à travers un seul aspect. Leroi-Gourhan avait une vision globale, intégrée. Il a travaillé sur l’aspect diachronique des objets, leur évolution sur le long terme. Et il a effectivement observé que des inventions apparaissaient d’un continent à l’autre, suivaient une trajectoire parallèle, sans communication possible entre ces lieux.

C’est un problème qu’il reste à élucider, on ne peut pas se permettre de dire que ça n’existe pas. Ainsi, quand on compare la Chine, l’Afrique et le bassin méditerranéen, le démarrage est toujours le même, c’est l’utilisation d’un tranchant. Mais la partie préhensive diffère. En Afrique, on va fracturer des blocs et récupérer des éclats. Le tranchant se donne systématiquement puisque vous fracturez une matière minérale, mais la partie que vous aurez en main est aléatoire. En Asie, surprise : les premiers objets qu’on a sous les yeux, à 2,2 Ma, sont déjà façonnés. Les galets ont été sélectionnés pour leur préhension, façonnés pour aménager un tranchant. On en retire l’impression qu’en Asie, la partie préhensive a été un élément extrêmement important dès le départ.

 

Et là-dessus arrivent les bifaces, des pierres à deux tranchants souvent symétriques ?

Oui, beaucoup plus tard. 1,7 Ma en Afrique, et 0,8 Ma en Chine. Mais il faut savoir que ce qu’on appelle biface apparaît en plusieurs endroits, très décalés dans le temps. Ensuite que les densités varient. Les bifaces en Afrique de l’Est sont très communs. Ce sont les premiers objets façonnés, ils se substituent à ces premiers tranchants à la partie préhensive aléatoire et représentent au maximum 20 % de la boîte à outils – tout le reste continue à être fait d’éclats. En Chine les bifaces restent rarissimes, 0,1 %, donc 99,9 % d’outils restants faits à partir de galets. Et entre les deux, au Proche-Orient, il y a des endroits où les bifaces représentent 100 % des pièces. Et on voudrait que ce soient partout et toujours les mêmes bifaces, en négligeant ces contextes ! Sans compter que les matières varient : silex bien sûr, basalte, quartztite…

 

Certains font de la diffusion des bifaces l’indice de schémas migratoires, élaborant une théorie de peuplement qui verrait Homo erectus sortir d’Afrique et conquérir le monde…

Si on introduit le degré d’évolution de ces pièces, on se rend compte que pour une même temporalité entre l’Afrique ou le Proche-Orient et l’Europe, il existe un décalage des plus importants. Alors qu’en Afrique ou au Proche-Orient les bifaces sont à un stade de lignée avancée, en Europe à la même période les bifaces en sont à un stade technique de début de lignée. Ces données sont en faveur de la notion de convergence d’une idée technique, et non le fait de populations migratrices conquérantes générées par un nouveau type humain. Une idée technique peut très bien être empruntée par un groupe par simple contact, et être alors transformée selon des traditions techniques propres. En réalité, en ne prenant qu’un type d’objet, qui plus est fantasmé, nous sommes dans la fabrication d’une épopée et non dans une démarche scientifique rigoureuse.

 

Ce ne serait en tout cas pas une raison esthétique, comme le défendent certains de vos collègues, qui a poussé à tailler des bifaces ?

Quand on n’a rien à dire, c’est ce qu’on avance. Quand on ne comprend pas un objet, on le juge en termes esthétiques : est-il digne ou non de figurer dans une vitrine ? Maintenant, tous les objets façonnés par des artisans ont une plus-value. Sur un biface, qui nécessite plus de travail qu’un éclat, ça se voit mieux.

 

 

biface

Ces deux bifaces ont été fabriqués il y a 300 000 ans, en des lieux sans contact possible. Celui de gauche, de couleur jaune, a été trouvé sur le site d’Umm el Tlel (Syrie) – photo Éric Boëda. Celui de droite, bleu, provient du site de Petit Bost en Aquitaine – photo Laurence Bourguignon.

Selon vous, il n’est donc pas cohérent de reconstituer comme on le fait des mouvements migratoires de la lointaine préhistoire en suivant les schéma de diffusion de certains outils de pierre taillée ?

Le scénario des différentes sorties d’Afrique, de migrations d’Ouest en Est, est une histoire d’anthropologues et pas de préhistoriens. Il n’est pas innocent que les sorties d’Afrique sont toujours mises en parallèle avec l’apparition d’un nouveau bel objet, comme c’est le cas avec les bifaces et l’Homo erectus, et ainsi de suite. Les évolutions biologiques et technologiques sont supposées se confondre, et toute une évolution est alors ramenée à un seul objet.

Quand vous travaillez sur la matérialité des choses, vous voyez que c’est impossible. Dans chaque espace géographique, vous avez des identités complètement différentes. Encore plus étonnant : une même région va voir plusieurs identités se succéder, mais malgré tout, conserver un tronc commun, une identité géographique de base. Au niveau de la culture technique, nous voyons des innovations apparaître dans un groupe, puis parfois se diffuser vers un autre groupe, par contact. Mais là où des anthropologues verraient une population remplacer sa voisine en emmenant sa culture, je perçois plutôt qu’une idée technique a été captée et adaptée par la population voisine. Travailler sur la matérialité des vestiges ne confirme pas le grand récit anthropologique.

 

Votre discours n’est-il pas trop critique vis-à-vis des approches contemporaines de la préhistoire ?

J’ai participé longtemps à cette préhistoire là, mais j’en étais arrivé à m’ennuyer. Puis j’ai eu la chance de rencontrer des philosophes, des historiens, des ethnologues. Ils souhaitaient se confronter à la profondeur temporelle, à Néandertal. J’étais intéressé par leur façon de penser. Ça a été la découverte de Gilbert Simondon (1). Une voiture n’arrête pas de se transformer, tout en gardant le même principe de fonctionnement. À partir de là, je me devais d’analyser les objets différemment. Ma façon de travailler aujourd’hui est certainement mieux perçue à l’étranger qu’en France, là où il n’y a pas d’écoles constituées.

 

Comment procédez-vous ? En multipliant les points d’observations dans le monde, pour restituer les différentes lignées régionales, les mémoires oubliées d’objets dont nous supposons à tort qu’ils sont identiques ?

Il faut revenir à la sémiologie, essayer de retranscrire les intentions techniques qu’il y a derrière chaque objet. Et il faut avoir une analyse au niveau structural. Je suis comme un docteur devant un malade : je peux regarder les symptômes et les décrire ; je peux aussi les prendre en compte dans leur ensemble, et poser un diagnostic.

 

Si l’outil n’est pas, n’est plus le propre de l’homme, pourrait-on envisager néanmoins qu’il existe une coévolution de l’homme et de la technique ?

Oui, je le pense. Les chimpanzés transforment des bâtons, ils ont une certaine technicité, mais ils n’ont pas connu cette évolution. On n’a jamais vu de singe utiliser des tranchants. Ce qui est très surprenant chez l’homme, c’est la permanence des changements techniques : depuis 2,5 Ma, il n’a jamais arrêté d’innover, il a toujours cherché à modifier l’objet. C’est là à mon sens la grande spécificité humaine. L’homme a toujours cherché à modifier ses objets, les singes ne l’ont pas fait. Pourquoi ? Je n’en sais rien.

Et quand on prend un cycle d’évolution, que j’appelle une lignée d’objets, ces lignées, dans la lointaine préhistoire, font jusqu’à 0,5 ou 0,6 Ma. Et au fur et à mesure que l’on se rapproche du présent, le temps de réalisation de ces lignées devient de plus en plus court. Aujourd’hui, on a des objets qui naissent, évoluent et disparaissent en une génération, voire moins. Sur le temps long, force est de constater que les cycles de transformation des objets deviennent de plus en plus brefs. En revanche, les hommes ne se sont jamais satisfaits de ce qu’ils ont créés. D’où les lignées.

 

Propos recueillis par Laurent Testot

 

(1) Le philosophe Gilbert Simondon (1924-1989) a traité des rapports de l’homme au vivant et de l’histoire de la technique.

 

NB : une version courte de cet entretien est simultanément publiée dans le dossier « Préhistoire : quinze questions sur nos origines », dirigé par Laurent Testot, Sciences Humaines, n° 262, août-septembre 2014.

 

Les Patagons, à la toute fin du Monde

Le reproche est connu : l’histoire « classique » est suspecte d’eurocentrisme. En miroir, certains ne se privent pas de critiquer une histoire globale supposée être, par la loi des masses humaines, asiacentrée sinon sinocentrée. Le billet de ce jour vise à rafraîchir le débat en l’exposant aux vents glacés de la lointaine et déserte Patagonie, afin d’explorer les rapports patagons à l’histoire globale. Du mylodon au destin des Patagons, on peut discerner plusieurs axes, en trois cartes postales :

Mylodon© L. Testot : Cueva del Milodón

1) Le mylodon, de la crytozoologie à la mégafaune

Les noms géographique restituent l’ambiance : depuis la ville de Puerto Natales, perdue à l’extrême-sud du Chili, dans la province d’Ultima Esperanza, parcourez une trentaine de kilomètres vers le nord sur une bretelle jamais achevée de la route dite du Bout du monde. Là, juste après le rocher dit de la chaise du Diable, quelques falaises se dressent ; un grand abri sous roche, une silhouette colossale devant laquelle se pressent quelques touristes pour la photo. Le mylodon. Un paresseux géant de trois mètres de haut, qui vécut ici il y a quelque 10 000 ans.

Son « inventeur », un colon du nom de Herman Eberhardt, exhuma en 1896 des restes bien conservés : de la peau, des os accrochés à la peau (des ostéodermes – une curiosité propre à cet animal), bref rien de connu – même si Charles Darwin, de passage aux environs quelques décennies auparavant, avait déjà exhumé des restes de la même espèce. La course pour s’emparer des dernières terres non encore sous domination coloniale battait son plein. Se succédaient donc en ce lieu perdu les fourriers des empires, des équipes de toutes nationalités – géologues, naturalistes et autres géographes au service du projet colonial. Argentine et Chili rivalisaient également d’ardeur pour réclamer leur part de l’extrême-sud américain, et finirent par se partager l’aride gâteau. Bref, Eberhardt montra sa trouvaille à de savants européens. Le site fut creusé… Ce qui amena à l’exhumation d’un squelette humain, a priori contemporain de l’animal.

Ceci est tout à fait compatible avec nos actuelles connaissances : mylodons et Homme moderne ont cohabité quelques siècles, peut-être millénaires. Mais l’association de ces restes, d’un gros animal et d’un humain, entraîna une conclusion que l’on juge aujourd’hui farfelue : le mylodon était domestiqué ! Les techniques de datation étant floues et les restes bien conservés, l’autre conclusion fut qu’ils étaient récents. De ces prémisses naquit une certitude : on devait pouvoir trouver des mylodons vivants.

L’affaire inspira les biologistes des premières décennies du 20e siècle, nourrit au moins une expédition de chasse qui ne fut pas sans évoquer le roman Le Monde perdu (1912) d’Arthur Conan Doyle, à la recherche d’animaux antédiluviens en Amazonie. Elle offre une date de référence dans l’apparition de la discipline ésotérique qu’est la crytozoologie – même si les ouvrages fondateurs de ladite discipline ne furent rédigés que dans l’immédiate-après Seconde Guerre mondiale. Pour faire bref, c’est un courant qui défend qu’il existe de gros animaux qui ont échappé à toute classification sur notre planète : Nessie le monstre du Loch Ness, Yéti du Tibet ou Big Foot de Californie sont venus enrichir, avec des centaines de créatures, ce panthéon. Avant de rire, soulignons qu’il ne s’écoule pas d’année sans que l’on découvre de nouveaux animaux, certes dans leur immense majorité microscopiques, mais parfois aussi de bonne taille – là un bovidé, ici un requin… Reste le constat : le merveilleux resurgit toujours quand on croit l’avoir exorcisé. À la fin du 19e siècle, alors que la science expérimentale s’impose comme détentrice du vrai, des savants traquent des animaux mythologiques – et d’autres photographient des fantômes.

On sait aujourd’hui que la mégafaune a péri en masse suite à l’arrivée de l’homme, dans des endroits où il est arrivé tardivement. Si l’Afrique et l’Asie ont encore quelques gros animaux, c’est que ceux-ci, cohabitant avec nous depuis deux millions d’années, ont eu le temps de s’adapter aux progrès cynégétiques de notre espèce. L’arrivée de l’Homme moderne en Australie (entre 60 000 et 45 000 ans), en Europe (vers 40 000 ans), dans les Amériques (entre 30 000 et 15 000 ans) et en Nouvelle-Zélande (il y a 800 ans) est suivie plus ou moins tardivement, mais inéluctablement, d’un effondrement de la biodiversité : l’essentiel de la faune pesant plus de cinquante kilos disparaît – oiseaux géants, marsupiaux colossaux, mastodontes, mammouths, rhinocéros, félins, ours… – et entraîne un déséquilibre suivi d’un appauvrissement massif des biotopes. Deux catégories d’explication sont avancées : responsabilité directe – l’homme a chassé jusqu’à l’extinction – ou indirecte – l’homme a amplifié les effets de bouleversements climatiques. Car l’arrivée de l’homme rime, dans le cas de la Patagonie, avec l’Holocène. Le climat se réchauffe, les glaciers fondent, les terres se libèrent, le gibier prospère, et tout cela favorise certainement l’expansion humaine vers les terres pourtant parmi les plus désolées de la planète.

Magellan© L. Testot : Magellan triomphe sur son canon, les géants à ses pieds. Place d’armes de Punta Arenas, Chili.

2) Le Patagon : l’Autre est-il nécessairement plus grand ?

« Partant de là jusqu’au quarante-neuvième degré et demi au ciel antarctique, parce que nous étions en hiver, nous entrâmes dans un port pour hiverner et nous demeurâmes là deux mois entiers sans jamais voir personne. Toutefois, un jour, sans que personne y pensât, nous vîmes un géant qui était sur le bord de la mer tout nu et il dansait et sautait et chantait, et en chantant il mettait du sable et de la poussière sur sa tête. Notre Capitaine envoya vers lui un de ses hommes auquel il donna charge de chanter et danser comme l’autre pour le rassurer et lui montrer amitié, ce qu’il fit.

Et incontinent l’homme du navire conduisit ce géant à une petite île où le Capitaine l’attendait. Quand il fut devant nous, il commença à s’étonner et à avoir peur, et il levait un doigt vers le haut, croyant que nous venions du ciel. Il était si grand que le plus grand de nous ne lui venait qu’à la ceinture. Il était vraiment bien bâti. Il avait un grand visage peint de rouge alentour et ses yeux aussi étaient cerclés de jaune, aux joues il avait deux coeurs peints. Il n’avait guère de cheveux à la tête et ils étaient peints en blanc […].

Six jours après, nos gens allant couper du bois virent un autre géant au visage peint et vêtu comme les susdits, qui avait à sa main un arc et des flèches; s’approchant de nos gens, il fit quelques attouchements sur sa tête et après sur son corps, puis en fit autant à nos gens […].

Ce géant était de meilleure disposition que les autres, et personne gracieuse et aimable qui aimait à danser et à sauter. Et quand il sautait, il enfonçait la terre d’une paume de profondeur à l’endroit où touchaient ses pieds. Il demeura longtemps avec nous, et à la fin nous le baptisâmes et lui donnâmes le nom de Jehan. Le dit géant prononçait le nom de Jésus, le Pater noster, l’Ave Maria et son nom aussi clairement que nous. Mais il avait une voix terriblement grosse et forte […].

Le Capitaine appela cette manière de gens Pataghoni. Ceux-ci n’ont point de maisons, mais possèdent des baraques faites de la peau des bêtes susdites [les guanacos] avec laquelle ils se vêtent […]; ils vivent de chair crue et mangent une certaine racine douce qu’ils appellent capac. Ces deux géants que nous avions à la nef mangeaient un grand couffin plein de biscuits et des rats sans les écorcher, ils buvaient un demi-seau d’eau chaque fois. »

Extrait de : RELATION DU PREMIER VOYAGE AUTOUR DU MONDE PAR MAGELLAN 1519-1522. Pigafetta (Antonio), 1984, Tallandier, pp. 109-115.

Source : http://www.lapatagonie.com/legendes/7-les-geants-patagons

De ce témoignage d’Antonio Pigafetta, chroniqueur du premier tour du monde attribué à Magellan (qui n’en acheva que la moitié), on retient l’image du géant. Argentins et Chiliens, en plusieurs endroits, immortalisent aujourd’hui l’événement sous forme de statues à « taille réelle ». On y voit des colosses indiens toiser, torses nus, les pitoyables Espagnols qui viennent pourtant de les ligoter. Ailleurs, sur la Place d’Arme de Punta Arenas, un conquistadore au sommet d’une colonne triomphe de Patagons costauds mais soumis.

Immanquablement, à proximité des monuments, une légende évhémériste s’emploie à rationaliser l’envolée littéraire de Pigafetta. Les Espagnols auraient été rachitiques, les Patagons prospères… En tout cas, sur les photos, à partir de la fin du 19e, ce sont les Amérindiens, au crépuscule de la puissance éphémère que leur a conférée la maîtrise des chevaux, chroniquement sous-alimentés, qui se font dépasser d’une tête par les envahisseurs.

Le géant patagon est, comme le mylodon domestique, plus probablement le produit de l’imagination d’un moment. Les Grandes Découvertes peuplaient les blancs des cartes d’êtres étranges, hommes à tête de chien ou possesseurs d’un pied unique qui leur sert d’ombrelle – illustrations bien connues des médiévistes. L’Autre est étrange, d’autant plus étrange qu’il est éloigné. Et l’Autre est aussi souvent meilleur, plus fort, plus sagement gouverné. Il y a deux millénaires, quand Rome et la Chine devinaient leur présence respective à de ténus indices commerciaux, le pays à l’opposé symétrique était un paradis, où l’on vivait dans le confort, où l’on était bien gouverné.

Secret d’État, rêve de puissance. Magellan trouve le passage vers le Pacifique, la voie alternative qui mène justement aux richesses de la Chine et permet de doubler les Portugais, qui passent par l’océan Indien. Les Espagnols cherchent dans le pays nouveau un Eldorado, la cité des Césars. L’or fait rêver. À la suite de l’audacieux corsaire Francis Drake, qui fait siens les détroits jalonnés par les Espagnols pour mieux piller les richesses que les conquistadores extraient du Nouveau-Monde, les Anglais se lancent quelques décennies plus tard, bientôt suivis des Néerlandais. Pour assurer leur contrôle des détroits, les Espagnols s’essaient aux colonies de peuplement à l’extrême sud du continent. Le froid, l’impossibilité d’entrer en contact avec les indigènes ou de cultiver la terre ont raison de la fondation de la cité du Roi Don Felipe. Tous les colons meurent de faim, un seul survivra – ironiquement secouru par un corsaire anglais. Le lieu s’appelle aujourd’hui Port-Famine.

Selknam© L. Testot : diaporama taille réelle mettant en scène la vie des Selknams, à Ushuaia.

3) Les Patagons : génocides coloniaux et bonnes intentions

À Port-Famine, on meurt donc de faim, dans des endroits où pourtant subsistent depuis au moins six millénaires des cultures originales. On y distingue classiquement cinq peuples. Leurs destins tragiques ont alimenté une belle matière ethnographique.

• Les Selknam (dits aussi Onas) étaient des chasseurs de guanacos (lamas sauvages) et d’autres animaux. Ils occupaient l’essentiel de la Grande Île de la Terre de Feu, doublon oriental de la pointe Sud des Amériques. Au début du 19e siècle, les premiers Blancs qu’ils virent étaient des chasseurs venu massacrer les lions de mer en masse pour en faire de l’huile afin d’alimenter les lampes de la Révolution industrielle. S’y ajoutèrent un demi-siècle plus tard les éleveurs de moutons (l’industrie réclamait alors de la laine), qui leur dérobèrent leurs terrains de chasse et les repoussèrent à coups de fusil. Les missionnaires, ici salésiens, furent les derniers arrivés. Emplis de bonnes intentions : christianiser les sauvages, leur apprendre la civilisation, les protéger de la brutalité des colons. Ils les rassemblèrent, les parquèrent. En deux ans, les 9/10e moururent de maladies qui leur étaient jusqu’alors inconnues. Les survivants se dispersèrent, se firent gauchos, oublièrent leur culture. La dernière Selknam est morte à la fin du 20e siècle.

• Les Haush (ou Ménekenks), de culture similaire, occupaient le Sud-Est de cette Terre de Feu. Leur destin fut identique, la culture s’éteignit au début du 20e siècle.

• Les Yamanas (ou Yaghans) habitaient un espace maritime s’étendant du sud de la terre de Feu jusqu’au Cap-Horn. Leur culture, à l’égal de celle des Aborigènes d’Australie ayant occupé le désert central, montre à quel point les humains peuvent s’adapter à des milieux hostiles. Ils vivaient nus, car là-bas, on est mouillé en permanence. Rien n’y sèche. Enduits de graisse de lions de mer, ils se chauffaient en permanence à des braseros. Et ils se déplaçaient sans cesse, là où les embarcations modernes sont mises en difficulté par des vents dévastateurs, à bord de canoés d’écorces ! Ils occupèrent six mille ans durant des îles qui aujourd’hui sont considérées comme trop hostiles pour être habitées. Darwin, les découvrant, déclara qu’ils étaient le peuple le plus misérable de la Terre, plus animal qu’humain. Ils connurent un destin identique à celui des Selknam, si ce n’est qu’ils souffrirent davantage des massacres de lions de mer (leur principale source de nourriture), moins des éleveurs de moutons (leur territoire était inapproprié à l’élevage), et autant des missionnaires (anglicans ceux-là) qui essayèrent de les sauver. Leur population chuta de 3 000 à 300 personnes en deux ans, alors que les pères les obligeaient à revêtir les vêtements usagés collectés par les bonnes œuvres en Grande-Bretagne pour habiller les sauvages nus – des vêtements qui constituaient autant de bombes biologiques, porteurs de toutes les maladies de cette époque. Il subsiste aujourd’hui une Yaghan, âgée de plus de 80 ans – sa langue et sa culture disparaîtront avec elle.

• Les Kaweskars (ou Alakalufs) occupaient la côte ouest du Chili. Leur culture et leur sort ont été similaires à ceux des Yamanas – à ceci près qu’il resterait une quinzaine de locuteurs de cette langue.

• Les Aonikenks, quant à eux, occupaient la partie continentale de la pointe australe de l’Amérique du Sud, là où la pampa s’arrête, coincée entre les Andes et l’océan. Membres de la confédération Tehuelche, qui occupa la moitié sud de l’Argentine jusque dans les années 1870 grâce à sa maîtrise de l’équitation, ils furent pris en tenaille entre les États coloniaux qu’étaient alors l’Argentine et le Chili. Un débat historiographique fait encore rage autour de la Conquête du Désert, initiée en 1870 par le gouvernement argentin. Pour les uns, il s’agissait de résister aux agressions tehuelches (vol de bétail, rapt de femmes) ; pour les autres, ce fut un génocide. La Campagne du désert dura une dizaine d’années. Après des débuts indécis, l’emploi de nouveaux fusils et du télégraphe emporte la décision militaire. Pour le seul Sud de la Patagonie, 2 000 Aonikenks sont tués, et 15 000 survivants déportés. Il leur est fait interdiction d’avoir des enfants. En 1920, nul ne parle plus l’aonikenk, et leurs terres engraissent depuis longtemps des millions de moutons – s’opère alors un autre effondrement de la biodiversité. Le sort des Aonikenks est à rapprocher de celui des Sioux et Apaches de l’hémisphère Nord, qu’ils suivirent dans la tombe, victimes des mêmes procédés, d’un bout à l’autre des continents américains.

L’histoire était devenue globale.

NB : Pour aller plus loin, je recommande la lecture de l’excellent WINOGRAD Alejandro [2008], Patagonie. Mythes et certitudes, Ushuaïa, éditions Südpol, trad. fr. Claire Avellan, 2011 – ce billet n’est pas une recension de ce livre.

L’air de la montagne rend-il libre ?

À propos de :

Zomia, ou L’Art de ne pas être gouverné

James C. Scott [2009], The Art of Not Being Governed. An anarchist history of Upland Southeast Asia, Yale University Press, 2009, trad. fr. Nicolas Guilhot, Frédéric Joly et Olivier Ruchet, Paris, Seuil, 2013.

Zomia

Anthropologue, James C. Scott se revendique de l’anarchisme. S’appuyant sur les thèses que Pierre Clastres avait posées en observant les sociétés indiennes d’Amérique du Sud [La Société contre l’État, Minuit, 1974], il livre ici une très dense histoire des zones montagneuses d’Asie du Sud-Est, défendant l’idée que ce massif montagneux d’Asie du Sud-Est aurait vu se maintenir un état particulier, et autrefois planétairement partagé, des communautés humaines : le refus de la soumission à l’État.

La Zomia, tel est le nom consacré donné à cette région depuis une décennie. Elle s’étend, selon les auteurs, de la Chine du Sud à la Birmanie (soit 2,5 millions de km2, abritant 100 millions de personnes), ou se prolonge jusqu’à l’Afghanistan (Zomia 2). Peu importe les limites, puisque le propre des communautés qui l’habitaient était de les refuser. Scott tranche d’emblée : est Zomia toute étendue qui, en Asie continentale, orientale et australe, occupe un relief d’une altitude supérieure à 300 m. La conséquence : en plaine, des zones propices à la production céréalière et au contrôle étatique des populations. En hauteur, des terres livrées à l’agriculture vivrière et/ou au semi-nomadisme, d’une grande diversité écologique, caractérisées par la présence de populations fuyant l’État. La Zomia, précise l’auteur, se trouve à la périphérie de neuf États et au centre d’aucun.

La 24e édition du Festival international de géographie de Saint-Dié des Vosges, du 3 au 6 octobre 2013, étant consacrée à la Chine, nous allons donc explorer ses marges australes. Scott se concentre sur les tribus habitant la Chine du Sud et de l’Est, ainsi que les hautes-terres du Viêtnam, de Thaïlande, de Birmanie, du Laos… Hmong, Akha, Liao, Karens, Lahu, Wa… Leurs noms sont aussi nombreux que leurs spécificités sociales, vestimentaires, etc. Cette hétérogénéité, pour autant, n’est pas exclusive : on y passe facilement d’une identité à une autre.

La Zomia serait « la dernière zone du monde dont les peuples n’ont pas été intégrés à des États-nations », du moins, nuance-t-il, avant que les années 1950 ne voient les stratégies d’« engloutissement » étatiques, les « technologies destructrices de distance » (voies ferrées, aviation, téléphone, technologies de l’information…) atteindre un niveau de performance tel que les reliefs labyrinthiques des monts d’Asie, qui jusqu’ici avaient épargné à leurs habitants la souveraineté des États voisins, n’ont plus été en mesure de jouer leur rôle protecteur. La démonstration est érudite. L’ensemble des données brassées a permis à plusieurs spécialistes une chasse à l’erreur plus ou moins fructueuse. Mais ce type de thèse généraliste se prêtant facilement à l’exercice, mieux vaut examiner la thèse de fond.

Scott fait de cet état de « peuples se gouvernant eux-mêmes » le propre de l’humanité depuis la monté en puissance des États, qu’il voit comme débutant au début de l’ère chrétienne. À ce stade, une objection vient déjà à l’esprit : les États ont existé bien avant, comme il le reconnaît, en Égypte, en Mésopotamie, en Chine, etc. Mais ils ne contrôlaient, selon lui, qu’une part négligeable de la population mondiale – affirmation discutable, si on admet que l’État ne peut émerger que dans des endroits densément peuplés, propices à une segmentation de la population en classes de spécialistes se consacrant à des tâches définies : l’agriculture, la guerre, le gouvernement, la religion… La caractéristique des peuples sans État est que ceux qui y vivent peuvent se livrer à tout ou partie de ces tâches, d’accord. Mais comment expliquer que ces sociétés sans État, qui auraient joui d’une démographie supérieure à celle des États, se soient contenté de refluer progressivement devant l’avancée, pour la moitié nord de la Zomia par exemple, de l’État chinois de l’ethnie Han ?

La principale faiblesse de la thèse de Scott est qu’elle repose sur un leitmotiv : vouloir « déconstruire les discours de civilisation », la frontière séparant le barbare du civilisé, le cru du cuit, le primitif du moderne est bien sûr louable. Ne présenter ces sociétés que par le biais de « l’histoire de l’absence d’État, délibérée et réactive », revient pourtant à leur prêter comme moteur un refus conscient et constant de la coercition étatique. C’est un exercice d’équilibrisme, dont Scott se tire avec maestria. Tout son art consiste à souligner que certes, sur la longue durée, l’histoire nous montre que les États sont des prédateurs pour leurs marges : ils en extraient des matières premières, des travailleurs forcés, n’ont de cesse de s’approprier ces espaces pour les recenser, leur extorquer des ressources et en assimiler les populations. Et oui, partout où l’on trouve des montagnes, on y voit de la diversité ethnique, car toute minorité a historiquement tendance à y trouver refuge. Le patchwork ethnique afghan comme la carte des minorités confessionnelles de Syrie en atteste. Mais ces communautés ont plus probablement exploité un état de fait (on se préserve mieux de la violence de la majorité en occupant des endroits faciles à défendre ou propices à l’esquive) que cherché consciemment et méthodiquement à passer entre les mailles du filet étatique.

En paraphrasant une formule célèbre, il est facile de défendre que « l’air de la montagne rend libre. » Scandant ce refrain, l’ouvrage campe une histoire formidable, rendant aux sans-voix (les habitants de la Zomia ont souvent refusé l’écrit) et aux minorités opprimées leur place. On saura aussi gré à l’auteur d’entreprendre une histoire de la construction étatique refusant tout évolutionisme et tout téléologisme. Mais Scott souligne à l’envi dans cette longue saga la présence d’une main invisible et omniprésente, celle d’un refus conscient et répété de la domination de l’État. Un historien moins préoccupé de calquer le concept moderne d’anarchisme sur la longue durée y verrait plutôt une influence du milieu favorisant certains développements : les zones montagneuses étant propices à la survie des minorités, celles-ci s’y sont concentrées. Soumises à la pression des voisins, elles y ont développé des techniques d’esquive – comme une agriculture souple, générant des surplus récoltables à dates diverses et facilement dissimulables. Par leurs reliefs accidentés, leurs populations clairsemées, ces régions obéraient l’extension des États, jusqu’à l’avènement des technologies du 20e siècle – et en cela, Scott voit juste. La Zomia n’est désormais qu’un musée exotique, les costumes traditionnels ne se portent plus guère que pour les fêtes ou les touristes, et tout un chacun y abolit désormais quotidiennement la distance à grand renfort de téléphone portable.

De l’invention conjointe de la philosophie et des grandes religions

C’est à une lecture inattendue que nous convie Jean C. Baudet avec ses Curieuses Histoires de la pensée. Philosophe, biologiste (on lui devrait, à en croire sa biographie sur wikipedia, la découverte des ancêtres des haricots) et poète, l’auteur a commis une multitude de livres relatifs à l’épistémologie historique des sciences. Il ambitionne ici de dresser une synthèse de l’histoire de la pensée, depuis ses lointaines origines préhistoriques jusqu’aux débuts de l’ère commune – une très longue période, qui voit la pensée atteindre un apogée au moment qualifié d’âge axial par le philosophe Karl Jaspers [1949], un concept récemment enrichi des considérations de Karen Armstrong [2009] et d’Yves Lambert [2007], dans des ouvrages déjà commentés sur ce blog.

La philosophie, un effort de pensée en vue du bonheur

Cette histoire des religions et de la philosophie – définie comme quelque chose qui serait « un effort de pensée en vue du bonheur » – est bâtie de courts chapitres. La structure, toute en didactique, graissant les mots-clés, s’attardant sur des concepts basiques…, manifeste un effort de vulgarisation louable, susceptible de faciliter la lecture du néophyte, qui aura tendance à irriter le lecteur plus averti. Il serait dommage de s’arrêter à cet aspect, car cet excellent panorama pour débutant de la pensée évolutionniste offre tant le mérite de l’originalité que celui de la synthèse.

La réflexion se développe à la façon d’une navigation sur Internet, une affirmation entraînant une courte explication, qui fournit elle-même matière à poser une définition, qui débouche à son tour sur une comparaison ou un exposé concentré de la pensée d’un auteur. Ainsi, après avoir disserté sur l’apport de Pascal Boyer – dont il résume l’apport en un lapidaire « les émotions liées à la mort sont à l’origine des religions » –, Baudet estime que « la religion est née en admettant l’existence d’un monde transcendant, ou plutôt les religions sont nées, car le processus se répétera en divers lieux, en fait en chaque localité où s’est installlé un groupe humain suffisamment avancé techniquement pour disposer de loisirs. Pour composer des poèmes. Pour inventer des dieux. » Ajoutons que le processus serait le même partout, ce qui amène l’auteur à en déduire que « partout le même système nerveux invente les mêmes dieux ». Entre-temps, il aura dressé un panorama sur la pensée magique selon James G. Fraser, se sera aventuré à définir le sacré en recourant à Bronislaw Malinowski, revenant sur l’émergence de la conscience ou du langage chez les hominidés tout en affirmant que le philosophe contemporain n’a rien de plus pour penser que celui de l’Antiquité grecque – de quoi écrire, lire, et un cerveau inchangé. À l’en croire, Gutemberg ou Internet n’ont rien apporté en termes de cognition.

Attention : objet publié non identifiable

Ce genre d’affirmation biaise cet ouvrage, et concourt à le rendre inclassable. J’appellerai cela un opni, pour objet publié non identifiable. Sa rédaction, sa mise en page, sa structure le destinent à l’initiation d’un jeune public. Sa densité en réserve clairement la lecture à un public aguerri. Et les opinions de l’auteur, pour stimulantes qu’elles soient, mériteraient critique – on regrettera que le parti-pris pédagogique de l’ouvrage empêche paradoxalement l’auteur de les étayer correctement, au bénéfice d’une simplification parfois abusive.

On s’amusera au passage de voir Baudet s’efforcer de suivre un plan chronologique, ne cessant de répéter que les dates sont relatives et que les historiens spécialistes s’écharpent sur les datations, tout en incluant de force dans sa visée évolutionniste des théories plutôt chaotiques que l’on devine lui avoir été soufflées par la lecture du philosophe Mircea Eliade : ainsi affirme-t-il que la divination serait née de l’invasion akkadienne de Sumer. Car les Akkadiens, nomades, auraient été ouraniens, soumettant et se mélangeant à des sédentaires, chtoniens. La fusion des deux panthéons, un basé sur des idées religieuses centrées sur la fécondité de la terre – religion d’en bas des Sumériens –, l’autre sur l’observation du ciel étoilé – religion d’en haut des Akkadiens –, aurait abouti à créer une perception linéaire et déterministe des événements, devenant prévisibles par l’astrologie ! Notons à sa décharge que l’ouvrage d’Armstrong, déjà mentionné, souffre des mêmes défauts : on peut facilement combler par l’imagination ce que la rareté des sources sur ces périodes ne permet pas d’appréhender de façon certaine.

L’auteur lui-même sait mettre en perspective, non sans humour, les affirmations des historiens qu’il commente. S’il tend à considérer Abraham ou Salomon comme des personnages davantage historiques que mythiques, il note, présentant une biographie de Moïse par Henri Cazelles : « C’est tout juste si Cazelles ne nous décrit pas la couleur de ses cheveux et les motifs décoratifs de sa tunique. Là où les documents historiques sont muets, pourquoi les historiens le seraient-ils ? »

Au final, à qui peut s’adresser cet étonnant ouvrage de synthèse ? D’abord à des médiateurs de savoir. Des enseignants par exemple, qui souhaiteraient s’initier rapidement aux principales thèses de l’histoire de la pensée antique et globale (on déplorera ceci dit la faible place accordée à la pensée chinoise), mais qui sauront conserver leur esprit critique pour mettre en perspective certaines affirmations. Ensuite à tous ceux qui souhaitent enrichir leur connaissance de cette période qui vit, selon la formule consacrée, « la naissance de la sagesse » – une naissance que l’auteur situe dans le creuset de la Grèce classique, rejoignant ainsi le camp des partisans du « miracle grec ». On apprend beaucoup de choses dans cet ouvrage, et les idées y abondent, même si nombre de ces dernières méritent de passer par le crible de la réflexion et de la vérification avant d’être validées.

À noter :

Dans la même veine très pédagogique, similaire aux entreprises de la Collection « Pour les Nuls » de First éditions, Jean-Noël Fenwick nous a gratifiés en 2010 d’un intéressant manuel de grande vulgarisation de big history (du big-bang aux début des civilisations, l’histoire du globe et du monde en 200 p. de paragraphes courts, avec ici recours massif à de multiples intertitres et dessins…) : Les Sept Coups de génie de Madame Bigabanga, Albin Michel/Universcience éd.

À propos de :

BAUDET Jean C. [2011], Curieuses Histoires de la pensée. Quand l’homme inventait les religions et la philosophie, Paris-Bruxelles, Jourdan Éditions.

Autres références :

JASPERS Karl [1949], Vom Ursprung und Ziel der Geschichte. München & Zürich ; traduction française : Origine et sens de l’histoire, Paris, Plon, 1954.

ARMSTRONG Karen [2009], La Naissance de la sagesse (900-200 avant Jésus-Christ). Bouddha, Confucius, Socrate et les prophètes juifs, Paris, Seuil ; traduit de l’anglais par Marie-Pascale d’Iribarne-Jaâwane, The Great Transformation : The world in the time of Buddha, Socrates, Confucius and Jeremiah, Atlantic Books, London, 2006.

LAMBERT Yves [2007], La Naissance des religions. De la préhistoire aux religions universalistes, Paris, Armand Colin.