Histoire globale, pensée globale (4/4)

Quatrième et dernière partie de « Histoire globale, pensée globale », texte constituant l’introduction du dernier livre d’Alessandro Stanziani, Les Entrelacements du monde. Histoire globale, pensée globale (XVIe-XXIe siècles), CNRS Éditions, 2018.

 

Histoire globale à la française ?

Les différents courants discutés jusqu’ici sont essentiellement portés par des auteurs américains, britanniques et par d’autres, allemands, indiens, gravitant dans leur orbite. En revanche, les historiens français manquent souvent à l’appel – tout comme les auteurs espagnols, portugais ou italiens, ainsi que les historiens africains, russes et japonais. Pour quelles raisons ?

Les raisons tiennent à la fois à l’héritage historiographique français et au contexte institutionnel et politique dans l’hexagone. Ainsi, dans les universités françaises, on distingue encore les départements d’histoire, essentiellement histoire française, des laboratoires d’études des aires culturelles. Dans les formations en histoire, il est rarissime qu’un étudiant soit confronté à l’histoire des mondes non européens. C’est déjà bien assez si un cours en histoire européenne s’ajoute aux formations en histoire française. On constate la même fragmentation dans ces lieux particuliers que sont les grandes écoles qui, en principe, n’ont pourtant pas à se plier au dogme universitaire dominant. La seule transgression qu ‘on puisse observer concerne l’enseignement des périodisations – pas de découpage en histoire ancienne, médiévale, moderne et contemporaine à l’EHESS. pour le reste, comme partout ailleurs, un étudiant en histoire de la Chine est obligé de connaître au moins les fondamentaux de l’histoire européenne, tandis que l’inverse n’est pas forcément assuré. Dans les projets de futurs cursus, une seule autre « aire » sera obligatoire pour les historiens de la France ou de l’Europe. Comment expliquer ces limitations ?

Les Annales, en collaboration avec les éditions de l’EHESS, ont récemment publié une anthologie faite uniquement d’article publiés dans la revue : de Braudel à Chaunu jusqu’à Wong, ces travaux sont qualifiés d’histoire globale. Le problème est qu’il s’agit d’auteurs profondément différents dans leurs approches, souvent en conflit entre eux, et pour la plupart n’ayant jamais imaginé se faire qualifier d’historiens globaux (44). La question, qui demeure ouverte et à laquelle nous essaierons de répondre dans les chapitres suivants, est de comprendre les analogies et les différences entre ces démarches et celles qui sont aujourd’hui qualifiées d’histoire globale.

Il faut néanmoins rendre mérite aux initiatives de vulgarisateurs et journalistes comme Laurent Testot (45), très souvent décriés, eux aussi, à tort, par certains historiens professionnels. Testot et ses collègues, d’abord au sein de la revue Sciences Humaines, puis en coordonnant un site web et un blog (46), ont largement contribué au débat en France. Ses associés Philippe Beaujard, Laurent Berger et Philippe Norel ont pour leur part publié une collection des principaux articles parus en anglais dans ce domaine (47). De même, la revue Mondes a permis une diffusion de l’histoire globale en France. Le travail de Pomeranz a trouvé des soutiens importants auprès de modernistes comme Philippe Minard et de médiévistes comme Mathieu Arnoux. Ils ont non seulement soutenu la traduction de l’œuvre de Pomeranz en français (48), mais également publié des travaux inédits (49). S’inspirant de Pomeranz, Arnoux a avancé une analyse comparée de l’écologie et des sources d’énergie en Chine et en Europe continentale de l’Antiquité au 18e siècle (50). Cependant, il s’agit là de cas isolés, et dans l’ensemble le débat sur la grande divergence n’a pas suscité en France des échos comparables à ceux qu’il a connu dans d’autres pays (51). Ce désintérêt s’explique en partie par le fait que la plupart des historiens de l’économie en France s’intéressent à l’histoire nationale, en partie par les critiques des sinologues, fortement ancrés dans une tradition érudite et ne cherchant guère le dialogue avec les sciences sociales à l’exception, remarquable, de Pierre-Etienne Will et de son élève Claude Chevaleyre.

Une autre approche consiste à inscrire l’histoire de France dans des dynamiques globales, démarche tentée par Braudel dans L’Identité de la France, reprise plusieurs fois depuis et revisitée tout récemment dans les travaux de Pierre Singaravélou (52) et surtout de Patrick Boucheron (53). Travail ayant reçu une attention médiatique et publique hors pair en France, non seulement en histoire globale, mais en histoire tout court. Cette approche trouve de plus en plus d’échos dans d’autres pays : ainsi des histoires globales de l’Inde, de la Chine et même de l’Italie voient le jour, tout comme des entreprises éditoriales qui consistent à mettre un pays, par exemple les États-Unis, au cœur des dynamiques mondiales (c’est le cas de l’ouvrage de Sven Beckert et, d’une certaine manière de Pomeranz, l’un et l’autre faisant des marchés américains et de leurs ressources un élément crucial de l’essor du capitalisme). Ces orientations sont bienvenues dans la mesure où elles cassent le nationalisme traditionnel de l’historiographie. Mais ne risquent-elles pas aussi de conforter une nouvelle forme de retour au national en soulignant le rayonnement de tel et tel pays à l’échelle globale ? Ce n’est pas un hasard si ce type d’approche rencontre la faveur des lecteurs et des médias : barrage face au nationalisme montant, la globalisation de l’histoire de France ne place pourtant pas cette dernière à l’arrière-plan des dynamiques globales, loin de là. La France est au contraire placée sur le devant de la scène. La véritable difficulté consiste moins à étudier des mondes non européens qu’à analyser ces derniers, tout en relativisant leur rôle moteur dans l’histoire. C’est tout l’enjeu de l’ouvrage dirigé par Boucheron et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il a suscité des réactions politiques. Certains historiens ont par ailleurs reproché aux auteurs de ne pas avoir explicité le global dans l’introduction, alors que les coutes notices – parfois produites par des historiens qui auraient bien du mal à se définir comme des tenants de l’histoire globale ! – sont intéressantes moins pour ce qu’elles avancent que par ce qu’elles ne disent pas. La quasi-totalité d’entre elles proposent des informations souvent connues depuis longtemps par les historiens ; il s’agit d’événements, en général présentés hors contexte. La nouveauté principale de l’ouvrage réside moins dans sa capacité à connecter l’histoire de France à celle d’autres parties du monde qu’à mettre en avant des dates et à casser les chronologies nationales et nationalistes. Mais, si tel est le cas, alors nous sommes à l’opposé de la démarche braudélienne qui, elle, déverrouillait l’histoire nationale en passant par la durée plutôt que par l’événement, comme c’est le cas ici. Cette attitude ne va pas sans rappeler le Cadmus de Lévi-Strauss : « Cadmus, le civilisateur, avait semé les dents du dragon. Sur une terre écorchée et brûlée par le souffle du monstre, on attendait de voir pousser les hommes (54). » Nous reviendrons longuement sur ce point dans la seconde partie de l’ouvrage.

En réalité, c’est l’histoire connectée, dans ses multiples variantes, qui a rencontré en France le plus franc succès. Dans une première variante, cette histoire s’est constituée en opposition ouverte au comparatisme et a misé sur les transferts culturels (55). Président de l’ENIUGH (European Network in Universal and Global History) de 2011 à 2014, Michel Espagne, dans son allocution en ouverture du congrès à Paris de cette association en 2014, a étonnement pris à parti l’histoire globale et comparée en y opposant son approche des transferts et circulations. Cette approche a le mérite de mettre en évidence des connexions souvent méconnues entre régions ; son problème principal est qu’elle étudie des milieux restreints (savants) et n’explique pas les raisons pour lesquelles des transferts ont lieu. Tout lien avec les conditions structurelles sous-jacentes – économiques, sociales et politiques – demeure à l’arrière-plan si bien que la circulation des idées semble s’opérer dans le vide. Pour sa part, l’histoire croisée (56) introduit une dimension réflexive forte et invite au dialogue avec les sciences sociales, malheureusement absentes de la démarche d’Espagne. L’histoire croisée accepte le métissage et le décentrement des notions et pratiques occidentales et cherche à conjuguer les subaltern studies avec l’histoire connectée. Les croisements sont toujours bilatéraux. Se font-ils pour autant d’égal à égal ?

La réponse serait négative pour Romain Bertrand (57) dont le but affiché est de produire une « histoire à parts égales ». Cette expression heureuse souligne la nécessité d’accorder une égale importance aux sources de toutes les parties en cause, et pas seulement aux textes occidentaux. C’est une démarche proche de celle des subaltern studies indiennes et qui présente le même intérêt mais aussi les mêmes limites. Les subaltern studies revendiquent le recours à des sources et catégories locales afin de sortir de l’européocentrisme. Le problème est que, comme nous le montrerons, les attitudes des élites coloniales étaient bien plus complexes que ce qu’on pourrait penser : une bonne partie de ces savants et administrateurs ont adopté une posture tout à fait proche de celle qui sera avancée des décennies plus tard par les subaltern studies. En effet, de nombreux textes et rapports des compagnies coloniales soulignent la nécessité d’étudier les langues et les civilisations locales ; ces écrits contestent les récits universalistes et européocentristes. Ces attitudes critiques étaient largement répandues au sein des Empires portugais, néerlandais, britannique, espagnol et français lorsque les colons étaient confrontés aux mondes non européens, surtout en Asie. Ces rapports et études de l’époque sont connus et utilisés par les historiens de nos jours ; il serait important de rendre justice à ces sources, sans les occulter, afin de fournir une image pertinente du savoir colonial et de son fonctionnement.

À partir de là, que peut bien signifier « histoire à parts égales » ? La restitution des textes indigènes et vernaculaires est difficile car la plupart de ces sources ont été collectionnées, éditées et souvent traduites par les colonisateurs mêmes. Qualifier ces éditions de sources à « parts égales » peut donc s’avérer problématique. Le problème n’est pas seulement que ces sources sont, elles aussi, le produit des élites coloniales, mais aussi que les acteurs locaux ont contribué à ces constructions, par exemple en aidant les administrations coloniales à recueillir les textes, documents et les traduisant. Plutôt que d’histoire à parts égales, la démarche de Bertrand et des subaltern studies relève plutôt d’Empires à parts égales, c’est-à-dire de constructions impériales produisent des approches différentes en leur sein même, avec à la fois des études européocentrique et universalistes et des approches orientalistes.

C’est probablement Serge Gruzinski qui, dans une série d’ouvrages au fort retentissement international, intègre avec le plus de pertinence comparaison et connexion (58) et produit une histoire globale à l’avant-garde mondiale. Dans ses travaux, nous trouvons à la fois la démarche connectée et circulatoire comme les orientations globales et subalternes. Dans un sillage en partie semblable, conciliant comparaison et circulation, Yves Cohen a montré que les formes d’autorité en Europe entre la fin du 19e et le milieu du 20e siècle relèvet aussi bien de circulatione entre les pays que d’essors nationaux, dans des cadres aussi différents que la France, l’Allemagne nazie et l’URSS (59). Suivant cette perspective, le totalitarisme ne constitue pas un modèle opposé à celui de l’Occident démocratique, mais une version extrême de l’essor des chefs dans les perceptions et dans les pratiques occidentales. L’histoire de l’autorité et de la hiérarchie communistes doit être faite dans le même mouvement que celle du libéralisme. Voici une manière intelligente de mettre un terme à la guerre froide encore si prégnante dans l’analyse historienne ; au lieu d’opposer deux mondes, leurs connexions et similitudes sont mises en avant. La globalité est moins un projet intellectuel qu’un phénomène historique réel. Penser le monde équivaut à réfléchir à la fois sur des connexions entre valeurs, et sur leurs inégalités ; cela signifie aussi produire une réflexion comparée sur des contacts ratés, des parcours parallèles. Ces dimensions plurielles exigent la mobilisation de théories du social et de corpus en des langues différentes. Démarche sans soute redevable du pragmatisme à la Dewey, mais revisitée dans un cadre foucauldien. L’immersion dans le monde s’accompagne d’une posture réflexive qui échappe malheureusement bien souvent aux travaux anglo-saxons de ce domaine.

Il faut en revanche reconnaître le mérite d’une certaine histoire connectée polyglotte, centrée sur les mondes non européens. L’Indonésie et le carrefour javanais se prêtent par exemple à ce genre d’exercice, du fait de la multiplication à la fois des pouvoirs coloniaux, des institutions locales et de leurs métissages. Encore fallait-il éviter de lire ce monde composite dans une optique impérialiste ou postcoloniale. Denys Lombard en particulier, avait publié dès la fin des années 1980 un ouvrage précurseur dans lequel il avait recours aux multiples langues du carrefour javanais et dépassait la tension conventionnelle entre l’empire et ses colonies. Influences mutuelles, circulations, dynamiques structurelles intervenaient toutes dans cet ouvrage magistral souvent rapproché de La Méditerranée de Braudel (60). Comme pour ce dernier, c’est l’ordre du temps historique qui est cassé avec, à sa place, des fragments de récit, des temporalités propres à chaque île et pourtant inscrites dans des dynamiques globales. Reste à savoir si cette démarche peut s’élargir aux sciences ou si elle se limite à l’étude des textes littéraires. Autant, en ce cas, le recours à des langues et catégories différentes mais connectées paraît une évidence, autant dans le domaine scientifique, par exemple, il parait difficile de prêcher un tel relativisme. Au fond, n’est-ce pas la science occidentale qui s’est affirmée ?

Plusieurs réponses sont possibles : suivant une première lecture, il est important d’inscrire les connaissances scientifiques dans la circulation globale des savoirs. La différence entre « science » et « non-science » est une construction historique qu’il convient d’expliciter au lieu de l’accepter telle quelle (61). Dans ce cadre, il est important de comprendre la manière dont cette limite entre science et non-science se met en place en Europe et se modifie suivant les auteurs, le lieu et la période et surtout en interaction avec les mondes non européens. L’inégalité de l’échange passe en ce cas par des mécanismes complexes de traduction dans lesquels l’appropriation de savoirs non européens accompagne l’ambition de proposer comme universelle une synthèse européocentrique. La production française se distingue nettement de celle des autres pays occidentaux. Bien qu’ils suivent des interprétations en partie différentes, la plupart des travaux d’auteurs installés en France évitent même de se poser cette question : pourquoi est-ce la science occidentale qui a triomphé ? À juste titre, Kapil Raj, Antonella Romano ou encore Liliane Hilaire-Perez estiment que cette question essentialise la « science » et empêche de comprendre les bifurcations fondamentales dans les savoirs et dans les mondes connectés. Il est dès lors possible d’esquiver les dangers d’une approche en termes de « modernités multiples » tout en mettant en évidence le rôle des savoirs locaux dans la transformation de la science occidentale 62).

S’il fallait donc résumer les orientations principales en France en histoire globale, on évoquerait l’hostilité envers l’histoire mondiale, l’histoire de la globalisation et l’histoire économique comparée ; tandis que l’histoire connectée, des savoirs en particulier, rencontre une large diffusion. C’est une attitude radicalement différente de celle des pays anglo-saxons et, en partie, des chercheurs allemands. En caricaturant, on pourrait conclure que dans les mondes anglo-saxons, c’est l’histoire globale empruntant à la sociologie et à l’économie qui s’impose, tandis qu’en France ce sont la philologie et l’érudition qui dominent et guident l’étude des circulations. Dans le premier cas, des schémas souvent simplificateurs et eurocentriquent s’imposent, tandis que dans le second c’est le recours à une scientificité présumée de l’histoire – en ignorant l’histoire montrée ici de la construction connectée des savoirs historiques et des méthodes historiographiques – qui domine. Il est bien sûr possible de défendre une approche œcuménique et de soutenir la nécessité d’avoir recours à tous ces instruments à la fois. Cependant, ce n’est pas le cas actuellement dans la plupart des universités et académies, en France comme à l’étranger. Les économistes surtout, mais en partie les sociologues et les politistes, ont une formation très rudimentaire en histoire et en langues (hormis l’anglais). Inversement, les historiens connaissent parfaitement leur domaine restreint, les nuances de la langue, mais ils se limitent à une ou deux langues (et ne consultent souvent que des bibliographies secondaires pour les autres parties de la planète). En outre, ces historiens cultivent de fortes préventions à l’égard des sciences sociales et se limitent ainsi le plus souvent à un effort de description. Lors des débats entre historiens et tenants des sciences sociales, malgré un appel à l’interdisciplinarité, les premiers ne cessent de répéter deux refrains vides : « cela a déjà eu lieu auparavant » ; « c’est bien plus complexe que cela ». Antécédents et complexité sont pris pour des explications, alors qu’ils ne font qu’ajouter des cas, des figures, sans que l’on sache exactement pourquoi on les mobilise. Si c’est pour conclure que le monde est complexe, nous le savions avant toute enquête historique.

Inversement, en économie et dans les sciences sociales on questionne beaucoup, mais le plus souvent les matériaux sont assujetis aux exigences du modèle. Il suffit de penser à la manière dont nous discutons du capitalisme et des marchés : y a-t-il des mécanismes proches de la nature et valables partout dans le monde, ou bien les comportements économiques relèvent-ils aussi d’éléments « culturels » ? Et, dans ce cas, comment identifier ces derniers sans tomber dans un raisonnement circulaire (les mentalités expliquent les mentalités) ? Par exemple : les difficultés économiques de certains pays d’Afrique sont-elles liées à des « mentalités » économiques (l’indifférence au profit, l’attraction pour la consommation), aux institutions (absence de propriété privée, corruption), ou encore à des dotations insuffisantes en ressources ?

Ces débats trouvent leur raison d’être dans la normativité de l’économie : il faut décider quelles politiques adopter. En revanche, leur usage en histoire prête le flanc à deux critiques principales : d’une part, celle d’un déterminisme historique et la possibilité de justifier, après coup, toute solution historique par de simples considérations économiques ; d’autre part, la comparaison abstraite entre des idéaux-types – la Chine, l’Occident – qui ne correspondent guère aux réalités historiques. Y aurait-il d’autres possibilités de faire interagir histoire et sciences sociales, le tout dans un cadre véritablement global ?

Afin de répondre à cette question, il faudra regarder de près les questions épistémologiques sous-jacentes à ce débat, et en particulier les dynamiques globales : peuvent-elles se concilier avec les analyses des sources et de quelle manière, puisque le problème de l’accès aux langues se pose bel et bien ?

Ensuite, le comparatisme : entre celui de Bloch et celui de Weber, y a-t-il des analogies, et quelles sont leurs différences ?

La question est bien entendu celle de savoir si le comparatisme est incompatible avec la démarche philologique et historienne, ce que Bloch lui même n’aurait pas admis, ou si, au contraire, il peut bien se pratiquer et de quelle manière.

Finalement, il convient d’interroger la relation entre langue, philologie et construction historiographique : à partir de quand cette modalité s’est-elle imposée, et pourquoi apparaît-elle de nos jours comme étant en difficulté avec l’histoire globale ?

L’ambition est moins de fournir une théorie abstraite des pratiques historiennes qu’une histoire connectée et globale de ces dernières. En bref, nous proposons une épistémologie critique et historique de l’histoire en tant que discipline connectée et globale, matière du fil rouge de cet ouvrage.

Alessandro Stanziani

(44) « Parcours historiographiques. Histoire globale. Les Annales et l’histoire à l’échelle mondiale », sélection d’articles par Étienne Anheim, Romain Bertrand, Antoine Lilti, Stephen Sawyer, http://annales.ehess.fr/index.php?247

(45) Laurent Testot (dir.), Histoire Globale, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2008, nouvelle édition, 2015.

(46) www.histoireglobale.com/

(47) Philippe Beaujard, Laurent Berger, Philippe Norel (dir.), Histoire globale, mondialisation et capitalisme, Paris, La Découverte, 2009.

(48) Pomeranz, Une grande divergence, op. cit.

(49) Kenneth Pomeranz, La Force de l’Empire. Révolution industrielle et écologie, Paris, ERE, 2009. Caroline Douki, Philippe Minard,, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54/4-bis, 2007, pp. 7-22.

(50) « European Steel vs Chinese Cast-Iron: From Technological Change to Social and Political Choices (Fourth Century BC to Eighteenth Century AD) », History of Technology, n° 3, 2014, pp. 297-312.

(51) Olivier Christin, Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines, Paris, Métailié, 2010.

(52) Pierre Singaravélou, Sylvain Venayre (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2017.

(53) Patrick Boucheron, Histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, 2016.

(54) Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1995, pp. 140-141.

(55) Michel Espagne, « Sur les limites du comparatisme en histoire culturelle », Genèse, n° 17/1, 1994, pp. 112-121. François Dosse, La Marche des idées. Histoire des intellectuels, histoire intellectuelle, Paris, La Découverte, 2003.

(56) Werner, Zimmermann (dir.), De la comparaison, op. cit.

(57) Romain Bertrand, L’histoire à parts égales, Paris, Seuil, 2011.

(58) Serge Gruzinski, La Pensée métisse, Paris, Fayard, 1999 ; Les Quatre Parties du monde, Paris, Seuil, 2004 ; Quelle heure est-il là-bas, Paris, Seuil, 2008 ; L’histoire, pour quoi faire ?, Paris, Fayard, 2015.

(59) Yves Cohen, Le Siècle des chefs, Paris, Amsterdam, 2013.

(60) Denys Lombard, Le Carrefour javanais, 3 vol., Paris, EHESS, 1990.

(61) Antonella Romano, Impressions de Chine. L’Europe et l’englobement du monde (16e-17e siècles), Paris, Fayard, 2016.

(62) Raj, Relocating Modern Science, op. cit.

Histoire globale, pensée globale (3/4)

Troisième partie de « Histoire globale, pensée globale », texte constituant l’introduction du dernier livre d’Alessandro Stanziani, Les Entrelacements du monde. Histoire globale, pensée globale (XVIe-XXIe siècles), CNRS Éditions, 2018.

Comparaison vs connexions

La globalisation des dernières décennies est en grande partie à l’origine de l’émergence de l’histoire globale ; inversement, cette dernière prend pour objet d’étude la globalisation. Si tous les observateurs s’accordent sur le caractère nouveau et massif de cette mondialisation, les avis divergent sur ses temporalités : quand tout cela a-t-il commencé (15) ?

Plusieurs auteurs soulignent la rupture majeure de la fin de la guerre froide, avec la mise en place d’une économie unique et dérégulée. Selon eux, la globalisation serait un produit des trente dernières années (16). D’autres, cependant, font remarquer que cette dynamique avait commencé plus tôt, pendant les années 1970, avec la fin de la décolonisation, les chocs pétroliers et la crise de l’État social, mais aussi avec le succès du néolibéralisme (17). D’autres encore ajoutent que la crise de 1929 était déjà un phénomène mondial ; ils en trouvent les origines dans les mouvements financiers d’après 1918, voire dans la période courant entre 1870 et 1914. À cette époque, les bourses, l’essor des communications et des moyens de transport avaient déjà initié un mouvement planétaire, touchant les personnes (migrations mondiales), les biens et les informations elles-mêmes (bourse des valeurs et bourse commerciale (18)).

Poursuivons cette quête des origines de la mondialisation et remontons encore plus loin dans le temps. Certains historiens repèrent en effet une première globalisation et donc une unification des échelles temporelles dès la naissance du capitalisme industriel, au tournant des 18e et 19e siècles. Cette démarche est même poussée plus avant par les partisans de la « longue durée », qui identifient une première globalisation au 17e siècle, à la suite des Grandes Découvertes, de la colonisation, mais aussi des progrès scientifiques, dans le domaine de la navigation en particulier (19).

Bien entendu, plusieurs médiévistes se sont empressés de montrer que des connexions tout aussi importantes étaient à l’œuvre dès le 12e siècle, en Europe et ailleurs (20). Les spécialistes de l’Antiquité ont répliqué en soulignant l’importance des échanges et transferts globaux durant l’Antiquité, tandis que les spécialistes du Néolithique et même du Paléolithique sont arrivés à la même conclusion au sujet de leur période de prédilection (21).

De nos jours, tout est globalisation. La globalisation en tant que catégorie prend de nos jours le rôle que la modernisation jouait à l’époque de la décolonisation (22). Tout était modernisation alors et tout est globalisation de nos jours, sans qu’on sache véritablement expliquer en quoi ce phénomène consiste. En réalité, l’histoire de la globalisation recoupe souvent une histoire européocentrique qui fait de l’essor de l’Occident son objet et argument principal, voire unique. Faire l’histoire à rebours attire davantage de lecteurs en accordant au temps présent et à ses préoccupations une valeur atemporelle, valable pour l’ensemble de la planète à toute époque. C’est oublier l’importance des choix et des bifurcations en histoire : sommes-nous certains que le monde était destiné à être globalisé ?

C’est précisément cette préoccupation qui est au cœur du débat sur la « grande divergence ». Le succès de l’ouvrage de Pomeranz est un sujet d’étude en soi. Au fond, d’autres ouvrages précédents avaient avancé des arguments similaires, celui de Wong et surtout celui de Bozhong Li, publié en Chine dès les années 1980, puis traduit en anglais (23). Mais Pomeranz a bénéficié d’un titre accrocheur et du succès rencontré auprès des économistes (24). Ce sont ces derniers qui font connaître cet ouvrage aux historiens et à un public généraliste, mais ce succès est aussi conjoncturel : au tournant du dernier millénaire, la Chine revient avec force sur la scène mondiale. Le temps n’est plus à une confrontation entre capitalisme et communisme, mais entre des formes différentes de capitalisme. C’est surtout la confrontation entre Occident et Asie, bien plus tendue qu’à l’époque de l’émergence du Japon et des « tigres asiatiques », dans la mesure où la Chine se pose d’emblée comme un concurrent redoutable des puissances occidentales et, qui plus est, hors de leur influence géopolitique. C’est dans ce cadre que les historiens, au même titre que les politologues et les économistes, commencent à s’intéresser à la Chine. Comment expliquer son retour rapide au rang de puissance mondiale ?

Depuis Max Weber, l’image conventionnelle de la Chine en Occident mettait l’accent sur les « insuffisances » en termes de protection de la propriété privée et de la concurrence et, au contraire, sur le rôle omniprésent et prédateur de l’État. Weber reliait ces caractéristiques au confucianisme, sans toutefois que ni lui ni d’autres après lui n’eussent jamais pu prouver ce lien. De manière tout aussi superficielle, de nombreux politistes et observateurs se sont également mis à expliquer le grand bond de la Chine au cours des dernières décennies à partir précisément du confucianisme qui, selon eux, inciterait à travailler sans se plaindre et à accumuler. Ce genre d’observations aurait sa place dans une brasserie ; dans une salle d’université ou une revue spécialisée, c’est différent. Voici alors que, face au paradoxe chinois, vers la fin des années 1990, des ouvrages d’histoire économique et sociale proposent une image tout à fait différente de la Chine et de son histoire : leurs auteurs montrent que la Chine d’avant le 19e siècle n’était pas hostile au marché, mais que, tout au contraire, elle était encore plus « capitaliste » et concurrentielle que la Grande-Bretagne. Ces éléments auraient donné vie à une croissance économique qui, contre les arguments conventionnels, n’aurait pas « divergé » de la croissance européenne au 16e siècle, mais bien plus tard, à partir du 19e. Cet écart ne s’explique pas par les mentalités ou les institutions (l’État en particulier) chinoises, mais tout simplement par une dotation différente en ressources. L’Angleterre bénéficiait de bassins de charbon et de fer à côté de rivières facilement navigables, alors que les mines chinoises, se trouvant loin des cours d’eau, étaient très difficiles à exploiter. De plus, la Grande-Bretagne aurait profité des marchés et des ressources américaines, donc de son empire puis post-empire colonial, alors que la Chine n’avait pas d’équivalent en Asie (25).

Ce n’est pas un hasard si les débats très vifs autour de l’ouvrage de Pomeranz ont focalisé l’attention sur les données quantitatives et les estimations des revenus par tête en Chine et en Angleterre, puis, progressivement, en Inde, au Japon et dans d’autres pays européens que l’Angleterre. Des légions d’économistes et leurs étudiants se sont évertués à trouver et analyser des données, à multiplier les estimations sans toutefois jamais se poser la question de leurs sources (26). Outre les problèmes sérieux que posent ces données prises telles quelles, cette attention obsessionnelle accordée à la croissance économique a conduit à ignorer les problèmes de distribution et d’inégalités à l’intérieur de chaque pays et entre les pays. L’enthousiasme pour la globalisation, vue pendant les années 1990 comme un facteur de bien-être pour l’ensemble de l’humanité, était bien à l’origine de cette posture. Les années suivantes ont balayé cette confiance. Le problème est que, malgré ses prémisses, la « grande divergence » renverse les thèses de Weber mais en garde les postulats principaux et donc, son européocentrisme. Pomeranz explique la dynamique chinoise à partir des mêmes critères que ceux utilisés par les autres historiens pour expliquer la suprématie européenne, à savoir l’essor démographique, la protection de la propriété privée, la dynamique commerciale et proto-industrielle (27). Autrement dit, il reste tributaire du modèle idéal anglais, fait de privatisations des terres communes, prolétarisation, industrialisation, esprit bourgeois et individualiste, etc., et il l’élargit ensuite à la Chine. Le débat sur la grande divergence est donc le résultat de la pensée unique et de la chute du Mur : il existe un seul modèle du développement, celui du capitalisme idéal. Ce débat reflète parfaitement l’enthousiasme pour le capitalisme comme seule voie vers la modernité des années 1990. Les différences entre les pays renvoient à leurs dotations respectives en ressources, tandis que des institutions partout uniformes (protection de la propriété privée, de la concurrence) garantissent le bien-être universel.

C’est une des raisons pour lesquelles de nombreux sinologues ont critiqué cette approche et accusé Pomeranz de gommer les spécificités de la Chine (28). Nous trouvons là un « mur contre mur » tout à fait emblématique : d’un côté, l’accent mis sur la connaissance des langues et du savoir local, qui finit par mettre en avant la « spécificité » d’une aire, jamais réellement définie (29). D’un autre côté, l’ambition d’imposer une seule et même méthode, qualifiée de scientifique, sans trop de sources solides à l’appui. Singularité et spécificité des langues et des civilisations contre « scientificité » d’un modèle (30). Voilà un des enjeux méthodologiques fondamentaux de l’histoire globale : afin de comprendre le monde, faut-il s’appuyer sur la connaissance des langues et des « cultures », ou bien sur un schéma interprétatif général ?

Afin de dépasser ces interprétations concurrentes, deux possibilités se présentent à nous. La première invite à regarder de près les valeurs et catégories des pensées non occidentales, par exemple le bouddhisme, l’hindouisme, l’islam… Une seconde option consiste à mettre l’accent sur les connexions entre ces cultures. Dans le premier cas, suivant Gramsci, des auteurs, surtout indiens, se réclamant des subaltern studies ont montré que la langue constitue un élément de pouvoir et un facteur de hiérarchie. C’est le cas en particulier de l’anglais, qui s’est imposé dans l’Inde coloniale, puis partout dans le monde. Chakrabarty a insisté avec force sur ce point : des catégories telles que le salarié, le capital, le sujet, la société civile ont été élaborées en Europe et exportées dans d’autres contextes, dont l’Inde (31). Il suggère d’avoir recours à d’autres notions et catégories issues des traditions indiennes (32).

Ce processus serait facile à généraliser à d’autres contextes ; les traductions, les médias, la circulation des normes juridiques et le langage des organisations internationales ont été désignés comme autant d’instruments du pouvoir et de la domination du « Nord » sur les « Sud ». Cette asymétrie entre les valeurs occidentales et les autres se poursuit jusqu’à nos jours au sein même des universités : les historiens et étudiants des mondes non-occidentaux sont censés connaître aussi l’histoire, l’économie, la philosophie occidentales, alors que l’inverse n’est pas vrai. Dans les cursus d’histoire en Occident, l’histoire nationale domine tandis que celle des autres mondes est soit absente, soit marginalisée. Alors qu’un futur historien de la Chine doit étudier l’histoire européenne, un historien de la France peut tranquillement ignorer l’histoire africaine ou chinoise.

La démarche de Chakrabarty a le mérite de poser la question des catégories avec lesquelles nous pensons notre monde par rapport aux autres et la nécessité de prendre aussi en considération les valeurs d’autres cultures. Il est ainsi tout à fait légitime de se demander si des notions telles que les droits de l’homme (33), la société civile, le cosmopolitisme (34), voire le religion et la laïcité (35) ne connaissent pas d’équivalents dans d’autres cultures. Ces questions sont de taille à l’heure où ce sont précisément les rencontres entre mondes et valeurs qui semblent poser le plus problème, non seulement en Europe et aux États-Unis – vis-à-vis de l’Islam – mais également dans d’autres contextes (conflits entre l’Inde et le Pakistan, oppositions de valeurs à l’intérieur même de l’Afrique). Cette attention envers les valeurs « autres » est nécessaire et bienvenue ; mais elle présente aussi un risque. L’insistance sur les « véritables » valeurs hindoues, chinoises ou musulmanes fait partie des projets nationalistes (36) ; de manière générale, l’accent mis sur des entités plus ou moins monolithiques appelées « cultures » ou « civilisations » ignore la question de leur rencontre, dans le passé comme de nos jours (37), de leur métissage et de leurs influences réciproques. C’est une des critiques principales que l’histoire connectée a soulevées envers les subaltern studies. Dans ses meilleures contributions, l’histoire connectée montre l’influence mutuelle entre plusieurs mondes. Qu’il s’agisse des formes de gestion impériale, des religions et savoirs techniques, des notions et pratiques du droit et de la souveraineté, l’histoire connectée montre que les valeurs et pratiques européennes ont été profondément affectées par les interactions et dynamiques avec les mondes non européens (38). C’est un pas en avant fondamental dans la tentative de percevoir la globalité non comme une confrontation, mais comme un dialogue entre mondes.

Cette posture est néanmoins souvent contredite dans les faits. Il faut détailler les conditions dans lesquelles des personnes, des ouvrages, des idées circulent ou ne circulent pas  transports, relations, influences, marchés, lien religieux. L’absence de transferts et de circulation est tout aussi importante à étudier que les connexions. La circulation des savoirs mérite d’être inscrite dans les dynamiques structurelles – économiques et sociales –, et ces dernières ne peuvent pas se limiter à quelques passages en début de chapitre (39). L’histoire connectée a tendance à délaisser les hiérarchies sociales telles qu’elles sont mises en avant dans les approches marxiste et wébérienne, mais aussi par les subaltern studies. L’accent mis sur les circulations conduit souvent à négliger le fait que ces circulations ne se font jamais d’égal à égal, mais ont tendance à créer des hiérarchies, certes réversibles sur la longue durée (comme le montre de nos jours le retour de l’Asie), mais néanmoins importantes. Ces inégalités ne relèvent pas tellement d’une supériorité intrinsèque de telle ou telle valeur et pensée, mais plutôt de l’interrelation forte entre valeurs, idées, d’un côté, et dynamiques structurelles – économiques, politiques et sociales – de l’autre. Ce sont ces tensions entre circulations et hiérarchies, métissages et exclusions qui méritent d’être analysées dans une perspective de longue durée (40). Ce n’est pas un hasard si l’histoire connectée se concentre souvent sur les passeurs de savoirs et néglige ceux qui se déplacent moins et produisent peu de sources, entre autres et notamment les paysans (41).

C’est aussi la raison pour laquelle il paraît inutile d’opposer l’histoire croisée et connectée à l’histoire comparée (42). Cette opposition entre comparaison et connexion, l’une supposée être subjective, l’autre objective et découlant de source, affaiblit en réalité l’une et l’autre. Les connexions exhumées dans les archives ne sont pas moins subjectives que les comparaisons faites par l’historien. Les archives et les documents ne sont jamais là tout prêts, ils constituent le produit de l’effort des administrations, des entreprises, des acteurs qui en sont à l’origine, puis des archivistes et de leurs classifications, et finalement des historiens qui sélectionnent tel et tel document et le présentent d’une manière tout aussi particulière (43).

Alessandro Stanziani

Prochain article (à venir) : « Histoire globale à la française ? »

(15) Jürgen Osterhammel, Niels Peterson, Globalization: A Short History, Princeton, Princeton University Press, 2009.

(16) Peter Steerns, Globalization in World History, New York, Routledge, 2010.

(17) Frederick Cooper, Colonialism in Question, Berkeley, University of California Press, 2005, trad. fr. Le Colonialisme en question, Paris, Payot, 2010, en particulier le chapitre 4.

(18) Philippe Aghion, Geoffrey Williamson, Growth, Inequality and Globalization: Theory, History and Policy, Cambridge: Cambridge University Press, 2000 ; Kevin O’Rourke, Geoffrey Williamson, Globalization and History: The Evolution of a 19th Century Atlantic Economy, Cambridge, MIT Press, 1999.

(19) Anthony G. Hopkins (dir.), Globalization in World History, Londres, Pimlico, 2002.

(20) Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, Seuil, 2014 ; Benjamin Kedar, Merry Wiesner-Hanks, Expanding Webs of Exchange and Conflict: The Cambridge World History, vol. 5, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.

(21) Pour une synthèse, voir David Christian, Maps of Time: An introduction to Big History, Berkeley, University of California Press, 2004.

(22) Frederick Cooper, Colonialism in Question, op. cit.

(23) Bozhong Li, Agricultural Development in Jiangnan, New York, St Martin’s Press, 1998.

(24) Voir sur ce point les discussions, présentation et commentaires, in Annales HSS, 2001/4 ; Patrick O’Brien, « Ten Years of Debate on the Origin of the Great Divergence », Review in History, nov. 2010, consultable sur https://www.history.ac.uk/reviews/review/1008

(25) Robert Allen, Jean-Pascal Bassino, Debin Ma, Christine Moll-Murata, Jan Luiten Van Zanden, « Wages, Prices, and Living Standards in China, 1738-1825: in Comparison with Europe, Japan and India », Economic History Review, n° 64/1, 2011, pp. 8-38, consultable sur http://personal.lse.ac.uk/mad1/ma_pdf_files/allen%20et%20all%20ehr.pdf ; Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, Princeton, Princeton University Press, 2000, trad. fr. Une grande divergence, Paris, Albin Michel, 2010.

(26) Stephan Broadberry, Bishnupriya Gupta, The Early Modern Great Divergence: Wages, Prices, and Economic Development in Europe and Asia, 1500-1800, Warwick University, 2003, consultable sur https://eml.berkeley.edu/~webfac/olney/e211_fa03/e211-gupta.pdf ; Robert Allen, The British Industrial Revolution in Global Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2009 ; Prisanan Parthasarathai, Why Europe Grew rich and Asia did not. Global Economic Divergence, 1600-1850, Cambridge: Cambridge University Press, 2011.

(27) Kenneth Pomeranz, The Great Divergence, op. cit.

(28) comptes rendus in Annales HSS, n° 61/6, 2006 ; débat in The Journal of Asian Studies, n° 61/2, 2002, articles de Philip Huang, Robert Brenner, Christopher Lee et al.

(29) Robert H. Bates, « Area Studies and the Discipline: A Useful Controversy? », Political Science & Politics, n° 30, 1997, pp. 166-169.

(30) Fred Eidlin, Reconciling the Unique and the General: Area Studies, Case Studies, and History vs. Theoretical Social Science, Working Paper 8, mai 2006, C&M Committee on Concepts and Methods, 2008. Michel Cartier, « Asian Studies in Europe: From Orientalism to Area Studies », in Tai-Hwan Kwon, Oh Myungk-Seok (dir.), Asian Studies in the Age of Globalization, Seoul: Seoul National University Press, 1998, pp. 19-33.

(31) Dipesh Chakrabarty, Provincializing Europe, Princeton: Princeton University Press, 2000, trad. fr. Provincialiser l’Europe. La pensée coloniale et la différence historique, Paris, Amsterdam, 2009.

(32) Nous reviendrons plusieurs fois sur cet aspect tout au long des chapitres suivants.

(33) José Manuel Barreto (dir.), Human Rights from a Thirld World Perspective, Cambridge, Cambridge Scholars, 2013.

(34) Corinne Lefèvre, Ines Zupanov, Jorge Flores (dir.), Cosmopolitismes en Asie du Sud. Sources, itinéraires, langues, XVIe-XVIIIe siècles, Paris, EHESS, 2015.

(35) Nilufer Göle, « La laïcité républicaine et l’islam public », Pouvoirs, n° 115/4, 200, pp. 73-86.

(36) Sebastian Conrad, What is Global History, op. cit.

(37) Sanjay Subrahmanyam, « Du Tage au Gange au XVIe siècle. Une conjoncture millénariste à l’échelle eurasiatique », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2001, pp. 51-84 ; « Connected Histories. Notes Towards a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », Modern Asian Studies, n° 31/3, 1997, pp. 735-762.

(38) Sanjay Subrahmanyam, Is Indian Civilization a Myth?, Delhi, Permament Black, 2013.

(39) Conrad, What is global history, op. cit.

(40) Roger Chartier, « La conscience de la globalité », Annales HSS, n° 56/1, 2001, pp. 119-123.

(41) Des exceptions importantes : Nancy Green avec l’histoire de l’émigration et Bénédicte Zimmermann avec une sociologie historique du monde du travail en Allemagne et en France. Voir aussi mon chapitre « Les paysans et la terre », in Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Fayard, 2017, pp. 35-49.

(42) Michael Werner et Bénédicte Zimmermann (dir.), De la comparaison à l’histoire croisée, Paris, Seuil, 2004.

(43) Heinz-Gerhard Haupt, Jurgen Kocka, Comparative and Trans-national History, New York, Berghahn, 2009.

Histoire globale, pensée globale (2/4)

Voici la deuxième partie de « Histoire globale, pensée globale », texte constituant l’introduction du dernier livre d’Alessandro Stanziani, Les Entrelacements du monde. Histoire globale, pensée globale (XVIe-XXIe siècles), CNRS Éditions, 2018.

Les courants de l’histoire globale au 21e siècle

Contrairement à ce que formulent certaines critiques, l’histoire du monde (world history) et celle de la globalisation ne constituent que deux des nombreuses approches de l’histoire globale. De l’histoire universelle à la comparaison et à l’histoire connectée, l’histoire globale inclut toute approche qui ne soit pas étroitement centrée sur une aire culturelle ou un pays. Ces approches foisonnantes opèrent un décentrement de perspective et remettent en discussion des chronologies et des orientations affirmées. Ainsi, au lieu de souligner la supériorité de la pensée occidentale sur toutes les autres en termes d’universalité, scientificité, droits, liberté, progrès techniques, etc., l’histoire globale met en évidence les interactions entre plusieurs valeurs et solutions. Elle dessine des dynamiques multipolaires. La suprématie de l’Occident s’exprime alors dans certains domaines – géopolitiques, militaires, économiques – pendant une période assez limitée, grosso modo entre le début du 19e et la fin du 20e siècle. Avant et après cette courte période, d’autres régions du monde s’imposent ou, le plus souvent, la multipolarité domine. Jamais l’histoire de la Chine, de l’Inde, de plusieurs pays d’Afrique n’aura attiré autant d’attention parmi les historiens, sociologues, politistes, enseignants et auprès du grand public qu’au cours des dernières années (2).

Par ce biais, l’histoire globale remet en discussion la périodisation européocentrique conventionnelle entre histoires ancienne, médiévale, moderne et contemporaine (3) : nouvelle histoire de Rome, importance de l’histoire ancienne de la Chine, de l’Eurasie (4) et surtout de l’Afrique longtemps négligée par les historiens traditionnels (5). L’histoire globale propose des explications nouvelles, parmi d’autres, de l’essor de la science (6), du capitalisme et de ses dynamiques (7), ceux-ci n’étant plus vus juste comme un succès unique du monde occidental mais comme une dynamique globale de longue durée où les influences mutuelles entre plusieurs mondes sont la règle. Il ne s’agit pas seulement de revendiquer l’importance de l’Islam, de l’Asie et de l’Afrique dans l’histoire mondiale, mais également de souligner des millénaires de rencontres entre ces mondes. L’histoire globale ne nie pas la suprématie de l’Occident, mais elle ne l’explique plus comme une nécessité historique et comme un exploit fondé sur ses seules connaissances et institutions. Il est dès lors tout à fait légitime de parler d’un véritable tournant global de nos jours, après le tournant social des années 1960 et 1970 (lorsque l’histoire mettait l’accent sur les dynamiques sociales) et le tournant culturel des années 1980 et 1990 (insistant au contraire sur le rôle du savoir dans les dynamiques historiques).

À première vue, l’histoire globale comme histoire de la planète répond à la globalisation récente : l’interdépendance étroite entre les parties du globe, comme jamais auparavant, auraient encouragé les historiens à proposer des démarches d’histoire mondiale. Sans être fausse, cette interprétation est partielle, car, en effet, l’histoire dite mondiale (world history) récente a démarré aux États-Unis dans un contexte particulier, au milieu du Pacifique, dans les îles Hawaï. Mieux connues pour leurs cocotiers et leurs villégiatures pour riches Américains, ces îles n’étaient pas réputées pour leur université. Pourtant, voilà qu’au milieu des années 1990, quelques universitaires relégués à Hawaï constatent qu’après tout, se trouver entre l’Amérique et l’Asie pouvait avoir quelques avantages en termes de recherche, d’autant que la Chine donnait des signaux forts de réveil. Le contexte historique est particulier : Bill Clinton et Toni Blair évoquent alors les vertus du marché et de la globalisation. En mettant de côté l’attentat d’Oklahoma city (168 morts), l’assassinat d’Yitzhak Rabin ou les 7 000 Musulmans bosniaques assassinés, l’enthousiasme semble s’imposer. La chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, l’attention prêtée aux phénomènes de globalisation, ajoutées à l’émergence de la Chine, puis de l’Inde, produisent des effets importants au sein de la communauté académique américaine. Le « global » s’affirme comme la catégorie principale dans les forums publics. Le constat d’une écrasante majorité de thèses et de chaires consacrées à l’histoire nationale et de la marginalité des études sur les aires culturelles ne paraît pas répondre aux soucis suscités par la globalisation. Des conférences sont organisées, à Hawaï même, puis dans d’autres universités afin de contester ce cloisonnement. Le Journal of World History est fondé et publié par les Presses de l’Université d’Hawaï ; il ne s’agit pas d’étudier uniquement la Chine ou l’Inde, mais le monde dans sa globalité. L’ambition de cette revue et de la world history en général est celle de fournir une synthèse de l’histoire mondiale différente des images conventionnelles centrées sur l’Occident et son expansion. Depuis, de très nombreux ouvrages d’histoire mondiale ont vu le jour ; certaines synthèses comme celles de Bayly, Darwin, Cooper et Burbank, Osterhammel (8) parmi d’innombrables autres ont ainsi proposé des représentations de l’histoire mondiale radicalement différentes de celles, par exemple, de Hobsbawn, Cameron, North et Thomas (9). Autant ces derniers célébraient l’Occident, autant ces nouveaux auteurs proposent une approche multipolaire.

L’histoire du monde n’est pas perçue partout de la même façon. Ainsi, en Russie, l’histoire mondiale s’inspire souvent de l’histoire universelle à la soviétique, avec une description successive des principales régions du monde, dans une hiérarchie finalement assez civilisationniste et européocentrique. L’histoire du monde à l’américaine, quant à elle, ne peut s’empêcher de placer le continent nord-américain au cœur de ses démarches, qu’il s’agisse de critiquer le capitalisme et l’impérialisme états-unien, ou bien d’exalter la lutte pour la liberté et la démocratie mondiale propulsée par les Etats-Unis (10). C’est encore différent au Japon où le même mot (ou expression) désigne histoire mondiale et histoire globale. S’il n’est fait aucune différence entre les deux, le contenu de cette notion évolue depuis la Seconde Guerre mondiale, en passant d’une catégorisation entre histoire orientale, histoire occidentale, histoire du Japon vers une histoire du monde connecté, mais dans laquelle le Japon reste néanmoins « particulier » (11)…

À côté des ouvrages individuels, les entreprises collectives se sont multipliées ces dernières années ; les principales maisons d’édition anglo-saxonnes – Wiley, Cambridge, Oxford, Palgrave, Routledge – ont lancé des collections d’histoire globale. Ce désir d’exhaustivité rappelle les anciennes histoires universelles, tout autant que des entreprises semblables traditionnellement produites par ces mêmes maisons (Cambridge et son histoire de la Chine, de l’Afrique, de l’Inde, de la Russie, etc.). Comme ces précédentes parutions, les nouvelles histoires mondiales expriment l’état de l’art à un moment donné. Ce sont des synthèses sélectives – s’appuyant sur les réseaux des coordinateurs – plutôt que des travaux novateurs ; elles sont en bonne partie dans l’air du temps, ne font pas de vagues majeures et ne déplacent pas les lignes. Néanmoins, plusieurs éléments distinguent ces nouvelles publications des anciennes histoires universelles, à commencer par les périodes étudiées : les histoires globales n’hésitent pas à remonter loin dans le temps, jusqu’au paléolithique et au-delà, en rencontrant l’histoire géologique et celle de l’univers. L’histoire ne commence plus avec les débuts de l’écriture et ne cherche plus à mettre en évidence l’essor « inévitable » de l’Occident. Que faut-il retenir et penser de cette dynamique ?

Si Dieu n’existe pas, tout est permis ; cette angoisse de Dostoïevski est celle de nombreux historiens face à l’histoire du monde, accusée de superficialité, de manque de rigueur, de méconnaissance des régions discutées, et à laquele on reproche de recourir à une littérature secondaire (12). Cependant, attaquer l’histoire mondiale en tant que telle, c’est se tromper de cible : ces synthèses sont les bienvenues comme manuels avancés ; pas question de s’en priver, sauf si l’on considère que le public généraliste et les étudiants ne sont pas dignes d’attention ou que seule l’histoire nationale compte. Cela n’a pas plus de sens de critiquer ces travaux au motif qu’ils s’appuient essentiellement sur des sources secondaires ; pour quelles raisons des synthèses historiques réalisées par Hobsbawm et mettant l’accent sur la Révolution industrielle anglaise et la Révolution française seraient acceptables, tandis que celles émanant d’un spécialiste de l’Inde seraient à condamner ?

C’est là un aspect sans doute dérangeant pour nous Européens ; comment est-il possible d’écrire l’histoire du monde sans mettre l’Europe au cœur de ses dynamiques ?

En réalité, la limite principale de ces synthèses récentes réside dans le fait que, contrairement aux déclarations de principe de leurs auteurs, elles ne sont pas véritablement émancipées d’une posture européocentrique. Ainsi, Bayly ne remet pas en discussion la suprématie anglaise, même s’il cherche à l’inscrire ces phénomènes dans des dynamiques globales dans lesquelles les mondes non européens ne constituent pas que des récipients passifs de l’Angleterre et de l’Occident en général[1]. Il en va de même pour l’ouvrage d’Osterhammel, qui ne discute pas les contributions des historiographies nationales. L’importance et la notion même de Révolution industrielle ne sont pas remises en question – et ceci malgré les nombreux débats dans ce domaine et les avancées de l’historiographie. Finalement, ces travaux de synthèse et les collections des grandes maisons d’édition anglo-saxonnes s’appuient presque exclusivement sur des auteurs issus des universités anglaises et états-uniennes. Ils ignorent le plus souvent les historiographies autres que celles écrites en langue anglaise. Rappelons-nous ce que Bloch observait déjà en 1933 : face à la multiplication des ouvrages collectifs et des collections d’histoire universelle et d’histoire du monde, il critiquait, d’une part, l’absence des nations et des histoires nationales, et d’autre part, le fait que ces ouvrages n’évoquent jamais les problèmes et les limites des connaissances de leurs auteurs et des historiographies disponibles (14). Ces deux limites sont encore valables de nos jours.

Alessandro Stanziani

(2) Un exemple entre tous, le succès des Rencontres de l’histoire de Blois d’octobre 2015 consacrées aux Empires et réunissant des dizaines de milliers de participants.

(3) Caroline Douki, Philippe Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 54-4 bis, 2007, pp. 7-22. Patrick Manning, Navigating World History: Historians create a Global Past, Basingstoke, Palgrave-Macmillan, 2003 ; « On Transnational History », American Historical Review, 111-5, décembre 2006.

(4) Juste quelques références à titre d’exemple, dans une bibliographie désormais immense : Martin Pitts, Miguel John Versluys, Globalisation and the Roman World, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 ; Peter Fibiger Bang, Christopher Bayly (dir.), Tributory Empires in World History, New York, Palgrave McMillan, 2011 ; Nicola Di Cosmo, Ancient China and its Enemies: the Rise of Nomadic Power in East Asian History, Cambridge, Cambridge University Press, 2002 ; Claude Nicolet, L’Inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l’Empire romain, Paris, Fayard, 1988.

(5) Erik Gilbert, Jonathan Reynolds, Africa in World History, from Prehistory to the Present, Londres, Pearson, 2012.

(6) Morris Law, Beyond Needham. Science, Technology and Medicine in East and South-East Asia, Chicago, University of Chicago Press, 1998 ; Kapil Raj, Relocating Modern Science, Basingtoke, MacMillan, 2007.

(7) Sven Beckert, Empire of Cotton, New York, Kopf, 2014.

(8) Christopher Bayly, The Birth of the Modern World, 1780-1914, Londres: Blackwell, 2004, traduction française La Naissance du monde moderne, Paris, Éditions de l’Atelier, 2006 ; John Darwin, After Tamerlane. The Rise and Fall of Global Empires, 1400-2000, Londres, Penguin Book, 2007 ; Jürgen Osterhammel, The Transformation of the World. A Global History of the Nineteenth Century, Princeton, Princeton University Press, 2014, traduction française La Transformation du monde. Une histoire globale du XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2017 ; Jane Burbank, Frederick Cooper, Empires in World History, Princeton, Princeton University Press, 2010, traduction française Empire, Paris, Payot, 2011).

(9) Eric Hobsbawm, The Age of Revolution, 1789-1848, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1962, traduction française L’Ère des révolutions, Paris, Fayard, 2011 ; Rondo Cameron, A Concise Economic History of the World, Oxford, Oxford University Press, 1993 ; Douglass North, Robert Thomas, The Rise of the West: A New Economic History, New York, Norton, 1973.

(10) Dominic Sachsenmeier, Global Perspectives on Global History: Theories and Approaches in a Connected World, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.

(11) Masashi Haneda, Toward Creation of a New World History, Tokyo: Japan Publishing Industry Foundation for Culture, 2018, original in japanese 2011.

(12) Chloé Morel, Manuel d’histoire globale. Comprendre le global turn des sciences humaines, Paris, Colin, 2014 ; Sebastian Conrad, What is Global History?, Princeton, Princeton University Press, 2016.

(13) Ces synthèses rappellent certes les anciennes histoires universelles, mais avec une différence majeure tout de même : ces ouvrages mettent à l’avant-plan les dynamiques des mondes non européens avant, pendant et après l’expansion de l’Occident.

(14) Marc Bloch, « Manuels ou synthèses », Annales d’histoire économique et sociales, 1933, p. 67-71, reproduit in Histoire et historiens, Paris, Armand Colin, 1995, pp. 66-71.

Prochain article : « Comparaisons versus connexions ».

Histoire globale, pensée globale (1/4)

Nous publions ici le premier volet de « Histoire globale, pensée globale », texte constituant l’introduction du dernier livre d’Alessandro Stanziani, Les Entrelacements du monde. Histoire globale, pensée globale (XVIe-XXIe siècles), CNRS Éditions, 2018. Cet article sera diffusé en quatre parties successives : « Des rencontres inattendues : épistémologie historique du (monde) global » ; « Les courants de l’histoire globale au 21e siècle » ; « Comparaisons versus connexions » ; « Histoire globale à la française ? ». Merci à l’auteur et à son éditeur d’avoir accepté cette republication sur le Web.

Des rencontres inattendues : épistémologie historique du (monde) global

Il suffit de se promener dans les couloirs de n’importe quelle université française, La Sorbonne, ou toute autre faculté d’histoire, pour remarquer quelque chose de tout à fait commun avec une université à Rome, Moscou, Washington, Delhi ou Tokyo : l’histoire est synonyme d’histoire nationale ; celle des autres pays se trouve dans les départements correspondants d’études chinoises, russes, indiennes ou américaines. Les enseignants et chercheurs de ces départements justifient aisément cette répartition au nom de la « spécificité » du pays ; la Russie n’est pas la France, l’Inde n’est pas la Chine ni le Sénégal. Nous sommes d’accord ; mais pourquoi ce découpage ?

C’est là que la question se complique ; sauf à évoquer des banalités telles que l’État centralisé et les Lumières en France, la frontière et la liberté aux États-Unis, la taille du pays et les mandarins en Chine ou encore la mafia et la pizza en Italie, la question des spécificités nationales et de leur histoire n’est pas si évidente. Il ne suffit donc, comme l’affirmait George W. Bush au sujet du candidat démocrate John Kerry, de « ressembler à un Français » – au sens péjoratif du terme – pour trouver une réponse. Si tant est qu’elle existe, quelle est la spécificité de l’histoire de la Russie par rapport à celle de la France, de l’Allemagne ou de la Chine ?

Cette question ne vise pas à nier toute différence entre les pays, mais uniquement à mieux identifier les dissemblances en évitant de passer nécessairement par une « culture nationale ». La France aux Français, la Chine aux Chinois, la Russie aux Russes, autant de slogans qui se glissent de la rhétorique politique à la politique scientifique. Préserver l’histoire nationale, la faire apprendre aux immigrés, au lieu d’expliquer les relations et connexions entre les mondes, n’est-ce pas là ce que de nombreux responsables politiques en France et dans le monde prêchent de nos jours ?

Les polémiques récentes en France sur l’importance de l’histoire nationale dans les programmes politiques et à l’école en témoignent : la manière de penser l’histoire, notamment dans ses dimensions politiques et dans ses échelles – régionale, nationale, coloniale, globale, internationale – constitue un outil formidable pour réfléchir à la manière dont nous souhaitons former nos enfants. En effet, l’enseignement de l’histoire dans la plupart des universités et écoles françaises se concentre sur l’héritage « gaulois », la République et ses valeurs et, d’un autre côté, la Chine éternelle, l’islam conservateur, l’Inde mystique et la Russie despotique. L’histoire telle qu’elle est enseignée et pratiquée renforce le « mur contre mur » et la représentation du monde comme un choc entre les civilisations. Ainsi, l’introduction, extrêmement timide, de l’histoire africaine et asiatique dans les manuels scolaires suscite les critiques les plus farouches de la part de politiciens d’extrême droite pendant les années 2000, puis de Max Gallo avec ses travaux identitaires, et finalement de Nicolas Sarkozy. Des commentateurs, journalistes et historiens, tels que Alain Finkielkraut, Lorànt Deutsch, Dimitri Casali, Éric Zemmour ou encore Patrick Buisson revendiquent le retour à une histoire synonyme de valeurs nationales. Défense de l’histoire nationale, critique toujours difficile de l’histoire coloniale et ouverture timide vers l’histoire des autres mondes, voici les éléments principaux du débat politique et savant sur le rôle de l’histoire en France. Ces attaques s’adressent en particulier au livre dirigé par Patrick Boucheron (1) dont le succès dépasse, et de loin, la force de ses critiques.

Il n’empêche, les discussions sur cet ouvrage se sont superposées au débat politique proprement dit, François Fillon évoquant l’importance de l’histoire nationale d’un côté, Benoît Hamon et une partie de la gauche défendant Patrick Boucheron de l’autre. En réalité, ces débats ne sont pas une exclusivité française ; ces dernières années, le rôle politique de l’histoire, son enseignement et, dans ce cadre, la relation entre histoire nationale et histoire globale ou mondiale, ont envahi les débats aux États-Unis (notamment avec Donald Trump) comme en Russie, en Inde (avec le parti hindou nationaliste au pouvoir), en Italie, en Chine comme au Japon et, tout récemment, en Pologne et en Hongrie. Pourquoi ? Qu’y a-t-il de si particulier dans l’histoire globale à susciter des réactions extrêmes, dans un sens comme dans l’autre, aussi bien parmi les historiens que parmi les politiciens et dans l’opinion publique ?

Cet ouvrage cherche à répondre à ces questions en les inscrivant dans la longue durée – à partir du 15e siècle – et dans des espaces connectés mondiaux. C’est bel et bien une épistémologie critique et historique de l’écriture de l’histoire dans sa globalité qui est au cœur du présent livre. Les tensions entre philologie et sciences sociales, histoire comparée et histoire connectée, histoire européocentrique (et sa définition même) et subaltern studies seront discutées dans des contextes précis : l’expansion européenne, la formation des États nationaux et des empires, l’essor de la « modernité » puis les catastrophes du 20e siècle jusqu’à la décolonisation et à la globalisation actuelle.

Après avoir présenté les principaux courants de l’histoire globale (chap. 1), la première partie (chap. 2, 3, 4) discutera des relations entre histoire, globalité et philosophie. L’histoire a-t-elle un sens et lequel ?

D’innombrables auteurs ont essayé de répondre à cette question pendant des siècles, non seulement en Occident, mais partout dans le monde. Il n’est pas question bien entendu de discuter tous azimuts ces approches ; nous allons principalement suivre certains courants encore présents de nos jours au sein de l’histoire globale et notamment l’histoire mondiale et universelle (des synthèses générales aux approches post-marxistes). L’argument que nous avançons est que ces démarches s’inscrivent dans un long sillage d’histoire normative, jadis qualifiée de philosophie historique. La disparition présumée de cette dernière, annoncée plusieurs fois après la Shoah, puis après l’écroulement du bloc soviétique, a été en partie compensée par l’émergence d’une histoire globalisante fortement normative. Il est important de tracer ces filiations dans la mesure où elles posent la question des formes d’insertion des historiens dans la cité. Cette démarche liant philosophie et histoire, déjà présente à l’époque médiévale et moderne, s’affirme avec les Lumières (chap. 2), puis avec Marx (chap. 3). Ces auteurs et leur manière d’appréhender l’histoire et sa philosophie sont pris à parti de nos jours par tout un pan de courants qui, à l’instar de Edward Said et des subaltern studies, y voient des postures irrévocablement européocentriques. En réalité, nous verrons que les Lumières offrent des réponses hétérogènes à la globalisation du 18e siècle, tout comme Marx à celle du siècle suivant. La force et les limites de la diffusion des Lumières et de Marx en dehors de l’Europe offrent un banc d’essai pertinent pour répondre à ces questions.

Nous poursuivrons en examinant la manière dont philosophie politique et histoire se sont exprimées dans des contextes totalitaires. La philosophie de l’histoire de l’entre-deux-guerres entretient des liaisons dangereuses avec la thèse d’une décadence de l’Occident. Ces liaisons refont surface de nos jours.

Finalement, nous compléterons le lien entre politique, philosophie et histoire mondiale-universelle pendant la seconde moitié du 20e siècle et le début du 21e, en discutant la thèse de Fukuyama de la « fin de l’histoire » (chap. 4), réponse aux illusions de l’après-Seconde Guerre mondiale et au désenchantement de l’après-1989. En réalité, nous assistons à une résurgence des intégrismes sur fond de globalisation et de crise économique. L’Occident aurait-il gagné la guerre et perdu la paix ?

C’est là que, à côté de l’histoire du monde et de la philosophie de l’histoire, une autre démarche s’impose en histoire globale : l’histoire comparée, notamment dans sa variante socio-économique. Historiens et non-historiens, souvent sans s’en rendre compte, pratiquent couramment ce genre d’exercice lorsqu’ils s’interrogent, par exemple, sur ce qui fait la spécificité de la France, par rapport à la Russie ou à la Chine. Des questions récurrentes telles que : pourquoi y a-t-il des pays riches et d’autres pauvres ?, pourquoi certains pays ont-ils des institutions représentatives et pas d’autres ?, sont redevables de cette démarche comparative.

Nous allons également retracer la généalogie de cette approche suivant un courant particulier, celui qui émerge au 19e siècle avec l’école historique allemande, puis Weber (chap. 5), eet étudier son transfert dans l’économie du développement après la Seconde Guerre mondiale et dans les débats actuels sur la grande divergence entre la Chine et l’Europe. Comme pour l’histoire globale philosophique, la tension entre le modèle et les sources, et donc la question de la normativité de l’histoire, est centrale. Ces discussions seront reliées à des enjeux politiques et sociaux : la signification de l’unification allemande, l’idée même de « retard » en économie, les difficultés des Occidentaux et des pays du Nord à penser la décolonisation sans passer par des perspectives d’efficacité économique et de tiers-mondisme à la limite du racisme. Le retour de la Chine sur la scène mondiale, la manière dont il est appréhendé en histoire globale constituent seulement à première vue un changement de perspective. Car l’ambition de ces démarches est bel et bien celle de suggérer des mesures à adopter pour réduire la pauvreté, introduire la démocratie, etc. l’histoire est alors convoquée pour valider ou infirmer ces perspectives.

Une autre possibilité de faire interagir histoire et sciences sociales consiste à adopter la perspective durkheimienne, particulièrement répandue en France. Nous suivrons l’origine de cette démarche (chap. 6), puis la naissance et l’évolution de l’école des Annales, en s’attachant à Braudel en particulier, jusqu’à la microhistoire globale (chap. 7). La question se pose, en ce cas aussi, de la compatibilité de cette approche avec celles de l’histoire globale. Cet aspect est fondamental pour comprendre le lien, en France, entre l’écriture de l’histoire, d’une part, et les tensions entre la nation, la République et le monde global, d’autre part.

Histoire braudelienne, histoire comparée, histoire économique et sociale, histoire philosophique et universelle (chap. 2 à 7) : voilà autant d’« histoires » qui se trouvent sous le feu critique d’une autre orientation, venant initialement d’auteurs indiens et d’Amérique latine, puis africains et, désormais, occidentaux. Ces auteurs accusent les approches étudiées jusqu’ici – Lumières, Marx, Weber, Durkheim, Braudel, etc. – d’être européocentriques. Tout un pan de l’histoire globale cherche à avancer d’autres perspectives du point de vue des sources, de leur interprétation, des catégories et des modèles. Les quatre derniers chapitres (8 à 11) de la troisième partie prennent au sérieux cette question. Y a-t-il eu « européocentrisme », voire un kidnapping de l’histoire au fil du temps ?

Nous adoptons la même posture que pour les questions précédentes ; au lieu de décider si oui ou non l’histoire occidentale est européocentrique (et probablement elle l’est), si les empires et les colonisations ont en quelque sorte volé l’histoire aux populations autochtones (ce qui est en partie fondé aussi), nous chercherons à comprendre ce que européocentrisme signifie réellement pour des auteurs appartenant à des temps et lieux différents, à partir du 16e siècle. L’européocentrisme doit être qualifié dans ses complexité et latitude historiques afin de pouvoir être discuter et le dépasser dans un monde global. Nous consacrerons une attention particulière à la philologie et à son émergence ; cette discipline est généralement présentée comme la véritable démarche historienne, contre les tentations philosophiques, sociologiques ou économiques discutées dans les chapitres précédents. Nous inscrirons la démarche philologique dans une dimension globale et politique à la fois. La question sera de comprendre si, comme pour la sociologie et l’économie, la philologie est irrémédiablement européocentrée ou si elle offre une autre perspective, et si oui laquelle. Nous ne pourrons répondre à cette question qu’en inscrivant la fabrique des sources (y compris les archives) et leur interprétation dans une histoire des constructions étatiques et de leur évolution. Ces constructions fortement ancrées dans des territoires influencent l’écriture de l’histoire et ses sources. Nous étudierons ces savoirs dès le 15e siècle (chap. 8), ainsi que la relation entre constructions impériales et mémoire historique en Asie et en Europe (chap. 9). Nous continuerons avec l’appropriation de l’histoire des « autres » par les pouvoirs occidentaux, en Inde et ailleurs dans le monde, aux 18e et 19e siècles (chap. 10), mais également les efforts d’écriture d’histoires subalternes dès cette époque. Finalement (chap. 11), nous suivrons les liens entre archives et mémoire historique des grands événements du 20e siècle, de la Révolution russe aux nationalismes indépendantistes, pour terminer avec l’écriture de l’histoire dans les pays du « Sud » à l’époque de la décolonisation.

Dans la conclusion, nous tirerons les fils de ce long voyage dans l’écriture de l’histoire et de la pensée globales en termes d’enseignement, de recherche, mais aussi de rôle dans le débat public.

Alessandro Stanziani

(1) Patrick Boucheron, Histoire mondiale de la France, Paris, Seuil, 2016.

La semaine prochaine : « Les courants de l’histoire globale au 21e siècle »

Homo Canis. Une histoire des chiens et de l’humanité

Suite à la parution d’un livre expérimentant une narration spécifique d’histoire globale, nous en publions ici l’introduction.

 

Je suis un chien, et je vais vous raconter votre histoire.

« De quel droit ? », vous demandez-vous. Je dirais d’emblée que votre histoire a un besoin urgent. Celui d’un pas de côté pour être mieux comprise, davantage partagée. Parce qu’elle est extraordinaire. Nous autres les chiens en avons été les meilleurs témoins. Nous courons à vos côtés depuis tellement plus longtemps que les autres animaux. Grâce à vous, nous sommes de loin les carnivores de taille moyenne les plus communs sur Terre. En votre compagnie, nous avons colonisé l’essentiel des écosystèmes. Vous nous avez modelés à votre guise, ce qui nous permet d’endosser tous les rôles que vous souhaitez nous attribuer. Un costaud pour garder vos affaires ? On vous fournira un dogue de 100 kilos. Un affectueux bébé d’amour ? Prenez cette adorable boule de poils d’un ou deux kilos tout mouillé qu’est le chihuahua.

Ce n’était pas gagné ! Songez qu’il y a quelques dizaines de milliers d’années seulement, nous étions tous des loups gris, 50 kilos de sauvagerie Annales »(1). C’est que nous disposons de ressources infinies, à commencer par une plasticité génétique sans égale dans le monde des mammifères. Ce n’est pas le chat qui pourrait en dire autant, lui qui reste quasiment à l’identique de ses ancêtres sauvages. Ce pour quoi nous pouvons faire des tas de choses qu’il ne vous viendrait pas à l’idée de demander à un chat. Vous ne trouverez pas de chat sauveteur en mer, de chat d’avalanche, de chat guide d’aveugle. Ni de chat démineur, de chat de combat, de chat policier. Pas davantage de chat de traîneau. Et même quand il s’agit de traquer le rat, certains des nôtres, spécialisés, font bien mieux que ces flemmards de ronronneurs.

Je suis un chien, et je vais vous raconter votre histoire. En japonais, cette phrase pourrait commencer par la formule Wagahai wa inu de aru. Une phrase que tout écolier nippon reconnaît instantanément, car, à un mot près, elle ouvre un classique de la littérature, Wagahai wa neko de aru, signé par Natsume Sôseki. Un titre rendu en français par Je suis un chat (neko) Annales »(2). Pourquoi diable Sôseki a-t-il choisi d’élire comme témoin de la vie du Tôkyô des années 1900 un matou arrogant ? Cela reste une énigme, et un trait de génie. En toute discrétion, l’espion aux pattes de velours dissèque le comportement de ces drôles de singes que sont les humains.

Wagahai wa inu de aru peut-il dès lors se lire comme « Je suis un chien (inu) » ? C’est hélas là que se dévoile l’incommensurable barrière de la traduction, tant la formule est appauvrie. En japonais, Wagahai est une façon châtiée de dire « je ». Traduit littéralement, on obtiendrait quelque chose comme « Moi-seigneur chien je suis ». Qu’elle s’applique au chien ou au chat, la sentence résonne comme une inversion des rapports qui vous lient à l’animal. Vous autres humains êtes tellement habitués, en Europe encore davantage qu’au Japon, à nous nier toute subjectivité. Ce n’est pas faute que la science ait, ces dernières décennies, enfoncé les portes de la prison cognitive dans laquelle vous vous êtes complu à enfermer vos chères amies les bêtes. Vous savez aujourd’hui que les animaux souffrent, s’efforcent de coopérer avec vous, éprouvent de la jalousie, attribuent des intentions à autrui, ont conscience d’eux-mêmes et peuvent se projeter dans le futur…

Alors, bien que nous puissions désormais parler de cognition animale, comment puis-je me faire chien pour vous raconter notre histoire ? Un humain s’autorisant à parler à la place des canidés constitue un artifice narratif, largement expérimenté depuis au moins le 19e, sinon le 15e siècle, enrichi récemment de multiples travaux en sciences humaines Annales »(3). Pour la France, il suffit de se référer à l’historien Éric Baratay et à ses tentatives de retranscrire le vécu des animaux Annales »(4). Ou à l’anthropologue Marion Vicart, qui s’est mise, pour les besoins de sa thèse, à quatre pattes des journées entières afin de partager le vécu subjectif des chiens Annales »(5). Et qui souligne, avec malice, que ceux-ci perçoivent le monde plus vite que nous. Ce qui les rend à la fois capables de mieux observer les détails d’une action, mais aussi de ne rien voir de ce qui est statique devant leur nez. Un chien perçoit bien mieux le mouvement qu’un humain, mais échoue à scruter l’immobile.

Au fil des pages qui vont suivre, vous entendrez de nombreux discours, tous produits par des canidés. Des récits en kaléidoscopes, qui éclaireront d’un jour nouveau notre histoire. Les animaux qui témoigneront seront mentionnés en en-tête des chapitres.

Comme le rappelle Éric Baratay, l’historien Robert Delort, en 1984, appelait à bâtir une « zoologie historique, c’est-à-dire une histoire des espèces prises comme point central de repère, d’éclairage et d’analyse pour évoquer leurs relations avec les hommes mais aussi leurs évolutions biologiques, comportementales, géographiques, de même que leurs relations avec les autres espèces animales, en montrant les interactions entre les divers intervenants d’un milieu, les capacités d’initiative et d’adaptation de l’espèce étudiée et les influences sur les autres espèces, dont les hommes Annales »(6). » Cet appel ne fut guère suivi, même si Delort, de son côté, écrivit plusieurs monographies sur les criquets, les harengs et les éléphants, montrant en quoi ces animaux avaient influencé l’évolution des sociétés, tout autant qu’ils avaient été impactés par les activités humaines.

Je partage le diagnostic posé par Éric Baratay : ce désintérêt s’explique sans doute par la nécessité faite aux historiens désireux de poursuivre dans cette voie de maîtriser des sciences dites « dures », telles l’écologie, l’éthologie, la génétique. Toutes disciplines auxquelles ils préfèrent des approches plus littéraires, davantage compatibles avec une exploitation archivistique, comme l’anthropologie ou la sociologie quantitative. Mais surtout, nombre d’historiens craignent d’abandonner l’humain comme acteur de l’histoire.

L’histoire que nous écrivons est fatalement anthropocentrée. Rien de plus normal, puisque toute histoire s’écrit à partir du vécu de son narrateur. Je ne suis pas un chien, mais un journaliste. Mon expertise porte sur l’histoire, ce pour quoi je convoque aujourd’hui des conteurs canins pour la développer à nouveaux frais. Depuis 2005, je m’efforce de promouvoir en France, avec d’autres, une histoire globale/mondiale, pour l’essentiel produite aujourd’hui dans le monde anglo-saxon Annales »(7). Cette histoire appelle à travailler sur la longue durée et les grandes distances pour mieux comprendre les processus qui ont amené nos sociétés là où elles en sont. Elle repose sur une approche transdisciplinaire, associant à l’histoire la géographie, l’anthropologie, l’archéologie, l’économie, la démographie, la philosophie, les sciences de l’environnement… Ces sciences vont travailler de concert pour aborder des phénomènes sous plusieurs angles d’approche, multiplier les perspectives et fertiliser la réflexion.

L’ambition n’est pas d’écrire une histoire totale. Simplement une histoire restituant les moments-clés, les tournants qui ont fait bifurquer le passé sur de nouvelles trajectoires. Une telle histoire vise à abolir les frontières nationales (créations géopolitiques très récentes), comme à proposer des narrations dans lesquelles tout le monde peut se reconnaître, mais qui exigent de prendre chair. Ce pour quoi cette histoire globale joue des échelles : les faits subjectifs, révélateurs des processus en cours, seront racontés par les yeux de témoins, en l’occurrence des chiens qui, en leur altérité, sauront mieux faire ressortir nos étonnantes manières d’animaux humains. La métahistoire, ce fleuve qui se forme dans la somme des vécus des êtres vivants en un moment déterminé, sera analysée du point de vue de Sirius, l’étoile de la constellation du Grand Chien. Étonnant hasard par ailleurs que Sirius soit aussi l’astre par excellence où devrait se positionner l’observateur distant et impartial.

À bien y réfléchir, il n’y a pas de moment de notre histoire qui n’ait été plus ou moins covécu avec les chiens. Même notre vision du monde s’est bâtie dans un lointain écho canin. Au 2e siècle de notre ère, quand le géographe gréco-égyptien Ptolémée a découpé le monde, il est parti des îles Fortunata pour poser son méridien de référence. Ces îles des Bienheureux, à l’extrémité du monde connu des Romains, étaient aussi identifiées comme les îles à Chiens, car, à en croire le naturaliste Pline l’Ancien, on y trouvait de grands mâtins agressifs. Ces îles sont dites aujourd’hui Canaries (du latin Canis, chien).

J’ai réuni en ce livre une meute d’historiens canins, qui chacun racontera son segment d’histoire. Leur chœur de gémissements, glapissements, aboiements et hurlements retissera la trame des histoires connectées de l’humanité et de la chiennerie Annales »(8). On interrogera Louve pour savoir ce que ressentent des survivants. On invoquera les esprits de ceux qui sont morts, tels Loup-Chien, le compagnon présumé de nos ancêtres préhistoriques, et Warg, qui fut la terreur de l’Ouest sauvage avant de semer une peur fictionnelle dans les Terres-du-Milieu de Tolkien. On croisera Renard, qui essaie encore de comprendre pourquoi il n’a pas été domestiqué. Ainsi que Xolo, un sacré cabot de boucherie. Dingo, le meilleur témoin de l’histoire des Aborigènes d’Australie. Bâtard, explorateur du monde interlope des « vrais chiens ». Patou le diplomate, fils de Dogue le guerrier. Akita le samouraï, témoin privilégié d’autres façons de vivre sa canitude. Lévrier, le véloce serviteur. Basset, l’esclave rôtisseur. Beagle le chasseur. Bichon le courtisan. Saint-bernard le sauveteur. Pitbull le voyou. Dalmatien la star. Et enfin Caniche, le miroir de notre humanité…

Tous ces chiens dévoileront des facettes multiples de notre histoire et donneront raison à Franz Kafka : « Seuls m’importaient les chiens, uniquement les chiens ! Car qu’y a-t-il en dehors des chiens ? À qui d’autre en appeler dans le grand vide de ce monde ? Les chiens sont tout le savoir, la somme de toutes questions et de toutes réponses (9). »

Introduction de Laurent Testot, Homo Canis. Une histoire des chiens et de l’humanité, Payot, 2018, pp. 7-11.

 

[1] Sauvagerie : qualifie l’état d’être « sauvage », par opposition à l’état de domestiqué, sans jugement péjoratif.

[2] Sôseki Natsume, Je suis un chat (éd. originale 1906), traduit du japonais et présenté par Jean Cholley, Paris, Gallimard/Unesco, 1978.

[3] Lire la nouvelle de Miguel de Cervantès, « Le Colloque des chiens », Le Mariage trompeur et Colloque des chiens/El Casamiento enganoso y Coloquio de los perros, Paris, Aubier/Flammarion, 1970.

[4] Lire notamment Éric Baratay, Le Point de vue animal. Une autre version de l’histoire, Paris, Le Seuil, 2012.

[5] Marion Vicart, Des chiens auprès des Hommes. Quand l’anthropologue observe aussi l’animal, Paris, Éditions Petra, 2014.

[6] Cité par Éric Baratay, Le Point de vue animal, op. cit., p. 23.

[7] Nous invitons le lecteur intéressé à se reporter à l’introduction de Laurent Testot, Cataclysmes. Une histoire environnementale de l’humanité, Paris, Payot, 2017, pour une synthèse de la démarche. Pour une analyse exhaustive, voir Laurent Testot (dir.), Histoire globale. Un nouveau regard sur le monde, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2008, rééd. 2015.

[8] Chiennerie : néologisme renvoyant à l’ensemble des chiens, et par extension à la condition canine, à la manière dont « humanité » qualifie l’ensemble des humains.

[9] Franz Kafka, « Recherches d’un chien », La Muraille de Chine. Et autres récits, rédigé vers 1924, publié à titre posthume en 1936, traduit de l’allemand par Jean Carrive et Alexandre Vialatte, Paris, Gallimard, 1948, rééd. 2013.